lundi 5 août 2024

Recherches sur la nature et les fonctions du langage – Brice Parain

Recherches sur la nature et les fonctions du langage – Brice Parain

Que les principes sont contenus dans des mots « incapables d'être définis », et que par conséquent le problème du savoir se réduit au problème de la nature de ces « mots primitifs »

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Deux méthodes dominent la pensée de notre époque, celle de Descartes et celle de Hegel, l’analyse mathématique et la dialectique historique. Je serai tenté, on le verra, de considérer la première comme la règle de la philosophie française, la seconde comme celle de la philosophie allemande et de chercher leurs fondements dans deux conceptions du langage très différentes, sinon opposées.

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La conception hégélienne de la connaissance, selon laquelle, en définitive, tout objet de notre pensée est un produit de notre activité et n'a de réalité que dans cette activité et relativement à elle, s’oppose à celle des mathématiciens qui ont l’habitude « d'affirmer que l'existence des objets mathématiques est indépendante de nos moyens de les atteindre ». Elle s'y oppose comme la philosophie de Hegel s'oppose à celle de Descartes. On objecte à l'attitude platonicienne des mathématiciens qu'il n'en résulte pas de solution « pour le problème technique du fondement des mathématiques ».

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Du besoin de connaître

Que le besoin de connaître n'est rien d'autre que l'exercice de la parole, et la loi que nous impose notre condition d'êtres logiques, c'est-à-dire doués de langage. Toute pensée est en ce sens logique. Mais il ne s’ensuit pas que tout soit parole. Car il faudrait encore démontrer que tout est pensée, à quoi Descartes ne se résolut pas.

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Le cavalier qui ne fait plus qu'un corps avec sa monture, le pilote qui perçoit les réflexes de son avion sans qu'on ait eu ni è l'un ni à l'autre à le leur apprendre,  sans qu'ils soient capables de l'enseigner, sans que  même, vraisemblablement, leur don soit susceptible  d'être transmis, ne possèdent-ils pas la vérité de leur  art sans la science? Tant d'hommes ne vivent-ils pas selon la vérité de la vie, naissant, s'accouplant, travaillant et mourant tans avoir jamais douté de cette  vérité, ni même l’avoir cherchée? Pourquoi la première question si elle doit éternellement rester sans réponse?

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Une proposition n’est vraie pour quiconque qu’à quatre conditions :

1° Lorsqu’il en a acquis lui-même la certitude par voie d’expérience et de raisonnement ; 2° qu’il est capable de démontrer à d’autres cette certitude ; 3° qu’il est prêt en outre à accepter toutes les conséquences qui en découlent pour sa conduite. Le doute peut mordre sur n’importe quelle vérité, si une de ces deux conditions manque, parce que celui qui la posséda peut la voir disparaître soudain à l’épreuve de la discussion ou de l’accomplissement. Quant à la première, elle est la condition nécessaire des deux autres, parce qu’on ne démontre bien que ce qu’on a réinventé ; 4e enfin, quatrième condition qui est un corollaire des précédentes, lorsqu’il connaît clairement et exactement le domaine d’application de cette vérité : le postulatum d’Euclide a dû passer pour une proposition qui n’était ni vraie ni fausse pendant la période où l'on a essayé de le démontrer sans y parvenir, et où l’on n’avait pas encore établi à quelle géométrie il s’applique à l’exclusion de toutes les autres.

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Aussi n’est-il pas étonnant que toute entreprise contre le langage se transforme bientôt en une entreprise contre la pensée. Mais cette proposition n’épuise pas le problème. Pour définir l'homme par le langage il ne suffît pas de prouver que toute pensée s’achève en paroles, et que toute parole est pensée, il faut encore établir que tout est pensée, c’est-à-dire que le silence lui-même est pensée, donc parole, ce qui se retourne contre la proposition à démontrer, car si le silence est parole, ce mot signifie le contraire de ce qu’il indique, et le langage perd tout sens pour n’être plus qu’un système de rapports et de significations relatives, la réalité étant, comme l’affirme H. Bergson après Spinoza, autre que lui et plus homogène que lui. Nous n’en sommes encore qu’au début de nos embarras.

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Elle consiste à attribuer un nom à une chose. Elle est la première attribution, celle sur qui tout raisonnement repose, car avant de dire que Socrate est sage, il faut d'abord qu'il soit convenu que cet homme dont il est question a pour nom Socrate. Et la première erreur est d'appeler Socrate un homme qui ne porte pas du tout ce nom.

Lorsque j’analyse l’expression « j’ai faim », si je dis que « je » en est le sujet et « ai faim » le prédicat, je ne dois donc pas omettre d’ajouter que « je » c’est moi, à savoir ma personne en chair et en os au moment où elle prononce cette phrase. L’opération réelle n'a pas consisté à réunir « ai faim » comme prédicat au sujet « je », mais à exprimer un état que je perçois et à le nommer : « j'ai faim ». Un enfant dirait sans doute, t faim » tout court ou « manger », car le « je » n’a pas du tout besoin d être énoncé, puisque c'est lui-même qui énonce.

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La première conséquence d’une telle théorie serait de renverser le cogito de Descartes en le présentant comme une proposition triviale, « ergo sum » n’étant plus que l’explication du « je » qui figure dans le o de cogito, indicatif de la première personne du singulier. Je ne peux pas penser sans être, je ne peux pas parler sans penser, ni par conséquent sans postuler mon existence : tout cela est déjà dans le « je » de « je pense », dans le « o » de « cogito ».

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Chaque mot, en effet, dépasse l’individuel et appartient au genre l, transpose la réalité sensible dans un autre domaine qui lui est propre. Ce dont j’ai la science, ce n’est pas du prunier qui pousse à côté de notre maison, mai9 du prunier en général et qui n’est ni mon arbre ni aucun arbre enraciné, mais une idée du prunier, le sens du mot prunier. La mort de mon prunier ne détruira pas ma science du prunier, au contraire même est-elle susceptible de l’accroître. Si je dis cet arbre, ma maison, je signifie seulement que je montre un arbre, que cette maison m'appartient, je signifie un rapport, je ne représente pas l'arbre ou la maison dans leur individualité. Même si je tente de décrire une chose ou de la définir, je parlerai de mon allée de tilleuls ou du frêne fourchu qui ferme la pointe de la prairie, mais celui qui n'aura pas vu mon allée de tilleuls ou le frêne dont il est question ne les imaginera pas tels qu'ils sont, rien qu'à m’écouter ou à me lire, celui qui les aura vus préférera pour les évoquer leur image à mes paroles, et celui qui se contentera de mes paroles au lieu de les aller voir, c'est parce que ce ne sont pas le frêne ou les tilleuls qui l'intéressent, mais ce que mes paroles lui disent. Si je veux reconnaître quelqu'un, ie lui donne un nom, mais ce nom n'est pas lui. Il le sait bien et me reproche amèrement de le trahir lorsque je le traite comme un nom et non comme sa personne. Madec a été tué, il est mort et son nom lui survit mais il n'est que mon souvenir de lui, celui de sa mère et de sa sœur, comme il n’a jamais été que notre pensée de lui. Même le « je » de « j'ai faim », alors que c’est moi qui le prononce, et que mes interlocuteurs me voient, m'entendent, complètent ce que mes paroles expriment à l'aide de toutes les autres impressions que leur apportent leurs sens, même dans ce cas qui paraît le plus proche de la communication directe, ce n'est pas moi que le « je » exprime, mais une figure de moi, ma pensée de moi, ou, pour reprendre les termes de Spinoza, une détermination de moi.

On dit que notre langage découpe arbitrairement des objets dans la réalité mouvante. On le dit comme si nous en étions coupables.

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Qu'Aristote a découvert la véritable fonction du langage que est la démonstration. Mais que sa conception du langage est pourtant ambigus, car il admet que le langage exprime à la fois des essences et des états d’âmes, ce qui explique l'ambiguïté de sa philosophie. A ce propos, du danger de concevoir le langage comme un système de signes conventionnels, et introduction de la catégorie du possible.

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La démonstration paraît d'abord séparée de l'invention, comme la dénomination de la sensation. C’est une erreur, qui provient de ce que Von situe à tort l'origine de l'invention dans l’expérience sensible : au contraire s'exerce-t-elle essentiellement sur les signes, et d'autant mieux qu'elle les considère pour eux-mêmes c'est-à-dire dans leur fonction, sans référence à un contenu émotionnel qui ne leur est pas propre. C'est pourquoi sa fin naturelle est la démonstration.

L’incertitude qui accompagne toute parole provient, on l’a vu, de ce que nous n’apercevons pas de rapport nécessaire entre l’ensemble des sensations que nous éprouvons au moment où nous commençons à parler, et les formules que nous énonçons alors. C’est pourquoi nous doutons de la valeur de ces formules : elles peuvent être vraies ou fausses sans que nous le sachions tout de suite. Si, en effet, au lieu d’avoir faim, je suis malade de quelque maladie qui provoque en moi la sensation de la faim, je commets une erreur en disant que j’ai faim.

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On dit souvent que ce sont nos sensations qui nous] trompent. Pourtant je vois le bâton brisé dans l’eau, le soleil parcourir le ciel au-dessus de ma tête de ma gauche à ma droite, et je vois de même que le bâton est droit lorsque je le retire de l'eau. Mes connaissances ne transforment rien à ces sensations sur lesquelles elles n’agissent pas. Ce ne sont pas celles-ci qui me trompent, mais c’est moi qui m’induis moi-même en erreur lorsque je dis 1 que le bâton est brisé dans l’eau et que le soleil tourne autour de la terre. Car j’établis là un lien entre mes sensations et mes paroles, sans savoir si ce lien existe et quel il est. Je postule que mes paroles sont l’expression exacte de mes sensations, alors qu’il n’en est rien, peut-être. Et j’aurai tort de m’étonner ensuite que ce postulat se révèle finalement très dangereux, car il réduit en effet la science à la sensation et détruit, par conséquent, ainsi que l’a montré Platon, tout espoir de vérité objective.

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Démontrer ce serait montrer, c'est-à-dire témoigner d'une chose par des signes extérieurs, mais en même temps s’en dessaisir. On parle, en effet, de démonstrations d'amitié. Une démonstration militaire consiste à porter des forces sur un point pour intimider l’ennemi ou lui donner le change. Dans un cas comme dans l'autre on projette à l'extérieur des forces intérieures. Mais la démonstration d’amitié trahit le sentiment qu'elle exprime et la démonstration militaire un plan jusque-là secret. On ne montre, bien sûr, que ce qu'on a. Mais celui à qui on le montre ne le voit que sous son angle.

Nos jugements seraient donc, tous, des opérations analytiques appliquées à une réalité que nous percevrions directement par intuition ; c’est ce qui expliquerait qu’ils enveloppent l’existence sans avoir besoin de la démontrer.

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Que la dialectique, parce qu'elle n'a ni commencement ni fin, n'est qu'un passage d'une forme de la démonstration à une autre forme de la démonstration, de la rhétorique à la logique à travers Platon, de l'analyse cartésienne au calcul des probabilités chez Pascal ; et que son apparition est toujours contemporaine d'une mise en doute de la valeur du langage.

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Platon

Au Ve siècle avant Jésus-Christ les philosophes grecs ne pouvaient plus croire avec assurance que les noms figurassent les objets sensibles pour émaner d’eux. Il leur fallut donc imaginer, pour asseoir le langage, quelque autre rapport que celui d’objet à image de cet objet. Les mots n’étaient-ils pas plutôt les symboles de nos états d’âme, et ne figuraient-ils pas, alors, les images qui se forment en nous au contact du monde sensible, ayant pour rôle de communiquer ces opinions à autrui?

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Il n y aura plus moyen d’opposer argument à argument, tout ce qui sera dit sera également vrai ou également faux, ou plus exactement ne sera ni vrai ni faux, ne relèvera pas de la vérité ou de l’erreur, mais sera, sans qu il soit possible de le contredire, ou ne sera pas, dans le cas contraire. Si les mots sont liés uniquement aux images, qu’ils soient les images des choses et par conséquent justes par nature  ou les signes des images qui naissent d’elles en nous, il est un fait que nous sommes impuissants à expliquer, c’est la présence dans notre langage de mots comme vrai, faux, un, plusieurs..., etc., grâce auxquels nous prétendons mesurer la vérité ou l’erreur.

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Là est le point de rupture avec le moyen âge, dont Pascal se moque : « vertu apéritive d’une clé, attractive d’un croc ». Les mots ne révèlent pas l’essence des choses. Comme au temps de Gorgias et de Platon, la dialectique naît dans la crise qui résulte de cette rupture. « Renversement continuel du pour et du contre. Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles ; et toutes ces opinions sont détruites.

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La vérité cartésienne est que le langage signifie le monde intelligible et que c'est de là qu'il tire sa valeur universelle. Mais ce principe a pour conséquence que nous pouvons dominer nos passions. Descartes ne dit pas que le langage soit l'instrument de cette domination, dont nous ne savons pas, ainsi, par quel moyen elle s'exerce. Pascal est d'une opinion contraire : selon lui le langage est figuratif, de nos passions dans l'éloquence, de la vérité divine dans l'Eglise. C'est un miracle que les deux figurations parviennent à se rejoindre dans l'individu. Il y faut la grâce.

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Il a été libre de nommer ces deux choses de même ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom  » Notre désir d’absolu se rebelle contre cette condition d’incertitude et conçoit un ordre supérieur à celui de la géométrie, en ce qu’il serait « convaincant », parce qu’il consisterait « à tout définir et à tout prouver ». Certainement « cette méthode serait belle. Mais elle est absolument impossible ». Nous sommes condamnés à la dialectique, c’est-à-dire à une éternelle confrontation et à un éternel renversement du pour et du contre, sans que le raisonnement soit capable, par ses propres forces, de nous rattacher à un principe stable de vérité. Nous n'avons, en fin de compte, d’autre ressource que de parier pour ce qui nous semble le plus conforme à ce qui subsiste en nous de notre grandeur déchue et que le cœur nous révèle par intermittences.

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La dialectique moderne

Je l'appelle opératoire, parce qu’elle est née de l’idée géométrique que chaque formule de notre langage signifie une opération et s’achève en cette opération.

Le premier moment de notre pensée discursive est la dénomination, c’est-à-dire l’attribution d’un nom à un objet. Socrate, ayant détruit le rapport grec entre 8vojza et npaiypux, fut obligé de chercher le raisonnement inductif. Il y échoua. Platon nous le montre apercevant, à la veille de sa mort, que la dénomination est une induction toute faite, puisque le nom représente un genre et non pas un objet particulier : d’où la théorie des idées.

Le deuxième moment est la communication, c’est-à-dire la transmission de nos pensées, dans l’espace à autrui et à nous- mêmes dans le temps, par le langage. Pascal, ayant détruit la confiance cartésienne en l’universalité des définitions primitives, fut obligé de leur chercher un fondement dans l’art de persuader afin qu’elles apparussent, au moins, convaincantes. Il y échoua. Car notre langage est maître d’erreur, étant un instrument de nos passions, condamné comme elles au divertissement. Il n’y a pas de certitude humaine. Il n’y a pas de mots convaincants par eux-mêmes. La vérité est un miracle. Elle est contenue dans les Écritures, auxquelles il nous faut croire. Mais la foi est elle-même un don de Dieu. Sans la grâce nous n’y parvenons pas.

Le troisième moment est l’application, car chacune de nos paroles est un ordre. Après Socrate, après Pascal, il ne restait que ce moment à examiner. De cet examen est née la dialectique moderne.

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Cette conception du langage nous lie tout entiers à l’expérience, et non pas à l’expérience qui serait seulement une perception passive des phénomènes par nos sens et l’enregistrement d’un ordre extérieur à nous, mais à l’expérience qui nous fait participer à la vie du monde entier et qui est donc, en même temps et essentiellement même, une expérimentation, une épreuve et une transformation constante de ce monde, par conséquent, puisque toutes les parties de l'univers sont solidaires entre elles, une re-pensée et une réforme continuelle du monde par chacun. Cette aventure, cependant, deviendra de plus en plus fantastique au fur et à mesure que le langage paraîtra de plus en plus arbitraire et de moins en moins expressif de la nature réelle de ce monde.

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Que Leibniz passe du nominalisme à la théorie des formes substantielles, parce qu'il n'est pas d'autre moyen de sauver la vérité. Mais sa théorie du possible, intermédiaire entre l'idéalisme cartésien et le nominalisme moderne, contribue néanmoins, pour sa part, à la destruction de la-vérité et à l'avènement du pragmatisme.

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Que l'expressionnisme est le postulat de la philosophie allemande. Lui seul permet de fonder la théorie de la connaissance expérimentale. Mais il perd le commencement de l'universel. Que la dialectique hégélienne ne s'explique pas sans ce postulat. Énoncé du problème métaphysique qu'il pose.

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D’abord des images, dira Nietzsche, afin d’expliquer comment les images naissent dans l’esprit. Puis des mots, appliqués aux images. Enfin des concepts, possibles seulement dès qu’il y a des mots, une façon de ramasser beaucoup d’images sous une réalité non concrète, mais audible (le mot). Le petit peu d’émotion que produit le « mot » c’est-à-dire la vue d’images analogues pour lesquelles il existe un seul mot, cette faible émotion est le fond commun, la base du concept... Le langage doit servir à désigner des états et des besoins ; les concepts sont donc des signes de reconnaissance.

 

 

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