La
réalité de la réalité – Paul Watzlawick
La survie des êtres vivants dépend de l’information convenable ou non qu’ils reçoivent sur leur
environnement.
Quand l’un de ces messages est altéré, laissant ainsi le destinataire dans
un état d’incertitude, il en résulte une confusion qui provoque des émotions
allant, selon les circonstances, du simple désarroi jusqu’à l’angoisse
prononcée.
ici une remarque d’Hora,
souvent citée : « Pour se comprendre lui-même, l’homme a besoin d’être compris
par un autre. Pour être compris par un autre, il lui faut comprendre cet autre
».
Les travaux de Karl von Frisch : les abeilles disposent de danses
qui sont autant de « langages » complexes et économiques variant d’une espèce à
l’autre.
Les langages des abeilles sont tous innés et jamais
acquis.
C’est l’une des lois
fondamentales de la communication que tout comportement en présence d’autrui a
valeur de message, en ce sens qu’il définit et modifie le rapport entre les
personnes. Tout comportement dit quelque chose; et par exemple, un silence
total ou une absence de réaction sous-entendent clairement : « Je ne veux rien
avoir à faire avec vous. » Il est facile d’imaginer dans l’ensemble de ces
conditions quelle place est laissée à la confusion et au conflit.
Il est encore un
problème supplémentaire : le langage ne se contente pas de transmettre des
informations mais exprime en même temps une vision du monde. Wilhelm von Humboldt
constatait au XIXe siècle que les différentes langues ne représentent pas
seulement autant de nomenclatures de la même chose : elles constituent
différents points de vue sur la chose. Cela devient particulièrement évident
dans les rencontres internationales où
les idéologies s’entrechoquent, et pour l’interprète qui comprend les langues
mais non les idéologies, c’est la bouteille à l’encre. Une démocratie n’est pas
exactement identique à une démocratie populaire; la détente, dans le vocabulaire
soviétique et dans celui de l’OTAN, renvoie à des signifiés tout à fait
différents; une seule et même chose peut être appelée « libération » par les
uns et « esclavage » par les autres.
2. Si un individu
attend d’un autre qu’il ait des sentiments différents de ceux qu’il éprouve
réellement, ce dernier finira par se sentir coupable de ne pouvoir ressentir ce
qu’on lui dit devoir être ressenti pour être approuvé par l’autre personne.
Cette culpabilité elle-même pourra être rangée parmi les sentiments qui lui
sont interdits. Il se produit très fréquemment un dilemme de ce genre quand la
tristesse (la déception ou la lassitude) normale et occasionnelle d’un enfant
est interprétée par les parents comme l’imputation silencieuse d’un échec
parental. La réaction caractéristique des parents est le message : « Après tout
ce que nous avons fait pour toi, tu devrais t’estimer heureux. » La tristesse
se trouve ainsi associée au mal et à l’ingratitude. L’enfant, dans ses vaines
tentatives de ne pas se sentir malheureux, engendre un comportement qui,
examiné hors contexte, satisfait les critères diagnostiques de la dépression.
La dépression survient aussi lorsqu’un individu se sent ou est tenu responsable
de quelque chose sur quoi il n’a aucune emprise (par exemple un conflit
conjugal entre son père et sa mère, la maladie ou l’échec d’un parent ou d’un
frère ou sa propre incapacité à répondre aux attentes parentales qui excèdent
ses ressources physiques et/ou émotionnelles).
Au cours d’expériences ultérieures suscitées par cet incident, Hess
découvrit que la dimension de la pupille n’est en aucune façon déterminée par
la seule intensité lumineuse (comme on le suppose généralement), mais aussi en
grande partie par des facteurs
émotionnels.
Comme c’est souvent le cas, les écrivains semblent l’avoir su depuis
longtemps : « ses yeux se rétrécirent de colère », « ses yeux s’emplirent
d’amour ». Restait pour Hess à montrer que de telles expressions étaient plus
que des images poétiques.
Il s’aperçut que les prestidigitateurs étaient souvent attentifs aux
variations de la taille de la pupille; lorsqu’on retournera une carte à
laquelle une personne pensait, ses pupilles s’agrandiront. Les vendeurs de jade
chinois guettent la même réaction dans les yeux d’un acheteur éventuel, pour se
faire ainsi une bonne idée des pierres qui lui plaisent et qu’il est prêt à
payer d’un prix élevé.
L’une des expériences de
Hess consista à soumettre à ses sujets deux photographies représentant le
visage d’une jeune femme appétissante. Elles étaient identiques puisque tirées
d’après le même négatif, sauf que sur l’une des deux on avait retouché les
pupilles pour qu’elles soient beaucoup plus grandes. La réponse moyenne que
cette dernière photo s’attira, écrit Hess. « On
pourra risquer l’hypothèse que les grandes pupilles sont, chez une femme,
attirantes parce qu’elles témoignent d’un intérêt extraordinaire pour l’homme
avec qui elle se trouve. »
Bavelas comporte des implications étendues : il démontre qu’une fois notre
esprit emporté par une explication séduisante, une information la contredisant,
loin d'engendrer une correction provoquera une élaboration de l’explication. Ce qui signifie que
l’explication devient « auto-validante » : une hypothèse ne pouvant être
réfutée. Mais, comme l'a montré Popper la réfutabilité est la condition sine qua non de l'explication
scientifique. Les conjectures de la sorte que nous considérons ici sont donc
pseudo-scientifiques, superstitieuses, et en fin de compte psychotiques au sens
strict.
Si nous regardons l’histoire mondiale, nous voyons que de conjectures
pareillement « irréfutables » ont été responsables des pires atrocités.
L’Inquisition, l’idée d’une supériorité raciale, la prétention des idéologies
totalitaires à avoir trouvé l'ultime réponse, sont des exemples qui viennent
immédiatement l’esprit.
Cette expérience relativement simple restitue fidèlement l’essence d’un
problème humain universel : une fois parvenus à une solution — par un chemin
largement payé d’angoisse et d’attente —, notre investissement devient si grand
que nous préférerions déformer la réalité pour la plier à notre solution plutôt
que de sacrifier la solution.
Wright put montrer que
les illusions les plus élaborées sur la « bonne » façon de presser les boutons
surgissaient quand le sujet était récompensé à 50 % au cours des groupes 1 à
10. Les sujets récompensés à plus de 50 % développaient des théories assez
simples; ceux qu’on récompensait à un taux nettement inférieur tendaient à
considérer la tâche comme impossible et abandonnaient parfois. Là encore, le
parallélisme avec la vie réelle est évident et troublant.
Il est significatif que jusqu’à ce que les sciences de la communication se
tournent vers ce type de modèles, les problèmes liés à cette sorte de
désinformation soient restés pour la plupart du domaine de la littérature. La
fatale et tragique inéluctabilité de ces conflits — où personne n’est à blâmer,
mais où chacun blâme tout le monde —, l’impossibilité de concilier des vues
inconciliables semblent avoir préoccupé les écrivains depuis l’Antiquité. On en
trouve de nos jours un exemple célèbre avec la nouvelle d’Akutagawa Dans le fourré, que le lecteur
connaît sans doute dans sa version cinématographique Rashômon. Une seule et même série d’événements — le viol d’une
femme et le meurtre de son mari par un brigand, dont un bûcheron fut témoin — y
est dépeinte à travers les yeux de chacun de ces quatre personnages. Akutagawa
laisse magistralement voir l’émergence d’autant de « réalités » distinctes — et
non le simple fait banal, qu’ont voulu mettre en relief certains critiques, qu’on ne
peut absolument pas se fier à la perception de témoins — amenant
imperceptiblement le lecteur à admettre l’impossibilité de déceler laquelle de
ces réalités est « réelle ».
K. ne voit jamais la Cour, mais seulement ses
messagers, ses agents, ses acolytes. L’Autorité ne se dévoile jamais, ne rend
jamais son arrêt contre lui, et pourtant la vie entière de K., toutes ses
journées et tous ses actes, sont marqués par sa présence invisible. La même
chose exactement se produit dans Le Château, ou K., un arpenteur, tente sans succès d’atteindre les autorités du
château qui l’emploient, mais le maintiennent au village où elles ne lui font
parvenir leurs mystérieux messages que par la voix de représentants d’un rang
aussi bas que la sentinelle.
Pure situation de roman? Pas du tout. La plupart
d’entre nous sont engagés dans une interminable quête du sens et tendent à
imaginer l’action d’un expérimentateur secret derrière les vicissitudes plus ou
moins banales de notre vie quotidienne. Peu d’entre nous sont capables de
l’égalité d’esprit du Roi de Cœur dans Alice au pays des merveilles, qui parvient à assimiler le poème absurde du Lapin Blanc par cette
remarque de philosophe : « S’il n’a pas de sens, cela nous débarrasse de bien
des soucis, vous savez. De cette façon, nous ne nous fatiguerons pas à chercher
à comprendre. »
Comme Asch le fit remarquer, le facteur sans
doute le plus angoissant pour les sujets était le désir ardent et inébranlable
d’être en accord avec le groupe — un désir qui nous ramène aux arguments du
Grand Inquisiteur. La volonté de renoncer à son indépendance, de troquer le
témoignage de ses sens contre le sentiment confortable, mais déformant la
réalité, d’être en harmonie avec un groupe, est bien entendu l’aliment dont se
nourrissent les démagogues.
L’émergence de règles dans un groupe de
psychothérapie nouvellement formé donne un autre exemple. Là aussi, certains
comportements deviennent règles simplement à cause de leur occurrence et de
leur acceptation (ou modification) incontestées par les autres membres du
groupe. Dans les recherches sur la communication, ce phénomène est appelé limitation et renvoie au fait que chaque échange de messages, quelle que soit sa
forme, réduit inévitablement le nombre possible des mouvements suivants.
Autrement dit, même si un événement donné n’a fait l’objet d’aucune allusion
explicite — sans parler d’une approbation —, le simple fait qu’il se soit
produit et qu’il ait été tacitement accepté crée un précédent et par conséquent
une règle. La rupture d’une telle règle devient un comportement intolérable ou
au moins erroné. Cela vaut tout autant pour les animaux délimitant leur
territoire que pour les relations interpersonnelles ou internationales.
A côté de la confiance, un facteur important dans le « dilemme des
prisonniers » est l'impossibilité physique de communiquer! et par conséquent de
se mettre d’accord sur la meilleure décision S’il faut dans ces conditions parvenir à une décision interdépendante,
que reste-t-il à faire? La réponse n’est pas simple, et comme c’est si fréquent
avec les problèmes épineux, il vaut mieux se demander : que ne doit-on pas faire?
Il ne faut évidemment
pas essayer de prendre une décision sur la base d’un jugement personnel (le seul qui compte dans une décision non
interdépendante). Ma décision doit au contraire se fonder sur la meilleure
prévision possible de ce que l’autre! considérera comme la meilleure décision. Et exactement comme dans le cas
des deux prisonniers, sa décision sera à son tour déterminée par ce que lui
pense que je pense être la meilleure décision. En l’absence d’une
communication libre et ouverte, J toutes les décisions interdépendantes sont
fondées sur cette rétrogression théoriquement infinie de ce que je pense qu’il
pense que je pense que... Thomas Schelling, dont The Strategy of Conflict traite de ce modèle, prend en
exemple la situation suivante :
Si un homme et une femme se perdent dans un grand
magasin sans qu’ils se soient préalablement mis d’accord sur un lieu de
rencontre en pareille éventualité, ils ont de bonnes chances de se retrouver.
Chacun pensera vraisemblablement à un lieu évident, si évident que chacun est
certain que l’autre est certain qu’il leur est à tous deux « évident ». L’un ne se contente pas de prédire où ira l’autre, puisque l’autre ira
où il prédit qu’ira le premier, à savoir tout endroit où le premier prédit que
le second prédit qu’ira le premier, et ainsi de suite ad infinitum. Non pas « Qu’est-ce que je ferais si j’étais elle? » mais « Qu’est-ce
que je ferais si j’étais elle se demandant ce qu’elle ferait si elle était moi
me demandant ce que je ferais si j’étais elle...? »
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