samedi 20 septembre 2025

Le fleuvre caché - Jean Tardieu

 Le fleuvre cachéé - Jean Tardieu

 

Dans un monde en ruines, le langage lui-même ne peut être que cassé, cassant.

 

LES DIEUX ÉTOUFFÉS

 Opacité des murs, silence

tombé sur d'obscures clameurs,

temps où sombre la patience,

soleil de plomb sur la douleur

et les ténèbres de soi-même,

formes de fer, masques de feu,

rochers refermés sur les dieux

ruisselants de pluie et de pleurs,

ouvrez, ouvrez à qui les aime,

ouvrez vos portes dont je meurs !

 

LES ÉPAVES RECONNUES

 (...)

Hélas! à mon destin ma mémoire infidèle

oubliant même un nom se croirait immortelle

quand s'annonce le vent de ce fleuve éperdu

sans rives et roulant les mondes confondus!

J'ai craint longtemps ce flot qui cogne avec silence,

j'avais peur de mourir d'une aussi dure offense

aux étroites parois d'un homme qui se tient

et va d'un pas tranquille au milieu du chemin.

J'aimais encor le temps les bornes les saisons... 

 

JOUR NUIT SOLEIL ET ARBRES

(Certains mots sont tellement élimés, distendus, que l'on peut voir le jour au travers.

Immenses lieux communs, légers comme des nappes de brouillard, - par cela m^me difficiles à manœuvrer.

Mais ces hautes figures vidées, termes interchangeables, déjà près de passer dans le camp des signes algébriques, ne prenant un sens que par leur place et leur fonction, semblent propres à des combinaisons précises chaque fois que l'esprit touche au mystère de l'apparition et de l'évanouissement des objets.) 

 

SOLIPSISME

(Accent parigot. Véhémence et certitude
agressive. Avec gestes.)

Qui c’est qu’est là
quand j’y suis pas?

C’est-i l’bureau?
C’est-i la porte?
C’est-i l’parquet?
C’est-i l’plafond?
C’est-i la rue?
C’est-i la terre?
C’est-i le ciel?
Ah, nom de nom!

Quand j’y suis pus
Y-a pus personne.
A preuve? C’est que quand j’reviens
je ramèn’ tout à la maison :
et v’là la terre
et v’là le ciel
et v’là la rue
et ma maison
et v’là la porte
et v’là l’parquet
et v’1à l’plafond!

  L'HOMME QUI N'Y COMPREND RIEN

Telle chose vient
telle autre se passe
telle autre s’en va.
Ne trouvez-vous pas
qu’on n’y comprend rien?

Bien souvent les hommes
se trouvent mêlés
à leur propre vie
sans avoir compris
ce qui s’est passé.

Tenez une histoire
pas très compliquée
pourtant quel mystère!
J’étais sur le quai,
elle dans le train;
le train est parti,
et je suis resté
debout sur le quai.
Jamais depuis lors
je ne l’ai revue
je n’ai rien compris
Que s’est-il passé?
Que s’est-il passé?

Autre phénomène
j’vais vous raconter
Dieu sait où ça mène,
quelle étrangeté!
J’étais endormi,
m’voilà réveillé,
j’étais dans la nuit,
fait jour aujourd’hui,
j’étais immobile,
j’me mets à bouger,
je vais dans la rue
un homme apparaît
un instant après
il a disparu,
c’était le printemps
puis il a neigé,
puis c’était l’automne
puis c’était l’été
j’sais plus dans quel ordre
ça s’est succédé :
Que s’est-il passé?
Que s’est-il passé?

J’étais jeune et brun
j’avais des cheveux
et beaucoup de dents
j’étais mince et pâle…
Je suis rouge et blanc
je suis blanc et rouge
chauve et empâté
ridé, édenté,
je n’y comprends rien.
Que s’est-il passé?

Mais voici le pire
j’avais une idée
pour vous en parler
et tout en parlant
je l’ai laissé filer
Bon Dieu quelle histoire
me voilà stupide
devant vous Madame
devant vous Monsieur
N’ayant rien à dire
je vais m’en aller.
Que s’est-il passé?
Que s’est-il passé?

 

 LES PORTES DE L'INANIMÉ

j'aurai rejoint le grand soleil

où les ténèbres minérales

se consument sans se plaindre.

(...) 

 TOMBEAU DE HOLDERLIN

Le jour le jour bourdonne de reproches confus
La nuit se plaint et se plaint
elle se plaint sans dire pourquoi

 

 

 

 

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