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lundi 5 août 2024

Recherches sur la nature et les fonctions du langage – Brice Parain

Recherches sur la nature et les fonctions du langage – Brice Parain

Que les principes sont contenus dans des mots « incapables d'être définis », et que par conséquent le problème du savoir se réduit au problème de la nature de ces « mots primitifs »

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Deux méthodes dominent la pensée de notre époque, celle de Descartes et celle de Hegel, l’analyse mathématique et la dialectique historique. Je serai tenté, on le verra, de considérer la première comme la règle de la philosophie française, la seconde comme celle de la philosophie allemande et de chercher leurs fondements dans deux conceptions du langage très différentes, sinon opposées.

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La conception hégélienne de la connaissance, selon laquelle, en définitive, tout objet de notre pensée est un produit de notre activité et n'a de réalité que dans cette activité et relativement à elle, s’oppose à celle des mathématiciens qui ont l’habitude « d'affirmer que l'existence des objets mathématiques est indépendante de nos moyens de les atteindre ». Elle s'y oppose comme la philosophie de Hegel s'oppose à celle de Descartes. On objecte à l'attitude platonicienne des mathématiciens qu'il n'en résulte pas de solution « pour le problème technique du fondement des mathématiques ».

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Du besoin de connaître

Que le besoin de connaître n'est rien d'autre que l'exercice de la parole, et la loi que nous impose notre condition d'êtres logiques, c'est-à-dire doués de langage. Toute pensée est en ce sens logique. Mais il ne s’ensuit pas que tout soit parole. Car il faudrait encore démontrer que tout est pensée, à quoi Descartes ne se résolut pas.

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Le cavalier qui ne fait plus qu'un corps avec sa monture, le pilote qui perçoit les réflexes de son avion sans qu'on ait eu ni è l'un ni à l'autre à le leur apprendre,  sans qu'ils soient capables de l'enseigner, sans que  même, vraisemblablement, leur don soit susceptible  d'être transmis, ne possèdent-ils pas la vérité de leur  art sans la science? Tant d'hommes ne vivent-ils pas selon la vérité de la vie, naissant, s'accouplant, travaillant et mourant tans avoir jamais douté de cette  vérité, ni même l’avoir cherchée? Pourquoi la première question si elle doit éternellement rester sans réponse?

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Une proposition n’est vraie pour quiconque qu’à quatre conditions :

1° Lorsqu’il en a acquis lui-même la certitude par voie d’expérience et de raisonnement ; 2° qu’il est capable de démontrer à d’autres cette certitude ; 3° qu’il est prêt en outre à accepter toutes les conséquences qui en découlent pour sa conduite. Le doute peut mordre sur n’importe quelle vérité, si une de ces deux conditions manque, parce que celui qui la posséda peut la voir disparaître soudain à l’épreuve de la discussion ou de l’accomplissement. Quant à la première, elle est la condition nécessaire des deux autres, parce qu’on ne démontre bien que ce qu’on a réinventé ; 4e enfin, quatrième condition qui est un corollaire des précédentes, lorsqu’il connaît clairement et exactement le domaine d’application de cette vérité : le postulatum d’Euclide a dû passer pour une proposition qui n’était ni vraie ni fausse pendant la période où l'on a essayé de le démontrer sans y parvenir, et où l’on n’avait pas encore établi à quelle géométrie il s’applique à l’exclusion de toutes les autres.

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Aussi n’est-il pas étonnant que toute entreprise contre le langage se transforme bientôt en une entreprise contre la pensée. Mais cette proposition n’épuise pas le problème. Pour définir l'homme par le langage il ne suffît pas de prouver que toute pensée s’achève en paroles, et que toute parole est pensée, il faut encore établir que tout est pensée, c’est-à-dire que le silence lui-même est pensée, donc parole, ce qui se retourne contre la proposition à démontrer, car si le silence est parole, ce mot signifie le contraire de ce qu’il indique, et le langage perd tout sens pour n’être plus qu’un système de rapports et de significations relatives, la réalité étant, comme l’affirme H. Bergson après Spinoza, autre que lui et plus homogène que lui. Nous n’en sommes encore qu’au début de nos embarras.

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Elle consiste à attribuer un nom à une chose. Elle est la première attribution, celle sur qui tout raisonnement repose, car avant de dire que Socrate est sage, il faut d'abord qu'il soit convenu que cet homme dont il est question a pour nom Socrate. Et la première erreur est d'appeler Socrate un homme qui ne porte pas du tout ce nom.

Lorsque j’analyse l’expression « j’ai faim », si je dis que « je » en est le sujet et « ai faim » le prédicat, je ne dois donc pas omettre d’ajouter que « je » c’est moi, à savoir ma personne en chair et en os au moment où elle prononce cette phrase. L’opération réelle n'a pas consisté à réunir « ai faim » comme prédicat au sujet « je », mais à exprimer un état que je perçois et à le nommer : « j'ai faim ». Un enfant dirait sans doute, t faim » tout court ou « manger », car le « je » n’a pas du tout besoin d être énoncé, puisque c'est lui-même qui énonce.

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La première conséquence d’une telle théorie serait de renverser le cogito de Descartes en le présentant comme une proposition triviale, « ergo sum » n’étant plus que l’explication du « je » qui figure dans le o de cogito, indicatif de la première personne du singulier. Je ne peux pas penser sans être, je ne peux pas parler sans penser, ni par conséquent sans postuler mon existence : tout cela est déjà dans le « je » de « je pense », dans le « o » de « cogito ».

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Chaque mot, en effet, dépasse l’individuel et appartient au genre l, transpose la réalité sensible dans un autre domaine qui lui est propre. Ce dont j’ai la science, ce n’est pas du prunier qui pousse à côté de notre maison, mai9 du prunier en général et qui n’est ni mon arbre ni aucun arbre enraciné, mais une idée du prunier, le sens du mot prunier. La mort de mon prunier ne détruira pas ma science du prunier, au contraire même est-elle susceptible de l’accroître. Si je dis cet arbre, ma maison, je signifie seulement que je montre un arbre, que cette maison m'appartient, je signifie un rapport, je ne représente pas l'arbre ou la maison dans leur individualité. Même si je tente de décrire une chose ou de la définir, je parlerai de mon allée de tilleuls ou du frêne fourchu qui ferme la pointe de la prairie, mais celui qui n'aura pas vu mon allée de tilleuls ou le frêne dont il est question ne les imaginera pas tels qu'ils sont, rien qu'à m’écouter ou à me lire, celui qui les aura vus préférera pour les évoquer leur image à mes paroles, et celui qui se contentera de mes paroles au lieu de les aller voir, c'est parce que ce ne sont pas le frêne ou les tilleuls qui l'intéressent, mais ce que mes paroles lui disent. Si je veux reconnaître quelqu'un, ie lui donne un nom, mais ce nom n'est pas lui. Il le sait bien et me reproche amèrement de le trahir lorsque je le traite comme un nom et non comme sa personne. Madec a été tué, il est mort et son nom lui survit mais il n'est que mon souvenir de lui, celui de sa mère et de sa sœur, comme il n’a jamais été que notre pensée de lui. Même le « je » de « j'ai faim », alors que c’est moi qui le prononce, et que mes interlocuteurs me voient, m'entendent, complètent ce que mes paroles expriment à l'aide de toutes les autres impressions que leur apportent leurs sens, même dans ce cas qui paraît le plus proche de la communication directe, ce n'est pas moi que le « je » exprime, mais une figure de moi, ma pensée de moi, ou, pour reprendre les termes de Spinoza, une détermination de moi.

On dit que notre langage découpe arbitrairement des objets dans la réalité mouvante. On le dit comme si nous en étions coupables.

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Qu'Aristote a découvert la véritable fonction du langage que est la démonstration. Mais que sa conception du langage est pourtant ambigus, car il admet que le langage exprime à la fois des essences et des états d’âmes, ce qui explique l'ambiguïté de sa philosophie. A ce propos, du danger de concevoir le langage comme un système de signes conventionnels, et introduction de la catégorie du possible.

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La démonstration paraît d'abord séparée de l'invention, comme la dénomination de la sensation. C’est une erreur, qui provient de ce que Von situe à tort l'origine de l'invention dans l’expérience sensible : au contraire s'exerce-t-elle essentiellement sur les signes, et d'autant mieux qu'elle les considère pour eux-mêmes c'est-à-dire dans leur fonction, sans référence à un contenu émotionnel qui ne leur est pas propre. C'est pourquoi sa fin naturelle est la démonstration.

L’incertitude qui accompagne toute parole provient, on l’a vu, de ce que nous n’apercevons pas de rapport nécessaire entre l’ensemble des sensations que nous éprouvons au moment où nous commençons à parler, et les formules que nous énonçons alors. C’est pourquoi nous doutons de la valeur de ces formules : elles peuvent être vraies ou fausses sans que nous le sachions tout de suite. Si, en effet, au lieu d’avoir faim, je suis malade de quelque maladie qui provoque en moi la sensation de la faim, je commets une erreur en disant que j’ai faim.

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On dit souvent que ce sont nos sensations qui nous] trompent. Pourtant je vois le bâton brisé dans l’eau, le soleil parcourir le ciel au-dessus de ma tête de ma gauche à ma droite, et je vois de même que le bâton est droit lorsque je le retire de l'eau. Mes connaissances ne transforment rien à ces sensations sur lesquelles elles n’agissent pas. Ce ne sont pas celles-ci qui me trompent, mais c’est moi qui m’induis moi-même en erreur lorsque je dis 1 que le bâton est brisé dans l’eau et que le soleil tourne autour de la terre. Car j’établis là un lien entre mes sensations et mes paroles, sans savoir si ce lien existe et quel il est. Je postule que mes paroles sont l’expression exacte de mes sensations, alors qu’il n’en est rien, peut-être. Et j’aurai tort de m’étonner ensuite que ce postulat se révèle finalement très dangereux, car il réduit en effet la science à la sensation et détruit, par conséquent, ainsi que l’a montré Platon, tout espoir de vérité objective.

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Démontrer ce serait montrer, c'est-à-dire témoigner d'une chose par des signes extérieurs, mais en même temps s’en dessaisir. On parle, en effet, de démonstrations d'amitié. Une démonstration militaire consiste à porter des forces sur un point pour intimider l’ennemi ou lui donner le change. Dans un cas comme dans l'autre on projette à l'extérieur des forces intérieures. Mais la démonstration d’amitié trahit le sentiment qu'elle exprime et la démonstration militaire un plan jusque-là secret. On ne montre, bien sûr, que ce qu'on a. Mais celui à qui on le montre ne le voit que sous son angle.

Nos jugements seraient donc, tous, des opérations analytiques appliquées à une réalité que nous percevrions directement par intuition ; c’est ce qui expliquerait qu’ils enveloppent l’existence sans avoir besoin de la démontrer.

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Que la dialectique, parce qu'elle n'a ni commencement ni fin, n'est qu'un passage d'une forme de la démonstration à une autre forme de la démonstration, de la rhétorique à la logique à travers Platon, de l'analyse cartésienne au calcul des probabilités chez Pascal ; et que son apparition est toujours contemporaine d'une mise en doute de la valeur du langage.

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Platon

Au Ve siècle avant Jésus-Christ les philosophes grecs ne pouvaient plus croire avec assurance que les noms figurassent les objets sensibles pour émaner d’eux. Il leur fallut donc imaginer, pour asseoir le langage, quelque autre rapport que celui d’objet à image de cet objet. Les mots n’étaient-ils pas plutôt les symboles de nos états d’âme, et ne figuraient-ils pas, alors, les images qui se forment en nous au contact du monde sensible, ayant pour rôle de communiquer ces opinions à autrui?

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Il n y aura plus moyen d’opposer argument à argument, tout ce qui sera dit sera également vrai ou également faux, ou plus exactement ne sera ni vrai ni faux, ne relèvera pas de la vérité ou de l’erreur, mais sera, sans qu il soit possible de le contredire, ou ne sera pas, dans le cas contraire. Si les mots sont liés uniquement aux images, qu’ils soient les images des choses et par conséquent justes par nature  ou les signes des images qui naissent d’elles en nous, il est un fait que nous sommes impuissants à expliquer, c’est la présence dans notre langage de mots comme vrai, faux, un, plusieurs..., etc., grâce auxquels nous prétendons mesurer la vérité ou l’erreur.

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Là est le point de rupture avec le moyen âge, dont Pascal se moque : « vertu apéritive d’une clé, attractive d’un croc ». Les mots ne révèlent pas l’essence des choses. Comme au temps de Gorgias et de Platon, la dialectique naît dans la crise qui résulte de cette rupture. « Renversement continuel du pour et du contre. Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles ; et toutes ces opinions sont détruites.

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La vérité cartésienne est que le langage signifie le monde intelligible et que c'est de là qu'il tire sa valeur universelle. Mais ce principe a pour conséquence que nous pouvons dominer nos passions. Descartes ne dit pas que le langage soit l'instrument de cette domination, dont nous ne savons pas, ainsi, par quel moyen elle s'exerce. Pascal est d'une opinion contraire : selon lui le langage est figuratif, de nos passions dans l'éloquence, de la vérité divine dans l'Eglise. C'est un miracle que les deux figurations parviennent à se rejoindre dans l'individu. Il y faut la grâce.

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Il a été libre de nommer ces deux choses de même ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom  » Notre désir d’absolu se rebelle contre cette condition d’incertitude et conçoit un ordre supérieur à celui de la géométrie, en ce qu’il serait « convaincant », parce qu’il consisterait « à tout définir et à tout prouver ». Certainement « cette méthode serait belle. Mais elle est absolument impossible ». Nous sommes condamnés à la dialectique, c’est-à-dire à une éternelle confrontation et à un éternel renversement du pour et du contre, sans que le raisonnement soit capable, par ses propres forces, de nous rattacher à un principe stable de vérité. Nous n'avons, en fin de compte, d’autre ressource que de parier pour ce qui nous semble le plus conforme à ce qui subsiste en nous de notre grandeur déchue et que le cœur nous révèle par intermittences.

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La dialectique moderne

Je l'appelle opératoire, parce qu’elle est née de l’idée géométrique que chaque formule de notre langage signifie une opération et s’achève en cette opération.

Le premier moment de notre pensée discursive est la dénomination, c’est-à-dire l’attribution d’un nom à un objet. Socrate, ayant détruit le rapport grec entre 8vojza et npaiypux, fut obligé de chercher le raisonnement inductif. Il y échoua. Platon nous le montre apercevant, à la veille de sa mort, que la dénomination est une induction toute faite, puisque le nom représente un genre et non pas un objet particulier : d’où la théorie des idées.

Le deuxième moment est la communication, c’est-à-dire la transmission de nos pensées, dans l’espace à autrui et à nous- mêmes dans le temps, par le langage. Pascal, ayant détruit la confiance cartésienne en l’universalité des définitions primitives, fut obligé de leur chercher un fondement dans l’art de persuader afin qu’elles apparussent, au moins, convaincantes. Il y échoua. Car notre langage est maître d’erreur, étant un instrument de nos passions, condamné comme elles au divertissement. Il n’y a pas de certitude humaine. Il n’y a pas de mots convaincants par eux-mêmes. La vérité est un miracle. Elle est contenue dans les Écritures, auxquelles il nous faut croire. Mais la foi est elle-même un don de Dieu. Sans la grâce nous n’y parvenons pas.

Le troisième moment est l’application, car chacune de nos paroles est un ordre. Après Socrate, après Pascal, il ne restait que ce moment à examiner. De cet examen est née la dialectique moderne.

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Cette conception du langage nous lie tout entiers à l’expérience, et non pas à l’expérience qui serait seulement une perception passive des phénomènes par nos sens et l’enregistrement d’un ordre extérieur à nous, mais à l’expérience qui nous fait participer à la vie du monde entier et qui est donc, en même temps et essentiellement même, une expérimentation, une épreuve et une transformation constante de ce monde, par conséquent, puisque toutes les parties de l'univers sont solidaires entre elles, une re-pensée et une réforme continuelle du monde par chacun. Cette aventure, cependant, deviendra de plus en plus fantastique au fur et à mesure que le langage paraîtra de plus en plus arbitraire et de moins en moins expressif de la nature réelle de ce monde.

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Que Leibniz passe du nominalisme à la théorie des formes substantielles, parce qu'il n'est pas d'autre moyen de sauver la vérité. Mais sa théorie du possible, intermédiaire entre l'idéalisme cartésien et le nominalisme moderne, contribue néanmoins, pour sa part, à la destruction de la-vérité et à l'avènement du pragmatisme.

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Que l'expressionnisme est le postulat de la philosophie allemande. Lui seul permet de fonder la théorie de la connaissance expérimentale. Mais il perd le commencement de l'universel. Que la dialectique hégélienne ne s'explique pas sans ce postulat. Énoncé du problème métaphysique qu'il pose.

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D’abord des images, dira Nietzsche, afin d’expliquer comment les images naissent dans l’esprit. Puis des mots, appliqués aux images. Enfin des concepts, possibles seulement dès qu’il y a des mots, une façon de ramasser beaucoup d’images sous une réalité non concrète, mais audible (le mot). Le petit peu d’émotion que produit le « mot » c’est-à-dire la vue d’images analogues pour lesquelles il existe un seul mot, cette faible émotion est le fond commun, la base du concept... Le langage doit servir à désigner des états et des besoins ; les concepts sont donc des signes de reconnaissance.

 

 

lundi 10 juin 2024

Petite métaphysique de la parole – Brice Parain

Petite métaphysique de la parole – Brice Parain

 

Y avait-il des mots, des phrases, capables de ne pas sembler creux, stupides, odieux, à côté du cadavre d'un garçon de vingt ans sur le champ de bataille ? Même ceux de la réprobation, parce qu'ils ne coûtaient rien. C'est ce problème, insoluble, que la poésie d'à présent s'acharne à essayer de résoudre, et qui l'exténue. Il faut trouver une autre destination que le récit à nos paroles, sinon elles finiront par nous rentrer dans la gorge.

Dans la perception, c'est pareil. Bergson m'avait mis en garde, au collège. Cette vie intérieure, qui est la nôtre, pleine, où l'on est bien au chaud, qu'avait-elle besoin de s'exprimer ? Pour se faire maltraiter par les mots ?

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Ce qui est clair c'est que j'utilise mal un instrument que j'ai emprunté, que je n'ai pas fait moi-même à ma mesure. Ce n'est que lorsque ma parole me paraît juste que j'ai l'impression contraire, que je peux croire que je me suis ouvert tout grand et qu'on peut voir au fond de moi. La langue a été pourtant la même dans les deux cas. Mais si je reviens sur des paroles anciennes, que je peux me rappeler, ou que je peux relire parce que je les ai écrites, il m'arrive d'éprouver une gêne ou même de la honte : qu'est-ce qui a bien pu me faire dire cela ? C'est peut-être que j'ai changé depuis ? Bien sûr. Mais alors pourquoi l'homme s'est-il mis à vouloir conserver ses paroles, alors qu'il ne pouvait rester le même, que celui qui les avait prononcées devait disparaître ?

Car c'est bien lui qui a inventé l'écriture, s'il avait la mémoire naturellement. Il a tenu à renforcer celle-ci, à lui garantir son exactitude, de même qu'ensuite avec la photographie, pour les images, il a trouvé un moyen d'enregistrement. C'est que nos paroles se détachent de nous tout de suite, elles ont leur existence propre, distincte de la nôtre. C'est que ce n'est pas moi qui parle, lorsque je parle, c'est moi m'adressant à autrui. Lorsque je me parle intérieurement, pour mieux réfléchir, c'est déjà pareil. Je ne suis pas seul. Je suis avec un juge. Parler signifie qu'on n'est pas seul. Il en résulte que le moi n'existe pas, ou du moins sous sa forme isolée, chimiquement pure, pourrait-on dire. A travers le langage, il subsiste toujours en chacun de nous un rapport avec les autres, qui nous empêche de nous connaître, ou qui fait que nous ne nous connaissons qu'affectés de ce rapport. La monade de Leibniz est une fiction. Certes, il y a en nous une nostalgie, un goût de la solitude, parce qu'il y a en nous un besoin de liberté, l'une étant la condition de l'autre. Mais il ne peut s'agir que de ce qu'on appelle en mathématiques une limite, vers laquelle nous tendons sans pouvoir jamais l'atteindre. Le langage nous en sépare.

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Je suis dans le monde comme n'importe quel autre être vivant, j'en tire ma subsistance, l'air que je respire, ce que je mange, tous mes gestes, qui s'adressent à des objets autour de moi, et qui se définissent par des échanges. Pourtant je m'en détourne par moments, pour prononcer quelques paroles. Il arrive même que je ne fasse plus rien d'autre que m'occuper des mots, quand j'écris, par exemple, ou pendant mon travail, au bureau. A ces moments-là, je suis ailleurs, ma respiration même est différente, je ne vois pas le temps qu'il fait, je suis au service de ce qu'on appelle la pensée, qui est une activité impersonnelle, où je suis attentif aux vérités que je recherche, non à moi. C'est un plaisir, parce que j'aime cette activité ; par là, elle est reliée à moi directement ; mais c'est ma personne sociale qui l'exerce, celle qui parle, et qui n'est pas strictement moi, plutôt un ensemble d'obligations, de responsabilités, dont il faut que je me repose en dormant, en me promenant, en regardant des arbres, en me refaisant du silence, en retrouvant de la clarté, donc, finalement, en me réconciliant avec la mort ; j'en ai besoin, après cette lutte menée contre elle. La pensée, elle, m'avait été donnée par le langage.

C'est ainsi que, peu à peu, à partir de ma naissance, je suis entré dans l'humanité, recevant un nom, des fonctions, chargé d'une part d'histoire. J'ai été façonné par mon éducation, au point que je suis incapable de discerner, maintenant, qui je suis, en dehors du rôle que je joue. Le nombre très grand des inadaptés, qui souffrent parce qu'ils ne savent pas parler, montre que cette existence urbaine est trop lourde pour la plupart de nous. La vie d'autrefois, à la campagne, plus routinière, plus artisanale, était plus facile. Mais elle a été ruinée par le développement de la science, qui a engendré l'industrie. Il faut que nous apprenions à la penser, pour nous organiser selon elle. Quand je parle, je remplace l'arbre que je regarde par son nom, et par ce que je me mets à en dire. C'est tellement une étrangeté, que je ne suis même pas sûr de lui donner son vrai nom.

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S'il y avait une règle, on l'appliquerait. C'est souvent le contraire, je veux dire qu'on parle souvent selon le contraire de ce qu'on est, mais pas toujours. Dans la maturité, un écrivain a l'air d'être arrivé à une sorte d'unité. Mais les livres ne sont pas clairs. On ne connaît pas l'auteur. On ne sait pas s'il est pareil à ce qu'il dit. Quand on est jeune, on se fait de lui l'image de l'homme honnête, sérieux, scrupuleux, attentif, prudent, ou du héros sans peur, prêt à tout jeter dans le feu, à s'y jeter lui-même pour aller jusqu'au bout de ses convictions. C'est l'âge où l'on est entier. Ensuite, on devient plus avisé. On recueille des potins, on lit des biographies, on compare, on regarde. Le mal est fait. Il y en a qui ont l'air de ressembler à ce qu'ils disent, c'est parce qu'on ne connaît d'eux que leurs paroles, les autres non. La vie se transforme en un exercice de critique littéraire, on glisse sans s'en rendre compte vers l'attitude esthétique : n'est à retenir que ce qui surprend par sa qualité d'expression. L'homme n'est que ce qu'il dit, le reste n'a pas d'importance. La notion de mensonge s'évapore même, puisqu'il n'y a plus de réalité à laquelle on pourrait comparer ce qui est dit. Adaequatio rei et intellectus n'a plus de sens, puisqu'il n'y a plus que de l'intellectus. C'est le triomphe de l'idéalisme, de l'irréalité.

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En apparence, ce qui s'opère, c'est un passage dans l'immanence après la mort de Dieu. Coller à la durée. Mais l'immanence est contradictoire, ce n'est donc pas le vrai sens. Il s'agit plutôt de l'élaboration d'un langage nouveau, où il y ait à la fois l'industrie, la bureaucratie, conditions de la vie présente, et les sentiments qui nous ont toujours protégés de la mort. Notre ambition, ici, est peut-être de découvrir la vérité d'aujourd'hui avant les autres pays, qui se hâteraient trop ? Je veux le croire pour ne pas penser que nous sommes tout simplement en train de périr d'anémie. Nous en prenons le risque. Mourir pour renaître. Il est inévitable. Il est peut-être aussi la seule garantie de sérieux dans une telle circonstance. L'obscurité de notre poésie provient de ce qu'elle n'est plus qu'un recensement des mots qui sont encore utilisables dans notre langue. Celle-ci n'a guère servi jusque-là qu'à exposer, expliquer, ordonner, pour dominer. Nous apprenons à vivre ordinairement. Il n'y a pas tellement besoin que nos paroles aient un sens. Des images suffisent, sans qu'elles fassent un discours. C'est l'état d'humilité. Il fallait cet excès pour détruire la certitude élaborée au sein d'une réalité aujourd'hui disparue, celle de la vie manuelle, où l'évidence avait sa place, celle des relations directes et limitées dans une communauté restreinte, où l'on pouvait s'orienter facilement. Avec les débris que nous aurons sauvés, réussirons-nous à reconstituer un langage ayant une syntaxe, des propositions, des verbes, des adverbes, des conjonctions ? Oui, si nous parvenons à refaire une société, l'une aidant l'autre. Non, si nous nous dissolvons dans la dispersion, où il n'y a plus que des solitudes les unes à côté des autres.

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De nouveau nous retombons sur le choix entre l'hypothèse, classique, de la raison dominant les passions, qui a été rejetée par le romantisme, et le règne de l'imagination, la dialectique, la solitude. Quand on regarde le choix à faire en pensant au langage, on s'aperçoit qu'il comporte le risque d'un grave contresens. La parole, parce qu'elle est faite pour communiquer avec autrui, donc pour partager ce qui peut être mis en commun, ne peut contenir que la part impersonnelle de chacun. Sinon elle proposerait de la matière inéchangeable. D'où le conflit actuel entre la poésie obscure, fille de la liberté, et la vocation du langage, ressort de la philosophie.

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La réduction phénoménologique transcendantale peut être une préparation. Mais elle n'est pas suffisante. Elle a pour but de faire apparaître l'apport de la conscience dans la perception. C'est pourquoi elle est nommée transcendantale. L'objet est sa création, dit-elle. Oui, mais il est surtout la création du mot. Certes, l'objet de la conscience n'existe que dans la conscience. C'est d'abord une image. Mais celle-ci ne devient réellement un objet que lorsqu'elle a été dénommée. Et en dehors de la conscience, ce qui est n'est ni de l'imagerie ni du vocabulaire, c'est ce qu'on appelle le réel : quelque chose que je ne peux pas nommer autrement que par ce terme général, parce qu'en le nommant je le transformerais en un objet de ma conscience. Or parfois je le vois, parfois je ne le vois pas. Je vois la plane à laquelle je pense, et dont je viens un instant d'oublier le nom, mais je ne vois pas les autres mots de la phrase. Ceux-là, j'ai l'impression que je les sens dans leur mouvement : je sens « à laquelle », je sens « je pense », je sens « et », je sens « dont », je sens « je viens », je leur donne un sens. Ou plutôt le sens que je leur donne me paraît être celui qu'ils doivent avoir. Mais, là, je n'ai pas de preuve décisive.

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Un avantage pourtant : parler m'apprend qui je suis, ce que je veux, ce qui me manque, mes moyens, ce que j'attends des autres, de la vie. C'est une sorte de domination sur moi, de liberté. Mais j'en rajoute, en parlant : je m'invente des qualités, des défauts, des besoins. C'est si facile. Avec les mots, on ne sait plus où on en est, si c'est du réel ou du fantastique. On voit aussi qu'on est dépendant. Parler est pour se faire aider. Donc, après tout, c'est bien, peut-être ? Il n'y a pas à vouloir être libre, tout à fait libre, comme l'hirondelle, comme le loup.

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L'attitude ne peut être que beaucoup plus humble. Reconnaître qu'il faudrait d'abord découvrir le principe de la raison, qui la définirait et la fonderait. Nous vivons, nous parlons. Nous respirons, nous allons et venons, tantôt entraînés par des images qui nous attirent vers un endroit ou un autre, tantôt sous l'action de commandements que nous nous donnons. Les images ont l'air de nous relier directement à nos caprices ou à nos besoins, comme de manger, d'aller voir ceci ou cela, d'avoir envie de rencontrer telle ou telle personne. On se figure volontiers qu'à les suivre on se suivrait soi-même fidèlement. En fait, il est très difficile de prétendre que les images ainsi promises au rôle d'étoile des rois peuvent être pures de tout élément de langage. Nous parlons depuis l'enfance et nous entendons parler autour de nous dès notre naissance. Le langage ne cesse de nous encadrer. C'est le surmoi de Freud. Comme nous pensons en nous servant de lui, nous ne trouvons rien en nous qui n'en soit mélangé, rien en lui qui ne participe à notre existence. La raison nous apparaît donc comme un genre de discours. Mais qui parle alors en nous ?

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Nous sommes en état de guerre civile depuis la Renaissance, catholiques, protestants, jésuites, jansénistes, libertins, croyants, déistes, athées, girondins, jacobins, monarchistes, républicains, socialistes, bourgeois, gauche, droite, dreyfusards, antidreyfusards, cléricaux, anticléricaux, capitalistes, fascistes, communistes, immanence, transcendance, toujours les mêmes envers et endroit d'une démarche inévitable, le développement de la science. Nous approchons peut-être du bout ? On vit mal dans le déchirement. Ou bien la violence fera-t-elle l'unité ?

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Nous ne gouvernons pas le langage. Ce serait plutôt lui qui nous mènerait. Des innombrables paroles prononcées à chaque instant, personne ne peut dire quels seront leurs destins, ou, pour les comparer à des projectiles, qu'elles sont un peu, quelles seront leurs trajectoires. Les plus retentissantes produisent leur effet tout de suite, les autres, plus tard, le reste, enfin, semble s'effacer aussitôt. Mais la vie des mots est faite de tous les rapports que les paroles entretiennent entre elles, quel que soit leur poids apparent. Nous sommes souvent surpris de voir les renversements qui se produisent, un écrivain célèbre disparaissant et cédant la place à un méconnu de la veille. La philosophie classique avait son jugement, simple, rassurant : ne comptaient que les paroles vraies, approuvées par la raison ; les autres n'affectaient pas le réel. Ce n'est pas si simplement vrai. Rappelons-nous l'opinion de Kant : il croyait qu'en ajoutant des zéros à son bilan, un banquier ne modifiait pas sa situation, qui était mesurée par son avoir réel. Or, combien d'escroqueries se ramènent à des jeux d'écriture ? Chacun sait que l'imposture paie, au moins pendant un certain temps. La dialectique a ruiné l'esprit logicien qui régnait encore au XVIIe siècle, en donnant un rôle à l'erreur, qu'il ne parvenait pas à expliquer : elle serait un moment de la réflexion, préparant la vérité, dont elle n'aurait été qu'une approximation. Mais c'était soupçonner les mots d'être des images de notre pensée, non pas des essences. Et s'ils étaient encore plus gratuits ? La philosophie de demain se trouvera devant le mensonge et devra dire ce qu'il signifie.

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Annexes :

I  LE LANGAGE ET L'IMMANENCE

Quand nous nous parlons à nous-même, il y a deux hommes en nous : celui qui juge, qui promet, qui gronde, qui ordonne, et celui qui écoute, qui est jugé peut-être, qui peut-être aurait simplement voulu vivre sans souffrir ni mourir, également sans trop se forcer, une sorte de liberté légère. L'un asservit l'autre, et l'aliène peut-être. On dirait une petite société où l'individu et l'État luttent chacun contre l'autre, pour ne pas devenir sa chose.

I  LE LANGAGE ET L'IMMANENCE1

Quand nous nous parlons à nous-même, il y a deux hommes en nous : celui qui juge, qui promet, qui gronde, qui ordonne, et celui qui écoute, qui est jugé peut-être, qui peut-être aurait simplement voulu vivre sans souffrir ni mourir, également sans trop se forcer, une sorte de liberté légère. L'un asservit l'autre, et l'aliène peut-être. On dirait une petite société où l'individu et l'État luttent chacun contre l'autre, pour ne pas devenir sa chose.

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Seulement, lorsque dans un ensemble immanent, on ne trouve pas les preuves scientifiques de la provenance de telle ou telle détermination, comme, par exemple, dans la maladie (ce sera le cas du langage, nous le verrons), un autre critère pourrait être choisi, à savoir, que, première indication, disons sentimentale, l'immanence devrait être contente d'elle-même, puisque c'est elle-même qui se détermine. Le bon sens dit qu'un ensemble immanent ne devrait pas en arriver à se faire du mal. Nous aurons donc peut-être une façon d'y voir clair en nous demandant si le langage nous apporte du contentement ou du mécontentement, s'il provoque notre épanouissement ou si, au contraire, il se développe sur notre mort.

D'autre part, pourquoi le langage et pas le pensée ? C'est la pensée qui définit l'homme. Mais la pensée n'est pas une notion claire. Nous avons été élevés, dans nos générations, à croire que le langage n'aurait pas grande importance, que l'essentiel serait la pensée elle-même, dont le rôle serait de chercher à connaître le vrai, le réel ; le langage ensuite se chargerait de l'exprimer, plus ou moins bien, mais toujours plus ou moins de façon satisfaisante. A l'usage il m'a semblé que cette analyse n'était pas suffisante. Le langage n'est pas seulement un instrument, ou, s'il en est un, surtout, il tyrannise autant qu'il sert, comme tous les instruments. On a donc à se préoccuper de son rôle dans le fonctionnement de la pensée.

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Mais, dans son raisonnement, Hegel s'est déjà donné le langage, puisqu'il se fait poser une question. Au contraire, me semble-t-il, notre première préoccupation devrait être de nous demander d'où vient cette parole qui interroge : celle qui répond est provoquée, mais qui a provoqué celle qui interroge ? La parole naît-elle de nous comme une sorte d'expression, d'épanouissement, de développement de nous, monte-t-elle comme une nécessité de notre intérieur ou bien est-elle attirée de l'extérieur, par une autre parole, ou autrement par quoi ? Parlons-nous parce que nous répondons, ou pour parler ?

Depuis le temps que j'y réfléchis, je n'ai pas encore su déterminer si j'ai jamais parlé sans qu'on m'ait interrogé. Nous en sommes maintenant au nième siècle de la civilisation, les interrogations sont en nombre infini autour de nous, regardez les bibliothèques. Nous ne sommes pas purs, nous ne sommes pas autonomes, nous sommes des êtres interrogés. Mais le point de départ ? Dire qu'on parle pour répondre n'est pas une indication sur la naissance de la parole. C'est plutôt même une façon d'éviter le problème. Répondre est un geste simple. Lorsqu'on me demande dans la rue quelle heure il est, je suis comme soulagé, rien n'est plus facile, je réponds, cela m'épargne d'avoir une conversation avec la personne qui m'interroge, ou également avec moi-même. Je suis dans la conduite la plus claire, la plus justifiée. Je sers, je suis utile, je n'ai pas à me demander ce que je fais là. Mais si j'imagine, au contraire, le philosophe à minuit dans sa chambre se demandant ce qu'il a à dire, je crois qu'il est bien embarrassé, Quoi, regarder dehors ce qui se passe, ou chercher à savoir qui il est, ce qu'il pense, ce qu'il sent, ce qu'il fait là, sur terre ? A part les moments privilégiés où le poète écrit son poème, et c'est encore un mythe sans doute, où les paroles nous sortiraient de la bouche à la suite de ce qu'on appelle une inspiration, nous cherchons nos mots. Nous ne savons pas quoi dire, au juste. Il y a une distance entre nos mots et nous. Nous allons à leur rencontre comme s'ils nous venaient d'ailleurs. Ce sont des instruments que nous n'avons pas fabriqués. Nous puisons dans notre vocabulaire, un peu comme les typographes dans leurs boîtes à caractères. Si nous sommes mis à la question, c'est peut-être par les mots eux-mêmes. Tout se passe comme si nous étions deux : l'existence et le langage, donc la société, la morale, les bibliothèques, qui nous asservissent autant qu'elles nous aident.