Une vie bouleversée - Etty Hillesum
Dimanche 9 mars. Eh bien, allons-y ! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon cœur à un candide morceau de papier quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sentiments très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C’est essentiellement, je crois, le fait d’un sentiment de pudeur.
15 mars, 9 heures et demie du matin. (…)
Cela ne signifie pas qu’on baisse pavillon devant certaines idéologies, on est constamment indigné devant certains faits, on cherche à comprendre, mais rien n’est pire que cette haine globale, indifférenciée. C’est une maladie de l’âme. La haine n’est pas dans ma nature. Si j’en venais (par la grâce de cette époque) à éprouver une véritable haine, j’en serais blessée dans mon âme et je devrais tâcher de guérir au plus vite. Autrefois, je voyais le conflit ainsi (mais comme c’était superficiel !) : quand je sentais la haine s’opposer à tous mes autres sentiments, je croyais à une lutte entre mes instincts vitaux de Juive menacée de destruction, et mes idées acquises, rationnelles, de socialiste, qui m’avaient appris à ne pas considérer un peuple en bloc, mais à y voir une majorité foncièrement bonne égarée par une minorité mauvaise. Donc : instinct vital contre forme de pensée rationnelle acquise.
Mais le conflit est plus profond. Par la petite porte, le socialisme réussit tout de même à réintroduire la haine, la haine de tout ce qui n'est pas socialiste. Formule un peu grossière, mais je m’entends.
Lundi matin, 9 heures et demie. (…)
C’était vrai, j’en eus la preuve à la fin lorsqu’il constata : « Corps et âme ne font qu’un. » Certes, ma sensualité était troublée, mais lui gardait une attitude si neutre que je me repris bien vite. Quand nous fûmes de nouveau face à face après la lutte, il me demanda : « Écoutez, j’espère que cela ne vous excite pas, parce que, en fin de compte, je vous empoigne un peu partout » - et pour illustrer ses dires il m’effleurait de la main la poitrine, les bras et les épaules.
8 heures du soir. On cherche toujours la formule libératrice, la pensée clarificatrice. Tout à l’heure, en faisant un tour à bicyclette dans les rues froides, je me suis dit tout à coup : peut-être suis-je en train de tout-compliquer, de tout enjoliver, en refusant de voir les faits eux-mêmes. Voilà la vérité : je ne me suis pas entichée de lui, et ce n’est pas non plus un grand amour.
Samedi midi. Nous ne sommes que des vases creux, où s’engouffre le flot de l’histoire.
Tout est hasard, ou rien n’est hasard. Si je croyais à la première possibilité, je ne pourrais pas vivre, mais je ne suis pas encore convaincue de la seconde.
(…)
Hier, j’ai cru un moment ne pouvoir vivre plus longtemps, avoir besoin d’aide. J’avais perdu le sens de la vie et le sens de la souffrance, j’avais l’impression de m ’effondrer sous un poids formidable, pourtant j’ai continué à me battre, et voilà que je me sens capable de continuer, plus forte qu’avant. J’ai essayé de regarder au fond des yeux la souffrance de l’humanité, je me suis expliquée avec elle, ou plutôt « quelque chose » en moi s’est expliqué avec elle, des interrogations désespérées ont reçu des réponses, la grande absurdité a fait place à un peu d’ordre et de cohérence, et me voilà capable de continuer mon chemin. Une bataille de plus, brève mais violente, dont je sors enrichie d’un infime supplément de maturité.
4 juillet. (…)
J’ignore comment réaliser mon désir d’écrire. Tout est encore trop chaotique, et il me manque la confiance en moi, ou plutôt l’urgente nécessité de dire quelque chose de précis. J’attends encore le moment où tout sortira et trouvera sa forme naturellement. Mais pour cela il faut d’abord que je trouve moi-même cette forme, ma forme propre.
Mercredi. (…)
Tu es parfois si distraite par les événements traumatisants qui se produisent autour de toi que tu as ensuite toutes les peines du monde à refrayer le chemin qui mène à toi-même. Pourtant il le faut bien. Tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses qui t’entourent, en vertu d’un sentiment de culpabilité. Les choses doivent s’éclaircir en toi, tu ne dois pas, toi, te laisser engloutir par les choses.
Jeudi 4 septembre, 10 heures et demie du soir. (…)
Ai-je une activité trop intense ? Je veux connaître ce siècle, du dehors et du dedans. Je le palpe chaque jour, je suis du bout des doigts les contours de notre temps. Ou bien n’est-ce qu’une fiction ?
Samedi soir. [...1 Suarès parlant de Stendhal : «Il a de fortes crises de melancolie, qu ’il montre à ses amis mais cache dans ses livres. L’esprit est chez lui le masque des passions. Il fait des mots pour qu ’on le laisse en paix avec ses grands sentiments(3). »
Voilà ta maladie : tu veux enfermer la vie dans tes formules personnelles. Tu veux que ton esprit embrasse tous les phénomènes de cette vie, au lieu de te laisser toi-même embrasser par la vie. Je me rappelle ce mot : mettre ta tête dans le ciel, passe encore, mais mettre le ciel dans ta tête, holà ! Tu veux toujours recréer le monde à ton idée, au lieu de jouir du monde tel qu’il est. Tu montres là ta nature tyrannique.
Lundi matin, 20 octobre. (…)
J’ai en moi une petite mélodie personnelle qui a parfois terriblement envie d’être convertie en paroles personnelles. Mais l’inhibition, le manque de confiance en moi, la paresse, que sais-je encore, font qu’elle s’étouffe dans ma poitrine et continue à errer en moi. Cela me vide parfois complètement. Puis cela m’emplit de nouveau d’une musique très douce, très mélancolique.
Je voudrais parfois me réfugier avec tout ce qui vit en moi dans quelques mots, trouver pour tout un gîte dans quelques mots. Mais je n’ai pas encore trouvé les mots qui voudront bien m’héberger. C’est bien cela. Je suis à la recherche d’un abri pour moi-même, et la maison qui me l’offrira, je devrai la bâtir moi-même pierre par pierre. Ainsi chacun se cherche-t-il une maison, un refuge. Et moi je cherche toujours quelques mots.
J’ai parfois le sentiment que le grand malentendu s’accroît à chaque parole prononcée, à chaque geste. Je voudrais m’immerger dans un grand silence et imposer ce silence à tous les autres. Oui, il est des moments où chaque mot accroît le malentendu, sur cette terre trop agitée.
Vendredi matin, 9 heures. Hier matin, en marchant dans le brouillard, j’ai retrouvé ce sentiment : j’ai atteint les limites, j’ai déjà tout vu, tout vécu, pourquoi vivre plus longtemps ? Je sais parfaitement à quoi m’en tenir, je n’irai pas plus loin désormais, les limites se rapprochent et au-delà il n’y a plus que l’asile d’aliénés. Ou la mort ? Mais mes pensées n’allaient pas si loin. Le meilleur remède contre ces états dépressifs : ingurgiter un chapitre de grammaire particulièrement coriace ou dormir. La seule forme d’accomplissement qui me soit réservée dans cette vie : m’oublier tout entière dans un morceau de prose ou dans un poème à conquérir de haute et sanglante lutte sur moi-même, mot après mot. Pour moi, un homme ne représente pas l’essentiel. Peut-être parce que j’ai toujours eu beaucoup d’hommes autour de moi ? J’ai parfois l’impression d’être repue d’amour, mais en un sens bénéfique. A vrai dire, la vie m’a toujours été douce, et continue de l’être. J’ai parfois l’impression d’avoir dépassé le stade du « Toi » et du « Moi ». Facile à dire après une telle nuit. Et maintenant, plonger mes petits pieds dans l’eau. Même ces tripatouillages avec un fœtus, c’est encore trop pour moi. Tout finira bien par s’arranger.
L’après-midi, 5 heures moins le quart. Il importe de ne pas me laisser dominer par ce qui se passe en moi. D’une façon ou d’une autre, cela doit rester surbordonné. Je veux dire : on ne doit jamais se laisser paralyser par un seul problème, si grave soit-il ; le grand flux de la vie ne doit jamais s’interrompre. Je me prends sans arrêt par la main et me dis : Maintenant il faut préparer la leçon de demain, et ce soir il faudra commencer l’Idiot de Dostoïevski ; attention, ce n’est pas un caprice, il faudra abattre ma tâche journalière. Et de temps à autre, au milieu de mes occupations, je me jetterai dans l’escalier ou me livrerai à d’étranges ablutions. Sentiment aussi d’être le théâtre d’un événement secret, ignoré de tous. Et d’avoir part à un phénomène élémentaire.
Vendredi matin, 9 heures. (…)
L’essentiel est d’être à l’écoute de son rythme propre et d’essayer de vivre en le respectant. D'être à l’écoute de ce qui monte de soi. Nos actes ne sont souvent qu’imitation, devoir supposé ou représentation erronée de ce que doit être un être humain. Or la seule vraie certitude touchant notre vie et nos actes ne peut venir que des sources qui jaillissent au fond de nous-mêmes.
Mardi 31 décembre 1941, 10 heures du matin. (…)
Le train de Deventer. La vue de tant de visages autour de moi me donne envie d’écrire un roman. Abélard et Héloïse. Le vaste paysage, paisible et un peu triste - je regardais par la fenêtre et c’était comme de parcourir le paysage de mon âme. Paysage de l’âme. J’ai souvent cette impression : le paysage extérieur est le reflet du paysage intérieur. Jeudi après-midi, courte promenade le long de l’Ijssel. Paysage d’une ampleur et d’une clarté rayonnantes. De nouveau, sentiment d’avancer à travers mon âme. Quelle formulation répugnante ! Tais-toi donc.
Plus tard. Je pense, je pense, je cogite et j’essaie d’assumer le plus vite possible la menace des soucis quotidiens ; on sent un nœud en soi qui rend la respiration pénible, on suppute des chances, on cherche, on laisse tomber l’étude une partie de la matinée, on tourne en rond dans sa chambre, on a mal au ventre, etc., et tout à coup l’on sent rejaillir cette certitude : « Un jour, si je survis à tout cela, j’écrirai sur cette époque de petites histoires qui seront comme de délicates touches de pinceau sur un grand fond de silence qui signifiera Dieu, la Vie, la Mort, la Souffrance et l’Éternité. »
Le soir. (…)
Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu. Prier pour demander quelque chose pour soi-même me paraît tellement puéril.
(…)
Pour la plupart des gens, la plus grande souffrance, c’est leur totale impréparation intérieure : ils périssent lamentablement ici même avant d’avoir vu l’ombre d’un camp de concentration. Cette attitude rend notre défaite totale. L’enfer de Dante est une comédie légère à côté. « C’est cela, l’enfer », m’a-t-il dit l’autre jour, très simplement et du ton de la constatation objective. Par moments, j’ai l’impression d’entendre mugir, hurler et siffler à mes oreilles. Et les ciels sont si bas, si menaçants. Cela n’empêche pas, pourtant, un humour léger et primesautier de se manifester en moi de temps en temps - il ne m’abandonne jamais, sans tourner pour autant à l’humour noir, du moins je ne le crois pas. Lentement, au fil des mois, j’ai tellement mûri et grandi dans l’attente des moments que nous vivons, que je ne ressens aucun affolement, je continue à considérer toutes choses avec clairvoyance. Ce que j’ai fait ces dernières années à mon bureau n’a donc pas été que littérature et jeux intellectuels.
Dimanche soir. Traduire en mots, en sons, en images.
Bien des gens sont encore pour moi de véritables hiéroglyphes, mais tout doucement j’apprends à les déchiffrer. Je ne connais rien de plus beau que de lire la vie en déchiffrant les êtres.
A Westerbork, j’avais l’impression d’avoir devant moi l’armature dénudée de la vie. Le squelette même de la vie, dépouillé de tout vêtement de chair. Je te remercie, mon Dieu, de m’apprendre à lire de mieux en mieux.
Je sais qu’il me faudra faire un choix. Un choix très difficile. Si je veux écrire, si je veux essayer de noter tout ce qui se presse en moi et demande toujours plus instamment à être exprimé, je devrai me retirer à l’écart des hommes bien plus encore que je ne le fais en ce moment. Alors je devrai fermer ma porte pour de bon et engager une lutte à la fois sanglante et salutaire avec une matière qui me paraît presque impossible à maîtriser. Je devrai me retirer d’une petite communauté pour pouvoir m’adresser à une autre, plus vaste. Il ne s’agit peut-être même pas de s’adresser à une communauté. C’est l’urgence d’une impulsion purement poétique de matérialiser au moins une parcelle de ce trésor d’images que l’on porte en soi - enfin c’est une chose si élémentaire qu’on n’a même pas besoin, à vrai dire, d’expliquer ce que c’est. Je me demande parfois si je n’use pas ma vie jusqu’à la corde ; je vis, je jouis de la vie, je l’assume si complètement que je la consume jusqu’au bout, il ne reste plus rien. Et peut-être faut-il, pour pouvoir créer, disposer d’un reste, d’un résidu non consumé qui fasse naître une tension, stimulant indispensable à toute œuvre de création.
Je parle beaucoup, beaucoup aux gens ces derniers temps. Pour l’instant, je parle d’une façon beaucoup plus imagée et incisive que je ne pourrais le faire en écrivant. Je me dis parfois que je ne devrais pas me disperser ainsi en vaines paroles, que je devrais me retirer en moi-même et suivre en silence, sur le papier, la voie de ma quête personnelle. Toute une part de moi-même désire cette retraite. Une autre ne peut encore s’y résoudre et se perd en paroles au milieu des hommes.
22 septembre. Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. On découvre alors en soi tous les bons et les mauvais côtés de l’humanité. Il faut d’abord apprendre à se pardonner ses défauts si l’on veut pardonner aux autres. C’est peut-être l’un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain, je le constate bien souvent chez les autres (et autrefois je pouvais l’observer sur moi-même aussi, mais plus maintenant), que celui du pardon de ses propres erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement, le fait même de commettre des fautes et des erreurs.
(…)
Et là, j’ai fait soudain l’expérience suivante : en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque - et un message qui en même temps la dépasse.
(…)
. A ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie.
(…)
En tout cas j’ai d’ores et déjà une certitude : jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie l’a écrit devant moi en lettres mouvantes. J’ai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je n’avais appris à accepter la nécessité de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose mais d’en tirer le meilleur parti possible.
J’observe les êtres comme on passe en revue des plantations et je constate jusqu’où lève en eux l’herbe de l’humanité.
24 septembre. (…)
Toutes les détresses et les solitudes nocturnes d’une humanité souffrante traversent soudain mon humble cœur et l’emplissent d’une douleur nauséeuse. Quel fardeau vais-je donc me mettre sur les épaules cet hiver ?
(…)
Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie.
27 septembre. (…)
L’être humain est décidément une créature bizarre.
30 septembre. (…)
Il me semble discerner avec une netteté croissante les abîmes béants où s’évanouissent les forces créatrices d’un être et sa joie de vivre. Ce sont des failles qui s’ouvrent dans notre psychisme et qui engloutissent tout. A chaque jour suffit sa peine. Les pires souffrances de l’homme, ce sont celles qu’il redoute. Et puis il y a la matière, c’est toujours elle qui tire l’esprit à elle, et non l’inverse. « Tu vis trop par l’esprit. » Et pourquoi pas ? Parce que mon corps n’a pas cédé d’emblée à tes mains fébriles ? L’homme est décidément une créature étrange. Que de choses j’aimerais écrire ! Quelque part au fond de moi s’ouvre un atelier où des Titans reforgent le monde. Un jour, à bout de forces, j’ai écrit : « Pourquoi faut-il que ce soit justement dans ma petite tête, sous mon crâne, que le monde attende d’être tiré au clair ?» Il m’arrive encore de le penser, dans un accès de présomption quasi satanique. Je sais comment libérer peu à peu mes forces créatrices des contingences matérielles, de la représentation de la faim, du froid et des périls. Car le grand obstacle, c’est toujours la représentation et non la réalité. La réalité, on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s’y attachent - on la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c’est en la portant que l’on accroît son endurance. Mais la représentation de la souffrance - qui n’est pas la souffrance, car celle-ci est féconde et peut vous rendre la vie précieuse - il faut la briser. Et en brisant ces représentations qui emprisonnent la vie derrière leurs grilles, on libère en soi-même la vie réelle avec toutes ses forces, et l’on devient capable de supporter la souffrance réelle, dans sa propre vie et dans celle de l’humanité.
Lettres de Westerbork
A Christine van Nooten. Westerbork, dimanche 8 août 1943.
Chère Christine,
(…) Nous avons eu l’impression que vous puisiez tous dans vos provisions pour en extraire ce qui vous reste de meilleur, et les sentiments que cela nous inspire ne se laissent pas facilement traduire en mots.
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