dimanche 7 septembre 2025

Habiter poétiquement le monde

Habiter poétiquement le monde

 

William Wordsworth « La poesie est le premier et le dernier des savoirs »

Ballades lyriques (préface) 1802

Que fait donc le poète ? Il considère que l’homme et les objets qui l’entourent agissent l’un sur l’autre et réagissent l’un à l’autre pour produire des combinaisons infinies et complexes de plaisir et de douleur. Il considère que l’homme dans sa propre nature comme dans sa vie ordinaire observe ces combinaisons avec une certaine quantité de savoir immédiat, avec certaines convictions, intuitions, et des déductions qui par habitude s’apparentent progressivement à des intuitions ; il considère que l’homme, observant cette scène complexe d’idées et de sensations, trouve partout des objets qui éveillent immédiatement en lui des sympathies qui, de par les nécessités de sa nature, s’accompagnent d’une prédominance du plaisir.

C’est sur ce savoir que tout homme porte en lui et sur ces sympathies que nous sommes faits pour apprécier, sans autre discipline que celle que nous observons dans notre vie quotidienne, que le poète dirige principalement son attention. Il pense que l’homme et la nature sont par essence adaptés l’un à l’autre et que l’esprit des hommes et le miroir naturel des plus beaux et des plus intéressants attributs de la nature. Ainsi le poète, animé par ce sentiment de plaisir qui l’accompagne tout au long de ses recherches, éprouve dans son face-à-face avec la nature en général des mouvements voisins de ceux qu’à force de travail et de temps l’homme de science a fait naître en lui-même, dans son face-à-face avec les domaines particuliers de la nature qu’il étudie. Le savoir du poète comme celui de l’homme de science est plaisir : mais alors que le premier de ces savoirs reste ancré en nous comme une part nécessaire de notre existence, notre héritage naturel et inaliénable, le second est un acquis individuel long à obtenir et qui ne nous unit pas à nos semblables par un sentiment de sympathie naturel et direct. L’homme de science considère la vérité qu’il cherche comme une bienfaitrice éloignée et inconnue ; il l’aime et la cultive dans sa solitude. Le poète, quant à lui, chante un chant auquel se joignent tous les êtres humains, et se réjouit de la présence de la vérité qu’il considère comme notre amie visible et notre compagnon de chaque heure. La poésie est le souffle et l’essence la plus pure de tout savoir; c’est l’expression passionnée qui anime le visage de toute science.

Ce que Shakespeare a dit de l’homme, on peut à plus forte raison l'appliquer au poète : « il tourne son regard en avant et en arrière ».

Tel un roc, il protège la nature humaine, c’est un défenseur et un sauveur qui apporte partout où il va l’union et l’amour. Au-delà des différences de sol et de climat, de langue et de mœurs, de lois et de coutumes, malgré tout ce qui a glissé sans bruit dans l’oubli et tout ce qui a été violemment détruit, le poète unit par les liens de la passion et du savoir le vaste empire de la société humaine, à travers le monde entier et à travers les âges. Les objets de ses pensées sont partout ; certes, la vue et les sens de l’homme sont ses guides favoris, mais il ira partout où il pourra trouver une atmosphère propice à l’émotion dans laquelle déployer ses ailes. La poésie est le premier et le dernier des savoirs, elle est aussi immortelle que le cœur de l’homme.

 

Samuel Taylor Coleridge « Le poète met en activité l’âme entière de l’homme »

 

Biographia Literaria 1817

 

« L’homme qui n’a pas de musique en son âme » ne peut en effet jamais être un poète véritable. Les images (même lorsqu’elles sont puisées dans la nature, et bien plus encore lorsqu’elles sont transplantées de livres, tels les récits de voyage et des œuvres d’histoire naturelle) ; les événements touchants ; les pensées justes ; les sentiments intéressants tant personnels que domestiques ; et outre ces choses, l’art de les combiner ou les entrelacer dans la forme d’un poème - tout cela peut, nu prix d’un incessant effort, être acquis comme d’est un métier, par un homme de talent et grand liseur qui, comme il m'est arrivé de l'observer, a pris un intense désir de renom poétique pour un génie poétique naturel, l’amour de la fin arbitraire pour la possession des moyens spécifiques. Mais le sais du plaisir musical, ainsi que le pouvoir de le produire, est un don de l'imagination ; et celle-ci, de même que la faculté de réduire la multiplicité à l’unité d’effet et de modifier une suite de pensées par quelque unique pensée ou sentiment prédominant, peut être cultivée et amendée, mais ne sera jamais apprise. C’est en cela que « Poeta nascitur non fit » [On naît poète, on ne le devient pas).

 

Nul n’a été un grand poète, sans être en même temps un profond philosophe. Car la poésie est la fleur et la fragrance de toute la connaissance humaine, des pensées, des passions, des émotions, du langage humains.

 

Rainer Maria Rilke « Une grande beauté éternelle imprègne le monde »

 

Lettres (extraits) 1901-1925

À Helmuth Westhoff

La nature, les choses de notre commerce et de notre usage, sont choses provisoires et caduques ; mais elles sont, aussi longtemps que nous sommes ici, notre bien et notre amitié, des complices de notre détresse et de notre joie, comme elles ont été les familières de nos ancêtres. Il ne s’agit donc pas seulement de ne pas condamner ou rabaisser l’Ici; mais du fait même de la précarité qu’ils partagent avec nous, ces phénomènes et ces choses doivent être par nous compris selon la plus intime entente, et transformés. Transformés ? Oui, car notre tâche est d’imprimer en nous cette terre provisoire et caduque si profondément, si douloureusement et si passionnément que son essence ressuscite « invisible » en nous. Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible. Les Elégies [en français dans le texte] nous montrent à l’ouvrage, occupés à ces continuelles transpositions du Visible et du Tangible aimés en la vibration et l’animation invisibles de notre nature, qui introduit de nouvelles fréquences dans les longueurs d’onde de l’univers. [... ] Et cette activité se trouve singulièrement fortifiée et accélérée par la disparition toujours plus rapide de tant de choses visibles qui ne seront pas remplacées. Pour nos grands-parents encore, « une maison », « une fontaine », une tour familière, et même leurs habits, leur manteau, étaient infiniment plus, infiniment plus familiers, chaque chose ou presque un réceptacle dans lesquels ils trouvaient de l’humain et en épargnaient. Aujourd’hui, l’Amérique nous inonde de choses vides, indifférentes, de pseudo-choses, d’attrapes de vie... Une maison, au sens américain, une pomme ou une grappe de raisin américaines, n’ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe qu’avaient imprégnées les pensives espérances de nos aïeux... Les choses douées de vie, les choses vécues, conscientes de nous, sont sur le déclin et ne seront pas remplacées. Nous sommes peut-être les derniers qui auront connu encore de telles choses.

 

Marcel Proust « Le poète qui éprouve avec allégresse la beauté de toute chose »

 

La contemplation artistique 1909

 

L’espion est debout immobile pour relever des plans, un débauché pour guetter une femme, des hommes bien posés s’arrêtent pour voir le progrès d’une nouvelle construction ou d’une démolition importante. Mais le poète reste arrêté devant toute chose qui ne mérite pas l’attention de l’homme bien posé, de sorte qu’on se demande si c’est un amoureux ou un espion, et, depuis longtemps qu’il semble regarder cet arbre, ce qu’il regarde en réalité. Il reste devant cet arbre et tâche de fermer son oreille aux bruits du dehors et de ressentir encore ce qu’il a tout à l’heure senti, quand au milieu de ce jardin public, seul sur sa pelouse, cet arbre est apparu devant lui, semblant garder encore comme après un dégel d’innombrables petites boulettes de neige à la pointe de ses rameaux, tant il porte de fleurs blanches. Il reste devant cet arbre, mais ce qu’il cherche est sans doute au-delà de l’arbre, car il ne sent plus ce qu’il a senti, puis tout d’un coup il le ressent de nouveau, mais ne peut l’approfondir, aller plus loin. Il semble naturel qu’un voyageur dans une cathédrale reste en admiration devant les ogives de verre sanglant, que l’artiste a déployées par milliers entre les embranchements de bois du vitrail, ou les petites meurtrières, dont il a percé le mur en un nombre infini et selon une symétrie merveilleuse. Mais il ne semble pas naturel qu’un poète reste une heure devant cet arbre à regarder comment l’inconsciente et sûre pensée architecturale, qui s’appelle l’espèce cerisier double, a disposé, le printemps venant, ces innombrables petites blanches gaufrées et répandant, tant qu’elles ne seront pas flétries, un léger parfum dans le noir et multiple embranchement de cet arbre. Le poète regarde et semble regarder à la fois en lui-même et dans le cerisier double, et par moments quelque chose en lui-même lui cache ce qu’il y voit, et il est obligé d’attendre un instant, aussi bien que la personne qui passe l’oblige à attendre un instant en lui masquant un instant le cerisier double. Ce peut être aussi sur l’incessant parfum que distille le lilas dans chacune de ses tourelles mauves que se penche le poète ; il se retire un instant pour le mieux sentir tout à l’heure, le sent de nouveau, mais le lilas ne lui donne toujours que le même parfum sans lui dire plus. Et il a beau regarder Le Jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau, le Jeune Homme ne lui dira rien de plus, ne prendra pas une expression nouvelle. Il est devant les choses comme l’étudiant qui relit sans cesse le texte du problème qu’on lui a donné et qu’il ne trouve pas. Il peut relire sans cesse le texte, il ne changera pas sous ses yeux. Ce n’est pas du texte même qu’il peut espérer la solution. Pendant qu’il regarde un arbre, le passant s’arrête pour regarder un équipage ou pour regarder une devanture de bijoutier. Mais le poète qui éprouve avec allégresse la beauté de toute chose, dès qu’il l’a sentie dans les lois mystérieuses qu’il porte en lui et qui bientôt nous la fera trouver charmante en nous la montrant avec le petit bout des lois mystérieuses, le petit bout qui aboutit à elles, le petit bout qu’il peindra aussi en les peignant, touchant à leurs pieds ou partant de leur front, le poète éprouve et fait connaître avec allégresse la beauté de toutes choses, d’un verre d'eau aussi bien que des diamants, mais des diamants aussi bien que du verre d'eau, d'un champ aussi bien que d'une statue, mais d’une statue aussi bien que d'un champ.

L'esprit du poète est plein de manifestations des lois mystérieuses et quand ces manifestations apparaissent, se fortifiant, se détachant fortement sur le fond de son esprit, elles aspirent à sortir de lui, car tout ce qui doit durer aspire à sortir de tout ce qui est fragile, caduc et qui peut ce soir périr ou ne plus être capable de leur donner le jour. Ainsi l'espèce humaine tend à tous moments, chaque fois qu'elle se sent assez forte et qu'elle a une issue, à s'échapper, dans un sperme complet qui la contient tout entière, de l'homme d'un jour qui peut-être mourra ce soir, qui peut-être ne la contiendra plus si entière, en qui (car elle dépend de lui tant quelle est prisonnière) elle ne sera peut-être plus si forte. Ainsi la pensée des lois mystérieuses, ou poésie, quand elle se sent assez forte, aspire à s’échapper de l'homme caduc qui peut-être ce soir sera mort ou en qui (...) elle n'aura plus cette énergie mystérieuse qui lui permettra de se déployer tout entière, aspire à s'échapper de l’homme sous forme d'oeuvres. Quand elle est ainsi aspirant à se répandre, voyez le poète marcher : il craint de la répandre avant d’avoir le récipient de paroles où la verser. S'il rencontre un ami, se laisse aller à un plaisir, elle perd son énergie mystérieuse.

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