mardi 6 août 2024

L’obsolescence de l’homme I – Gunther Anders

L’obsolescence de l’homme I – Gunther Anders

 

Préface à la cinquième édition

 

Les trois thèses principales : que nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ; que ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ; et que nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire - ou plutôt ce que nous devons croire, ou plutôt ce qu’il faut impérativement que nous croyions -, ces trois thèses fondamentales sont malheureusement devenues, à l’évidence, plus actuelles et explosives qu’elles ne l’étaient alors, en raison des risques encourus par notre environnement dans le dernier quart de ce siècle. Je souligne donc que je ne possédais à l’époque aucune puissance « visionnaire », mais qu’en revanche 99 % de la population mondiale étaient incapables de voir - ou plutôt avaient été rendus incapables de voir; phénomène que j’avais dénoncé sous le nom d’« aveuglement devant l’apocalypse ».

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Le jugement totalement pessimiste que j’ai porté sur les mass media dans le troisième essai (« Le monde comme fantôme et comme matrice ») n’a pas trouvé beaucoup plus d’écho sur le moment. Certes mes thèses - la télévision rend l’homme passif et lui apprend à confondre systématiquement l’être et l’apparence; le monde devient le reflet des images puisque les événements historiques se règlent toujours par avance sur les exigences de la télévision - sont encore plus valides qu’alors, et aujourd’hui, vingt-cinq ans après la rédaction de ces réflexions, certains hommes politiques au pouvoir tiennent compte de mes mises en garde.

 

Introduction

 

 Ce que je contestai. Parce que en réalité, on n’a pas moins tranché au-dessus de la tête des grévistes que des consommateurs : que nous jouions le jeu ou pas, nous le jouons, parce qu’on joue avec nous. Quoi que nous fassions ou que nous nous abstenions de faire, notre grève privée n’y change rien, parce que nous vivons désormais dans une humanité pour laquelle le « monde » et l’expérience du monde ont perdu toute valeur : rien désormais n’a d’intérêt, si ce n’est le fantôme du monde et la consommation de ce fantôme. Cette humanité est désormais le monde commun avec lequel il nous faut réellement compter, et contre cela, il est impossible de faire grève.

En devenant un fantôme, ce prétendu « monde réel », celui où ont lieu les événements, s’est par là même déjà transformé : on l’a déjà considérablement aménagé pour que les événements s’y déroulent de la façon la mieux adaptée à leur retransmission, c’est-à-dire pour qu’il ait bien lieu dans sa version fantôme - et encore, je laisse de côté l’aspect économique. Car affirmer qu’« on » aurait la liberté de posséder ou non ces sortes d’appareils, de les utiliser ou non, est naturellement une pure illusion. Ce n’est pas en se contentant de rappeler aimablement qu’il faut tenir compte de la « liberté humaine » que l’on viendra à bout du fait qu’on nous pousse à la consommation. Que, dans le pays où la liberté de l’individu s’écrit en lettres majuscules, on désigne certaines marchandises comme des « musts », c’est-à-dire comme des marchandises qu’il faut absolument posséder, cela n’évoque pas précisément la liberté. Ce terme de « must » est d’ailleurs tout à fait justifié : car le manque d’un seul de ces instruments qui sont devenus des « musts » fera vaciller tout l’appareillage vital constitué par l’ensemble des instruments et des produits. Celui qui prend la « liberté » de renoncer à l’un d’eux renonce ainsi à tous, et donc à sa propre vie. « On » pourrait faire cela ? Qui est cet « on » ?

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En relation avec ce qu’il-appelle IV analphabétisme postlittéraire », il décrivait l’ensemble du flux d’images actuel : le fait qu’aujourd’hui, presque partout, on invite l’homme à regarder bouche bée les images du monde par le truchement de tous les moyens qu’offrent les techniques de reproduction - magazines, films, émissions de télévision -, et qu’il semble ainsi participer au monde entier (c’est-à-dire à ce qui constitue à ses yeux le monde « entier ») ; le fait que, plus généreusement on l’y invite, moins on l’informe de l’ordre du monde, et moins on lui permet de prendre les principales décisions concernant celui-ci; le fait que, comme le dit une légende molussienne', on lui « bouche les yeux », c’est-à-dire qu’on lui donne d’autant plus de choses à voir qu’il a moins son mot à dire; le fait que l’« iconomanie » à laquelle on l’a éduqué au moyen des images dont on l’inonde systématiquement présente dès maintenant les traits négatifs du voyeurisme, ceux qu’on a l’habitude d’associer à ce concept lorsqu’on le prend dans son sens le plus étroit; le fait que les images, notamment lorsqu’elles submergent le monde, portent constamment en elles le danger de devenir un moyen d’abrutissement, parce que en tant qu’imagés, à la différence des textes, elles ne révèlent jamais les rapports qui constituent le monde mais se contentent de prélever des lambeaux de celui-ci : ainsi, en montrant le monde, elles le dissimulent.

 

SUR LA HONTE PROMÉTHÉENNE

Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, l’« opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence - à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails - au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. Son déshonneur tient donc au fait d’« être né », à sa naissance qu’il estime triviale (exactement comme le ferait le biographe d’un fondateur de religion) pour cette seule raison qu’elle est une naissance. Mais s’il a honte du caractère obsolète de son origine, il a bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence lui-même2,

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Première conséquence : puisque celui qui a honte ne disparaît pas et puisque la honte, en rendant visible son opprobre, le couvre de ridicule, une deuxième honte vient s’ajouter à la première - la honte de la honte. La honte s’engendre ainsi elle-même, par un processus « itératif »; elle est alimentée, en quelque sorte, par sa propre flamme, et brûle d’autant plus longtemps qu’elle brûle plus vivement.

Deuxième conséquence : pour mettre un terme à cette autoaccumulation de honte qui devient toujours plus insupportable, celui qui a honte recourt à un truc. Au lieu de chercher à dissimuler son opprobre et à disparaître, c’est désormais sa propre honte qu’il dissimule, voire l’acte même de dissimuler. Il adopte ainsi une attitude directement opposée à la honte, affectant, par exemple, l’« indifférence » ou l’impudence. Il change littéralement de peau pour cacher qu’il a honte de lui-même. Avec ce truc, il ne cherche pas seulement à tromper ceux devant lesquels il a honte, mais à se tromper lui-même. On ne le constate pas seulement dans les situations individuelles (érotiques) : dans la vie amoureuse de l’Amérique d’aujourd’hui, rien ne stimule davantage l’audace que la honte d’être encore considéré comme un puritain honteux. Conséquence : le bikini. Autrement dit, afin de cacher son envie de se cacher, celle qui a honte décide d’aller au-devant des regards. Voici son calcul : « Celle qui ne se cache pas, celle qui reste visible, celle-là n’est absolument pas soupçonnable d’avoir honte (et, par là même, d’avoir quelque motif de honte). » Elle se comporte un peu comme une personne dont le vêtement est déchiré et qui adopte une démarche si souveraine que la déchirure finit par disparaître. Si la honte reste invisible, c’est donc parce qu’elle est « cachée avec ostentation ».

§ j. Un exemple d’auto-réification : le make-up.

Deux idées évoquées dans les réponses qui précèdent doivent être approfondies : « l’acceptation de sa propre réification » (§ 3) ; « la désertion et le passage dans le camp des instruments » (§4).

Un exemple d’acceptation de la réification nous est fourni par cette auto-réification qu’est le « make-up ». Il n’est pas question pour les girls de voir du monde si elles ne sont pas maquillées. Cela ne signifie pas simplement qu’elles ont honte, comme leurs mères et leurs grand-mères, de se montrer négligées et sans atours : l’important, c’est de savoir quand - ayant entrepris de s’apprêter - elles se sentent assez soignées, quand on considère qu’elles le sont, et quand elles croient pouvoir ne plus avoir honte. Réponse : quand elles se sont transformées (pour autant que la matière première de leurs membres et de leur visage le permet) en choses, en objets décoratifs, en produits finis. Il est « impossible » de paraître en public en ayant les ongles des mains « nus » : leurs ongles ne sont prêts pour le salon, le bureau et même la cuisine que s’ils sont élevés à un « rang égal » à celui des instruments que leurs mains doivent manipuler ; s’ils présentent la même « finition » froide et lisse que les choses; s’ils peuvent renier leur passé organique. Ils donnent alors l’impression d’avoir, eux aussi, été fabriqués. Les mêmes standards valent pour les cheveux, les jambes, l’expression du visage, en fait pour le corps entier (la nature est finalement assez peu récalcitrante) : car aujourd’hui un corps « nu » n'est pas un corps dénudé, mais un corps qui n’a pas été travaillé, un corps dénué des attributs d’une chose, privé de toute référence à la réification. Et l’on a bien plus honte du corps « nu », pris en ce nouveau sens, même s’il est couvert, qu’on avait honte du corps « nu » au sens traditionnel - jusqu’à ce qu’on le réifie d’une manière satisfaisante. Toutes les plages le prouvent, et pas seulement celles qui sont fashionable. Pour paraphraser une célèbre formule de Nietzsche, le corps est quelque chose « qui doit être dépassé ». Mieux : il est déjà « dépassé ».

§ 4. Quelques exemples de « désertion » et de passage de l’homme dans le camp des instruments. Première calamité pour l’homme : son corps est « borné ». Le « caractère borné » de son corps fait de lui le saboteur* de ses propres réussites.

Il est indéniable que sous le rapport de la force, de la vitesse et de la précision, l’homme est inférieur à ses machines, et que la comparaison des performances de ses « computing machines » avec ses propres performances lui est défavorable. De son point de vue (qu’il a emprunté aux instruments), l’instructeur a donc raison. D’autant qu’il ne s’intéresse déjà plus à l’incapacité de l’homme à soutenir la concurrence des instruments - il aurait probablement honte de s’occuper de ce problème -, mais à quelque chose d’incomparablement plus moderne : ce qu’il a en vue, ce n’est plus l'homme en tant qu'instrument parmi les instruments, mais l’homme en tant qu’instrument pour les instruments; l’homme en tant qu’élément d’une machinerie déjà construite ou d’un projet technique déjà arrêté. C’est de ce point de vue qu’il le dit « faulty » - ce qui signifie donc « mal adapté », « inadéquat », qui n’a pas été fait sur mesure. « Qui n’a pas été fait sur mesure » pourrait signifier qu’il est seulement informe, qu’il n’a pas été façonné, qu’il n’est que de la matière première. Mais ce n’est absolument pas le cas. L’homme est préformé, il a déjà été façonné, il a déjà sa forme, mais celle-ci est mauvaise. Pas seulement parce qu’il n’est pas fait sur mesure, mais parce que seule la matière se laisse travailler, alors que, lui, on ne peut pas le travailler.

 8. Seconde infériorité de l’homme : il est périssable. Il est exclu de la « réincarnation industrielle ». Son « malaise de la singularité ».

Reste à établir que l’adjectif « immortel » s’applique bien à nos produits, même les plus fragiles. Il y a désormais une nouvelle forme d’immortalité : la réincarnation industrielle, c’est-à-dire l’existence de produits de série. En tant qu’objet singulier (cette vis, cette machine à laver, ce microsillon « longue durée », cette ampoule électrique), chaque produit a des performances, un domaine d’application et une durée de vie limités. Mais, si on la considère en tant que marchandise de série, la nouvelle ampoule électrique ne prolonge-t-elle pas la vie de l’ancienne qui avait grillé? Ne devient-elle pas l’ancienne ampoule21? Chaque objet perdu ou cassé ne continue-t-il pas à exister à travers l’Idée qui lui sert de modèle? L’espoir d’exister à nouveau dès que son jumeau aura pris sa place, n’est-ce pas une consolation pour chaque produit? N’est-il pas devenu « éternel » en devenant interchangeable grâce à la reproduction technique? Mort, où est ta faux ?

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 Notre enquête porte précisément sur le fait que nous nous sentons inférieurs à nos produits alors même qu’ils sont notre œuvre. Ce qui compte ici, c’est seulement notre handicap : le fait que nous ne pouvons pas posséder les vertus que nous conférons à nos produits, ce qui signifie, en l’espèce, qu’aucun de nous ne peut (ni simultanément ni successivement) exister en plusieurs

exemplaires, qu'aucun de nous ne peut jouir de cette chance qu’ont les ampoules électriques ou les microsillons « longue durée » de se survivre à eux-mêmes sous la forme d’un nouvel exemplaire - bref, que nous devons aller, exemplaire unique et obsolète, jusqu’au terme du délai qui nous est imparti. Or c’est précisément, pour qui prend comme modèles les vertus du monde des instruments, un nouvel opprobre, un nouveau motif de honte.

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Pour les institutions, l’économie, l’industrie des loisirs, la politique et la stratégie militaire, qui disposent déjà de nous et nous utilisent comme des instruments de travail, des consommateurs ou des victimes, cette interchangeabilité est un fait avéré. Elle est même plus qu’un simple fait. Elle est chaque jour confirmée par l’opinion publique et explicitement approuvée par les scientifiques ; en outre, la psychologie sociale et l’éthique des rapports sociaux s’empressent d’idéaliser l’« adaptabilité » et la « normalité », en présentant tout individu qui revendique un début d’identité ou un reste de différence personnelle comme un « crank », c’est-à-dire un olibrius, un individu pathologiquement original13.

Il est incontestable que, dans la perspective des institutions qui se servent des individus, notre transformation en produits de série reproductibles est d’ores et déjà accomplie (puisqu’elles réduisent tout homme au poste qu’il occupe et aux gestes qu’il accomplit) et que, pour elles, des « spare men » sont déjà disponibles. Mais cette constatation n’est vraie que de ce point de vue.

 

§ 9. L'homme cherche à échapper à sa seconde infériorité par le recours à l'« iconomanie ».

Voici maintenant un fait qui établira de façon définitive comment ce sentiment de handicap, ce « malaise de la singularité*» s’est généralisé : ce fait, c’est la passion des images aujourd’hui dominante, l’« iconomanie ».

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Parmi les raisons que l’on peut invoquer pour expliquer cette prolifération des images, l’une des plus importantes est que l’homme peut, par leur moyen, avoir la chance de créer des « spare pièces », des pièces de rechange de lui-même, et ainsi opposer un démenti à son insupportable singularité. C’est une contre-offensive dirigée contre son « On ne vit qu’une fois ». S’il reste par ailleurs exclu de la production en série, il devient malgré tout, par la photographie, une « reproduction ». Il réussit ainsi, du moins en effigie, à exister en un grand nombre - parfois même à des milliers - d’exemplaires. Et s’il ne vit lui-même que comme modèle, « il » existe pourtant aussi, d’une certaine manière, dans ses copies.

 

§ 14. L’orgie d’identification comme modèle du trouble de l’identification. Le jazz comme culte industriel de Dionysos.

La musique de jazz, qu’aujourd’hui encore on se borne souvent à qualifier de « musique de nègres », ne doit pas seulement son existence (si tant est qu’on lui reconnaisse le droit d’exister) « au souvenir ancestral du désert et des tambours de la forêt vierge ». Elle est plutôt (en tout cas, elle est aussi) une « musique de machines », c’est-à-dire la musique sur laquelle dansent les hommes de la révolution industrielle. Ce qui résonne dans le jazz, ce n’est pas seulement le « son mat de la vie primitive » ou le « hurlement du désir sexuel », mais aussi l’obstination précise d’une presse qui découpe, impassible et méticuleuse, le glissando de l’animalité en morceaux toujours identiques.

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Mais puisque désormais, pour prouver qu’il est bien conforme à la machine, le corps collabore à sa propre réfutation, ce que le danseur danse n’est plus seulement l’apothéose de la machine mais aussi, en même temps, une cérémonie d’abdication et de mise au pas, une pantomime enthousiaste de la défaite la plus absolue.

L’expression « religion de l’industrie », que nous avons forgée plus haut quand nous avons analysé le « human engineering », trouve ici sa confirmation : les orgies que constituent ces danses auxquelles on se livre dans les boîtes de Harlem, par exemple, n’ont plus rien d’un « divertissement ». Elles sont à la fois beaucoup moins et bien davantage : ce sont des danses sacrificielles extatiques ou, pour mieux dire, des danses sacrificielles extatiques dédiées au Baal de la machine.

Il s’agit d’une extase au sens plein du terme. Au lieu de rester eux-mêmes, les danseurs « sortent » véritablement d’eux- mêmes pour s’unir non seulement aux puissances chtoniennes mais surtout au dieu de la machine : c’est le culte industriel de Dionysos. Ce qui vaut pour les syncopes, à savoir qu’elles font, sans lui laisser le moindre répit, entrer dans le corps la victoire du dieu de la machine, vaut également pour les « interruptions » (les « breaks », comme disent les musiciens); elles aussi sont mécaniques. Elles fonctionnent comme des « brakes » (des freins) : elles constituent de véritables « coups de freins ». S’il existait une typologie des significations que peuvent prendre les « finales » en musique - dans la musique romantique tardive, par exemple, le finale signifierait quelque chose comme une « douce mort » ou une « délivrance » -, ces « interruptions- coups de freins » constitueraient, elles, une nouveauté absolue. Les « interruptions » sont aujourd’hui des coups de freins. (Les machines ne sont-elles pas toujours ralenties « en plein milieu » de leur travail, à un moment contingent du temps?) Cela permet de comprendre ce que ces « interruptions » signifient pour les hommes qui jouent cette musique. Mais ce n’est pas suffisant, car ce qui est stoppé ici, ce n’est pas seulement l’excitation sexuelle, c’est la vie elle-même en tant que telle. Quand la musique et la danse sont mécaniquement freinées ou brusquement stoppées, quand l’orgie est suspendue, le danseur semble alors complètement « assommé ». On dirait qu’il a été victime d’un meurtre ou d’un accident du travail. Bref, dans ce culte, l'interruption représente la mort soudaine et violente. Si elle fait partie intégrante du culte, c’est précisément parce que rien n’est plus mécanique qu’un arrêt immotivé. Rien ne peut mieux prouver la réussite de la transformation de l’homme en machine que cet arrêt. « Si j’ai été mis hors circuit », dit ou se dit le danseur qui a été brusquement interrompu, « c’est que je suis une pièce de la machine. » On jouit encore de la musique pendant cette interruption. Pas seulement parce qu’on a la certitude que la machine de la musique va repartir sur-le-champ da capo, remettre ça, nous promettre une nouvelle vie en forme de nouvelle défaite et nous offrir à nouveau l’espoir d’une nouvelle mort; mais aussi parce que cette interruption représente le point culminant de l’union avec la divinité.

Un phénomène très frappant vient confirmer l’idée que les danseurs sont vraiment « achevés » par ce rite et qu’ils y perdent toute leur singularité : le fait qu’au cours de l’orgie, ils perdent leur visage. Je ne parle pas ici de l’uniformisation actuelle des physionomies, souvent observée, parce que les visages bâtis sur un même modèle sont désormais semblables à des produits de série et qu’un visage ne se distingue plus d’un autre visage que par ses défauts individuels, comme une serviette se distingue d’une autre serviette. C’est bien de la perte même du visage, qu’il soit plus ou moins stéréotypé, que je veux parler. Cette perte peut se traduire de différentes manières. Il arrive par exemple qu’au cours de l’orgie toute expression déserte le visage, un visage que l’on cache en baissant la tête et qui cesse par là même d’être le miroir de l’individualité et le champ d’expression principal de l’homme. Il peut aussi ne plus être qu’une simple partie du corps, nue et incontrôlée, sans plus d’individualité que les épaules ou les fesses. Il peut encore, coupé, en quelque sorte, de l’orgie et non informé de ce qui se passe à l’étage inférieur du corps, devenir impassible, inexpressif; on ne le « porte » plus alors que contraint et forcé, comme un « legs », parce qu’il n’a pas été possible de le déposer au vestiaire avant le début du rituel. Il peut enfin se glacer au cours de l’orgie - je veux dire par là qu’il cesse manifestement de voir quoi que ce soit, et même d’être conscient de sa propre visibilité. S’il venait à l’idée d’un de ces danseurs, dans l’ivresse de sa transformation en machine - car on plaisante aussi au cours de ces orgies -, de mettre un masque, reniant ainsi son visage qui de toute façon n’a déjà plus aucune valeur, cette trouvaille n’aurait absolument rien de surprenant. Tout comme il ne serait pas étonnant qu’une nouvelle variante de honte voie le jour au cours de l’orgie : la honte du visage. Je ne parle pas de la honte que l’on éprouve lorsque l’on possède un visage ingrat ou repoussant, mais de la honte que fait naître chez le danseur le simple fait de posséder un visage (une honte analogue à celle qu’éprouve l’ascète envers son corps), la honte d’être condamné à toujours porter ce stigmate d’individualité comme un legs obligé.

Ces idées ne sont peut-être que des « exagérations philosophiques », des déformations allant dans le sens de la vérité; il est pourtant indiscutable que le visage est devenu aujourd’hui un résidu, une pièce obsolète. Ce n’est certainement pas un hasard si cette perte du visage a fieu en un temps où les arts figuratifs négligent de prendre le visage comme sujet et où le dessin publicitaire trouve très chic d’omettre complètement le visage de l’homme dans ses représentations.

Mais revenons à la « mécanique musicale » qui déclenche cette orgie.

Quand les bandleaders cherchent à diriger cette musique comme on dirige la musique dite « sérieuse », la musique symphonique qui, elle, n’est faite que pour être écoutée, on est en plein malentendu. Ils veulent donner à cette musique la respectabilité sociale d’une « valeur culturelle » reconnue. Si cette exigence est fausse, ce n’est pas parce que cette musique est trop « légère », parce qu’elle ne serait que de la «popular music», mais au contraire parce qu’elle est terriblement sérieuse, trop sérieuse pour une salle de concert. Je veux dire qu’elle intervient d’une façon incomparablement plus profonde et violente sur l’homme, qu’elle modifie d’une façon incomparablement plus radicale son « ethos » (au sens musical et moral des Grecs) que ne peuvent le faire aujourd’hui les concerts de musique symphonique; si ces derniers sont encore si solennels, c’est parce que, une fois retombé le fracas de leurs symphoniques apothéoses, ils laissent leurs auditeurs - qui ne constituent qu’un public - sur un sentiment qui s’évanouit très vite, tant le moment passé dans la salle de concert a peu de rapports avec leur existence. Rien n’est moins sérieux que l’effet produit par la musique sérieuse. Rien n’est plus sérieux, en revanche, rien n’est plus lourd de conséquences, plus dangereux, plus destructeur que l’effet produit par cette musique qu’on se plaît à dire « légère ». Elle constitue une intervention bien réelle, une transformation violente qui a, quant à elle, énormément de choses à voir avec le monde et avec la vie telle qu’elle se déroule à l’extérieur de la salle de concert, parce que le mode d’être qu’elle impose à l’homme est celui de la machine - c'est-à-dire le mode d’être auquel il est soumis du matin au soir - et qu’elle achève ainsi de rendre l’homme conforme à ce mode d’être.

Tout rituel exige un accomplissement mécanique. C’est le cas ici aussi. C’est pourquoi celui qui se contente d’interpréter ce genre de musique devant des auditeurs, c’est-à-dire de la jouer comme une musique « concertante », ne crée pas un nouveau public pour l’art ou la culture mais trompe les fidèles de sa communauté. Au lieu de participer effectivement aux mystères, ils sont maintenant condamnés à jouer le rôle d’espions qui écoutent aux portes, devenant d’une certaine manière les voyeurs* de la transformation des musiciens en machines. Quand il arrive que1 certains membres de la communauté, indignés par cette tromperie, refusent de jouer le rôle de simples auditeurs qu’on leur assigne et se révoltent, comme c’est arrivé à Vienne lors d’un « concert » de jazz, cela n’a rien d’étonnant.

Ce que nous venons de décrire dans notre digression, c’est une situation dans laquelle l’identité avec la machine est obtenue par la violence d’un rituel extatique. En un certain sens, c’est une situation folle, une « illusion », « belle » ou macabre, puisque aucune machine réelle n’intervient dans cette situation. C’est la musique elle-même que l’on y considère comme une « machine », et plus précisément comme un appareil que l’homme a spécialement produit pour qu’il l’aide à accomplir sa propre transformation en machine.

Inutile de justifier le rapport de cette digression avec notre propos central. Il est évident que si l’homme réussissait normalement et sans peine à s’identifier avec son monde d’instruments et de machines, il n’aurait jamais eu besoin d’inventer et n’aurait donc jamais inventé un pareil rituel d’identification. Il n’aurait pas eu besoin d’orgie pour éprouver l’identité. L’existence même du rituel peut donc être regardée comme un symptôme, ou pour le moins comme un indice du fait qu’habituellement l’identification échoue.

Cet indice ne constitue pas une preuve définitive. Nous voudrions maintenant le « confirmer » et examiner le rapport « naturel » de l’homme à l’instrument, c’est-à-dire le rapport qui s’instaure dans la situation de travail, afin de vérifier si cette situation implique bien une rencontre de soi dans laquelle naît un trouble aigu de l’identification. Nous retrouverons ainsi notre question initiale, qui est de savoir si ce trouble est bien une « honte ».

 

§ 7j. La rechute. Le moi se rencontre lui-même comme un moi impuissant. Léchée dans le contexte du travail est la preuve par l'exemple de la « honte prométhéenne ».

S’étendre sur la première de ces deux possibilités est superflu, car elle est déjà obsolète. L’homme que Chaplin a représenté dans Les Temps modernes, cet être qui, même lorsqu’il ne travaille plus sur sa machine, accomplit malgré lui, comme en proie à un tic, des mouvements mécaniques et se rend compte, étonné ou effrayé, qu’il n’est désormais plus qu’une partie d’instrument, cet être chaplinesque n’existe pas dans la réalité. La représentation n’est pas fidèle. Ce qui étonne le « modem man », c’est au contraire d’être resté quelque chose comme un moi alors qu’étant intégré à l’activité de la machine, il ne devrait « à proprement parler » plus être, et ne souhaite d’ailleurs plus être, qu’un « rouage ». Ce qui l’effraie, c’est, par exemple, que face à la chaîne de montage, il n’arrive pas à suivre. Parce que, tel un torrent, la chaîne fait couler devant lui un courant trop rapide; parce que son corps ne peut pas s’adapter à la combinaison de mouvements qu’exige la tâche qu’il doit accomplir; parce qu’il est plongé dans ses pensées ; ou tout simplement parce que quelque chose le démange et qu’il donnerait n’importe quoi pour pouvoir se gratter. Il est la seule partie de l’instrument à qui des choses aussi scandaleuses peuvent arriver. Mais commençons par le commencement, c’est-à-dire par le processus de familiarisation avec la cadence des machines. Examinons s’il provoque quelque chose comme une ambiguïté dans l’identité du moi.

Qui a été confronté à un nouveau poste sur une chaîne sait quels efforts il faut fournir pour s’adapter à la cadence des machines et pour marcher au même pas que des machines qui courent. Il sait quelle angoisse on ressent lorsqu’on n’arrive pas à suivre leur pas. Parce qu’elle est quotidienne, l’antinomie que recèle le moment où l’on retrouve son poste, face à la chaîne, est généralement méconnue. Mais si l’on voit clairement que l’ouvrier doit s’efforcer, avec la plus grande concentration, de travailler à la même cadence et au même rythme que la machine s’il veut travailler sans effort-, qu’on exige de lui qu’il mette en œuvre un automatisme tout en exerçant sur lui-même un contrôle strict; qu’il doit se concentrer pour ne pas être lui-même - alors on reconnaîtra que cette tâche est paradoxale à plus d’un titre. Les termes usuels d’« adaptation » et d’« exercice » décrivent bien l’opération mais laissent dans l’ombre ses contradictions : l’injonction paradoxale adressée à celui qui agit de renoncer à agir, de transformer son action en un simple processus automatique (et de surcroît hétéronome) et, une fois cette transformation accomplie, de contrôler strictement cet automatisme. Il ne suffit pas de rappeler que toute action impliquant un instrument - peu importe qu’il s’agisse d’un marteau ou d’un violon - exige une « adaptation » et n’est pas pour autant indigne de l’homme, pour annuler le caractère paradoxal de cette tâche. Certes, on exige aussi du violoniste qu’il s’exerce. Il doit ajuster son coup d’archet comme l’exigent son instrument et la cadence du morceau qu’il interprète, et travailler jusqu’à ce que son geste lui devienne « naturel ». Mais, comparés à ceux de l’ouvrier, ses exercices restent entièrement humains et exempts de toute contradiction car, ayant déjà fait de son instrument une partie de son propre corps (qui trouve dans l’instrument une possibilité de s’étendre en tant que champ d’expression), et l’ayant incorporé à son organisme comme un nouvel organe, il doit évidemment rester actif au moment où il s’exerce. La tâche de l’ouvrier est exactement inverse à la sienne. Elle consiste à faire de lui-même l’organe de son instrument, à laisser la cadence de la machine s'incorporer à lui avant de parvenir, à son tour, à s'incorporer à elle - bref, à se charger activement de se transformer en un être passif Une telle injonction est incontestablement paradoxale.

 

LE MONDE COMME FANTÔME ET COMME MATRICE

Considérations philosophiques sur la radio et la télévision

 

Le monde livré à domicile

 

§ 2. La consommation de masse, aujourd’hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l'homme de masse.

Avant que l’on ait installé ce robinet de culture qu’est la radio dans tous leurs foyers, les Schmid et les Müller, les Smith et les Miller se précipitaient au cinéma pour y consommer collectivement, c’est-à-dire en tant que masse, les marchandises stéréotypées produites en masse à leur intention. On serait tenté de voir dans cette situation une certaine unité de style, d’y voir la convergence de la production de masse et de la consommation de masse : ce serait faux. Rien ne contredit plus violemment les desseins de la production de masse qu’une situation de consommation dans laquelle de nombreux, voire d’innombrables consommateurs, jouissent simultanément d’un seul et même exemplaire (ou bien d’une seule et même reproduction) d’une marchandise. Il est indifférent aux intérêts de ceux qui produisent en masse de savoir si cette consommation commune constitue un « véritable vécu social » ou bien une simple somme de vécus individuels. Ce qui les intéresse, ce n’est pas la masse agglomérée en tant que telle, mais la masse fractionnée en un nombre maximal d’acheteurs; ce n’est pas qu’ils puissent tous consommer la même chose, .mais que chacun achète la même chose pour satisfaire un même besoin (à la production duquel il faut également pourvoir). Cet idéal est déjà atteint ou n’est pas loin de l’être dans de nombreuses industries. Il me semble douteux qu’il puisse jamais être atteint de façon optimale par l’industrie cinématographique parce que celle-ci, perpétuant la tradition théâtrale, sert encore ses marchandises comme un spectacle destiné à de nombreuses personnes en même temps - ce qui constitue indubitablement un archaïsme. Il n’est pas étonnant que les industries de la radio et de la télévision aient pu entrer en concurrence avec le film malgré la gigantesque expansion que celui-ci avait connue : ces deux industries avaient précisément l’avantage de pouvoir écouler comme marchandise, en plus de la marchandise à consommer elle-même, les instruments qu’exige sa consommation, et cela - à la différence du film - chez presque tout le monde. Il n’est pas étonnant non plus que presque tout le monde ait marché ; ils n’avaient plus à aller consommer la marchandise au cinéma, c’était la marchandise qui venait à eux, livrée à domicile par les postes de radio et de télévision. Bientôt les Schmid et les Smith, les Müller et les Miller consacrèrent les nombreuses soirées qu’ils passaient auparavant ensemble au cinéma à « recevoir » chez eux les jeux radiophoniques ou bien le monde. La situation qui au cinéma allait de soi - à savoir la consommation, par une masse, de marchandises de masse - avait été supprimée sans que cela entraîne, bien sûr, la moindre baisse de la production de masse : au contraire, la production de masse destinée à l’homme de masse et celle de l’homme de masse lui-même avaient plutôt accéléré leur cadence quotidienne. On servit aux oreilles de millions d’auditeurs la même nourriture sonore : chacun fut traité en homme de masse, en « article indéfini », par cette nourriture produite en masse*-, elle confirma chacun dans sa qualité ou dans son absence de qualité. Mais du même coup, et à cause précisément de la production en masse de postes de radio et de télévision, la consommation collective était devenue superflue. Voilà pourquoi les Schmid et les Smith consommaient désormais les produits de masse en famille*, ou même seuls; d’autant plus abondamment d’ailleurs qu’ils étaient plus isolés. Le type de l’ermite de masse était né. Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites - non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie*.

Chacun sait que l'industrie a renoncé, le plus souvent pour des raisons stratégiques, au principe de la centralisation, encore incontesté il y a une génération, pour adopter celui de la « dissémination » de la production. On sait moins en revanche qu’aujourd’hui ce principe de la dissémination vaut aussi désormais pour la production des hommes de masse. Je dis bien pour leur « production » - bien que nous n’ayons parlé jusqu’ici que de la dissémination de la consommation. Mais ce qui justifie ce passage de la consommation à la production, c’est qu’elles coïncident l’une avec l’autre de la façon la plus singulière; c’est que (dans un sens non matérialiste) l’homme « est ce qu’il mange », et que par conséquent l’on produit les hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse - ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse collabore, en consommant, à la production des hommes de masse (ou à sa propre transformation en homme de masse). Ici consommation et production coïncident donc. Si la consommation se « dissémine », il en va de même pour la production des hommes de masse. Et cela partout où la consommation a lieu : devant chaque poste de radio, devant chaque récepteur de télévision. Tout le monde est d’une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d’un genre pourtant très particulier. Car c’est en consommant la marchandise de masse - c’est-à-dire grâce à ses loisirs - qu’il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur à domicile classique fabriquait des produits pour s’assurer un minimum de biens de consommation et de loisirs, celui d’aujourd’hui consomme au cours de ses loisirs un maximum de produits pour, ce faisant, collaborer à la production des hommes de masse. Le processus tourne même résolument au paradoxe puisque le travailleur à domicile, au lieu d’être rémunéré pour sa collaboration, doit au contraire lui-même la payer, c’est-à-dire payer les moyens de production dont l’usage fait de lui un homme de masse (l’appareil et, le cas échéant, dans de nombreux pays, les émissions elles- mêmes). Il paie donc pour se vendre. Sa propre servitude, celle-là même qu’il contribue à produire, il doit l’acquérir en l’achetant puisqu’elle est, elle aussi, devenue une marchandise.

Même si l’on rejette cette idée insolite, même si l’on refuse de voir dans le consommateur de marchandises de masse un collaborateur de la production de l’homme de masse, on ne pourra pourtant pas nier que, pour fabriquer le type d’homme de masse que l’époque réclame, on n’a plus besoin de réunir effectivement les hommes sous la forme d’un rassemblement de masse. Les considérations de Le Bon sur la transformation de l'homme par les situations de masse sont aujourd’hui caduques, puisque l’effacement de la personnalité et l’abaissement de l’intelligence sont déjà accomplis avant même que l’homme ne sorte de chez lui. Diriger les masses dans le style de Hider est désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de n’avoir plus de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans les flots de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse. L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé du « conditioning », qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour « fun » ; puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle; puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion. Il semble que le vieux proverbe allemand « Un chez-soi vaut de l’or » soit à nouveau vrai; mais dans un tout nouveau sens. Si un chez-soi vaut aujourd’hui de l’or, ce n’est pas du point de vue du propriétaire qui y mange sa soupe conditionnée, mais du point de vue des propriétaires du propriétaire de ce chez-soi, ces cuisiniers et ces fournisseurs qui lui font croire que sa soupe est faite maison.

§ 3. La radio et l’écran de télévision deviennent la négation de la table familiale; la famille devient un public en miniature*.

Que cette consommation de masse soit rarement appelée par son nom, on le comprend. On la présente plutôt comme l’occasion d’une renaissance de la famille et de la vie privée - ce qu’on ne peut comprendre que comme une hypocrisie : les inventions nouvelles se réfèrent volontiers à ces vieux idéaux qui risqueraient sans cela de faire obstacle à certains achats. Selon un article paru dans le quotidien viennois Presse du 24 décembre 1954, « la famille française a découvert que la télévision était un bon moyen de détourner les jeunes gens de passe-temps coûteux, de retenir les enfants à la maison et de donner [...] un nouvel attrait aux réunions familiales ». Il n’en est rien. Ce mode de consommation permet en réalité de dissoudre complètement la famille tout en sauvegardant l’apparence d’une vie de famille intime, voire en s’adaptant à son rythme. Le fait est qu’elle est bel et bien dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur - réel ou fictif - qu’elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d’ôter toute valeur à la réalité du foyer et de la rendre fantomatique - non seulement la réalité des quatre murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune. Quand le lointain se rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne ou devient confus. Quand le fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatique. Le vrai foyer s’est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de « container » : sa fonction n’est plus que de contenir l’écran du monde extérieur. « Les services sociaux, peut-on lire dans un rapport de police rédigé à Londres le 2 octobre 1954, ont recueilli dans un appartement de l’est de Londres deux enfants âgés de un et trois ans laissés à l’abandon. La pièce dans laquelle jouaient les enfants n’était meublée que de quelques chaises cassées. Dans un coin trônait un somptueux poste de télévision flambant neuf. Les seuls aliments trouvés sur place consistaient en une tranche de pain, une livre de margarine et une boîte de lait condensé. » La télévision a liquidé le peu de vie communautaire et d’atmosphère familiale qui subsistait dans les pays les plus standardisés. Sans même que cela déclenche un conflit entre le royaume du foyer et celui des fantômes, sans même que ce conflit ait besoin d’éclater, puisque le royaume des fantômes a gagné dès l’instant où l’appareil a fait son entrée dans la maison : il est venu, il a fait voir et il a vaincu. Dès que la pluie des images commence à tomber sur les murailles de cette forteresse qu’est la famille, ses murs deviennent transparents et le ciment qui unit les membres de la famille s’effrite : la vie de famille est détruite.

Il y a quelques décennies, on avait déjà pu observer que le meuble qui symbolisait socialement la famille, la table massive installée au centre de la salle à manger et autour de laquelle on se rassemblait au moment des repas, avait commencé à perdre de sa force d’attraction, était devenue obsolète et avait disparu des intérieurs modernes. C’est seulement maintenant qu’il s’est trouvé, pour prendre sa suite, un meuble d’une puissance symbolique et d’une force de persuasion égales à la puissance symbolique et à la force d’attraction de la table. Ce qui ne veut pas dire que la télévision est maintenant devenue le centre de la famille. Au contraire. Ce que l’appareil représente et incarne, c’est précisément le décentrement de la famille, son excentration. Il est la négation de la table familiale. Il ne fournit plus un point de convergence à la famille mais le remplace par un point de fuite commun. Alors que la table rendait la famille centripète, invitait ceux qui étaient assis autour d’elle à faire circuler la navette des préoccupations, des regards et des conversations pour continuer ainsi à tramer le tissu familial, l’écran, lui, oriente la famille d’une manière centrifuge. Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran. C’est seulement par mégarde qu’ils peuvent encore se voir, se regarder; c’est seulement par hasard qu’ils peuvent encore se parler (à condition qu’ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. Il ne peut plus être question d’un tissu qu’ils trameraient ensemble, d’un monde qu’ils formeraient ensemble ou auquel ils participeraient ensemble. En réalité, les membres de la famille sont, dans le meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce point de fuite qui leur ouvre le royaume de l’irréel ou un monde qu’ils ne partagent, à proprement parler, avec personne (puisque eux-mêmes n’y participent pas vraiment). S’ils le partagent, c’est seulement avec ces millions de « solistes de la consommation de masse » qui, comme eux et en même temps qu’eux, ont les yeux fixés sur leur écran. La famille est désormais structurée comme un public en miniature* le salon familial est devenu une salle de spectacle en miniature* et la salle de cinéma est devenue le modèle du foyer. Il ne reste plus aux membres de la famille qu’une chose à vivre véritablement ensemble, et non pas seulement simultanément ou juxtaposés dans l’espace : c’est l’attente du moment où ils auront terminé de payer l’appareil (et le travail qu’ils fournissent pour y parvenir). Une fois l’appareil payé, c’en sera alors fini une bonne fois pour toutes de leur communauté. L’objectif inconscient de leur ultime projet commun est ainsi l’extinction de leur communauté.

§ 4. En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs\

Nous avons dit que ceux qui sont assis devant l’écran de télévision ne se parlent plus que par hasard - pour autant qu’ils le veulent ou le peuvent encore.

Cela vaut désormais également pour les auditeurs de la radio. Eux non plus ne se parlent plus que par mégarde. Ils le veulent et le peuvent chaque jour de moins en moins - ce qui ne signifie certes pas qu’ils se taisent volontairement, mais uniquement que leurs échanges prennent désormais une forme passive. Si, dans la fable que nous avons mise en épigraphe de cet essai, les paroles du roi - « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied » - avaient fini par devenir : « Maintenant, tu ne peux plus aller à pied », pour nous, les paroles : « Maintenant, vous n’avez plus besoin de parler » ont fini par devenir : « Maintenant, vous ne pouvez plus parler ». En nous retirant la parole, les instruments nous privent aussi du langage. Ils nous privent de notre capacité d’expression, de toutes les occasions de parler et de notre désir même de le faire, exactement comme la musique du gramophone et de la radio nous prive de l’occasion de faire de la musique en famille.

Les amoureux qui vont se promener sur les rives de l’Hudson, de la Tamise ou du Danube avec un transistor allumé ne se parlent pas mais écoutent une tierce personne : la voix publique - le plus souvent anonyme - de l’émission qu’ils emmènent promener comme on emmène promener un petit chien, ou plus exactement : qui les emmène promener. Ils ne se promènent pas à deux mais à trois, puisqu’ils ne sont plus que le public en miniature* qui suit la voix de l’émission. Il n’est plus question d’intimité; elle est par avance exclue. S’ils en viennent malgré tout à des échanges intimes, c’est aux instructions, aux suggestions et même à l’excitation de la tierce personne qu’ils le doivent, et non à eux-mêmes; à la voix éraillée, voluptueuse ou chantante de l’émission qui leur prescrit - qu’aurait sans cela de programmatique un « programme » radiophonique? - ce qu’ils doivent ressentir et comment ils doivent le ressentir, ce qu’ils doivent faire et comment ils doivent le faire pour se conformer à l’ordre du jour... et de la nuit. Puisqu’ils font ce qui leur est prescrit en présence de la voix de la tierce personne qui leur parle, c’est comme s’ils étaient épiés en permanence. Aussi excitante que puisse leur sembler leur obéissance, on ne peut plus vraiment dire qu’ils s’occupent l’un de l'autre. C’est bien plutôt cette tierce personne, la seule à posséder une voix, qui s’occupe d’eux. Mais « s’occuper » n’a pas ici seulement le sens de « converser* » ou d’« amuser*». Puisque la voix leur apporte, en tant que troisième terme de cette relation, un appui et un soutien que, ne sachant comment s’y prendre avec leur partenaire, ils ne peuvent pas trouver en lui, « s’occuper » a également ici le sens de « soutenir* ». La plupart des gens écoutent la radio même en faisant l’amour* (et pas seulement sur des musiques provoquant le « swooning », la pâmoison) : tout le monde le sait et fait comme si cela allait de soi; il n'y a donc aucune raison d’avoir honte de le dire. En fait, la radio qu’on laisse allumée ou qu’on allume exprès en toute situation joue le rôle de ce chaperon tenant la chandelle auquel les anciens avaient recours pour surveiller les rendez-vous des amoureux; la seule différence tient au fait que le chaperon d’aujourd’hui est une « public utility » (un service public) mécanisée; qu’avec sa chandelle, il doit non seulement éclairer les amoureux, mais aussi éveiller leur ardeur; et qu’il ne doit surtout jamais se taire mais, au contraire, bavarder sans cesse, de façon à constituer un bruit de fond couvrant avec ses songs ou combattant par ses paroles cette « horreur du vide » qui, même dans l’accomplissement de l’acte sexuel, ne quitte jamais les amants. Ce « background » est d’une importance si fondamentale qu’il figure même sur les « voicepondences »», ces bandes magnétiques enregistrées que les gens s’envoient comme on s’envoie des lettres et qui ont fait leur apparition sur le marché en 1954. Un amoureux qui enregistre une de ces lettres d’amour pour analphabètes parle sur un fond sonore préenregistré, un fond musical en l’occurrence, car « sa seule voix » ne constituerait vraisemblablement qu’un bien pauvre cadeau pour sa bien-aimée. Lorsque celle-ci reçoit la bande magnétique, c’est toujours la tierce voix, celle du fond musical, qui en réalité lui parle ou la séduit, comme le ferait une entremetteuse devenue chose.

Mais le rapport amoureux n’est qu’un exemple, même s’il est le plus marquant. Dans toutes les situations, les gens laissent la tierce voix s’occuper d’eux, au sens que nous avons mis en évidence plus haut. Et même lorsque, par inadvertance, ils se parlent, la voix de la radio continue derrière eux comme la voix du ténor qui tient le rôle principal, pour leur donner le sentiment réconfortant et rassurant qu’elle continuera même lorsqu’ils se seront tus. Même après leur mort.

Puisque la parole leur est désormais garantie, livrée toute prête! et instillée goutte à goutte dans l’oreille, ils ont cessé d’être des! animaux doués de logos, tout comme ils ont cessé, en tant que] mangeurs de pain, de se rattacher à l’homo faber. Désormais, ils] ne préparent pas davantage leur propre nourriture linguistique] qu’ils ne cuisent leur propre pain. Les mots ne sont plus pour] eux quelque chose qui se prononce, mais quelque chose qui] s’écoute ; la parole n’est plus pour eux un acte mais une réception] passive. Il est clair qu’ils « possèdent » alors le logos dans un tout! autre sens que celui auquel pensait Aristote dans sa définition de] l’homme-*; ce faisant, ils deviennent des êtres infantiles, au sens] étymologique du terme - des enfants qui ne parlent pas encore, j Peu importe dans quelle civilisation et dans quel espace politique! a lieu cette évolution vers un être privé de logos : les conséquences en seront nécessairement partout les mêmes. Elle produira un type d’homme qui, parce qu’il ne parle plus lui-même, n’a plus rien à dire; un type d’homme qui, parce qu’il se contente d’écouter, de toujours écouter, n’est qu’un « serf ». Le premier I effet de cette limitation est d’ores et déjà perceptible sur ceux qui ne sont plus que des auditeurs. Il se répand dans toutes les sphères linguistiques, rendant la langue plus grossière, plus pauvre, si, bien qu’elle finit par lasser ceux mêmes qui la parlent5. Mais il va bien au-delà : la vie et l’homme deviennent eux aussi plus grossiers et plus pauvres, parce que le « cœur » de l’homme - sa richesse et sa subtilité - perd toute consistance sans la richesse et la subtilité du discours; car la langue n’est pas seulement l’expression de l’homme, mais l’homme est également le produit de son langage ; bref, parce que l’homme est articulé comme lui- même articule, et se désarticule quand il cesse d'articuler6.

Le traitement auquel est soumis l’homme lui est fourni à domicile, exactement comme le gaz ou l’électricité. Mais ce qui est distribué, ce ne sont pas seulement des produits artistiques tels que la musique ou bien des jeux radiophoniques - ce sont aussi les événements réels. Du moins ceux qui ont été sélectionnés, chimiquement purifiés et préparés pour nous être présentés comme une « réalité », ou tout simplement pour remplacer la réalité elle-même. Il suffit à celui qui veut être au courant, qui veut savoir ce qui se passe ailleurs, de rentrer chez lui, où les événements « sélectionnés pour lui être montrés » ne demandent qu’à jaillir du poste comme l’eau du robinet. Comment pourrait- il, à l’extérieur, dans le chaos du réel, être en mesure de saisir autre chose que des réalités de portée infime, locale? Le monde extérieur nous dissimule le monde extérieur. C’est seulement lorsque la porte d’entrée se referme en faisant entendre le déclic de sa serrure que le dehors nous devient visible ; c’est seulement une fois que nous sommes devenus des monades sans fenêtres que l’univers se réfléchit en nous ; c’est seulement lorsque nous promettons à la tour de rester enfermés entre ses murs au lieu de scruter le monde depuis son sommet que le monde vient à nous, que le monde nous plaît, que nous devenons pareils à Lyncée.

Au lieu de la pauvre certitude : « Regarde, le bien est si proche », par laquelle nos pères pouvaient répondre à la question : « À quoi bon errer au loin ? », il faudrait aujourd’hui énoncer la certitude suivante : « Regarde, le lointain est si proche », et pourquoi pas celle-ci : « Regarde, il n’y a vraiment plus que le lointain qui nous soit proche. » Nous voilà au cœur du sujet. Car ce sont les événements - les événements eux-mêmes, non des informations les concernant -, les matchs de football, les services religieux, les explosions atomiques qui nous rendent visite; c'est la montagne qui vient au prophète, le monde qui vient à l’homme et non l’homme au monde : telle est, après la fabrication de l’ermite de masse et la transformation de la famille en public miniature, la nouvelle réussite proprement bouleversante de la radio et de la télévision8.

Notre enquête va maintenant porter sur ce troisième bouleversement. Car elle s’attache presque exclusivement aux altérations singulières que subit l’homme, en tant qu’être auquel on fournit le monde comme on lui fournit gaz et électricité, et aux conséquences non moins singulières que cette livraison du monde à domicile entraîne pour le concept de monde et pour le monde lui-même. Afin de montrer que cela pose de véritables questions philosophiques, voici dans un ordre presque systématique quelques-unes des conséquences que nous serons amenés à envisager au cours de notre enquête.

1.     Quand c’est le monde qui vient à nous et non l’inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les habitants d’un pays de cocagne qui consomment leur monde.

2.    Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu’imagé, il est à la fois présent et absent, c’est-à-dire fantomatique.

3.     Quand nous le convoquons à tout moment (nous ne pouvons certes pas disposer de lui mais nous pouvons l’allumer et l’éteindre), nous détenons une puissance divine.

4.    Quand le monde s’adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.

j. Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs.

6.    Quand un événement ayant eu lieu à un endroit précis est retransmis et peut être expédié n’importe où sous forme d’« émission », il est alors transformé en une marchandise mobile et presque omniprésente : l’espace dans lequel il advient n’est plus son « principe d’individuation ».

7.     Quand il est mobile et apparaît en un nombre virtuellement illimité d’exemplaires, il appartient alors, en tant qu’objet, aux produits de série. Il faut payer pour recevoir ce produit de série : c’est bien la preuve que l’événement est une marchandise.

8.    Quand il n’a d’importance sociale que sous forme de reproduction, c’est-à-dire en tant qu’imagé, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie.

9.    Quand l’événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l’original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l’événement devenir la simple matrice de sa reproduction.

10.     Quand l’expérience dominante du monde se nourrit de pareils produits de série, on peut tirer un trait sur le concept de « monde » (pour autant que l’on entende encore par « monde » ce dans quoi nous sommes). On perd le monde, et les émissions font alors de l’homme un « idéaliste ».

Il est assez clair que ce ne sont pas les problèmes philosophiques qui manquent ici. Tous ceux qui ont été inventoriés vont  être abordés au cours de cet essai. Jusqu’au dernier point : l’étrange usage de l’expression « idéaliste ». C’est parce qu’il est ■ insolite qu’il doit tout de suite être expliqué.

Le monde ne nous apparaît plus, à nous, consommateurs de radio et de télévision, comme le monde extérieur dans lequel nous vivons, mais comme le nôtre (cf. le point i). Le monde a ; effectivement subi un déplacement remarquable. Il ne se trouve certes pas, comme le disent les versions vulgaires de l’idéalisme, « dans notre conscience » ni même « dans notre cerveau », mais il a néanmoins été transféré de l'extérieur à l'intérieur. Au lieu de rester dehors, il a désormais trouvé sa place dans mon salon en tant qu’imagé à consommer, en tant que pure essence, et ce transfert ressemble de façon particulièrement frappante à celui qu’opère l’idéalisme classique. Le monde est désormais mien, il est ma représentation, il s’est même transformé - si l’on veut bien prendre le mot de « représentation » à la fois au sens que lui a donné Schopenhauer et dans son acception théâtrale -, en une « représentation pour moi ». C’est ce « pour moi » qui est l’élément idéaliste. Car est « idéaliste », au sens le plus large du terme, toute attitude qui fait du monde une chose qui est à moi ou à nous, quelque chose de disponible, bref une possession, ma représentation ou encore ce que j’ai moi-même « posé » (au sens fichtéen). Si le terme « idéaliste » surprend ici, c’est seulement parce que l’idéalisme ne porte habituellement que sur des réalités spéculatives, alors qu’il désigne ici une situation où la métamorphose du monde en une chose dont je dispose est accomplie réellement et techniquement. Déjà la simple déclaration idéaliste trahit à l’évidence une exigence de liberté démesurée puisqu’elle revendique le monde comme possession. Hegel a utilisé le mot « idéalisme » dans son sens le plus large et n’a pas craint, dans ses Principes de la philosophie du droit, de qualifier d’« idéaliste » l’animal qui se nourrit dans la mesure où il s’approprie, s’incorpore et se représente le monde sous forme de proie et en dispose ainsi comme s’il était le « sien » Fichte était idéaliste parce qu’il considérait le monde comme quelque chose de « posé », comme le produit de la Tathandlung" de son moi, c’est-à-dire comme son produit. L’hypothèse commune à tous les idéalismes, au sens le plus large, est que le monde est là pour l’homme, soit comme un don, soit comme le produit de sa liberté, si bien que l’homme lui- même n’appartient pas au monde : il n’est pas un fragment du monde mais le pôle opposé au monde. Expliquer ce don, cette « donnée », comme une « donnée » sensible n’est qu’une variété d’idéalisme parmi d’autres, et pas la plus importante.

Si le fait de réduire le monde à une simple possession caractérise bien toutes les variétés de l’idéalisme - qu’elles en fassent un royaume (comme dans la Genèse), une image de la perception (dans le sensualisme), un bien de consommation (l’animal de Hegel), ce que je pose ou produis (chez Fichte), une propriété (chez Stirner) -, nous pouvons employer le terme en toute bonne conscience, puisque dans le cas présent ces diverses modalités de la possession se trouvent réunies.

Si grandes que soient les fenêtres que les postes de radio et de télévision nous ouvrent sur le monde, ils transforment toujours les consommateurs du monde en « idéalistes ».

Venant après ce que nous avons dit de la victoire du monde extérieur sur le monde intérieur, cette affirmation peut sembler insolite et contradictoire. C’est aussi mon impression. Le fait qu’il soit possible de soutenir l’une ou l’autre des deux affirmations semble révéler une antinomie dans le rapport entre l’homme et le monde. On ne peut pas résoudre d’emblée cette antinomie. Si c’était possible, notre enquête serait inutile. Or c’est la contradiction qui la motive : elle n’est rien d’autre qu’une tentative d’éclaircissement de cette situation contradictoire.

§ 6. Puisqu’on nous fournit le monde, nous n'avons pas à en faire l'expérience; nous restons inexpérimentés.

Nous n’avons plus besoin de traverser un monde qui désormais vient à nous : ce que nous appelions hier encore l’« expérience » est donc devenu superflu.

Les expressions « venir au monde » et « faire l’expérience du monde » avaient jusqu’à une époque récente fourni à l’anthropologie philosophique des métaphores particulièrement riches,J. Étant pauvre en instincts, l’homme, pour faire véritablement partie du monde, ne pouvait autrefois y accéder qu’après coup, c’est-à-dire a posteriori. Il devait d’abord en faire l’expérience et apprendre à le connaître, jusqu’à ce qu’il soit devenu un homme accompli et expérimenté. La vie était une exploration. Ce n’est pas sans raison que les grands romans de formation décrivaient les chemins, les détours et les voies aventureuses que l’homme devait suivre pour finir par accéder au monde, bien qu’il ait depuis longtemps vécu en son sein. Maintenant, puisque le monde vient à lui, qu’il est apporté chez lui en effigie*, l’homme n’a plus besoin d’aller vers le monde; ce voyage et cette expérience sont devenus superflus ; ainsi, puisque le superflu finit toujours par disparaître, ils sont devenus impossibles14. On voit bien que le type de l’« homme d’expérience » est de moins en moins répandu, et que le respect dû à l’âge et à l’expérience décline constamment. Puisque, comme le pilote d’avion mais à la différence du marcheur, nous n’avons plus besoin de chemins, la connaissance des chemins du monde que nous prenions autrefois et sur lesquels nous acquérions de l’expérience a fini par se perdre, et avec elle les chemins eux-mêmes. Le monde a perdu ses chemins. Nous ne parcourons plus les chemins, on nous « restitue » le monde (au sens où l’on restitue une marchandise mise de côté) ; nous n’allons plus au-devant des événements, on nous les apporte.

Ce portrait de nos contemporains paraîtra de prime abord infidèle. Car on voit habituellement, au contraire, dans la voiture et dans l’avion les symboles de l’homme d’aujourd’hui. On l’a même défini comme « bomo viator », l’être qui voyage (Gabriel Marcel) Pourquoi donc? Là est précisément la question. S’il attache de la valeur à son voyage, ce n’est pas parce que la région qu’il traverse - ou les lieux où il se fait expédier en express comme une marchandise - l’intéressent, ce n’est pas pour l’expérience qu’il peut en retirer, mais pour satisfaire sa faim d’omniprésence et son goût pour la bougeotte. En outre, à cause de la vitesse, il se prive de l’occasion même de faire des expériences (au point que la vitesse est devenue sa seule et ultime expérience) - sans oublier qu’avec l’uniformisation du monde à laquelle il se livre par ailleurs, il réduit effectivement le nombre des objets dignes d’expérience et capables d’en procurer, et qu’aujourd’hui déjà, partout où il atterrit, il se retrouve chez lui et ne trouve donc nulle part matière à expérience. « En voyageant avec nous, déclare la publicité d’une compagnie d’aviation dont le slogan conjugue provincialisme et globalisation, vous vous sentirez partout comme à la maison. » « Comme à la maison » : il n’est absolument pas illégitime de supposer que, pour l’homme d’aujourd’hui, tout voyage (même s’il lui permet d’atteindre sa destination en dormant, bien au chaud, tout en survolant le pôle Nord) représente déjà quelque chose d’archaïque, un procédé inconfortable et peu efficace pour obtenir l’omniprésence. S’il condescend à employer ce procédé périmé, c’est parce que, malgré tous ses efforts, il n’a pas encore réussi à tout se faire livrer chez lui comme il le voudrait.

Le consommateur de radio et de télévision qui, affalé dans son fauteuil, reste immobile et dirige le monde en effigie* sans sortir de chez lui existe à des millions d’exemplaires. Il allume le monde, le laisse avoir lieu devant lui, puis l’éteint à nouveau. Le seigneur qui fait ainsi manœuvrer ses troupes d’images est, selon nous, aussi caractéristique de l’homme d’aujourd’hui que le pilote de ligne et l’automobiliste. D’autant plus, d’ailleurs, que l’homme d’aujourd’hui, lorsqu’il conduit sa voiture, allume son autoradio. Il se procure ainsi la satisfaction et le réconfort de savoir que, s’il doit aller vers le monde, le monde vient aussi vers lui, et que celui-ci (maintenant condamné à le suivre et à rouler avec lui) n’a finalement lieu qu’afin de lui fournir un accompagnement musical.

« Avoir lieu devant lui ». « Afin de lui fournir un accompagnement musical ». « Comme à la maison ». Ces expressions révèlent à présent un mode d’existence, un rapport au monde d’une si profonde absurdité que même le mauvais génie trompeur* de Descartes n’aurait pas pu nous faire une plus mauvaise farce. Absurde, cette existence l’est au plus haut point, si nous nous référons à l’« idéalisme » au sens défini plus haut. Elle l’est même d’un double point de vue :

1.     Bien qu’en vérité nous vivions dans un monde aliéné, le monde nous est offert comme s'il était la pour nous, comme s’il était nôtre et semblable à nous.

2.     C'est comme tel que nous le « prenons » (c’est-à-dire que nous le considérons et que nous l’acceptons), bien que nous soyons assis chez nous, dans un fauteuil; bien que nous ne le prenions pas vraiment comme le prend « l’animal qui se nourrit » ou le conquérant qui se l’approprie, et bien que nous - enfin, pas nous, mais les consommateurs moyens de radio et de télévision - ne le fassions pas, ou ne puissions pas le faire nôtre. Si nous le « prenons » ainsi, c’est plutôt parce qu’il nous est servi sous forme d’images. Nous devenons ainsi des voyeurs exerçant leur domination sur un monde fantôme.

Nous commencerons par le premier point; nous consacrerons au second tout le chapitre II.

 

7 Le monde livré est d’abord « familiarisé »

II n’est naturellement pas question d’examiner ici l’origine, l’étiologie et la symptomatologie de l’aliénation. La littérature sur le sujet est considérable : nous supposerons donc ce processus connu18. L’imposture dont nous parlons réside, comme nous l’avons déjà dit, en ceci : nous vivons dans un monde distancié, mais nous avons le sentiment, en tant que consommateurs de films, de radio ou de télévision (mais pas seulement en tant que tels), de nous trouver avec tout, absolument tout - les hommes, les régions, les situations, les événements, et surtout les plus étrangers -, sur un même pied d’intimité. La bombe à hydrogène qui explosa le 7 mars 1955 reçut le sobriquet affectueux de « Granpa », c’est-à-dire « Pépé ». Ce processus visant à établir; mie pseudo-familiarité ne porte pas de nom, pour des raisons que nous clarifierons dans le paragraphe suivant. Nous l’appellerons la «familiarisation du monde » ; « familiarisation » et non « familiarité » : car nous ne nous jetons pas au cou de ce qui nous- est inconnu ou complètement étranger, mais on nous livre des) hommes, des choses, des situations et des événements étrangers- comme s’ils nous étaient familiers, comme si nous nous les étions déjà rendus familiers'".

Exemples                                     ;

Alors que - pour proposer deux exemples quelconques de distanciation - l’usage et la fabrication sont pour nous coupés l’un de l’autre (puisque l’instrument que nous utilisons est un produit déjà achevé et qu’au contraire sa finalité - ce que nous produisons en l’utilisant - reste indéterminée, voire étrangère à notre vie) ; alors que généralement notre voisin de palier, devant la porte duquel nous passons tous les jours à longueur d’année, ne nous connaît pas et ne franchit pas la distance qui le sépare de nous, ces stars de cinéma, ces girls étrangères que nous ne connaîtrons jamais personnellement et que nous ne rencontrerons jamais, mais que nous avons pourtant vues d’innombrables fois, et dont les particularités physiques et spirituelles nous sont mieux connues que celles de nos collègues de travail, ces stars se présentent à nous comme de vieilles connaissances, comme des « chums », des copines, si bien que nous sommes d’emblée à tu et à toi avec elles et que nous les appelons par leurs; prénoms, Rica ou Myrna, lorsque nous parlons d’elles. Toute distance est abolie dans ce qui nous est livré, et nous abolissons nous-mêmes, de notre côté, toute distance entre ces stars et nous : le fossé est comblé. Le film en « jd » montre bien la signification qu’on accorde à la disparition de ce fossé. Son invention et son introduction ne sont pas seulement dues à un intérêt pour le perfectionnement technique ou à la concurrence de la télévision, mais précisément au désir de donner à l’absence de distance entre ce qui est livré et le destinataire de la livraison le plus haut degré de vraisemblance sensible. Si cela était techniquement possible - et qui pourrait prédire ce que nous réservent les imminents progrès de la technologie? -, on nous proposerait des « effets téléhaptiques » grâce auxquels nous pourrions jouir tout aussi tactilement d’un crochet à la mâchoire. On atteindrait ainsi, pour la première fois, une véritable proximité. Mais le film en « j d » nous la promet déjà aujourd’hui : « You are with them and they are witb you », « Vous êtes avec eux et ils sont avec vous ».

Si ce rapport doit s’instaurer, si je dois passer au tutoiement, c’est aux images qu’il revient de m’v engager. En fait, toute retransmission comporte cette dimension de tutoiement, tout ce qui est livré à domicile invite au tutoiement. Si j’allume le poste et qu’apparaît le Président, il est là, tout à coup, assis à mes côtés, près de la cheminée - même s’il est en réalité à mille lieues de moi -, pour discuter. (Qu’il dispense cette intimité à des millions d’exemplaires n’est qu accessoire.) Quand la présentatrice apparaît sur l’écran, elle me réserve les regards les plus appuyés en s’inclinant vers moi avec une spontanéité affectée, comme s’il y avait quelque chose entre nous. (Qu’il y ait la même chose entre elle et tous les hommes qui regardent la télévision à ce moment- là n'est qu'accessoire.) Quand la famille qui expose ses problèmes à la radio se confie à moi, elle me considère comme son voisin, son médecin de famille ou son prêtre. (Qu’elle mette tout un chacun dans la confidence, mais qu’elle soit seulement là, en réalité, pour confier qu’elle est bien la famille de voisins par excellence n’est qu’accessoire.) Ils viennent tous me voir comme des visiteurs familiers et indiscrets, ils arrivent tous à moi pré-farniliarisés. À aucun de ceux qui volent jusqu’à moi ne reste attachée la moindre poussière d’étrangeté. Et cela ne vaut pas seulement des êtres humains qui apparaissent sur mon écran, mais de tout dans le monde, du monde dans son ensemble. La « familiarisation » est une magie si irrésistible, son pouvoir de métamorphose est si grand, que rien ne peut lui échapper. Choses, lieux, événements, situations sont tous transformés pour arriver chez nous avec un sourire de complicité, avec sur les lèvres un simple tatwamasiw, si bien que nous finissons par être sur le même pied d’intimité avec les étoiles qui brillent dans le ciel qu’avec celles qui brillent au firmament du cinéma, et que nous pouvons tout aussi légitimement parler de cette « good old Cassiopeia », cette bonne vieille Cassiopée, que de Myrna ou de Rita. Ce n’est pas une plaisanterie. Car si l’on considère aujourd’hui, dans les discussions publiques et même universitaires à propos des soucoupes volantes, qu’il est non seulement possible mais même probable que les habitants supposés d’autres planètes n’aient comme nous, exactement comme nous, nul autre souci que d’entreprendre des voyages interplanétaires, cela prouve bien que nous nous représentons n’importe quel être à notre image - un anthropomorphisme à côté duquel ceux des cultures dites « primitives » semblent bien timides. L’industrie du tourisme qui nous livre l’univers familiarisé doit remplacer l’identité formelle qu’implique le vers plotinien de Goethe11, « Si l’œil n’était pas soleil,.. », par l’équation commerciale : « Va où le soleil est le seul œil qui pourra te voir. » Le marchand qui omettrait d’identifier le soleil à un œil ne ferait pas ce qu’il faut pour vendre la nature à ses clients et risquerait de laisser échapper de possibles contrats. Ainsi, nous sommes systématiquement transformés en copains du globe terrestre et de l'univers, mais en copains seulement : car il ne peut évidemment être question d’une authentique fraternité, d’un panthéisme, d’un amour du lointain ou même d’une « empathie » que ressentiraient nos contemporains si conditionnés.

Ce qui vaut pour ce qui nous est socialement ou spatialement le plus étranger vaut aussi pour ce qui est temporellement le plus éloigné de nous, pour le passé ; lui aussi devient notre copain. Je ne parle pas ici des films historiques, dont c’est la règle. Mais j’ai trouvé, par exemple, l’expression « quite a guy », « un sacré type », appliquée à Socrate dans un ouvrage universitaire américain. par ailleurs plutôt sérieux mais écrit dans un style très décontracté. Cette formule, qui semble rapprocher le lecteur du lointain grand homme (car le lecteur est bien sûr lui aussi « quite a guy »), lui procure inconsciemment la satisfaction de croire que Socrate, si le hasard ne l’avait pas fait naître en des temps reculés, ne serait finalement pas très différent de nous, ne dirait rien de plus que nous et ne serait donc pas une autorité pour nous. Certains pensent que ce n’est pas tout à fait sans raisons que son époque - qu’il ne faut d’ailleurs pas trop prendre au sérieux - l’a neutralisé et mis à l’écart. Pour ceux-là, Socrate est aussi petit que nous. En aucun cas plus grand : le reconnaître leur interdirait aussi bien de croire au progrès que de réprouver toute forme de privilège. D’autres perçoivent (comme ils le prouvent par leurs réactions aux films historiques et autres reconstitutions) les figures de P histoire comme des figures comiques, c’est-à-dire comme des provinciaux du temps, comme des êtres qui n’ont pas grandi dans sa capitale - c’est-à-dire aujourd’hui - et se comportent par conséquent comme des idiots de village ou des rustres superstitieux. Ils relèvent l’absence de tous les instruments électriques qui n’avaient pas encore été inventés à l’époque, et reprochent ces lacunes aux hommes du passé comme si c’étaient des défauts. Pour nombre de nos contemporains, les grandes figures sont en fin de compte des excentriques, de drôles de types qui cherchent toujours à se singulariser en préférant, au lieu de vivre comme tout honnête homme d’aujourd’hui, habiter dans une caverne. Mais peu importe, « quite a guy » ou provincial, ces catégories sont voisines et constituent des variantes de la « familiarisation ».

L’exemple significatif de « Socrate, tbe guy » repose manifestement sur le grand principe politique de la Déclaration des droits de l’homme : « AU men are born equal », « Tous les hommes naissent égaux », aventureusement étendu à l’« equality of ail cithem of the commonwealth of past and prescrit », c’est- à-dire à l’égalité proclamée de tous les citoyens de l’histoire. Il est clair qu’un élargissement aussi inconsidéré du principe de l’égalité des droits crée non seulement une fausse proximité historique, mais aussi une fausse appréciation du dénominateur commun à tous les êtres humains - car l’essentiel, chez Socrate, réside précisément dans ce qui nous fait défaut. L’effet de cette méthode prétendument destinée à rapprocher l’objet consiste précisément à le dissimuler : à le distancier, voire à l'abolir purement et simplement, Oui, à l’abolir. Car le passé considéré sous le seul angle de la possibilité d’y trouver des copains est aboli en tant qu’histoire. Cela paraîtra peut-être plus facile à admettre que notre thèse générale selon laquelle le monde, lorsque ses régions les plus diverses et les plus éloignées sont toutes également proches de nous, est alors amené à disparaître en tant que monde,

 8. Les sources de la familiarisation : l’univers démocratique; familiarisation et marchandise; familiarisation et science.

Qu’y a-t-il donc derrière cette « familiarisation »?

Comme tout phénomène historique de cette ampleur, elle est surdéterminée, c’est-à-dire qu’elle doit son existence à différentes causes qui ont convergé et se sont unies pour en faire une réalité historique. Avant d’arriver à sa cause principale, nous en évoquerons rapidement trois autres, secondaires,

1.     Nous en avons déjà mentionné une quand nous avons parlé de Socrate, Nous l’appellerons la « démocratisation de l’univers »; voici ce que nous entendons par là. Quand absolument tout, le lointain comme le proche, est en relation avec moi, quand absolument tout a le même droit à se faire entendre et m’est assez familier pour que je le reçoive dans mon intimité; quand à toute préférence s’attache déjà le caractère odieux d’un privilège, on présuppose alors d’une façon certainement inconsciente un Tout structurellement démocratique, un univers auquel sont appliqués les principes (issus de la morale et de la politique) de l’égalité des droits et de la tolérance universelle. D’un point de vue historique, l’extension au cosmos de principes moraux n’est pas sans précédents. L’homme s’est toujours représenté l’univers à l’imagé de sa propre société. En revanche, la scission de l’image dü monde en une image pratique et une image théorique - complètement étrangère à la précédente - qui avait cours au siècle dernier, en Europe, était auparavant inhabituelle. Il n’est donc pas surprenant de trouver aux Etats-Unis, pays à forte tradition démocratique, une tendance à l’extension de ces principes. Cela a même donné une philosophie universitaire qui, poussée jusqu’à ses dernières conclusions, aurait signifié, avec son pluralisme analogue à celui de la démocratie, une véritable négation des principes monistes ou dualistes de la philosophie classique : la philosophie de William James.

Il, Il est évident que la familiarisation, qui place tout dans la même proximité ou dans la même apparence de proximité, est un phénomène de neutralisation, et que celui qui en cherche les causes doit regarder autour de lui, parmi les forces fondamentales de neutralisation du monde. L’une d’elles est la démocratie (ou du moins son absurde extension à des horizons autres que politiques).

Certes, le principal facteur de neutralisation, aujourd’hui, n’est pas de nature politique mais économique : c’est le fait que tout soit transformé en marchandise. Est-il, lui aussi, une des causes de la familiarisation? Impossible, dira-t-on. C’est impossible parce que la transformation en marchandise, c’est bien connu, est déjà une distanciation : aussi la « familiarisation », qui cherche à rapprocher les choses de nous, paraît-elle précisément être le contraire même de l’aliénation. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Il est vrai en effet que tout ce qui est transformé en marchandise se distancie, mais il n’est pas moins vrai que toute marchandise, si l’on veut qu’elle soit achetée et qu’elle s’intégre à notre vie, doit d’abord être rendue familière.

Voici plus précisément comment les choses se passent. Toute marchandise tend à être maniable, taillée sur mesure pour les besoins, le style et le mode de vie de chacun, agréable à la bouche ou à l’œil. Sa qualité se mesure à cette adéquation. Dit négativement, elle se mesure au peu de résistance qu’elle oppose à son usage et au peu d’étrangeté irréductible qui subsiste après son usage. Puisque aujourd'hui l’émission de radio ou de télévision est également une marchandise, elle doit s'adapter de la même façon à l’audition ou à la vision. Elle doit donc aussi tenir compte de l’œil ou de l’oreille et nous être servie dans les meilleures conditions pour nous donner satisfaction. Elle doit être familiarisée, dénoyautée et rendue assimilable afin de nous apparaître comme notre semblable, comme une chose taillée à notre mesure, comme si elle était des nôtres.

Ainsi considérée, la familiarisation semble perdre son caractère odieux et découler simplement du fait fondamental qu’en tant que membres de l’espèce homo faber, nous faisons « quelque chose de quelque chose », nous façonnons le monde à notre mesure. La familiarisation découle donc de la « culture » au sens le plus large du terme. Il est indiscutable en effet que tout travail est, en un certain sens, une familiarisation. L’acception élargie du terme « familiarisation », à laquelle nous associons une nuance de mépris, serait dès lors complètement déplacée, puisque nous ne pouvons tout de même pas reprocher au travail d’être ce qu’il est. Nous ne pouvons pas reprocher au menuisier, par exemple, de ne pas nous livrer le bois brut plutôt qu’une table, qui nous convient de fait incomparablement mieux. Il n’y a véritablement là aucune tromperie. La transformation ne devient une tromperie que lorsqu’on présente une chose fabriquée comme si elle était ce dont elle est faite. Or c'est précisément le cas du monde familiarisé. Celui-ci est un produit qui, en raison de son caractère de marchandise et en vue de sa commercialisation, est taillé à la mesure de l’acheteur et adapté à son confort : c’est un monde travesti - puisque le monde est l’inconfort même -, et ce produit a néanmoins l’audace ou la naïveté de prétendre être le monde.

IIX Une autre cause de cette familiarisation qui place tout dans une égale proximité est l’attitude du scientifique, légitimement fier d’être capable, dans le cadre de ses recherches, de rapprocher ce qui est le plus lointain et de mettre à distance, pendant qu’il travaille, les choses qui lui sont le plus proches dans la vie; de se consacrer avec zèle à ce qui ne le concerne pas en tant qu’individu, et de n’éprouver aucune passion pour ce qui le: touche de plus près : de neutraliser la différence entre proche et lointain. Le scientifique ne peut néanmoins adopter, puis conserver, cette attitude de neutralisation totale - son « objectivité » - qu'au prix d’un grandiose artifice moral, qu’en se faisant violence à lui-même : par l’ascèse du point de vue naturel sur le monde. Croire que l’on peut séparer cette neutralité de son fondement moral et l’offrir à tout le monde, même à ceux qui mènent une vie résolument non ascétique, non orientée vers la connaissance et en contradiction violente avec une telle neutralité, c’est ne rien comprendre, non seulement à la science, mais aussi aux devoirs moraux qu’impose sa vulgarisation. Cette incompréhension est au principe de bien des activités. En un certain sens, le lecteur, l’auditeur de radio, le consommateur de télévision, le spectateur de films culturels est aujourd’hui devenu un vulgaire double* du scientifique : on attend désormais de lui aussi qu’il considère tout comme également proche et également lointain - ce qui le plus souvent ne signifie certes pas qu’il doive désormais accorder à chaque phénomène un droit égal à être connu de lui, mais un droit égal à être pour lui objet de jouissance. Puisque aujourd’hui la connaissance est un « pleasure » et l’apprentissage une promesse de « fun », les frontières sont brouillées.

§ ç. La « familiarisation » est me forme raffinée de camouflage de la distanciation.

Nous n’avons pas encore mis en évidence la cause principale de la familiarisation, ni expliqué pourquoi un processus dont la réalité s’explique d’autant de façons différentes n’a pas de nom. Il est vraiment très étonnant qu’il soit resté occulté alors qu’il est aussi important, aussi symbolique de l’époque et aussi funeste que la distanciation, dont il est manifestement l’adversaire; alors que celle-ci (du fait que le mot est devenu familier, et bien qu’il ait ainsi perdu de sa précision) est pour sa part bien connue.

Mais la familiarisation est-elle vraiment l’adversaire de la distanciation? Absolument pas. Et nous arrivons ici à la cause principale, qui explique également pourquoi ce phénomène est resté jusqu’à présent sans nom. En effet, aussi paradoxal que cela puisse sembler, la cause principale de la familiarisation est la distanciation elle-même.

Qui croit sincèrement à la familiarisation, qui voit en elle la véritable force d’opposition à la distanciation, tombe dans le piège qu’elle tend. Le simple fait de se demander si la familiarisation profite ou nuit à la distanciation rend vaine toute velléité de voir dans la familiarisation l’adversaire de la distanciation. Car la réponse à la question est sans équivoque : la familiarisation profite à la distanciation. En réalité, sa principale réussite est d’avoir dissimulé les causes et les symptômes de la distanciation, tout comme le malheur que celle-ci avait entraîné; d’avoir ôté à l’homme, que l’on a aliéné de son monde et auquel on a aliéné son monde, la capacité de prendre connaissance de ce fait. Bref, sa réussite est d'avoir camouflé la distanciation sous un manteau d’invisibilité, d'avoir nié la réalité de la distanciation pour donner libre cours à son activité débridée - ce qu’elle réalise en peuplant le monde, sans relâche, d’images de choses apparemment familières : en présentant le monde lui-même, ses régions les plus éloignées dans l’espace et dans le temps, comme un unique et gigantesque chez-soi, comme un univers familier. C’est dans cette réussite que réside la raison d’être de la familiarisation. La distanciation se tient derrière elle comme son commanditaire. En faire des forces indépendantes ou antagonistes serait absurde, naïf et non dialectique. En fait, elles travaillent ensemble comme deux mains qui coopèrent harmonieusement : sur les blessures de l'aliénation que l’une des mains provoque, l’autre verse le baume de la familiarité. Quand ce n’est pas tout simplement la même main qui blesse et qui guérit : car, en fin de compte, on peut considérer que les deux processus n’en font qu’un et que la familiarisation elle-même n’est qu’une opération de camouflage de la distanciation qui s’avance, innocente, ainsi déguisée, pour témoigner apparemment contre elle-même, affirmer un équilibre des forces et démentir sa toute-puissance. Exactement comme Metternich, qui fonda un journal d’opposition libérale dirigé en apparence contre sa propre politique.

Un conte molussien raconte l’histoire d’une méchante fée qui guérit un aveugle, non pas en lui dessillant les yeux mais en lui infligeant une cécité supplémentaire : elle le rendit également aveugle à l’existence de son infirmité et lui fit oublier à quoi ressemblait la réalité - elle obtint ce résultat en lui envoyant sans cesse de nouveaux rêves. Cette fée ressemble fort à la distanciation déguisée en familiarisation. Elle aussi cherche, par des images, à maintenir l’homme privé de monde dans l’illusion qu’il en a toujours un : non seulement son monde, mais tout un univers qui lui est familier en tous ses détails, qui est le sien, qui lui ressemble. Elle parvient à lui faire oublier à quoi peuvent ressembler une existence et un monde non distanciés. Nous sommes donc bel et bien victimes d’un envoûtement, comine l’aveugle du conte. Mais la fée qui nous dissimule notre propre cécité est celle-là même qui nous a auparavant aveuglés.

On ne doit certes pas s’étonner que la distanciation conduise en secret cette opération d’autoreniement, qu’elle ne la signale pas expressément à notre attention. Où serait l’intérêt, pour ces puissances qui éloignent le monde de nous, d’éveiller notre méfiance en nous faisant remarquer, ne serait-ce que par le biais d’un terme spécifique, qu’il leur faut dissimuler la réussite de leur entreprise, cette distanciation qu’elles opèrent, en nous livrant des images-ersatz ? Ce qui est étonnant, c’est qu’elles parviennent effectivement à occulter ainsi, en ne le nommant pas, un phénomène quotidien d’une aussi grande ampleur et aussi peu enclin à se cacher que la familiarisation. C’est pourtant le cas, incontestablement. Elles livrent leurs images mais ne disent rien sur la finalité de cette opération. Et elles le font d’autant plus tranquillement que nous, les destinataires, nous nous laissons abuser sans paraître nous en porter plus mal ; comme si la blessure infligée par la distanciation nous rendait incapables de sentir que nous sommes sous l’empire des drogues de la familiarisation, et leur effet anesthésiant de sentir la blessure : comme si les deux processus se renforçaient mutuellement.

Même si l’on refuse de reconnaître que la familiarisation relève du camouflage et de la tromperie opérés par la distanciation, il reste incontestable qu’elle est, elle aussi, une mise à distance. Oui, elle aussi. Que l’on rende le proche lointain, comme le fait la distanciation, ou le lointain intime, comme le fait la familiarisation, l’effet de neutralisation est le même, Dans les deux cas, le monde et la place que l’homme y occupe sont modifiés par cette neutralisation, puisqu’il appartient à la structure de l’être-au- monde que le monde s’échelonne autour de l’homme en cercles concentriques plus ou moins rapprochés, et parce qu’il faut être un dieu indifférent ou un homme complètement dénaturé pour tout ressentir comme à la fois proche et lointain, et pour s’accommoder de tout. Or ce n’est pas de dieux stoïciens qu’il est ici question.

Rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde; plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces êtres faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main engourdie par le sommeil - car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l’alternance du sommeil et de la radio - pour écouter les émissions du matin au cours desquelles, premiers fragments du monde que nous rencontrons, ils nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent et, en nous détendant ou en nous stimulant, nous donnent le la d’une journée qui ne sera pas la nôtre. Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparences d’amis : car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec; des personnes véritables, nous préférerons rester en compagnie; de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme nos véritables amis.

Un jour, je me suis assis dans le compartiment d’un wagon Pullman en face d’une personne absorbée par l’écoute d’une voix qui à l’évidence lui était chère, une voix d’homme tonitruante sortant d’un minuscule appareil. Quand je lui dis bonjour, cette personne sursauta, comme si c’était moi le fantôme et non l’homme qui chantait dans la boîte, et comme si je m’étais rendu coupable de l’affreux crime d’entrer par effraction dans sa réalité, c’est-à-dire dans sa vie amoureuse. Je suis convaincu que d’innombrables hommes se sentiraient plus cruellement punis si on leur confisquait leur poste de radio que si on les emprisonnait en les privant de leur liberté tout en leur laissant leur poste : dans ce cas, en effet, ils pourraient continuer à s’épanouir au soleil de l’extérieur. Rien n’aurait changé, leur monde et leurs amis seraient toujours à leur disposition s’il voulaient continuer à les écouter, alors que le malheureux privé de son poste serait immédiatement saisi d’une peur panique à l’idée d’être plongé dans le silence du néant et d’y étouffer, solitaire et dépossédé du monde. Je me souviens qu’un jour, à l’époque où je vivais à New York, un jeune Portoricain de huit ans surgit, bouleversé, dans l’appartement de notre logeuse. Sa radio venait de se taire brusquement pour une raison quelconque et c’était, pour lui, la fin du monde.

Il voulait capter sur le poste de la logeuse la voix bien-aimée d’un de ses amis fantômes de Los Angeles qu’il ne devait manquer à aucun prix. Après l'avoir trouvée du premier coup - car il connaissait par cœur, sur le bout des doigts, la longueur d’onde où habitait cette voix -, enfin sauvé, il se mit à gémir doucement dans son coin, tel un naufragé rejeté sur le sable qui, tout heureux de retrouver la terre ferme, éclate en sanglots. Il ne lui vint évidemment pas à l’esprit de nous gratifier d’un regard, la logeuse ou moi. A côté du copain qu’il venait de retrouver, même s’il ne l’avait jamais vu, nous n’existions pas.

5 u>. L’aliénation est-elle encore un processus ?

La thèse selon laquelle notre dépendance envers les « amis familiers » et le « monde familier » nous aliène à nous-mêmes est peut-être devenue problématique. Non parce qu’elle irait trop loin, mais parce qu’elle n’ose pas aller assez loin, Car supposer que nous, hommes d’aujourd’hui, exclusivement nourris de succédanés, de stéréotypes et de fantômes, nous serions encore des « moi » ayant un « soi », et que ce serait ce régime alimentaire qui nous empêcherait d’être « nous-mêmes », ce serait faire preuve d’un optimisme qui n’est peut-être plus de mise. L’époque où l’on pouvait être victime de l’« aliénation », où celle- ci était un processus qui était effectivement à l’œuvre, n’est-elle pas déjà derrière nous - du moins dans certains pays? N’avons- nous pas déjà atteint un état où nous ne sommes plus du tout « nous-mêmes », mais seulement des êtres quotidiennement gavés d’ersatz? Peut-on dépouiller celui qui est déjà dépouillé? Peut-on dénuder celui qui est déjà nu ? Peut-on encore aliéner l’homme de masse à lui-même? L’aliénation est-elle encore un processus ou n'est-elle déjà plus qu’un fait accompli* ?

Longtemps nous avons raillé ces « psychologies sans âme » qui, elles-mêmes, se gaussaient, des catégories telles que le « moi » ou le « soi » et les tenaient pour relevant d’une métaphysique ridiculement scolaire, en disant qu’elles n’étaient que des falsifications de l’être humain. Avions-nous raison? Nos moqueries n’étaient-elles pas pure sentimentalité? Etait-ce bien ces psychologues qui avaient falsifié l’homme? N’étaient-ils pas déjà les  psychologues de l’homme falsifié? N’étaient-ils pas fondés, tant que robots, à étudier les robots, à faire de la cybernétiq plutôt que de la psychologie? N’avaient-ils pas raison jusq dans leurs erreurs, si l’homme dont ils traitaient était di l’homme falsifié ?

 

Le fantôme

Le monde nous est livré à domicile. Les événements nous sont servis. Mais sous quelle forme? Sous forme d’événements? Comme de simples reproductions d’événements ? Ou seulement comme des annonces d’événements?

Afin de pouvoir répondre à cette question, il nous faut la reformuler un peu différemment. Nous nous demanderons donc : selon quel mode d’être les événements retransmis sont-ils chez le destinataire? Selon quel mode d’être le destinataire est-il auprès d’eux? Ces événements sont-ils réellement présents? Sont-ils présents seulement en apparence? Sont-ils absents? De quelle manière sont-ils présents ou absents?

§ 11, Le rapport entre l’homme et le monde devient unilatéral. Le monde, ni présent ni absent, devient un fantôme.

D’un côté, les événements paraissent réellement « présents » : lorsque nous écoutons à la radio la retransmission d’une scène de guerre ou d’une séance parlementaire, nous n’écoutons pas seulement des communiqués sur les explosions ou sur l’orateur; nous entendons les explosions elles-mêmes, l’orateur lui-même. Cela ne signifie-t-il pas que les événements auxquels auparavant nous n’avions ni la possibilité ni le droit d’assister sont désormais réellement chez nous, et que nous sommes réellement auprès d’eux?

Non, absolument pas. Est-ce donc cela, la présence vivante? Quand les voix du monde ont librement accès à nous, quand elles ont le droit d’être chez nous tandis que nous, en revanche, nous n’avons aucun droit et ne pouvons commenter aucun des événements qu'on nous livre? Quand nous ne pouvons pas répondre à des personnes qui parlent tout le temps, pas même à celle qui semble nous adresser personnellement la parole? Quand il ne nous est permis d’intervenir dans aucun des événements dont le vacarme déferle autour de nous? La véritable présence ne suppose-t-eüe pas, par essence, un rapport de réciprocité entre l’homme et le monde ? Ce rapport n’a-t-il pas été amputé? N’est-il pas devenu unilatéral? N’est-il pas devenu tel que si l’auditeur perçoit le monde, il n'est plus lui-même perçu parle monde? L'auditeur n’est-il pas condamné par principe au  « don’t talk back » - à l’impossibilité de répondre? Ce mutisme auquel on le condamne ne lui ôte-t-il pas tout pouvoir? L’omniprésence qu’on nous offre n’est-elle pas le présent dans lequel vivent les esclaves? N’est-il pas plutôt absent, celui qui n’est pas libre, parce qu’on le traite comme s’il n’existait pas, comme un non-être, comme s’il n’avait rien à dire?

Il est absent, c’est évident. Et pourtant il serait à nouveau possible d’interpréter cette unilatéralité en sens inverse, c’est-à-dire comme une garantie de liberté et comme une présence : la liberté, n’est-ce pas aussi le fait de pouvoir, grâce à l’unilatéralité, participer à chaque événement à distance, en restant à l’abri du danger et invulnérable, avec le privilège de pouvoir en jouir comme d’un divertissement? Celui qui est véritablement présent, n’est-ce pas seulement celui qu’aucun des événements dont il est le témoin ne peut faire fuir et ne peut donc rendre absent ?

C’est tout aussi plausible. Et il serait tout à fait compréhensible qu’un contradicteur interrompe ce questionnement et déclare que mon va-et-vient entre la présence et l’absence de ce qui est retransmis ne correspond à rien de réel. Je l’entends dire : « La radio et la télévision ne nous livrent que des images. Ce sont des représentations, pas de la présence ! Quant au fait que les images ne tolèrent aucune intervention de notre part et font comme si nous n’existions pas, c’est une chose évidente, un phénomène connu depuis longtemps sous le nom d’“ apparence esthétique”, »

Aussi claire qu’elle paraisse, son argumentation est fausse. D’abord - et c’est un constat phénoménologique élémentaire - parce qu’il n’existe pas d’« images acoustiques » : le gramophone ne nous présente pas une image de la symphonie, mais la symphonie elle-même. Un rassemblement de masse vient-il à nous par la radio, ce que nous croyons entendre, ce n’est pas une « image » de la foule hurlante mais ses hurlements mêmes, bien que la foule elle-même ne nous atteigne pas physiquement. En outre, nous adoptons en tant qu’auditeurs - à moins qu’il ne s'agisse d'une œuvre d’art (un drame, par exemple) dont la retransmission prend en compte le caractère d’apparence - une attitude qui n’a rien d’esthétique : celui qui écoute un match de football le fait en supporter excité, il le perçoit comme ayant réellement lieu, il ignore tout du « comme si » de l’art.

Ce contradicteur a tort. Ce ne sont pas de simples images que nous recevons, Mais nous ne sommes pas non plus en présence du réel. La question de sa présence ou de son absence est effectivement sans objet. Mais ce n’est pas parce que la réponse par l’« image » - qui revient à répondre qu’il est « absent » - aurait un caractère d’évidence. Si la question est sans objet, c’est parce que la situation créée par la retransmission se caractérise par son ambiguïté ontologique ; parce que les événements retransmis sont en même temps présents et absents, sont en même temps réels et apparents, sont là et, en même temps, ne sont pas là; bref, parce qu'ils sont des fantômes.

§ 12, À la télévision, l'image et ce qu'elle représente sont synchrones. La synchronie est la forme appauvrie du présent.

« Mais ce qui vaut pour les émissions de radio ne vaut plus pour la télévision, poursuivra le contradicteur. Celle-ci nous livre incontestablement des images. »

Sans doute. Et pourtant, il ne s’agit pas non plus d’« images » au sens traditionnel du mot. Dans l’histoire des images humaines - jusqu’à nos jours -, l’image a toujours impliqué, par essence, un « décalage temporel » par rapport à l’objet représenté, même si ce décalage est toujours resté implicite. La langue exprime ce décalage de façon très rationnelle par l’expression « d’après » ; on peint une image ou on fabrique un objet « d’après » un modèle. L’image vient après son sujet, elle est une copie, un monument destiné à en rappeler le souvenir ou à en démentir le caractère passager; elle vise à sauver son sujet et à faire en sorte qu’il continue d’être présent.. Ou bien l’image précède son objet, comme une formule magique capable de provoquer sa présence, comme une idée, comme un blue print (un plan), un avant-projet ou un modèle destiné à disparaître une fois l’objet ou l’événement réalisé, Peut-être n’est-elle aussi, en fin de compte, qu’un moyen pour nous de nous transporter - ou de croire nous transporter - dans une dimension extérieure au présent, et même au-delà du temps. Mais un tel mode de neutralisation est encore un rapport au temps. Il serait difficile de citer des images qui ne seraient tributaires d’aucun de ces rapports temporels que l'homme entretient avec le monde. Il est douteux que l’on puisse appeler « images » des représentations auxquelles manque ce décalage. Or les images qui passent par la médiation de la télévision sont bien, elles, des représentations de ce genre.

Car on ne peut plus parler dans leur cas à*un rapport temporel aux choses représentées, même si, comme un film, elles se déroulent dans le temps. Le « décalage temporel » dont nous avons parlé se réduit, dans leur cas, à zéro : ces images sont simultanées et synchrones par rapport aux événements qu’elles représentent ; elles montrent, tout comme le télescope, ce qui est présent. Ce rapport n’est-il pas de « présence »? Des représentations qui montrent ce qui est présent sont-elles des images”?

Ce problème n’est pas resté inaperçu, mais ü n’a pas été formulé de façon satisfaisante. On a eu recours à l’expression déjà existante, et certes assez proche, d’« instantané », croyant ainsi avoir réglé la question. Mais cette expression, précisément, masque le problème. Dans la mesure où ils veulent retenir l’instant qui passe, les instantanés sont des images au sens le plus légitime, c’est-à-dire des images de pensée. Leur fonction en tant qu’imagé est plus proche de celle des monuments, ou même des momies, que des fantômes télévisuels. En effet, ces derniers ne retiennent plus rien, puisqu’ils apparaissent avec les événements qu’ils reproduisent et disparaissent avec eux : ils ne durent donc pas plus longtemps, à moins bien sûr qu’on ne les fixe. Ce sont des images d’un moment qui ne durent que ce que dure ce moment, s'apparentant par là aux images des miroirs : car celles- ci sont simultanées, synchrones avec le regard qui s’y reflète, et meurent avec lui; elles sont à tout point de vue un pur présent,

Sommes-nous seulement en train de jouer avec le mot « présent »? N’abusons-nous pas de ce hasard qui fait osciller le mot entre deux significations pour créer des problèmes imaginaires? Car manifestement nous l’employons dans deux sens différents. D’abord pour désigner la présence concrète, le moment où l’homme entre effectivement en contact avec l’homme ou avec le monde, le moment où, s’approchant l’un de l’autre, ils finissent par se rencontrer, se rejoindre et constituer ensemble la « situation »; et ensuite pour indiquer la simple simultanéité formelle, c’est-à-dire le fait que l’homme et n’importe quel événement se tiennent sur le point, pas plus gros qu’une tête d’épingle, du <i maintenant » et se partagent l’instant du monde. Mais si le mot « présent » a cette double signification - et pas seulement en allemand -, ce n’est pas un hasard. Cette double signification se fonde en effet sur l’impossibilité de tracer avec précision la limite à partir de laquelle un événement ou un élément du monde nous concerne si peu qu’il ne nous est plus « présent » qu’au sens de la simultanéité. Ce qui est présent se transforme en ce qui n’est plus que simultané. C’est le cas limite : le présent est ce qui me concerne le moins, donc ce qui m’est le plus lointain; mais dans la mesure où il ne cesse pas pour autant d’être « donné », il montre par là qu’il me concerne encore2'.

Même si l’on pouvait tracer une limite entre les deux significations, le jeu sur cette double signification ne viendrait pas de nous, mais de la télévision elle-même. Oui, ce jeu est au principe même de la retransmission, car toute la réussite de celle- ci tient au fait qu’elle nous offre, comme s’il était vraiment présent, un événement qui a lieu en même temps ou presque, Il s’agit de donner à ce qui n’est que formellement présent l’apparence d’un présent concret, de dissoudre complètement la frontière, elle-même déjà floue, qui sépare les deux « présents », l’important et l’insignifiant. Chaque image retransmise dit, et certes avec raison : « Je suis maintenant - et je ne suis pas seulement moi, la retransmission, je suis aussi l’événement retransmis. » Et par ce « Maintenant, je suis », par cette actualité, elle se transforme en un phénomène qui va bien au-delà de tout ce qui relève de l'image proprement dite. Elle se transforme, puisqu'elle n’est pas une véritable présence, en une chose intermédiaire cette chose intermédiaire entre l’être et l’apparence que nous avons appelée, à propos de la radio, un « fantôme ».

Il n’y aurait, en soi, absolument rien à objecter au fait de jouer ainsi sur la confusion des deux présents; on pourrait même encourager l’usage de ce procédé s’il était utilisé à bon escient. Il y a de nos jours beaucoup trop de choses que nous repoussons à tort sous prétexte qu’elles nous seraient «■ indifférentes », alors qu’elles peuvent nous intéresser et nous concerner (et être à leur tour concernées par nous), des choses qui sont « notre affaire », notre présent le plus concret, et qui constituent les menaces les plus actuelles qui pèsent sur nous. Le danger de la provincialisation n’est pas moins grand que celui de la fausse globalisation. Ainsi, l’accès à certaines techniques serait absolument nécessaire pour élargir l’horizon de notre présent moral, un horizon qu’il nous faut à l’évidence porter bien au-delà de celui qu'atteignent nos sens. Mais la télévision, précisément, ne travaille pas à cet élargissement. Elle achève bien plutôt de brouiller notre horizon, au point que nous ne connaissons plus le véritable présent, et que nous n’accordons plus à ce qui nous arrive et devrait vraiment nous concerner que ce semblant d’intérêt que nous avons appris à accorder au semblant de présent qu’on nous livre à domicile.

Inutile d’ajouter que le nombre de ces présences fantômes est illimité. Puisque le principe qui unit le consommateur et l’événement est abstrait et ponctuel, puisqu’il consiste dans le simple « maintenant » qu’ils partagent, ce principe est universel. Aucun événement ne survient en dehors du « maintenant » global; et tout peut être changé en un pseudo-présent. Mais plus on rend 1‘événement présent, moins il l’est. Parmi les « fans » de radio et de télévision que j’ai rencontrés, je n’en connais pas un seul que les portions de simultanéité qu’il avale chaque jour aient transformé en ami du monde ou seulement de ses contemporains. En revanche, j’en connais beaucoup que ce régime quotidien a privés de monde, coupés de toute relation et rendus incapables de fixer leur attention : ils sont devenus de purs compagnons de l’instant.

§ 13. Digression : coup d’œil rétrospectif sur une passion consumée. L’homme dispersé n'habite que dans l’instant. Les postes de radio et de télévision engendrent une schizophrénie artificielle. U individu devient un « dividu ».

Il y a plusieurs décennies, on vit apparaître une série de poètes lyriques (tels Apollinaire et le jeune WerfelM) qui, pour employer une vieille expression allemande, étaient « de toutes les noces à la fois ». En termes plus sérieux, ils se dispersaient et « s’évadaient » partout - au sens métaphysique du « partout à la fois ». Dans leurs poèmes, qui s’articulaient souvent autour du mot « maintenant », ils énuméraient tout ce qui arrivait simultanément à Paris, à Prague, au Cap, à Shanghai ou n’importe où encore. C’est sans aucun doute un authentique enthousiasme métaphysique qui poussait ces poètes à produire leurs singuliers hymnes au monde en forme de catalogue : peut-être prenaient- ils le « ne pas être perçu » pour un « ne pas être25 », et croyaient- ils que tout ce dont ils n’auraient pas pris note cesserait d’exister, s’évanouirait. Quoi qu’il en soit, l’idée d’être condamnés à séjourner dans un « ici » unique, particulier et contingent, en étant contraints de laisser disparaître toutes ces choses, les inquiétait tout particulièrement. Ils espéraient, par une sorte d’incantation, rendre à nouveau présents les « là-bas » qui avaient échappé à leur attention, et qui étaient donc absents. Pour ce faire, ils essayaient désespérément de les rassembler et de les réunir dans le point, incandescent d’un « maintenant » qui serait un instant omniprésent contenant tous les lieux et tous les événements qui leur sont associés, un instant auquel ils participeraient tous. On pourrait parler d’une expérience de magie métaphysique : ils aspiraient à annuler la séparation - à leurs yeux insupportable - des événements isolés les uns des autres (et par là même absents) qui constituent le monde, en invoquant la qualité d’omniprésence du « maintenant ». Ils aspiraient ainsi à faire de l’instant une arme magique contre l'espace considéré comme principe d’individuation. Si illusoire qu’ait été leur passion, elle était certes encore un ultime avatar de celle des Eléates : le désir de discréditer métaphysiquement!, la multiplicité. Il est presque tragique qu’ils aient vu « l’étant véritable » dans ce qui est le plus irréel, à savoir l’instant; ponctuel qui, une fois détaché de la multiplicité, ne peut plus la considérer que comme une simple illusion. C’est bien la preuve) qu’ils n’avaient plus à leur disposition de véritables principes métaphysiques - pas même les principes bon marché du panthéisme - et qu’ils ne pouvaient pas non plus avoir recours; en dernier ressort au « système » qui voit « la vérité » dans « le Tout ». Certes, ils étaient déjà en retard sur leur époque, mais qu’ils étaient vivants comparés aux « fans » de l’instant que nous connaissons aujourd’hui! Il serait bien difficile de découvrir chez ces derniers la plus petite étincelle tardive de cette passion du « maintenant ».

Ce n’est évidemment pas un hasard si ces poètes sont apparus au moment historique précis où les techniques de distraction (les magazines, entre autres) commençaient à se répandre à l’échelle des masses. Mais les poètes tentaient désespérément de réunir ce qui était dispersé, quand l’objectif des techniques de distraction et des appareils de divertissement consistait, à l’inverse, à produire ou à favoriser la dispersion. La « dispersion » (que l’on ne prend généralement, faisant ainsi preuve de beaucoup de « distraction », que comme une métaphore) visait à dépouiller les hommes de leur individualité, ou plus exactement à les empêcher de prendre conscience de cette perte en les privant de leur « principe d’individuation », c’est-à-dire de leur localisation spatiale, en les transportant dans un lieu où, étant « partout à la fois », jamais au même endroit, ils ne puissent plus occuper  aucun point déterminé et ne soient jamais chez eux, jamais à leur affaire, bref, ne se trouvent nulle part. On m’objectera que les victimes de ces techniques de distraction n’ont nullement été des victimes, que l’industrie n'a fait, avec ses offres de dispersion, que répondre à leur demande - ce qui n’est certes pas tout à fait faux mais pas tout à fait vrai non plus, puisque leur demande a elle-même été produite.

On ne saurait attendre d’hommes oppressés dans leur travail quotidien par l’étroitesse d’une occupation très spécialisée assez peu supportable, et que l’ennui accable, qu’à l’instant où la pression et l’ennui cessent, après le travail, ils puissent aisément retrouver leur « forme humaine », redevenir eux-mêmes (pour autant qu’ils aient encore un « soi »), ou même seulement le vouloir. Le moment où la dure pression à laquelle ils sont soumis se relâche ressemble plutôt à une explosion, et comme ces êtres libérés si soudainement de leur travail ne connaissent rien d’autre que l’aliénation, ils se jettent, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement épuisés, sur des milliers de choses différentes, sur n’importe quoi qui puisse relancer le cours du temps après le calme plat de l’ennui et les transporter dans un autre rythme : ils se jettent donc sur la rapide succession de scènes que leur propose la télévision.

Rien ne satisfait aussi complètement cette faim si compréhensible d’omniprésence et de changement rapide que la radio et la télévision. Elles favorisent en même temps le désir et son exténuation : tension et relâchement, rythme et inactivité, dépendance et détente - elles servent tout cela simultanément. Elles nous dispensent même d’avoir à courir après les distractions, puisque désormais ce sont elles qui courent après nous. Bref, il est impossible de résister à une tentation pareille. Il n’est donc pas étonnant que cette fièvre de s’évader dans deux ou cent, noces en même temps, qui tourmentait les poètes dont nous venons de parler, soit désormais notre façon habituelle de nous distraire, la plus innocente qui soit (du moins en apparence). C’est l’état de tous ceux qui, assis ici, sont en réalité là-bas, de ceux qui sont tellement habitués à être partout à la fois, c’est-à- dire nulle part, qu’ils n’habitent plus dans un lieu, encore moins dans une maison, mais seulement dans leur inhabitable localisation temporelle qui change à chaque instant : dans le maintenant. Mais notre description de la « dispersion » de nos contemporains n’est pas encore achevée. Elle culmine dans un état que l’on ne peut qualifier que de « schizophrénie artificiellement produite ». Et cette schizophrénie n’est pas un effet secondaire des appareils de distraction, mais un résultat volontaire, exigé par leurs utilisateurs eux-mêmes - quoique, bien entendu, ils ne l’exigent pas sous ce nom.

Par le mot « schizophrénie », nous désignons cet état du moi où celui-ci est divisé en deux ou plusieurs êtres partiels, ou du moins en deux ou plusieurs fonctions partielles, êtres ou fonctions non seulement incoordonnés et incoordonnables, mais que le moi n’envisage en outre nullement de coordonner - chose qu’il refuse même catégoriquement.

Dans la deuxième de ses Méditations, Descartes remarquait qu’il était impossible de « concevoir la moitié d’aucune âme" », Aujourd’hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C’est même le trait le plus caractéristique de l’homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations disparatesi en même temps.

L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. Le fait qu’elle aille de soi et qu’on l’accepte comme normale ne la rend pourtant pas inintéressante. Elle mérite au contraire quelques éclaircissements.

Si l’on demandait à cet homme qui prend un bain de soleil en quoi consiste « proprement » son occupation, il serait bien en peine de répondre. Car cette question sur quelque chose qui lui serait « propre » repose déjà sur un présupposé erroné, à savoir qu’il serait encore le sujet de cette occupation et de cette détente. Si l’on peut encore ici parler de « sujet », au singulier ou au pluriel, c’est seulement à propos de ses organes : ses yeux qui s’attardent sur leurs images, ses oreilles qui écoutent leur match, sa mâchoire qui mastique son chewing-gum; bref, son identité est tellement déstructurée que si l’on partait à la recherche de « lui-même », on partirait à la recherche d’un objet qui n’existe pas. Il n 'est pas seulement dispersé (comme précédemment) en une multiplicité d'endroits du monde, mais en une pluralité de fonctions séparées1*.

On a déjà répondu à la question de savoir ce qui pousse l’homme à cette activité désordonnée, ce qui rend ses fonctions isolées si indépendantes (ou si autonomes en apparence), Répétons-le cependant : c’est l’« horreur du vide », l’angoisse de l’indépendance et de la liberté, ou plus exactement l’angoisse qu’engendre l’espace de liberté résultant du loisir, le vide auquel l’exposent les loisirs qu’il doit organiser lui-même et le temps libre qu’il a lui-même la charge de remplir. Son travail l’a si définitivement habitué à être occupé, c’est-à-dire à ne pas être indépendant, qu’au moment où le travail prend fin, il est incapable de s’occuper lui-même : car il ne trouve plus en lui-même le « soi » qui pourrait se charger de cette activité. Tout loisir a aujourd'hui un air de parenté avec le désœuvrement.

Si, en cet instant, on l'abandonne à lui-même, il se fragmente en fonctions isolées les unes des autres, puisqu’il ne fonctionne plus en tant que principe organisateur. Bien sûr, ses fonctions sont habituées à être occupées à une seule tâche, exactement comme lui. Aussi se jettent-elles, chacune pour son propre compte, à l’instant même où menace le « désœuvrement », sur le premier contenu qui passe - et tout ce qui passe leur convient, dès lors qu’il peut devenir un contenu et, par là même, quelque chose à quoi se raccrocher19, Un seul contenu, une seule chose ne suffit jamais à occuper l’ensemble des organes. Chaque organe a besoin d'un contenu propre parce que, si un seul d’entre eux reste inoccupé, il constituera une brèche par laquelle le néant pourra s’engouffrer. Entendre seulement, voir seulement, cela ne suffit pas. Laissons de côté le Lait que l'exclusivité qu’implique une telle spécialisation de l’activité exigerait des capacités d’abstraction et de concentration dont il ne saurait être question en l’absence d’un centre organisateur. C’est, d’ailleurs pourquoi nous avons toujours besoin de musique pendant que nous regardons un film muet, si bien que nous commençons à manquer d’air lorsqu’elle s’arrête tandis que ce qui relève de la pure optique poursuit son cours. Bref, pour être protégé du néant, chaque organe doit être « occupé », et l’expression « être occupé » est, pour décrire cet état, incomparablement plus juste que celle « être employé ».

S’agissant de loisirs, l’occupation ne peut pourtant pas consister en un travail; c’est donc nécessairement en comestibles que l’on approvisionne les organes. Chaque organe, chaque fonction, se livre ainsi à sa consommation, selon son bon plaisir. Certes, celui-ci ne consiste pas nécessairement en une jouissance positive, mais - la langue n’a malheureusement pas de mot pour désigner cela - clans le fait que l’angoisse ou la faim que provoque le manque de l'objet peuvent alors cesser ; de même, ib n’est pas nécessaire, pour respirer, que l’on y prenne du plaisir - ce qui arrive rarement -, alors que le manque d’air provoque une faim d’air ou une réaction de panique.

Ce mot «faim » est le mot clé. Tout organe croit souffrir de faim dans ces instants où, au lieu d’être approvisionné, il est exposé au vide et donc libre. Pour lui, toute non-consommation momentanée constitue déjà une détresse; le meilleur exemple est celui du gros fumeur. Pour lut, c’est horrible à dire, la liberté (synonyme de « temps libre », d’« inactivité », de « non- consommation ») est identique à la détresse. C’est ce qui explique également la demande de produits de consommation pouvant être consommés de façon continue sans risquer le moins du monde de rassasier le consommateur. Si je parle de « risque », c’est parce que le rassasiement limiterait le temps de la jouissance et remettrait dialectiquement le consommateur en situation de non-consommation, et donc de détresse : d’où le chewing-gum que l’on mastique sans fin et la radio qui est toujours allumée5®.

Certes, l'identification perverse de la liberté et de la détresse, c’est-à-dire de la privation de liberté et du bonheur, ne date pas d’aujourd’hui. Déjà, « l’œuvre d’art totale » du XIXe siècle avait spéculé sur l’horreur du vide et produit des œuvres qui s’emparaient totalement de l’homme en s’attaquant à tous ses sens à la fois. On sait bien, historiquement parlant, à quel point ceux qu’elles ont attaqués furent enthousiasmés, quel plaisir ils prirent à cette totale privation de liberté. Pour comprendre ce que je veux dire, il suffit de s’attarder sur l’usage que l’on fait couramment de l’adjectif « captivant », dont on ne comprend plus le vrai sens. Il était de bon ton de payer très cher l’accès à ces représentations « captivantes ». Nietzsche fut le premier - et il est pratiquement resté le seul - à ressentir et à exprimer ce que cette « captation » avait de douteux’1. Bien sûr la captation d’autrefois, celle qui connut sa consécration à Bayreuth, était on ne peut plus humaine comparée à celle d’aujourd’hui. Car l’idée d’« œuvre d’art totale » présupposait tout de même une idée archaïque et honorable de l’homme : je veux dire que l’homme y était toujours reconnu comme un être qui, même attaqué et capturé, pouvait toujours exiger d’assister à une œuvre possédant en soi une véritable unité et lui garantissant donc de rester lui-même un; on lui accordait une défaite encore cohérente.

Cet ultime souci est désormais abandonné, La tentative la plus modeste et la plus innocente visant à associer des éléments cohérents est désormais considérée par principe comme le signe d’une parfaite arrogance. Il est aujourd’hui normal de livrer simultanément des éléments totalement disparates, non seulement pour ce qui est des matériaux, mais aussi de l’ambiance; non seulement de l’ambiance, mais du niveau culturel ; personne ne s’étonne aujourd’hui de prendre son petit déjeuner en regardant un cartoon où l’on enfonce un couteau dans le torse suggestivement bombé de la fille de la jungle pendant qu’on lui instille dans les oreilles les triolets de la Sonate au clair de lune. Une telle situation ne pose de problème à personne. La psychologie universitaire contestait encore, il y a peu, la possibilité de cette consommation simultanée d’un contenu et d’une ambiance disparates. Ce fait, que l’on a aujourd'hui à chaque instant des millions d’occasions de constater, semble pourtant rendre cette possibilité vraisemblable.

Jusqu’à maintenant, la critique de la culture n’a voulu voir la destruction de l’homme que dans sa standardisation, c'est- à-dire dans le fait qu'il n’était plus laissé à l’individu, devenu un être de série, qu’une individualité numérique. Aujourd’hui, même cette individualité numérique est perdue. Le résultat de la division est à son tour « divisé ». l’individu a été transformé en un « dividu », il est désormais une pluralité de fonctions. La destruction de l’homme ne peut manifestement pas aller plus loin. L’homme ne peut manifestement pas devenir plus inhumain. La « renaissance du point de vue qui embrasse la totalité », célébrée avec pathos et aplomb par la psychologie actuelle, n’en est que plus abstruse et hypocrite : une simple manœuvre pour : dissimuler les fragments brisés de l’homme sous la toge universitaire de la théorie.

14 Tout ce qui est réel devient fantomatique, tout ce qui est fictif devient réel. Les grands-mères abusées tricotent pour des fantômes et sont transformées en idolâtres par la télévision.

Après cette longue mais nécessaire digression consacrée à la « divisibilité » de l'homme qui se disperse, revenons maintenant à notre sujet : les dangers que font courir à l’homme la radio et la télévision.

Comme nous l’avons établi, ce qui est « retransmis » à domicile reste quelque chose d’ontologiquement si équivoque que nous n’arrivons pas à savoir si nous devons le qualifier de présent ou d’absent, de réel ou de figuré. C’est pour cette raison, que nous avons donné à cette réalité équivoque le nom de « fantôme »,

Un contradicteur avait contesté cette thèse. Il était selon lui oiseux de s’interroger sur la présence ou l’absence de ce qui est retransmis, les retransmissions étant des « apparences esthétiques » face auxquelles nous avons une attitude esthétique. On ne ferait que poser à nouveau un problème depuis longtemps résolu de façon satisfaisante.

Raisonner ainsi, c’est mettre du vin nouveau dans de vieux tonneaux. Les anciennes catégories ne font plus l’affaire, U ne viendra à l’idée de personne d’affirmer, s’il observe sans préjugés la façon dont il se comporte devant son poste, qu’il jouit là d’une « apparence esthétique ». S’il ne le fait pas, c’est parce qui ne le peut pas, c’est-à-dire parce que le propre des retransmissions - et ce qu’elles ont de proprement inquiétant -, c’est qu’elles échappent à l’alternative : « être ou apparence ». S’il est vrai que les événements une fois retransmis, deviennent fantomatiques, il n’est pas vrai, en revanche, qu’ils acquièrent le caractère du « comme si » propre à l'art. L’état d’esprit clans lequel nous assistons à la retransmission d’un procès politique est fondamentalement différent de celui qui est le nôtre lors de la retransmission, par exemple, de la scène du procès du Danton de Büchner. S’il nous est difficile de décrire clairement notre attitude, ce n’est pas seulement parce que nos concepts ont du mal à suivre la nouvelle réalité - et ils ont vraiment du mal à la suivre -, mais parce que le dessein avoué des retransmissions est précisément de produire des attitudes ambiguës. C’est du sérieux futile ou du futile sérieux qu’elles doivent produire, c’est-à-dire un état, d’oscillation et d’incertitude où la distinction entre le sérieux et le futile n’a plus cours, et où l’auditeur ne peut plus savoir ni même se demander en quoi ce qui est retransmis le concerne (est-ce en tant qu’être ou en tant qu’apparence, en tant qu’information ou bien en tant que « fun »?) ou à quel titre il doit réceptionner ce qui lui est livré (en tant qu’être moral et politique ou en tant que consommateur de loisirs?).

L'équivoque entre le sérieux et la farce est à son comble dans les pièces radiophoniques et télévisées, là où l’on cherche pourtant à perpétuer une idée de l’« apparence » issue de la tradition théâtrale. Il arrive d’une manière toute dialectique que les histoires conçues comme des « fictions » agissent sur nous comme si elles étaient réelles (puisqu'elles passent par la médiation de la technique même qui fait des véritables événements des fantômes). Là où la vie est un songe, les songes sont la vie. Il en va de même ici ; puisque toute réalité se présente comme un fantôme, tout fantôme est réel. Lorsque sa retransmission donne à tout événement réel le caractère d’une apparence, l'événement apparent (une scène imaginaire d’une pièce de théâtre) ne peut que perdre son caractère d'apparence spécifiquement esthétique. Effectivement, on ne sent plus, ou presque plus, ce caractère. L’histoire purement fictive nous abuse au point que nous croyons en être les véritables témoins, les véritables acteurs et même les véritables victimes. Je pense ici notamment à La Guerre des mondes d'Orson Welles, cette pièce radiophonique de 1938 qui avait pour thème l’invasion de la Terre. Puisque la radio diffusait - reprenant ainsi grossièrement à Hamlet le procédé du « théâtre dans le théâtre » - des reportages (dont le parfait réalisme constituait la prétendue performance artistique), l’émission ne se différenciait plus en rien d’un véritable reportage radio. À quoi aurait-il été le plus important qu’elle renonce, si elle avait voulu se distinguer d’un reportage : à sa bêtise irres- pensable ou à son absence coupable de scrupules ? La question reste ouverte. Même les explications insérées dans l’émission pour expliquer qu’il s’agissait d’une pièce n’y pouvaient rien changer, dans la mesure où aucun des auditeurs tenant cette invasion pour possible ne pouvait, en entendant l’annonce de la catastrophe - « Les Martiens sont là » -, rester tranquillement assis sur sa chaise à écouter calmement l’émission jusqu’à la prochaine explication. En tout cas, l’apparence nous apparut à la fois comme un événement réel et comme un véritable reportage sur cet événement, provoquant ainsi une véritable panique. Ce fut d’ailleurs la première « panique de masse en solo », car chacun s'affola entre ses quatre murs sans entrer en contact avec ses voisins. Cette panique avait aussi peu de rapport avec l’« attitude esthétique » que les cris de terreur qui retentissent au moment où se déclare un incendie n’ont de rapport avec les cris d’allégresse que provoque un feu d’artifice.

Mais ce cas déjà « classique » dans l’histoire de la radio n’est pas unique. Ce qui vaut pour lui vaut pour toute pièce radiophonique, du moins pour celles qui ne sont pas stylisées, qui se déroulent dans le présent et dont le contenu semble parfaitement anodin. Car elles confondent, elles aussi, l’être et l’apparence. Elles confondent la vraie et la fausse implication de l’auditeur et l’abusent en se laissant prendre au sérieux. Qu’on ne se méprenne pas : dans ce cas, la futilité ne tient pas au fait que le sérieux est servi et consommé comme s'il était futile, mais au fait que le futile est offert et reçu comme s'il était sérieux. Toute l’ingéniosité de l’affaire consiste à prétendre qu’il s’agit d’une chose sérieuse. Je pense à ces feuilletons radiophoniques qui mettent en scène, des années durant, la vie quotidienne de familles fictives; dépourvus de violence et souvent mélodramatiques, ils sont cependant loin d’être inoffensifs. Je connais aux États-Unis un certain nombre de vieilles dames dont l’entourage - donc le « monde » - se compose exclusivement de tels êtres fictifs. Elles s’impliquent si vivement dans les péripéties traversées par ces êtres que, lorsqu'un membre de cette famille fantôme meurt ou se fiance, elles en perdent le sommeil. Leurs relations se composent donc de fantômes, et le sens de leur vie dépend de leur relation avec cette famille fantôme. Sans elle, elles n’auraient personne; sans elle, ce ne serait plus la peine de continuer à vivre. Pour leurs fantômes, elles tricotent des gants en hiver; et s’ils attendent un bébé fantôme, les stations de radio sont submergées de paquets de lingerie pour bébé, de brassières et de bonnets de laine qui sont ensuite transmis, à l’insu des vieilles dames qui les ont tricotés, à des bébés certes totalement inconnus mais bien réels, vivant dans des orphelinats.

« How is Walt? » (« Comment va Walt? »), demanda-t-on un jour de 1943 à l’une de ces malheureuses.

« Prisonnier de guerre en Allemagne », répondit-elle sans hésiter.

Celui qui avait posé la question en fut décontenancé. « En Allemagne ? Mais je croyais qu’il était dans le Pacifique. »

« Ah, vous voulez parler de mon Walt ! Pourquoi ne me Pavez- vous pas dit tout de suite? Je croyais que vous parliez de Walt, »

Personnage du soap-opera Porcia faces life (« Porcia face à son destin »), « Walt » était connu dans tout le pays : il était devenu, en quelque sorte, un parent, de chaque auditeur,

Certains trouveront peut-être ces vieilles dames si sensibles seulement comiques ou bornées. Moi, elles me font l’effet de spectres : j’ai l’impression que, telles des Parques, elles tricotent les destinées de notre monde fantôme. Nous avons qualifié plus haut d’« unilatérale » la situation parfaitement contradictoire où l’homme fait l’expérience d’un prétendu « monde » sans pouvoir s’adresser à lui, alors que ce « monde » ne tient pas compte de l’homme auquel il s’adresse pourtant en permanence; or ces Parques incarnent, de la plus horrible manière qui soit, l’absurdité de cette situation : d’une part, elles ne sont pas conscientes de l’unilatéralité - sans quoi elles ne tricoteraient pas d’autre part, elles semblent l’avoir acceptée comme une évidence, car pas une seule fois je n’ai entendu ces vieilles dames se plaindre de n’avoir jamais été prises en considération par leur famille fantôme, d’avoir toujours été traitées par celle-ci comme du vent, de ne pas avoir de véritables relations avec elle et d’avoir dû se contenter, en fin de compte, d’écouter aux portes. Ce qui est déplorable et même scandaleux dans cette situation, c’est que la famille fictive réussit bel et bien à remplacer la véritable famille ; qu’elle peut susciter, entretenir et satisfaire cette faim de sentiments et de tendresse maternels et grand-maternels qui sont légitimes dans la vie d’une véritable famille; et enfin, que cette famille fictive ne connaît même pas ~ n’étant qu’une « image » - l’existence de celles qui l’aiment : elle bafoue, ce faisant, des sentiments bien réels (des sentiments qu’elle produit en masse pour qu’ils soient consommés solitairement).

J’entends déjà qu’on m’objecte : « Pourquoi faudrait-il plaindre ces vieilles dames d’éprouver d’aussi sympathiques sentiments? N’est-ce pas en soi une bonne chose? Ne sont-elles pas sincères ? Leurs sentiments sont-ils, eux aussi, des fantômes ou des simulacres? » A cela, on ne peut que répondre, en se référant à l’amour démodé et désormais injustifiable de la vérité, que ceux qui vivent dans des sentiments encore si véritables, si sympathiques ou si bons, mais tournés vers le vide et dépourvus d’objet réel, sont plus profondément et plus honteusement trompés que ceux qui le sont seulement dans leurs opinions; que les mensonges ne deviennent pas meilleurs lorsque ceux qui les gobent les prennent sincèrement pour la vérité; que c’est justement le but de tout mensonge de s’imposer ainsi. Ces victimes des fantômes sont trompées dans leur humanité même, puisque leur subjectivité et le monde sont deux choses désormais définitivement coupées l'une de l’autre. Il est difficile de dire ce qui est le plus scandaleux : que le mécanisme d’une production de masse  inspire à des millions de femmes le même sentiment - en l’occurrence un même amour pour un même petit-fils -, ou que ces femmes en soient réduites à aimer non plus « leur » petit- fils (elles n’en ont pas) mais l’amour qu’elles pourraient témoigner à un petit-fils (si elles en avaient un), sombrant ainsi dans la sensiblerie et le sentimentalisme.

Le mauvais tour qui est joué ici à la dignité du sentiment humain est désolant ; jouer avec les sentiments de personnes seules, pousser des êtres humains de tous âges à écouter aux portes ou à devenir des voyeurs, tout cela est répugnant. Mais le plus décourageant c’est que la critique de ces phénomènes est perçue comme une critique de leurs victimes.

Pendant des milliers d’années, des idoles ont pu susciter et exiger des sentiments de respect et de soumission, abusant ainsi les hommes. Ce temps semblait révolu, jusqu’à ce que l’on remplace ces divinités par des simulacres d’hommes. Les brassières qui s’empilent dans les stations de radio à l’intention d’enfants qui n’existent pas ressemblent beaucoup aux offrandes qui s’accumulaient autrefois sur les marches des autels consacrés aux idoles. La tromperie d’aujourd’hui n’est pas moindre que celle d’autrefois. Et on ne voit pas pour quelle raison l’indignation soulevée par la tromperie d’aujourd’hui devrait être moins violente et paraître moins juste que celle qu’a provoquée la tromperie d’autrefois*1.

§ s$. Les histoires de fantômes d’aujourd’hui : le monde fantôme et le monde réel entrent en collision. On menace un fantôme.

Mais ces grands-mères mystifiées, qui n’appartiennent déjà plus à proprement parler à ce monde ou ne s’y raccrochent encore que dans la mesure où il fournit un prétexte à leurs fantasmagories sentimentales, sont un cas exceptionnel, un cas trop parfait. Les fantômes ne parviennent qu’exceptionnellement à éliminer définitivement leur concurrente la réalité, à s’y substituer entièrement et à s’assurer l’exclusivité des émotions du consommateur. D’habitude, c’est un mélange qui se produit ; les créatures des deux mondes vont à la rencontre les unes des autres, elles entrent en collision, se font concurrence et se mêlent les unes aux autres. Ce sont les créatures de deux mondes ontologiquement différents - il faut le souligner - et non pas, comme dans les science fiction stories (des récits dénués de fantaisie par rapport à la fantastique réalité d’aujourd’hui), les créatures de deux planètes différentes. Bref, notre normalité est une histoire de fantômes. Qu’on ne prenne pas l’expression au sens figuré, car il est caractéristique de l’être ou du non-être des spectres de quitter leurs semblables pour franchir le seuil de leur monde et venir dans le nôtre affronter ce qui est réel. C’est ce qu’ils font aujourd’hui. À chaque instant, dans le monde de chacun d’entre nous, ont lieu effectivement ces combats avec des fantômes. S’ils passent souvent inaperçus, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont désormais chose banale (au même titre que les conflits entre l’esprit et la chair), mais aussi parce que nombre d’habitants du monde réel ont déjà été définitivement vaincus par les fantômes et sont déjà des reproductions de fantômes; et s’ils leur ressemblent tant, c’est que la victoire des fantômes a déjà effacé ce qui permettait de distinguer les protagonistes de ce combat. Il est presque inutile de rappeler que d’innombrables girls réelles se sont donné l’apparence d’images de cinéma et courent çà et là comme des reproductions de reproductions, parce que si elles se contentaient d'être elles-mêmes, elles ne pourraient pas rivaliser

La presse a rapporté, il y a peu, un exemple particulièrement parlant de collision entre fantôme et réalité : celui du combat qui a opposé un spectre télévisuel et un habitant de Londres.

Dans cette ville vivait ~ peut-être y vit-elle encore? - une femme, une ménagère de la petite bourgeoisie à ce point fascinée par une vedette de la télévision qu’elle ne laissait jamais passer une chance de contempler cet Apollon sur son écran. Les soldes ne réussissaient plus à la faire sortir de chez elle et aucune remontrance de son mari ne l’intimidait plus - chaque jour à une heure précise, elle se pomponnait et revêtait ses habits du dimanche en l’honneur de son amant en effigie*, et sa pauvre chambre-cuisine se transformait, pour un divin quart d’heure, en garçonnière ; l’affaire était pour elle au plus haut point réelle.

Certes elle savait bien, au fond, qu’elle devait partager cet amant avec des centaines de milliers d’autres femmes. Mais elle ne l’avait jamais vu qu’en privé, c’est-à-dire en tant que « consommatrice de masse solitaire », et n’avait en outre qu’une expérience très rudimentaire des phénomènes d’appropriation en commun (expérience qu’elle aurait inévitablement acquise si elle avait fréquenté les théâtres ou les cinémas). Bref, elle était persuadée qu’il y « avait » quelque chose entre elle et lui ; ce qui était d’autant plus flatteur pour elle que c’était lui qui avait pris l’initiative, qui s’était adressé à elle; c’était lui qui, chaque jour, venait à elle et lui parlait, même si, par ailleurs, elle n’aurait pas pu nier qu’elle s’était contentée de regarder son Apollon télévisuel et que celui-ci n’avait jamais rien su de l’amour qu’il lui inspirait. On le voit, l’affaire était déjà compliquée et résolument fantomatique. Elle se corsa encore du fait que le mari de la dame (un malheureux petit employé du gaz avec lequel elle avait vécu jusque-là sans véritable enthousiasme mais pas trop mal non plus) ne pouvait en aucun cas rivaliser avec cet amant viril, plein de charme", toujours de bonne humeur et prêt à flirter. Avant qu’elle ait compris ce qui lui arrivait, son mari avait commencé à lui taper sur les nerfs. Elle ne tarda pas à le haïr, d’autant plus qu’il mettait une malignité particulière à rentrer à la maison juste  après son travail et réclamait, affamé, son repas au moment précis où l’amant (qui, de par son caractère fantomatique, possédait l'appréciable qualité de ne jamais demander à manger et de ne jamais la rudoyer.) venait d’arriver à son rendez-vous'* de l’après-midi. Le mari réel et l’amant fantôme se faisaient face, la collision était imminente même si elle n’était que fantomatique ou à demi fantomatique : car si le mari grinçait des dents, le fantôme en revanche continuait à roucouler tranquillement et l’ignorait superbement. .Si l’époux légitime voyait bien que sa femme était pendue aux lèvres de l’autre, le fantôme en revanche ne voyait rien du tout, Le mari était impuissant devant ce fantôme auquel rien ne pouvait faire perdre sa superbe. Tout était donc en place pour la farce clownesque du mari et de la femme. Il suffisait qu’il éteigne le poste, afin de faire disparaître : l’objet de sa haine, pour qu’elle le rallume; il suffisait que ce jeu se répète pour qu’il devienne la calme ouverture de ce qui devait bientôt devenir un véritable furioso. Pour le mari, la tentation était évidemment très grande de « corriger » une bonne fois pour toutes l’amant de sa femme. Mais il ne pouvait y céder : ce poste de télévision était tout de même le sien, la plus belle pièce de son intérieur, sa fierté et son honneur; outre qu’il n’avait pas fini de le payer, c’était aussi son occupation exclusive et la seule consolation de ses soirées. Pour passer sa fureur, il lui aurait donc fallu s’en prendre à sa propre chair. Mais comme rien ne rend plus méchant que le combat furieux et muet entre le désir de détruire et celui de posséder, comme rien ne déchaîne une rage aussi sauvage que la colère rentrée, bref, comme il fallait bien cogner, il se tourna vers quelque chose de moins précieux mais de plus résistant que l’appareil; il se mit à battre sa femme. Mais cela aussi fut vain, car elle supporta la raclée en silence, tournant des yeux de martyre en direction de son amant (qui n’en tenait bien sûr aucun compte et continuait à roucouler tranquillement), ce qu’elle ne réussit à faire que parce que son mari, comme allaient l’établir plus tard les dépositions faites au procès, n’oublia jamais complètement que sa résistance aussi était limitée et qu’il ne fallait pas non plus sous-estimer sa valeur : il dosa donc la violence de ses coups. Il ne réussit pourtant ni à lui interdire les visites du fantôme ni, a fortiori, à réveiller l’amour qu’elle avait pu avoir pour lui. Dans sa vaine fureur, il eût probablement préféré cent fois avoir un rival en chair et en os, un concurrent issu de ce monde qui, lui, aurait eu la décence d'être réel, un concurrent qui aurait réellement séduit sa femme mais qu’il aurait pu tout, aussi réellement jeter dans l’escalier, plutôt que ce rival insaisissable auquel il n’était pas interdit d’entrer chez lui par effraction, qui le dégoûtait de son propre appartement et qui, sans avoir lui- même besoin de manger, lui gâchait ses repas, sans aimer, lui brisait son ménage, et, sans même la voir, transformait sa femme autrefois si douce en une folle hallucinée. Il n’est pas étonnant que le désespéré se soit finalement résolu à poser un ultimatum à ce maudit fantôme, c’est-à-dire à lui écrire une lettre de menace : « Get oui or.,. » (« Disparais, sinon... »). Comme l’autre terme de cette alternative consistait en une menace de mort et que le facteur était peu au fait de la subtile différence qui existe entre les fantômes et les hommes réels, il remit la lettre à l’acteur X qui ignorait tout de sa maîtresse mais était en revanche soucieux de sa propre vie non fantomatique. L’affaire connut un épilogue judiciaire qu’a rapporté la presse anglaise. Le verdict n’a pas encore été rendu.

§ 16. Grâce au petit format de son écran, la télévision transforme tout événement en bibelot.

Nous avons dit que l’intention délibérée de la production était de susciter une impression de « sérieux futile » et de « futilité sérieuse » chez le consommateur. Ce n’est qu’en habituant durablement le consommateur à cet état d’indécision et d’oscillation, c’est-à-dire en faisant de lui un homme incapable de prendre la moindre décision, qu’on peut être sûr de disposer de lui en tant qu’homme. C’est à cette fin et pour profiter de ses conséquences morales qu’on entretient chez lui l’incapacité à faire la distinction entre être et apparence, qui n’est peut-être en soi qu’une propriété phénoménologique contingente des retransmissions.

Les exemples des Parques tricotant pour les fantômes et de la pièce radiophonique d’Orson Welles ont montré comment le fictif pouvait verser dans l’horreur ou le tragi-comique. L’exemple du fantôme menacé de mort a montré comment le fictif devenu tragi-comique pouvait entrer en conflit avec le réel et avoir ainsi de réelles et sérieuses conséquences. Il nous faut maintenant montrer comment le réel est à l’inverse transformé en quelque chose de futile et d’anodin, c’est-à-dire comment le réel est « familiarisé ». Revenons donc brièvement sur ce phénomène. Nous ne ferons cette fois aucun constat d’ordre général sur la « familiarisation » ; nous relèverons seulement Tune des astuces techniques sur lesquelles elle repose. Nous voulons parler du petit format des images qui apparaissent sur l’écran de télévision.

On nous objectera bien sûr que le petit format des écrans de télévision n’est pas une astuce technique mais un défaut technique, et en l’occurrence un défaut seulement provisoire auquel on pourra sûrement remédier un jour. II est certain qu’on pourra y remédier. Mais il est douteux qu’on le veuille et qu’on le fasse-'b Et cela pour la bonne raison que la très petite taille des écrans de télévision, même si elle n’était pas volontaire à l’origine, s’est pourtant révélée très opportune. Dès qu’on l’a compris, on a tiré parti de ce défaut providentiel : on l’a utilisé afin de faire passer le macrocosme pour un microcosme et de transformer chaque événement du monde en un bibelotM. Je parle de « bibelot » parce que le format miniature de l’écran lui permet de remplir la fonction qui était autrefois dévolue aux bibelots. Ces petits bustes de Napoléon en porcelaine, par exemple, que l’on apercevait sur les tablettes des cheminées de nos arrière- grands-pères, ont plus fait pour effacer des mémoires la débâcle de la Grande Armée que les plus épais livres d’histoire. On a seulement gagné en rapidité ; car si l’on veut faire croire aujourd’hui aux gens qu’ils mènent une existence innocente dans un monde innocent, on ne leur sert plus après coup la version innocente de l’événement, on la leur sert en même temps que l’événement lui-même, comme un « bibelot synchrone » (quand on ne la leur sert pas avant l’événement, dans un but « préventif » et pour des raisons prophylactiques). À peine sommes-nous assis devant cette minuscule surface que nous sont soudain greffés des yeux qui, à la manière de jumelles inversées, nous permettent de regarder toute scène de ce monde comme une scène innocente et humaine; ou plus exactement - car la plupart des cadeaux de la technologie sont des entraves déguisées - des yeux qui nous interdisent de regarder le monde autrement et nous empêchent de reconnaître qu’il est impossible d’embrasser d’un seul coup d’œil et de prendre ainsi la mesure réelle des événements, des décisions et des infamies dont on fait de nous les témoins et les victimes. Ce qu’on nous donne à voir, c’est une fausse vue d’ensemble - une vue d’ensemble qui n’est pas fausse parce qu’elle omettrait tel ou tel détail, mais parce qu’elle se contente de démentir l’idée qu’il est impossible de prendre toute la mesure du monde sans en prendre la mesure réelle. Même si l'écran pouvait réaliser sur le plan optique ce que cherchaient à réaliser autrefois les systèmes philosophiques, à savoir nous offrir le Tout du monde, le « Tout » qu’il nous offrirait ne serait pas, comme chez Hegel, le « Vrai », et cela précisément parce qii il ne serait pas le Tout, Il ne serait pas le Tout pour la simple raison qu’il dissimule la véritable dimension de notre monde, et l’impossibilité de prendre toute la mesure de nos actions, derrière un modèle qu’on peut embrasser d’un seul coup d’œil. Certes, les écrans de télévision ne sont pas les seuls instruments que l’on puisse accuser d’une telle occultation des véritables dimensions du inonde : les cartes géographiques paraissent se rendre coupables du même délit. Mais les cartes géographiques se présentent clairement et sans détour comme des vues d’ensemble réduites à une certaine échelle, alors que les scènes télévisuelles ont lieu en même temps que l’événement et prétendent être l’événement lui-même,

On insiste trop peu aujourd’hui dans la critique de la culture sur le fait qu’il y a, à côté du sensationnalisme, certes caractéristique, un antisensationnalisme qui lui est étroitement lié et n’est pas moins dangereux. L’antisensationnalisme minimise faussement les choses là où le sensationnalisme faussement les exagère ; il fait de tout éléphant une mouche, là où le sensationnalisme fait de toute mouche un éléphant. Quand on est assis devant l’écran de télévision, il est d’autant plus difficile d échapper à la fantomisation du monde que l’astuce de la réduction réussit parfaitement; y échapper demande un effort, même si l’on a compris le procédé. Qui a déjà eu l’occasion de regarder une course automobile qui, sur l’écran de télévision, a l’air d’une course de modèles réduits a pu constater ensuite, incrédule, que l’accident mortel auquel il a alors assisté ne l'a, en réalité, guère affecté, Certes, on sait bien que ce à quoi l’on vient d’assister vient réellement d’arriver au moment même où on l’a vu sur l’écran de télévision; mais on le sait seulement. Ce savoir reste sans effet. On échoue à faire coïncider la minuscule image avec ce qui passe quelque part derrière elle, le maintenant d’ici avec celui de là- bas. On échoue donc à concevoir le maintenant comme un seul et unique maintenant qui serait réellement commun à Y ici et au là-bas. Notre émotion reste faible et imaginaire, nettement plus faible, par exemple, que celle que nous ressemons devant un drame fictif représenté sur la scène d’un théâtre.

Mais il faut- précisément que cette coïncidence échoue. Ce qui doit en revanche réussir, et réussit effectivement, c’est plutôt que nous soyons privés par l’image illusoire de la capacité de penser à ce qui est réel, de tenir compte du fait qu’« en plus » - en plus de l’événement qui nous est livré - il existe un événement réel. L’intention de la livraison d’images, de la livraison de l’image totale du monde, est précisément - et ici nous reprenons une formule de notre introduction - de recouvrir le réel à l’aide du prétendu réel lui-même et donc d’amener le monde à disparaître derrière son image.

C’est sur, nous sommes incapables de nous représenter l’explosion d’une bombe atomique. Mais il est tout aussi sur que l’échec de l’imagination ou le désespoir qu’engendre cet échec sont incomparablement plus proches et plus à la mesure de la démesure d’un tel événement que ne l’est la perception de l’image télévisuelle, qui s’apparente pourtant au témoignage oculaire. C’est parce qu’elle est claire que l’image télévisuelle falsifie l’ampleur de l’événement; c’est précisément en nous offrant une image de l’événement que la télévision nous trompe.

 

La nouvelle

Nous nous étions demandé au début du chapitre précédent, sous quelle forme nous parvenaient les événements livrés à domicile. Nous n'avions donné à cette question qu’une réponse ambiguë : « Sous forme de fantômes. » Nous voulions dire qu’ils ne nous parvenaient ni en tant qu’eux-mêmes ni comme de simples images des événements, mais sous une tierce forme.

Est-ce vraiment si étonnant? N'est-ce pas là un processus des plus ordinaires, qui n’a de remarquable que le nom insolite que nous lui avons donné? Quelque chose de semblable n’a-t-il pas lieu à chaque instant ? Et même dans toute information ?

Qu’est-ce que cela signifie ?

Supposons un instant que notre cave à charbon soit vide. On nous en informe. De quoi nous parle-t-on? Du charbon en tant qu'il est une marchandise qu'on nous livre à domicile? Du charbon en tant que charbon ? De la cave à charbon vide? Nous communique-t-on une image de la cave à charbon désormais vide?

On ne nous parle ni du charbon ni de la cave, C’est un « objet » suis generis un « tiers objet » - qui reste d'une manière singulière en dehors de cette alternative - que l’on nous communique, à savoir l’information que la caisse à charbon est vide : un fait donc. Ce fait n’est pas identique à la cave à charbon vide, c’est un constat phénoménologique évident : le fait lui-même n’est pas vide, Il est tout aussi évident que le fait qui nous est transmis par la nouvelle n’est pas qu’une image de la cave à charbon vide.

Ce que la nouvelle communique, ce n’est ni la chose ni son image. N’est-il pas tentant de supposer, en se fondant sur leur similitude structurelle, que les retransmissions ne sont rien d’autre que de simples nouvelles ?

Pour répondre à cette question, nous devons faire une digression et commencer par enquêter sur la nature de la nouvelle. Une telle digression est d’autant plus urgente qu’on a pu croire jusqu’ici que nos arguments constituaient un plaidoyer en faveur de l’immédiateté.

 

§ ij. Une théorie pragmatique du jugement. Celui qu'on informe est libre, puisque ce qui est absent est à sa disposition; il n’est pas libre, puisque au lieu de la chose même, il n 'a droit qu 'a son prédicat.

Qu’est-ce donc qu’une nouvelle? Quand considère-t-on qu’elle a rempli sa fonction ?

Quand celui qu’elle informe se voit fournir indirectement, c’est-à-dire sans aucune expérience propre et en se fondant seulement sur une perception qui supplée la sienne, un renseignement sur ce qui est absent. L’apparition de l’expression « ce qui est absent » nous confirme que nous n’avons pas quitté notre champ d’investigation, qui est celui des problèmes liés à l’ambiguïté de la présence et de l’absence. La définition de la nouvelle exige de plus amples éclaircissements.

Parler signifie : parler de ce qui est absent. Parler signifie : représenter ce qui n’est pas ici à quelqu’un qui n’est pas là-bas.

Forme la plus directe du discours, l’impératif implique lui- même un rapport à l’absence et à la présence car il invite bien celui qui se détourne, qui s’absente donc, à écouter et à participer, c’est-à-dire à être présent. Alors que l’impératif appelle hors de l’absence celui auquel il s’adresse, le communiqué appelle hors de l’absence ce dont il parle. Tout discours, si ce dont il parle n’était pas absent, ne serait rien de plus qu’un simple bavardage, tout discours porte en réalité sur la tierce personne ou chose, par essence absente, dont il parle, tout discours est animé de l’intention de rendre présent ce qui est absent. Les langues portent évidemment la trace de ce rapport avec ce qui est absent : dico [« je dis » et « je montre »,) - dêichnumi [« je dis » et « je montre »]. Car celui qui montre n’indique par essence à celui qui est présent que ce qui est absent pour ce dernier {absent de sa vue ou de son attention) dans le seul but de mettre ce dernier en présence de l’objet, dans le seul but de lui permettre de faire l’expérience directe de l’objet ou de le saisir effectivement,

Cette possibilité ne semble pas offerte à celui qu’on informe : la nouvelle ne l’amène pas à l’objet et l’objet ne lui est pas non plus amené.

Pourtant une telle possibilité lui est bien offerte. Grâce à la nouvelle, quelque chose a bien été rendu présent. Certes pas l’objet lui-même, mais quelque chose de l’objet, quelque chose qui concerne cet objet; un nouvel objet au plus haut point étrange qui s’appelle ~ justement parce qu’il est « fait » à partir de l’ancien objet - un « fait ». Si ce nouvel objet est « étrange », c’est parce qu’à la différence du premier, il est fondamentalement mobile et transmissible. Malgré cette différence, celui qui reçoit le nouvel objet - le « fait » -, c'est-à-dire le destinataire, possède aussi l’ancien ou, pour être plus précis, possède grâce au nouvel objet quelque chose de l’ancien. C’est déjà énorme,

La nouvelle qui médiatise le « fait » met son destinataire en demeure de se comporter comme si l'objet était présent, c’est-à- dire d'en tenir compte et de l’inclure dans ses dispositions pratiques. La raison d’être de la nouvelle consiste à donner à son destinataire la possibilité de s’orienter par rapport à l’objet absent.

D’un point de vue pragmatique, la nouvelle rend ainsi l’objet réellement « présent » au destinataire, et vice versa. Le destinataire est maintenant renseigné sur l’objet. Et ce petit mot « sur » n’est pas seulement un caprice de la langue. Il indique plutôt un véritable se-tenir-au-dessus, le pouvoir qu’a maintenant le destinataire d’agir sur l’objet et sur la situation transformée par l’objet. En me fondant sur la nouvelle « la cave à charbon est vide », je me dispose maintenant à commander du charbon. Autrement dit, quand, au lieu de l’objet absent, le destinataire ne reçoit que quelque chose « de » l’objet, quelque chose que l’on a détaché de l’objet, ce qu’il reçoit n’est pas un médiocre ersatz de l’objet mais précisément ce qui s’en « détache », la qualité de l’objet qui concerne vraiment ou est supposée concerner le destinataire, la qualité de l’objet qu’il a de bonnes raisons de vouloir connaître, celle par rapport à laquelle il doit s’orienter". Ce qui le concerne est ainsi déjà explicité dans la nouvelle, déjà travaillé  et préparé pour lui, et c’est ainsi préparé que cela lui est remis. Dans la langue de la logique, qui s’est livrée un nombre incalculable de fois à cette étonnante opération mais ne s’en est étonnée que beaucoup trop rarement, ce qui est ainsi préparé, ce qui se « détache », s’appelle le « prédicat », Le prédicat est donc pour celui qui le reçoit un produit déjà fini, Ce produit fini que remet la nouvelle, c’est-à-dire le « fait » séparé de l'objet auquel il se rapporte, présuppose une partition : l’acte de partager s’appelle trancher, c’est-à-dire juger. C’est pourquoi la nouvelle se divise en deux parties : S (le sujet) et p (le prédicat). Au lieu de prendre connaissance du seul objet « cave à charbon », le destinataire prend en réalité connaissance à'un fait composé de deux parties : « la cave à charbon est vide », La nouvelle n’est pas composée de deux parties parce qu’elle est un jugement; c’est le jugement qui est composé de deux parties parce qu’il est une nouvelle,

Autrement dit, le prédicat, notion réservée jusqu’ici à la logique formelle, est d’un intérêt bien plus universel. Tout comme la préposition « sur », le prédicat indique, lui aussi, une liberté : la liberté de disposer de l’objet absent. Celui qui, en se fondant sur le prédicat qu’il a reçu, dispose de l'objet absent, peut anticiper cet objet et s’orienter par rapport à lui. Le prédicat l’a rendu indépendant de l’endroit contingent où il se tient : il se tient désormais ici et là-bas. En recevant la nouvelle, il reçoit ce qui est important dans l’objet (ce qui s’en « détache ») comme un fragment déjà détaché, isolé, préparé et transformé en prédicat, comme un produit fini du discours, sans être obligé de s’encombrer de ce qui a moins d’importance et que toute perception traîne derrière elle, U est ainsi soulagé et libéré d’un travail qu’il n'a plus à accomplir lui-même.

D’un autre côté cependant - et c'est ce second point de vue qui sera pour nous décisif - la nouvelle représente non plus une libération mais une privation de liberté. Et ce, d’une manière surprenante, pour la même raison qui fait qu’elle est un instrument de liberté : parce qu’elle n’offre pas ce qui est absent mais quelque chose « sur ce qui est absent », « quelque chose qui vient de ce qui est absent ». Il suffit d’accentuer ce fait différemment. Il suffit de souligner que la nouvelle n’offre qu’une partie de l’objet absent : elle renonce, ce faisant, à la première partie du jugement - en référence à laquelle il porte en allemand le nom d’« Urteil » - et ne conserve de lui que le « prédicat » qui est le résultat d’un travail. La nouvelle ne met rien d’autre à la disposition du destinataire. Elle l’oriente ainsi vers un choix avant même qu’il ait pu se faire une opinion. Elle l’ancre donc d’entrée de jeu dans ce choix. Elle le lui suggère. Pour celui qui reçoit la nouvelle, le prédicat n’est donc pas englobé dans le sujet, c’est plutôt le sujet qui s’épuise dans ce qui n’est qu’une partie de lui- même, dans son propre prédicat. Chaque nouvelle est ainsi d’emblée, en tant que livraison d’une partie du fait, un préjugement, qui peut être vrai mais également faux. Tout prédicat est déjà un préjugé. L’objet lui-même est occulté par le contenu de chaque nouvelle, puisqu’elle le laisse dans l’ombre du prédicat, la seule chose qu’elle livre. Le destinataire, puisqu’on le force à adopter la perspective déterminée du prédicat et puisqu’on lui dissimule l’objet que le jugement est censé révéler, doit renoncer à l’autonomie de son jugement.

« Take it or leave it » : c’est à prendre ou à laisser, semble dire la nouvelle à son destinataire. « Ou bien tu acceptes de n’apprendre qu’une partie du fait auquel tu n’as pas assisté, de n’apprendre ce à quoi tu n’as pas assisté qu’à travers un produit fini déjà filtré, déjà jugé, ou bien tu n’apprendras rien. » Le messager est le maître du maître qui souhaite apprendre la nouvelle.

D’habitude, la différence entre l'expérience immédiate et l’expérience médiatisée est très nette. Puisque l’expérience immédiate, la perception, recueille des images antéprédicatives et que l’expérience médiatisée, au contraire, celle que nous rapporte la nouvelle, se présente sous la forme éclatée « S est p », un doute relatif au genre d’expérience, une confusion de l'expérience immédiate avec l’expérience médiatisée, est à proprement parler presque impossible. Le rat de bibliothèque ou le lecteur assidu de la presse quotidienne vivent l’un comme l’autre dans l’horizon d’expériences médiatisées. Ils s’en nourrissent mais réalisent pourtant bien - du moins en ce qui concerne la forme de l’expérience - qu’ils font immédiatement l’expérience de quelque chose qui a déjà été médiatisé (ou bien qu’ils apprennent à travers une médiation quelque chose qui a eu lieu d’une façon immédiate), même si, ultérieurement, une fois qu’un contenu est tombé au fond de leur stock de connaissances, il est possible que, dans leur inconscient, ils ne sachent plus très bien si c’est à une expérience directe ou à une expérience indirecte qu’ils le doivent.

Nous voici maintenant arrivés au point vers lequel nous nous acheminions.

§ 18. Les émissions effacent la différence entre la nouvelle et son objet. Elles sont des jugements apprêtés.

L’ambiguïté propre aux émissions de radio et de télévision consiste en ceci qu’elles mettent d’emblée et par principe leur destinataire dans une situation où est effacée la différence entre vivre un événement et en être informé, entre l’immédiateté et la médiation, un état où il ne sait pas clairement s’il se tient devant un objet ou devant un fait. Qu’est-ce que cela signifie?

Comme nous l’avons vu, la caractéristique des faits réside, à la différence de la plupart des objets, dans leur mobilité : alors que le messager ne peut pas transporter la maison qui brûle, il peut apporter au destinataire la nouvelle qu’elle brûle et la lui communiquer. Or, dans les émissions, ce sont les objets eux-mêmes, ou plus exactement leurs fantômes, qui me sont apportés ; ce qui m'atteint, c’est la symphonie et non le fait qu’on la joue, c’est l’orateur et non le fait qu’il parle. La transportabilité, propriété auparavant caractéristique des faits, semble avoir contaminé les objets eux-mêmes, Ne les a-t-elle pas ainsi transformés en faits?

La question semble insolite. Car si les faits, ou plus exactement les nouvelles qui transportent les faits, se divisent bien, en tant que jugements, en deux parties, S et p, ce n’est manifestement pas le cas des émissions. L’orateur que j’écoute est bien « lui- même ». Je n’écoute pas « quelque chose qui parle de lui »,

Et pourtant, c’est aussi le cas des émissions.

Supposons qu’apparaisse sur l’écran de télévision afin de se présenter aux électeurs un candidat nommé Smith. Il est évident que ce Smith va se montrer sous son meilleur jour, comme une pleasing personality au sourire charmeur. Mais son apparition appelle bien d’autres commentaires. Il fait passer son charme au premier plan comme si c’était sa qualité exclusive, afin de nous faire oublier qu’il a d’autres qualités moins souriantes. Ce qui apparaît à l’écran, même si cela semble apparemment représenter le candidat au Sénat Smith (appelons-le S) dans son entier, c’est exclusivement le fait qu’il est ou prétend être une « pleasing personality » (appelons p cette qualité) : « S est donc exclusivement p » - ce qui signifie que p a pris la place de S. Ce qu’on nous donne à voir - et ici nous pouvons réintroduire la formule que nous avons employée dans notre analyse de la nouvelle comme jugement -, c’est donc « un sujet qui s’épuise dans son prédicat ». Peut-être même avons-nous raison de ne plus voir que le prédicat. Il n’est pas rare que le quiproquo entretenu entre sujet et prédicat devienne réalité; il n’est pas rare que les S finissent par se transformer en leur propre prédicat, qu’ils se réduisent à ce prédicat qu’ils ont voulu mettre en avant, qu’ils ne puissent plus être autre chose que ce prédicat et que, condamnés à être ce prédicat, ils courent effectivement: çà et là en affichant un sourire professionnel. Souvent les mensonges finissent par devenir vrais.

La présentation du candidat accomplit ainsi exactement la même chose que la nouvelle. Elle fait même davantage. Elle est une nouvelle qui entend faire oublier qu’elle est un jugement déjà effectué. Et c’est à peu de frais un gain considérable car elle dissimule ainsi ses effets - la communication d’un préjugé et la privation de la liberté de juger - qui, comme on l’a vu, appartiennent par essence à la nouvelle. Le jugement transformé en image renonce à sa forme de jugement afin de faire croire au consommateur qu 'on ne veut rien lui faire croire. Il semble se transformer en ce S qui s’agite, en ce S dont la vivacité ne trahit pas la division en S et p, ne la trahit en aucun cas d’une manière aussi importune que le ferait un jugement normal.

Ce procédé, bien que très commun, est, philosophiquement parlant, absolument remarquable. Il constitue une inversion de l’ordre normal des choses. Alors qu’habituellement, en principe, la nouvelle succède au fait qu'elle annonce et s’oriente sur lui, le fait s’oriente ici sur la nouvelle, Le primat est accordé à la proposition que l’on veut faire passer : « Senator Smith is a pleasing personality » ; c’est seulement après que vient S, ou plutôt l’image de S, qui fait maintenant comme si elle était l’homme lui-même, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas le caractère d’un jugement.

En vérité cet homme, le sujet, n’est rien d’autre que son prédicat, mais apprêté, afin de ne plus laisser transparaître la structure du jugement. Ce sur quoi insiste le jugement transformé en image, c’est sur le fait qu’il ne présuppose rien. Voilà pourquoi le verbe « apprêter » ne convient pas totalement, car les modifications qu’opèrent les émissions n’habillent les jugements qu’en un sens négatif : elles ne les babillent qu’en les déshabillant. Elles les retouchent en leur enlevant des prédicats.

19. Les marchandises sont des jugements camouflés. Les fantômes sont des marchandises. Les fantômes sont donc des jugements camouflés.

On va maintenant nous dire que notre exemple n’est absolument pas représentatif. Tout fantôme n’est pas l’exhibition d’un prédicat, nous objectera-t-on. Tout fantôme n’est pas une réclame - car c’est bien à ce registre qu’appartient notre exemple - et donc pas un jugement, ou plutôt un préjugé. Il faut bien admettre que tous les fantômes ne font pas de la réclame d’une manière aussi flagrante que ce candidat Smith que nous avons imaginé pour illustrer notre propos. Il n’en reste pas moins que tous les fantômes, puisqu’ils sont livrés à domicile, sont des marchandises. C’est là ce qui est décisif. Car c’est en tant que marchandises qu’ils sont des jugements.

Cela semble à nouveau étrange. Qu'est-ce que le jugement qui appartient à la logique peut bien avoir de commun avec la marchandise qui, elle, relève de l’économie?

La réponse à cette question est ; le prédicat.

Toute marchandise, pour autant qu’elle est exposée en vitrine et s’offre à la vente - et c’est seulement ainsi, seulement en tant qu’offre, qu’elle est une marchandise -, est déjà son propre jugement critique et sa propre apologie. Elle se recommande à nous par sa simple apparition. Elle est déjà dans la vitrine comme le préjugement visible de sa propre qualité. Certes, elle se divise tout aussi peu que notre candidat Smith en une proposition du type « S est p ». Elle ne décline pas - en tout cas pas nécessairement - sa qualité (et quand elle le fait, c’est par écrit, dans le texte de la réclame qui l’accompagne), mais elle est dans tous les cas arrangée. Qu’il y ait arrangement, cela signifie que son prédicat (ce qui se « détache » d’elle, sa qualité réelle ou celle qu’elle met. en avant) est tellement détaché d’elle, qu’on le fait tellement ressortir et qu’on insiste tellement sur lui pour rendre la marchandise attractive, que ce n’est plus la marchandise comme tout que l’on voit d’abord mais son prédicat. La première chose qu’on offre à celui qui la regarde, c’est la perspective selon laquelle il doit l’appréhender. Cette perspective est fixée, déjà livrée, avant même que la marchandise elle-même ne soit livrée.

Le caractère de jugement de la marchandise est tout aussi indiscutable que celui de la nouvelle. Quand nous avons constaté, dans un paragraphe précédent, que l’effet négatif de la nouvelle consistait à priver son destinataire d’une partie de sa liberté, à l’orienter, à fixer avec le prédicat le point de vue sous lequel celui-ci devait appréhender ce qui est absent et à livrer ce point de vue comme un produit déjà fini, nous avons par la même occasion décrit l’effet que cherche à produire la marchandise exposée en vitrine. C’est le client qui prend maintenant la place du destinataire, le client que la vitre sépare encore de la marchandise, le client encore « absent » que le prédicat exposé doit tirer de son « absence ;» pour le transformer en acheteur. Mais cette différence ne change rien au parallélisme des deux situations. Nous avons déjà constaté, au début de cette enquête, que les événements transformés en fantômes et livrés à domicile étaient, des marchandises. Ce qui vaut pour toute marchandise, à savoir qu’elle est un jugement même s’il est camouflé, vaut aussi pour eux'6, Eux aussi sont des déclarations wles événements : même si les émissions « ne les habillent qu’en les déshabillant et ne les retouchent qu’en leur enlevant des prédicats », ils se donnent pour les événements eux-mêmes. Comme aucun jugement ne paraît plus insoupçonnable, plus discret, plus séduisant que celui qui ne se distingue en rien de la chose même, les événements transformés en fantômes et livrés à domicile tirent leur puissance d’illusion du renoncement au schéma scolaire « S est p ». Ce que nous consommons, en écoutant la radio ou face à l’écran de télévision, ce n’est, pas la scène elle-même mais la version apprêtée qu’on veut bien nous en donner, ce n’est pas la prétendue chose (S), ce sont ses prédicats (p). C’est un préjugé apparaissant sous forme d’image qui, comme tout préjugé, dissimule son caractère de jugement mais - puisqu’il reste secrètement un jugement - épargne au consommateur l’effort d’avoir à juger par lui-même. En fait, cette idée ne lui vient même pas à l’esprit, pas plus que face à d’autres marchandises déjà conditionnées comme, par exemple, une boîte de conserve contenant des fruits déjà cuits qu’il achète afin de ne pas avoir à les cuire lui-même. Ce qui vaut pour la nouvelle, à savoir qu’elle nous asservit parce qu’elle ne nous montre ce qui esc absent que sous la forme d'un produit fini, retravaillé, conditionné, réduit à l’un de ses prédicats, sans quoi elle ne nous le montre pas du tout, vaut plus encore pour l’émission : nous sommes dispensés d’avoir à juger par nous-mêmes, et ce d’autant plus radicalement que nous ne pouvons pas nous empêcher de prendre le jugement qu’on nous livre pour la réalité elle-même.

 

La matrice

 

§ 21. Le conditionnement des besoins. Les offres de la marchandise sont les commandements d’aujourd’hui, Les marchandises ont soif et nous avec elles.

Ce qu’on nous présente, ce sont donc des objets préconditionnés dont la prétention est d’être tous ensemble « le monde.» et dont la destination est de nous conditionner à leur image. Ce qui ne veut pas dire que ce conditionnement se fasse violemment, et surtout pas que la violence, là où un tel conditionnement est à l’œuvre, soit ressentie en tant que telle ou même seulement identifiée comme une pression. Le plus souvent, nous sommes aussi peu sensibles à la pression du conditionnement que les poissons des profondeurs le sont à la pression de la pesanteur océanique. Moins elle est perçue, plus son succès est assuré. Le mieux sera évidemment que ce conditionnement en vienne à être désiré. Si l’on veut atteindre ce but, il est nécessaire de conditionner au préalable les désirs eux-mêmes. Parmi les tâches actuelles de la standardisation et même de la production, il n’y a donc pas seulement la standardisation des produits mais aussi celle des besoins (il faut que les consommateurs aient soif de produits standardisés). Cela se fait certes pour une large part automatiquement, par l’intermédiaire des produits livrés et consommés : car les besoins s’orientent d’eux-mêmes (comme nous allons le voir également) sur ce qui est offert et. consommé chaque jour. Mais pas complètement. Un certain fossé reste toujours ouvert entre le produit offert et le besoin ; il n’y a jamais une parfaite coïncidence de la demande avec l’offre. Pour combler ce fossé, il faut mobiliser une force auxiliaire. Cette force auxiliaire est la morale. Certes, pour être adéquate en tant que force auxiliaire, celle-ci aussi doit être préconditionnée de telle façon que l’on considère comme

Ce que nous devons faire ou renoncer à faire aujourd’hui, si l’on met de côté le peu qu’il subsiste des mœurs des époques antérieures, est défini par ce que nous devons acheter. Il est quasiment impossible de nous soustraire à un minimum de ces achats qui nous sont présentés et offerts comme de prétendus « musts », c’est-à-dire comme des achats que l’on doit absolument faire. Qui tente de s’y soustraire s’expose au danger de passer pour un « introverti », de perdre son prestige, de compromettre sa carrière professionnelle et de se retrouver sans ressources; il s’expose même au danger de se rendre moralement et politiquement suspect. Car le refus d’acheter est considéré comme un véritable sabotage des ventes, comme une menace pour les légitimes exigences de la marchandise et, par conséquent, pas seulement comme une chose inconvenante mais aussi, positivement, comme un délit s’apparentant au vol.

Quand on ne le considère pas comme un acte plus scandaleux encore que le vol : car en continuant de témoigner par son appropriation (d’un genre certes indésirable) qu'il reconnaît loyalement, comme tout le monde, et plus précisément comme n’importe quel autre client, la qualité et les commandements de la marchandise, le voleur fournit la preuve qu’il accepte lui aussi la morale de la marchandise. S’il est pris, on peut sans équivoque lui demander de rendre des comptes; celui qui n’achète pas ose, en revanche, rester sourd à l’appel des marchandises, il ose offenser par son refus l’univers des marchandises et produire ensuite l’alibi de la négativité, proclamer qu’il n’a rien fait et prétendre se soustraire ainsi, purement et simplement, au bras de la justice, « Dix voleurs valent mieux qu’un ascète » (proverbe molussien).

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Mais ce n’est pas tout. Car ce qu’on a, on ne se contente pas de l’utiliser; on en a aussi besoin. Quand on s’est habitué à quelque chose, on ne peut plus s’en passer. On ne finit pas par avoir ce dont on a besoin ; on finit par avoir besoin de ce quson a. L’état créé par l’acquisition de la chose s’impose psychologiquement comme l’état normal. Ce qui signifie que si cette chose possédée vient à manquer, ce manque n’est pas ressenti comme une simple lacune mais comme une véritable faim. Aujourd’hui, il nous manque toujours quelque chose : car toutes les marchandises, même si elles ne sont pas des biens de consommation au sens strict comme le pain ou le beurre, sont par la grâce (et grâce aux calculs) de la production des biens qui s’usent à l’usage, des biens dont l’utilisateur lui-même contribue à créer le manque. S’il avait un objet et l’a usé en l’utilisant, il en a à nouveau besoin : le besoin talonne la consommation. Dans un certain sens, IV accoutumance » est le modèle du besoin actuel - ce qui veut dire que les besoins doivent leur existence et leur mode d’être à l’existence concrète de marchandises déterminées.

 

§ 22. Premier axiome de l’ontologie de {‘économie : ce qui n ’a lieu qu’une fois « est pas. Digression sur la photographie.

Nous avons dit que la réussite de la matrice était totale lorsqu’elle modelait non seulement nos expériences mais même nos besoins. C’est exact tant que nous nous considérons comme les seuls objets, ou plutôt les seules victimes, de cette opération.

puisque nos besoins sont sans doute ce qu'il y a de plus profond en nous. Mais la réussite des matrices ne s’arrête pas là,

En effet, les matrices ne conditionnent pas que nous, mais aussi le monde lui-même. Cette affirmation semble aller de soi si l’on pense à la production en série. Nous verrons qu’elle perd en évidence dès lors qu’on l’applique à ce qui était au départ l’objet de notre investigation : la production de fantômes par la radio et la télévision. Notre affirmation signifiera alors que les modèles artificiels et les représentations du « monde » que les émissions nous livrent ne conditionnent pas que nous et notre image du monde mais aussi le monde lui-même, le monde réel; elle signifiera que le conditionnement produit un effet boomerang, que le mensonge devient vrai, bref, que le réel devient le reflet de son image.

Pour mieux comprendre ce singulier processus par lequel le réel devient le reflet de son image, il nous faut revenir assez loin en arrière.

Nous avons commencé par constater que les événements réels ou prétendus tels qui nous sont livrés à domicile devenaient par cette livraison même des marchandises, et plus précisément, puisque chaque événement était livré en d’innombrables exemplaires, des marchandises de masse. Le rapport entre l’événement et sa retransmission esc donc un cas particulier du rapport spécifique entre le modèle et la marchandise de série.

Si l’on se demande maintenant qui, du modèle ou de la reproduction, est réel - « réel » au sens économique -, la réponse est : la reproduction, la marchandise de série. Car le modèle n’existe que pour être reproduit. La marchandise est d’autant plus réelle qu’elle est vendue à un plus grand nombre d’exemplaires, des exemplaires dont le modèle n’est à son tour réel que du fait qu’il rend possible, de par sa qualité de modèle, la « réalisation » d’une vente optimale de ses reproductions. Si l’économie avait développé une ontologie, c’est-à-dire une doctrine de l’être tel qu’il apparaît aujourd’hui dans la perspective de la production et de la vente, son premier axiome aurait sans doute été : « La réalité est le produit de la reproduction ; l"'être” ne se dit d’abord qu'au pluriel, en tant que série », et sous sa forme inversée : « Vue fois n'est pas coutume; ce qui n'a lieu qu'une fois n’“est" pas; ce qui se dit au singulier appartient encore au non-être*. »

L’axiome semble paradoxal, et il est effectivement difficile à comprendre. Ce qu’il reconnaît comme « existant » n'est ni le « général » ni le « particulier » mais une tierce réalité : la série, qui échappe à l’alternative classique du nominalisme et du réalisme qui nous est familière. Mais il n’empêche que nous, les hommes d’aujourd’hui, et particulièrement les moins philosophes d’entre nous, nous avons cet axiome dans le sang.

Qui a eu l’occasion d’observer des touristes, en particulier ceux originaires des pays les plus industrialisés, à Rome ou à Florence, par exemple, aura remarqué combien ils sont irrités quand ils tombent sur une chose unique+6, c’est-à-dire sur l’un de ces célèbres objets historiques, exemplaires uniques égarés dans le monde des séries. En fait, ces touristes ont généralement sur eux un antidote contre cette gêne, une sorte de remède qu’ils s’injectent pour retrouver instantanément leur sérénité, un instrument, plus précisément, à l’aide duquel ils peuvent immédiatement transformer en « sujet* » la chose unique dont la beauté ou le caractère exceptionnel les irrite tant, et qui leur permet de transformer tout article trop défini en un « article indéfini », lequel pourra avoir en tant que reproduction une existence légitime dans l’univers de la reproduction : ils sont tous équipés d’un appareil photo. Tels des magiciens qui n’auraient même pas besoin d’effleurer les objets qu’ils transfigurent, ils parcourent désormais le monde en essaims pour « corriger sa nature** » :pour remédier au défaut que constitue toute pièce unique dans l’univers des produits de série, pour la faire entrer, en la reproduisant, dans l’univers des séries dont elle avait jusque-là été exclue, pour l’y recueillir « photographiquement ». À peine ont-ils appuyé sur le déclencheur qu'ils retrouvent leur tranquillité,

« Recueillir » signifie aussi « apporter chez soi ». Car, en reproduisant ces objets, ces magiciens peuvent désormais les « avoir ». Inutile de préciser ici qu’ils ne peuvent les avoir « qu’ew effigie" ». Ils « ont » désormais ces objets exactement comme ils « ont » tout le reste. Avoir un objet quelconque, c’est pour eux l’avoir en effigie*. Puisqu’ils ne connaissent plus d’autre façon de vivre qu’entourés d’effigies - les marchandises de série qui constituent leur monde, celles au milieu desquelles, avec lesquelles et par lesquelles ils vivent sont toutes des reproductions, des copies de modèles -, les copies constituent pour eux la réalité. Ils ne photographient pas plus la réalité qu’ils voient qu’ils ne considèrent ce qu’ils photographient comme la « réalité » - car ce qu’ils voient, ils ne le voient que pour le photographier, et ce qu’ils photographient, ils ne le photographient que pour l’avoir. Ce qui est « réel » pour eux, c’est la photo qu’ils admettent chez eux, c’est-à-dire leur exemplaire d’une reproduction admise dans l’univers des produits de série, Ontologiquement parlant, ils ont remplacé le vieil axiome « être, c’est être perçu » par un nouveau : « être, c’est être possédé48 ».

Ce n’est pas la véritable place Saint-Marc, celle qui se trouve à Venise, qui est « réelle » pour eux mais celle qui se trouve clans leur album de photos à Wuppertal, Sheffield ou Detroit. Ce qui revient à dire que ce qui compte pour eux n'est pus d'y être mais d’y être allé. Pas seulement parce qu’y être allé rehausse leur prestige personnel, mais parce que seul ce qui a été constitue une possession assurée. Alors qu’on ne peut pas « avoir » le présent à cause de sa fugacité, et qu’il « reste » - si l'on peut dire - un bien impossible à retenir et non rentable, ce qui a été, en devenant une image et donc une chose, une chose et donc une propriété, a fini par devenir la seule réalité. En termes ontologiques : « Être, c’est seulement avoir été. » S’il se trouvait parmi ces magiciens - ce qui est certes très invraisemblable, car photographie et philosophie semblent s’exclure mutuellement - quelqu’un qui non seulement ferait ce qu’ils font mais le ferait aussi en toute lucidité, voilà comment il justifierait sa vie passée à photographier : « Puisque en reproduisant photographiquement tous ces instants j’ai transformé tout ce qui a été en objets physiques, puisque j’ai ramené ces objets chez moi - la plupart en noir et blanc, certains en couleur, et même quelques-uns en mouvement - pour pouvoir les conserver, rien n’a été vain dans ma vie, je n’ai rien gaspillé et j'ai tiré profit de tout. Toutes ces choses sont maintenant parce qu’elles ont été fixées, toutes ces choses sont maintenant parce qu’elles sont des images. » « Etre » signifie donc avoir été, avoir été reproduit, être devenu une image et être possédé.

Nous ne pouvons pas nous étendre ici sur le rapport étroit qui existe entre la technique de la reproduction et la mémoire (qu’on n’appelle pas sans raison « reproductrice »), De ce rapport nous dirons seulement qu’il est ambigu : d’un côté les photos nous font nous souvenir mais, de l’autre - et c’est plus important -, les « souvenirs* » devenus choses appauvrissent le souvenir comme disposition affective, comme activité de remémoration, et finissent par se substituer à lui. Pour autant que l’homme contemporain se soucie encore de penser son existence comme une « vie » et d’en tirer une image de lui-même, il lui suffit pour ce faire de rassembler les photos qu’il a prises. Il n’a plus besoin de faire revenir les images de ce qui a été, si ce n’est du fond de son album. C’est là et seulement là que repose son passé, tout comme  la basilique Saint-Marc. C'est seulement à l'aide de ces précieux instantanés soigneusement classés pour ne pas se perdre qu’il reconstruit son passé. C’est seulement sous la forme d’un album de photos qu’il tient son journal. Sa vie ainsi reconstruite se compose presque exclusivement d’excursions et de voyages. Le reste ne paraît pas compter pour de la « vie », ou alors seulement de façon marginale.

Au fond, c’est le principe du musée qui a désormais triomphé comme principe autobiographique : chacun rencontre sa propre vie sous la forme d’une série d’images, comme une sorte de « galerie autobiographique » ; mais, ce faisant, il ne la rencontre plus comme ce qui a été, puisque tout ce qui a été est projeté ici sur le seul plan de l’être-image disponible et présent. Temps, où est ton aiguillon ?

Si l’on offrait à Herr Schmid ou à Mr Smith un voyage en Italie assorti de l’interdiction absolue de prendre des photos au cours de ce périple et donc de se préparer des souvenirs pour plus tard, il refuserait certainement l’invitation en n’y voyant qu’une perte de temps et donc une proposition plus ou moins immorale. S’il y était contraint, il serait pris de panique au cours du voyage car il ne saurait que faire du présent et de toutes ces curiosités « faites pour être photographiées »; bref, il ne saurait que faire de lui-même. Il est parfaitement logique que les agences de voyage n’appâtent pas les chalands en leur parlant de « Venise la belle » mais de « Venise l’inoubliable ». Elle est proclamée inoubliable avant même qu’on l’ait vue. Ce n’est pas parce qu’elle est belle qu’on doit la visiter mais parce qu’elle est inoubliable - tout comme on achète des collants parce qu’on nous assure qu’ils ne filent pas. Ce n’est pas parce qu’elle est belle qu’elle est inoubliable, mais c’est parce qu’elle est garantie inoubliable que le voyageur peut être sûr qu’elle est belle. Pour qui voyage de cette façon, le présent est dégradé au rang d’un simple moyen pour se procurer ce qui aura été « inoubliable » ; il est dégradé au rang d’un simple détour, lui- même sans intérêt, permettant d’accéder à la reproduction, au futur antérieur qui seul a de la valeur; au rang donc de quelque chose d’irréel et de fantomatique. Inutile de préciser qu’en voyageant ainsi, on ne voyage pas.

 

Plus généralement

§ 25. Cinq conséquences : le monde « nous va parfaitement » ; le monde disparaît; le monde est postidéologique; ceux qui sont conditionnés ont été préparés à l’être; l’existence n’est pas libre dans ce monde.

Récapitulons une fois encore le travail des matrices. Comme nous l'avons vu, elles ont une double action :

i° Elles conditionnent les événements réels qui - puisqu'ils n’acquièrent de réalité sociale, ne deviennent « réels », qu’une fois reproduits - n’ont désormais plus lieu qu’en vue de leur reproduction.

Ce réel conditionne à son tour (en tant que « nuurice- fille'* ») les âmes des consommateurs.

Les événements étant ainsi conditionnés en amont et le consommateur étant, de son côté, préparé à recevoir ces marchandises, il en résulte cinq conséquences, décisives pour la compréhension de notre époque :

I. Le monde « va parfaitement » à l’homme et l’homme va parfaitement au monde, comme le gant va à la main et la main au gant, le collant à la jambe et la jambe au collant.

De nos jours, on qualifie couramment certains produits, ou même certains hommes, de « prêts-à-porter », Mais notre comparaison vestimentaire vise autre chose, quelque chose de plus fondamental, à savoir la détermination de la classe d’objets à laquelle appartient le monde actuel.

Il appartient en effet à l’essence du vêtement - et cette caractéristique suffit à en faire une classe d'objets à part - de ne pas nous « faire face » mais d’« être porté », et de nous aller si bien, de nous mouler de si près, de nous opposer si peu de résistance qu'il n’est plus senti ni éprouvé à l’usage comme un objet.

On sait que, selon Dilthey, la « réalité du monde extérieur » s’éprouve et se vérifie par sa « résistance™ ». Puisque le rapport de l’homme avec le monde a lieu sous la forme d'un choc mutuel, d’une friction plus ou moins permanente et non pas d'un rapport neutre avec une chose quelconque (une chose qui pourrait aussi se révéler, selon Descartes, n’être qu’un fantôme auquel on nous ferait croire'), il est extrêmement important d’insister sur la « résistance » du monde.

C’est d’autant plus important que toutes les activités de l’homme peuvent être considérées comme des tentatives toujours renouvelées de réduire au minimum la friction entre le monde et lui et de produire ainsi un monde qui lui « aille » mieux ou peut-être même parfaitement, un monde qui lui aille comme un vêtement.

Il semble qu’on se soit maintenant rapproché de cet objectif comme jamais auparavant. En tout cas, l’ajustement de l’homme au monde et celui du monde à l’homme sont maintenant si parfaits que la « résistance » du monde est devenue insensible.

IL Par conséquent, le monde a disparu en tant que monde. Cette nouvelle formule nous éclaire sur le fait que notre référence à la classe d’objets des vêtements ne peut servir que de référence provisoire. Car s’il appartient bien à l’essence du vêtement de ne pas être ressenti comme un objet, il ne disparaît pas pour autant à l’usage. Ne disparaissent effectivement à l’usage que les objets d’une seule classe : les comestibles, qui n’ont pas d'autre destination que d’être anéantis, ou plus exactement: absorbés. C’est à cette classe qu’appartient désormais le monde.

L’idée d’un monde appartenant entièrement à cette classe d’objets n’est pas nouvelle. Elle est même - en tant que rêve matérialiste d’un âge d’or - vieille comme le monde. Cette idée, c’est celle du « pays de cocagne ».

Ce pays de cocagne, on s’en souvient, est entièrement mangeable - avec la peau et les os - parce qu’il ne comporte plus ni peau ni os, c’est-à-dire plus de restes non comestibles. L’ultime « résistance », habituellement constituée par la distance spatiale ou financière qui sépare les marchandises des consommateurs, y est également anéantie; car là-bas, il suffit d’ouvrir la bouche toute grande pour qu’y tombent des « pigeons rôtis ». Comme les éléments de ce monde n’ont pas d’autre destination que d’être incorporés, digérés et assimilés, la raison d’être du pays de cocagne consiste exclusivement à perdre son caractère d’objet, et donc à n’être pas là en tant que monde.

C’est une bonne description du monde qui nous est aujourd’hui « retransmis » par la radio et la télévision, Lorsqu’il tombe « tout rôti » dans nos yeux ou nos oreilles, il doit descendre « tout seul » en nous sans résistance, devenir nôtre, voire ne plus faire qu’un avec « nous-mêmes».

VI. Notre monde actuel est « postidéologique » : il n’a plus besoin d’idéologie. Ce qui signifie qu’il est inutile d’arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai.

Ce qui a lieu ici est, dans une certaine mesure, l’inverse de ce que Marx, quand il espérait l'avènement d’une situation postidéologique, avait prédit dans sa spéculation eschatologique sur la vérité : alors que selon lui la réalisation de la vérité devait entraîner la fin de la philosophie (et donc aussi celle de l’« idéologie »), c’est le mensonge qui est devenu réel, et le fait que de fausses interprétations du monde soient ainsi devenues le « monde » a fini par rendre inutile toute idéologie explicite.

Affirmer que le « monde » et la « vision du monde », le réel et l’interprétation, ne doivent plus être distingués paraît bien sûr très insolite. Mais cette impression se dissipe dès qu’on la rapproche d'autres phénomènes analogues de notre temps. Du fait, par exemple, que le pain et la tranche de pain (puisqu’on vend maintenant du pain coupé en tranches) ne sont plus deux choses différentes. Nous ne pouvons pas cuire et couper à nouveau chez nous le pain déjà cuit et déjà coupé. Nous ne pouvons pas davantage arranger ou interpréter idéologiquement ce qui arrive, ce qui nous arrive déjà idéologiquement « pré-tranché », pré-interprété et pré-arrangé ; ni nous faire notre propre image de ce qui se présente déjà d'emblée comme une « image ». Si je dis que nous ne le pouvons pas, c’est parce qu’un tel « arrangement second » n’est pas seulement inutile mais carrément impossible.

Il s’agit là d’une forme extrêmement singulière et toute nouvelle d'incapacité.

Avant, quand nous étions incapables de saisir ou d’interpréter tel ou tel fragment du monde, c’était parce que l’objet nous échappait ou nous opposait une résistance que nous ne pouvions pas vaincre. Nous avons déjà vu qu’il ne saurait être question ici d’une telle résistance. Le plus surprenant, c’est que c’est précisément cette absence de résistance du monde retransmis qui interdit son appréhension et son interprétation. Peut-être n’est-ce finalement pas si surprenant : nous ne sentons pas la pilule qui glisse et descend sans résistance dans notre tube digestif, mais nous avons en revanche parfaitement conscience du morceau de viande que nous devons préalablement mâcher. Le monde retransmis doit passer « tout seul » comme la pilule ou, pour employer une autre image, il est si facile (comme une « réalité  trop facile"», analogue aux « femmes faciles*»), il se laisse si facilement aborder - puisqu’il s’est déjà donné à l’instant même où il est apparu -, que nous n’avons pas besoin de faire quoi que ce soit pour le « saisir » ou pour les séduire, lui et son sens.

IV.     Ceux qui sont conditionnés ont été préparés à l’être. Ce qui vaut pour le monde retransmis - à savoir qu’il rend caduque la distinction habituellement tenue pour évidente entre la réalité et sa représentation - vaut aussi pour nous, les consommateurs de ce monde pré-conditionné. Le fait que l’homme « aille parfaitement » au monde, aussi parfaitement que le monde va à l’homme, caractérise le conformisme actuel. Cela signifie qu’il est inutile de distinguer entre un état initial où le consommateur serait une sorte de table rase et un processus par lequel l’image du monde serait ensuite imprimée sur ce disque vierge. L’esprit du consommateur est toujours déjà préformé ; il est toujours déjà prêt à être modelé, à recevoir l’impression de la matrice; il correspond toujours plus ou moins à la forme qu’on lui imprime. Toute âme individuelle reçoit la matrice, un peu comme si un motif convexe imprimait en elle son image concave. Le moule de la matrice ne l’« impressionne » plus beaucoup; il n’a d’ailleurs plus besoin de le faire, puisque l’âme est déjà à sa mesure.

Le va-et-vient entre l’homme et le monde, entre la réalité et le consommateur, va d’une impression à une autre puisqu’ils sont l’un et l’autre conditionnés par une matrice. C’est un mouvement extrêmement fantomatique puisque des fantômes y ont affaire à des fantômes (eux-mêmes produits par d’autres fantômes). On ne peut pourtant pas dire que son caractère fantomatique rende la vie irréelle. Elle est même au contraire effroyablement réelle. Oui, réellement effroyable.

V.      Car l’existence, dans le monde du pays de cocagne postidéologique, n’est absolument pas libre.

Il est incontestable que des milliers d’événements et de fragments du monde auxquels nos ancêtres n’avaient pas accès volent aujourd’hui jusqu’à nos yeux et nos oreilles. Mais même s’il nous est permis de choisir nous-mêmes quels fantômes nous voulons voir voler vers nous, nous n’en sommes pas moins abusés puisque nous sommes à la merci de la livraison une fois qu’elle est arrivée, privés de la liberté de nous l’approprier, ou même de prendre position par rapport à elle. Abusés de la même manière que nous le sommes par ces disques de gramophone qui ne nous restituent pas seulement telle ou telle musique, mais aussi en même temps les applaudissements et les réactions dans lesquelles nous devons nous reconnaître. Puisque ces disques ne nous restituent pas seulement la musique mais nous dictent aussi la façon dont nous devons y réagir, c’est en fin de compte nous-mêmes qu’ils nous livrent.

Ce qui, dans le cas de ces disques, se fait sans la moindre vergogne doit certes rester un peu plus discret dans d’autres retransmissions; mais ce n’est qu’une différence de degré; la tromperie est présente dans chaque retransmission : tout fantôme retransmis contient déjà en lui, en tant que partie intégrante et désormais inséparable de lui-même, sa propre « signification », c’est-à-dire ce que nous devons penser de lui et ce qu’il doit nous faire ressentir; tout fantôme nous livre en prime la réaction qu’il exige de nous. Pourtant nous ne le remarquons pas. Si nous ne le remarquons pas, c’est que, gavés jour après jour et à toute heure de fantômes qui se présentent comme le « monde », nous ne ressentons plus la moindre faim d’interprétation, la moindre faim d’une interprétation personnelle ; et plus nous sommes repus de ce monde arrangé, plus nous désapprenons cette faim.

Mais le fait que l’absence de liberté nous semble aller de soi, que nous ne la ressentions plus comme absence de liberté ou alors seulement comme une dépendance douce et confortable, ne rend pas notre condition moins funeste. Au contraire. Puisque la terreur avance à pas feutrés, en excluant définitivement toute représentation d’un autre état possible, toute idée d’opposition, elle est dans un certain sens plus fatale qu’une privation de liberté déclarée et reconnaissable comme telle.

Nous avons mis en épigraphe de notre enquête une fable - la fable du roi qui, mécontent de voir son fils parcourir à pied toute la région, lui offrit voiture et cheval, accompagnant son cadeau de ces mots : « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied. » Le sens de ces mots était : « Maintenant, je t’interdis d’aller à pied. » Leur conséquence fut : « Maintenant, tu ne peux plus aller à pied. »

Il semble que nous soyons aujourd’hui dans une situation analogue.

 

ETRE SANS TEMPS

À propos de la pièce de Beckett En attendant Godot

§ 1 La pièce est une parabole négative

Quand Ésope ou La Fontaine ont voulu dire que les hommes sont comme des animaux, ont-ils décrit les hommes comme des animaux ? Non. Us ont permuté - et c’est cela même qui produit l’effet de distanciation particulièrement réjouissant des fables - les deux éléments de la comparaison : le sujet et le prédicat. Us ont affirmé que les animaux étaient des hommes. U y a un quart de siècle, Brecht a utilisé le même procédé quand, dans L'Opéra de quat’sous, il a voulu dire que les petits-bourgeois étaient des voleurs. U a, lui aussi, transformé le sujet en prédicat et réciproquement, présentant des voleurs qui se conduisaient comme des petits-bourgeois. U faut bien avoir compris la permutation propre au fabuliste avant d’aborder la fable de Beckett. Car Beckett, lui aussi, l’utilise et, à vrai dire, d’une façon extrêmement subtile.

S 2. Le mot d'ordre : «Je reste, donc j’attends quelque chose. »

Se demander qui est ou ce c7«‘est ce Godot qu’on attend serait absurde. Godot n’est rien d’autre qu’un nom pour signifier que l’existence qui continue absurdement se méprend quant à sa propre essence quand elle se saisit, à tort, comme « attente », « attente de quelque chose ». La positivité des deux personnages se ramène donc à une double négation (au fait qu’ils admettent leur incapacité et leur insignifiance) et non à quelque chose de simplement positif. En affirmant cela, nous ne faisons que répéter ce que dit Beckett lui-même dans le titre de sa pièce : à savoir que l’important, en fin de compte, ce n’est pas Godot, mais le « en attendant*».

§ 4. La preuve de l'existence de Dieu « ex absentia ».

Non, aucun mot de Beckett ne suggère que les femmes vont venir, qu’il existe un « Godot » et qu’il va venir. Bien que le nom anglais de Dieu résonne dans celui de « Godot », la pièce ne traite nullement de Dieu, mais seulement de son concept. Il ne faut donc pas s’étonner du caractère vague des allusions à Dieu : il est dit dans les passages théologiques de la pièce qu’on ne sait pas ce que Dieu fait; on suppose seulement, d’après ce qui se dît, qu’il ne fait absolument rien; la seule information que donne chaque jour le messager de Godot, frère du Barnabé de Kafka, est qu’il ne viendra, hélas, pas aujourd’hui mais certainement demain. Ainsi, Beckett nous donne assez clairement à comprendre que c’est précisément parce que Godot ne vient pas qu’on continue à l’attendre et à croire en lui.

« Allons-nous-en. - On ne peut pas.

-      Pourquoi ?

~ On attend Godot.

-      C’est vrai, »

Impossible de méconnaître l’analogie avec Kafka et de ne pas penser au « message que l’empereur envoie de son lit de mort »*. Il est indifférent de savoir s’il s’agit d’une réminiscence littéraire directe, car les deux auteurs sont des enfants du même siècle* et ont donc bu à la même source pré-littéraire. Qu’il s’agisse de Rilke, de Kafka ou de Beckett, leur expérience religieuse vient toujours, paradoxalement, du sentiment de l’inutilité de la religion, du fait qu'ils n'ont pas rencontré Dieu et donc, paradoxalement, d’une expérience qu'ils partagent avec les non- croyants, Chez Rilke, cette expérience est celle de l’inaccessibilité de Dieu (première des Elégies de Duino) ; chez Kafka, celle de l’inaccessibilité de l’objet de la quête (Le Château) ; chez Beckett, celle de l’inaccessibilité dans l’attente, Pour eux, les preuves de l’existence de Dieu disent : « La parousie n’a pas eu lieu, donc II existe. » La négativité que nous connaissons par la « théologie négative » semble ici être passée de l’autre côté, dans le religieux lui-même, et s’être ainsi considérablement intensifiée : si, dans la théologie négative, on a fait de l'absence d’attributs l'équivalent d’une définition de Dieu, on a fait, ici, de l’absence même de Dieu une preuve de son existence. On ne peut guère nier que c’est le cas pour Rilke et pour Kafka ; la devise que Heidegger a empruntée à Hôlderlin - « Mais aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve »* - appartient au même type de preuve in absentia. Il en va de même pour les créatures de Beckett. Pour ses créatures, pas pour Beckett lui-même. L’auteur occupe une place à part, dans la mesure où il ne reprend pas à son compte le raisonnement qu’il met dans la bouche de ses créatures - puisque Godot ne vient pas, on pourrait en conclure qu’il existe -, et où il va même jusqu’à le présenter comme absurde. Par conséquent, sa pièce n’est certainement pas une pièce religieuse; tout au plus y est-il question de religion. •;< Tout au plus » : car ce qu’elle décrit n’est à proprement parler qu’une foi qui ne croit en rien d’autre qu’en elle-même. Ce n’est donc pas une foi.

§ ,5. La vie devient un passe-temps.

Si on se demande comment « avance », concrètement, une vie ainsi décomposée et pourtant non résignée, on s’interroge en lait sur la façon dont le temps avance en elle. Je parle de « la façon dont le temps avance » parce que, comme on le dit couramment, ce qui est devenu impossible ne « marche » plus, ou, en termes positifs, parce que le temps n’avance que si la vie elle-même poursuit un objectif et cherche quelque chose. Or, c’est précisément ce que ne fait plus la vie d’Estragon et de Vladimir. C’est pourquoi il est normal que la pièce de Becketc piétine sur place; c’est pourquoi les événements et les conversations tournent en rond (tout comme, au théâtre, les figurants qui jouent les passants quittent la scène côté jardin et y rentrent à nouveau côté cour pour incarner d’autres prétendus passants); l’avant et l’après deviennent comme la droite et la gauche, donc temporellement neutres; au bout d’un moment, cette circulation donne l’impression de ne plus avancer, le temps semble se figer et devenir - si l’on nous permet de pasticher l’expression hégélienne de « mauvais infini » - une « mauvaise éternité ».

Beckett réalise cela d’une façon si conséquente qu’au lieu de proposer un véritable second acte, il se contente de répéter le premier (ce qui est sans précédent dans l’histoire du théâtre), à quelques légères variantes près, et contre toute attente n’y présente absolument rien d’inattendu... Ce faisant, il n’obtient pas seulement un effet absurdement déconcertant, mais provoque en nous celte épouvante qu'inspire toute rencontre avec l’amnésie. Car, à l’exception de l’un d’eux, ses personnages ne se rendent absolument pas compte du fait que les choses se répètent; quand on le leur fait remarquer, ils sont absolument incapables de reconnaître que ce qu’ils vivent ou disent à ce moment-là n’est que la répétition à l’identique de ce qu’ils ont déjà vécu la veille ou l’avant-veille. L’introduction de cette amnésie est absolument cohérente : car là où il n’y a pas de temps, il n’y a pas non plus de souvenirs. Et pourtant le temps n’est pas « pétrifié », comme c’est souvent le cas chez Kafka,

Puisque Beckett maintient un minimum d’activité - on va voir tout de suite de quel rudiment d’activité il s’agit -, il reste aussi un minimum de temps. Ce temps n’est pas un « flux », mais il est encore possible d’en extraire un peu de substance, de la mettre de côté et d’en faire un « passé » : c’est donc en quelque sorte une bouillie de temps stagnante. On ne peut jamais la mettre en mouvement que pour quelques secondes ou, au mieux, pour quelques minutes; dès qu'on retire la main qui maintient le temps en mouvement, ne serait-ce que l’espace d’un instant, alors tout redevient homogène, et il n’y a plus aucune trace de ce qui a eu lieu. « Au passage », on aura en tout cas produit du « temps » et on l’aura senti passer,

L’activité rudimentaire qui peut encore, en passant, mettre la bouillie du temps en mouvement n’est plus à vrai dire une véritable « action »; elle n’a pas d’autre finalité que de mettre le temps en mouvement, ce qui dans la vie active « normale » n’est pas l’objectif mais la conséquence de l’action; c’est donc un pur passe-temps. Si la « conséquence », au sens temporel, est la seule intention qui anime l’activité, celle-ci renonce, de ce fait, à toute autre forme de conséquence. Si les deux personnages jouent à « s’en aller », ils restent; s’ils jouent à « aider », ils bougent à peine le petit doigt. Leurs bons sentiments ou leurs indignations partent en fumée d’une façon si soudaine que cette existence qui n’en est déjà plus une donne toujours l’impression de n’être qu’une explosion négative. Et pourtant, ils reprennent chaque fois leur « activité », car c’est précisément elle qui maintient le cours du temps, qui fait glisser quelques mètres de temps derrière eux et les rapproche du prétendu Godot.

Cela va si loin - et là, la pièce prend vraiment des accents déchirants - que les deux personnages ont l’idée d’exprimer par leurs gestes les sentiments et les mouvements de l’âme, qu’ils se jettent réellement au cou l’un de l’autre, parce que les mouvements de l’âme sont précisément aussi des mouvements et peuvent, en tant que tels, soulever un peu la vase du temps qui stagne. « Si on s’estimait heureux? [...] C’est déjà ça », lance Estragon. Et quand Vladimir lui demande ce qu’il entend par « ça », il lui répond que « c’est déjà ça en moins », Ce qu’il veut dire, c’est que le temps qui nous sépare de Godot sera ainsi un peu plus court. Le caractère stimulant de la fraternité, qui reconduit la chance de pouvoir subir l’absurde à deux, est le moyen le plus réconfortant de supporter le vide de l’existence. Sans leur attachement réciproque, apaisant et désespéré, sans le piétinement de leurs conversations, sans leurs disputes, leurs ruptures et leurs retrouvailles qui leur demandent déjà du temps, ils seraient vraiment perdus. Que Beckett nous présente un couple n’est pas seulement motivé, sur le plan technique, par le fait qu’une pièce sur un Robinson Crusoé de l’attente tournerait au portrait; il veut montrer que chacun d’eux est un passe-temps pour l’autre, que la sociabilité aide à surmonter l’absurdité de l’existence et a au moins pour effet de la dissimuler. A vrai dire, elle n'est pas une garantie absolue que le temps continuera à s’écouler; elle n’est qu’un soutien ponctuel. Et quand, à la question : « Qu’est- ce que j’ai fait de ma pipe? », l’acolyte répond : « Charmante soirée », ces répliques en forme de monologue font penser aux estocades de deux duellistes aveugles qui, tout en portant des coups n’importe où, chacun de leur côté, dans l’obscurité, chercheraient à se persuader qu’ils se battent vraiment en duel.

Personne ne niera qu’il y a aussi des « passe-temps » dans l’« existence normale », pendant les intermèdes de temps libre. L’expression courante de « passe-temps » indique qu’en jouant à être actifs, donc par l’intermédiaire de nos jeux, nous cherchons à être emportés par le cours du temps, ou du moins à le suivre. Sinon, il menace de stagner. Nous ne faisons pourtant cela, objectera-t-on, que pendant nos moments de loisir - les choses sérieuses et la distraction sont finalement soigneusement distinguées; alors qu’en fait, ce sont les choses sérieuses, du moins la misère et l’irréalité (obscure en comparaison avec la réalité) de la vie d’Estragon et de Vladimir, qui décident du fait qu’ils doivent sans arrêt maintenir le temps en mouvement, qu’ils doivent sans  arrêt jouer. Mais cette distinction entre eux et nous est-elle vraiment justifiée? Existe-t-il vraiment une frontière bien définie entre les choses que nous considérons comme sérieuses et nos distractions ?

Nous ne le croyons pas, Le misérable combat que mènent les deux personnages pour conserver une apparence d’activité n’est si impressionnant que parce qu’il déchiffre notre propre destin, c’est-à-dire le destin de l'homme de masse. D’un côté, le travail mécanique privé de tout objectif visible est aujourd’hui à mille lieues de ce qu’on nomme illusoirement l’« activité humaine » : il est lui-même devenu, en quelque sorte, une apparence d’activité. Le « vrai » travail et le plus inintéressant des « gagne-pain » ne diffèrent plus en rien, ni structurellement, ni psychologiquement. D’un autre côté, ce genre de travail a déséquilibré l’homme à un point tel qu’il éprouve à présent le besoin de se trouver un « hobby » pour retrouver équilibre et « détente », pour « passer le temps ». Il éprouve alors, paradoxalement, le besoin de se fixer pendant ses moments de loisir des objectifs bien réels, et de profiter du loisir dont il dispose pour travailler vraiment tout en s’amusant... C’est ce qu’il fait lorsqu’il recourt à un mode de production obsolète au regard du travail qui lui permet de gagner son salaire, par exemple en faisant de petits travaux de menuiserie ou en cultivant un jardin ouvrier. Si la dépendance à l’égard d’un travail quotidien ne l’a pas définitivement achevé, il reste néanmoins privé de toute capacité à prendre lui-même en main l’organisation de ses moments de loisir, de ses « distractions » et de ses « passe-temps », puisqu’il est désormais dirigé par la radio avec laquelle il passe son temps. Voici un fait plus probant que toute théorie comparant ou identifiant l’activité et l’inactivité : aujourd’hui, on travaille en écoutant la radio simultanément dans des millions de foyers et d’usines, où le flux du travail ne fait plus qu'un avec le flux des émissions de radio. Bref, c’est seulement parce que, dans la vie actuelle, le temps de travail et les moments de loisir, l’activité et l’inactivité, les choses sérieuses et les distractions sont si désespérément imbriqués les uns dans les autres que la gravité stupide avec laquelle Vladimir et Estragon créent une apparence d’activité est si effroyablement sérieuse et si fantastiquement actuelle.

En réalité, cette activité, cette apparence d’activité, est parfaite pour se laisser emporter par le temps; mais il est difficile de s’y abandonner, car faire quelque chose sans y penser ou faire semblant de faire quelque chose exige précisément cette liberté déjà paralysée par la vie passive d’Estragon et de Vladimir. C’est pourquoi Beckett est toujours conséquent quand il laisse jouer ses deux personnages, même si c’est inutile ; ils sont ainsi parce qu’ils ne sont pas à la hauteur de la tâche qui consiste à organiser leurs moments de loisir,

Us y arrivent d’autant moins, à vrai dire, qu’ils ne disposent pas encore, comme nous, de formes de distraction bien définies et reconnues pour organiser leurs moments de loisir : ils ne disposent pas du sport ou des sonates de Mozart; ils sont obligés d’inventer leurs jeux, donc de choisir des activités dans l’arsenal des occupations quotidiennes afin de les transformer en jeux destinés à passer le temps. Dans ces situations où, nous qui sommes privilégiés, nous jouons au football, nous n’avons plus besoin de réinventer chaque fois les règles du jeu. Estragon, lui, joue da capo au jeu d’« enlever ses chaussures-remettre ses chaussures », non pour qu’on se moque de lui mais pour se moquer de nous, pour nous montrer, grâce au procédé de l’« inversion », que notre façon de jouer (dont la reconnaissance publique dissimule encore l’absurdité) n’est absolument pas meilleure que la sienne. L’inversion, dans la scène où Estragon joue à « enlever ses chaussures-remettre ses chaussures », signifie que nous non plus, nous ne jouons à rien d’autre qu’à enlever et remettre nos chaussures - quelque chose de fantomatique, une action qui ne consiste qu’à faire semblant d’agir, Finalement, la scène opère un retournement complet : « Quand nous enlevons et remettons nos chaussures pour de vrai, dans notre vie quotidienne, ce n’est pas un jeu distrayant, c’est clownesque, sans conséquence, et nous le faisons uniquement dans l’espoir de passer le temps. Comme les deux personnages, nous sommes condamnés au luxe et à la misère de l’inconséquence »; à ceci près que les deux clowns savent qu’ils jouent alors que nous, nous ne le savons pas. Les deux personnages sont ainsi devenus des gens sérieux, et nous des personnages de farce. C’est ici que triomphe l’« inversion » de Beckett.

 

§ 6; Les antipodes entrent en scène.

Avec les personnages de Pozzo et Lucky, cette figure de pensée hégélienne, qui représente le principe de l’histoire conçue comme une lutte continuelle, fait son apparition sur la scène où, jusque-là, seul l’« être sans temps » agissait - ou plutôt n’agissait pas. L’entrée en scène du nouveau couple intrigue le spectateur pour de multiples raisons, et cela se comprend. D’abord pour des raisons esthétiques : la stagnation que le spectateur, après s’en être d’abord indigné, a finalement acceptée comme la « loi du monde de Godot » est désormais troublée par l’irruption de personnages qui agissent vraiment, et de la façon la plus sensible. C’est comme si, sous nos yeux, une image fixe se transformait en film. À cela s’ajoute la difficulté de l'allégorie en tant que telle : car celle-ci se distingue de presque toutes les allégories traditionnelles. Alors que les allégories qui nous sont familières (la Vertu, la Liberté, la Fécondité, etc.) ornent et habillent l’abstrait d’un vêtement sensible, l’allégorie a ici pour tâche de déshabiller l’abstrait, pour révéler dans toute leur nudité la bassesse et la misère, qui ne ressortaient pas suffisamment dans la formule philosophique « maître et esclave », Le dévoilement est donc le sens de cet habillage, le dêsiüusionnement la fonction de cette illusion théâtrale. La scène dans laquelle la dialectique est examinée est elle-même dialectique : il est donc parfaitement approprié qu’elle soit si intimidante - pas seulement pour nous mais aussi pour Estragon et Vladimir, qui, pendant cette rencontre, n’arrivent jamais vraiment à se départir d’une certaine timidité.

Mais quelle que soit la timidité dont font preuve nos deux personnages lorsqu’ils rencontrent le nouveau couple, il y a une chose qu’ils ne peuvent pas cacher : c’est que celui-ci leur semble enviable. Il n’est plus nécessaire d’expliquer cela : le cercle de l’interprétation se referme de lui-même. Qu’aux yeux de ceux qui sont condamnés à « être sans temps », les lieutenants du temps, même les plus misérables, passent pour des privilégiés, cela ressort clairement de la description que nous avons donnée du caractère infernal de l'existence privée de temps. On envie Pozzo, le maître, parce qu’il n’a pas besoin d’« engendrer du temps » tout seul, d’avancer tout seul ou encore d’attendre Godot : car Lucky le tire après lui. Et on envie Lucky, l’esclave, non seulement parce qu’il « sait » aller au trot, mais parce qu’il doit le faire, car Pozzo est derrière lui, au sens propre, et y veille. Bien qu’ils passent devant les deux personnages privés de temps sans même savoir qu’ils l’ont déjà fait la veille - donc en quelque sorte comme une « histoire aveugle » qui n’est pas encore consciente de sa propre historicité -, ils sont pourtant, celui qui cire comme celui qui est tiré, encore en mouvement et, de ce fait, aux yeux d’Estragon et de Vladimir, ce sont des bienheureux. On peut donc facilement comprendre qu’ils imaginent que Pozzo soit Godot lui-même (bien que celui-ci n’ait jamais entendu prononcer ce nom et s’ingénie d’emblée à l’estropier), car le fouet de Pozzo pourrait mettre fin à leur attente. Ce n’est pas non plus par hasard que Lucky, la bête de somme, est appelé le « chanceux » : car s’il doit tout porter, s'il passe sa vie à transporter des sacs de sable, il est en revanche déchargé de tout; s’ils pouvaient occuper sa place, ils n’auraient plus besoin de piétiner sur place, ils pourraient aller voir plus loin parce qu’ils devraient aller voir plus loin, leur enfer serait devenu plus doux, et peut- être même qu’on leur jetterait de temps en temps un os.

Toute tentative de trouver dans cette image de l’homme et de son monde des traits qui soient encore, d’une façon ou d’une autre, positifs ou seulement rassurants ne serait qu’une dénégation. Et pourtant la pièce de Beckett se distingue, sur un point, de presque tous ces documents nihilistes qui sont l’expression littéraire du présent : elle s’en distingue par son ton. Le ton de ces documents est habituellement celui d’un sérieux qu’on pourrait légitimement qualifier d’« animal » (parce qu’il n’a pas encore la chaleur de l’humour humain), ou bien de cynique (parce qu’il ne dépend déjà plus de l’homme) et donc à nouveau inhumain. Quant au sérieux du clown - et nous avons montré à quel point la pièce était clownesque -, il n’est ni animal ni cynique; il est plein d’une tristesse qui, en reflétant le triste sort des hommes, rapproche leurs cœurs et, ce faisant, les allège.

Ce n’est pas un hasard si aucun personnage de notre siècle n’a suscité autant de sympathie que le misérable personnage de Chaplin à ses débuts. La farce semble être devenue le dernier refuge de l’amour de l’homme, la dernière consolation de ceux que leur tristesse rend complices. Elle est tout ce qui pousse sur les terres désespérément arides de l’absurdité ; le simple ton de l’humanité n’est qu’une maigre consolation ; cette consolation ne sait ni pourquoi elle console ni quel Godot elle fait espérer - elle prouve seulement que le réconfort des hommes est plus important que la signification de leurs actes, et que ce n’est pas le métaphysicien qui peut avoir le dernier mot, mais seulement l’ami de l’homme.

 

SUR LA BOMBE ET LES CAUSES
DE NOTRE AVEUGLEMENT FACE À L’APOCALYPSE

Annihilation et nihilisme

Dans cette conversation nihiliste ordinaire qui n’est sans doute qu’un simple échantillon de ce qui a lieu tous les jours à des milliers d’exemplaires, le fait que l’homme existe « pour rien » et le fait qu’il puisse être anéanti, le nihilisme et la bombe, ne sont plus qu’une seule et même chose.

Puisque nous existons pour rien, la bombe est justifiée, et puisque la bombe est là, nous ne valons plus rien, et puisque nous ne valons plus rien, la bombe, de toute façon, n’aggravera pas les choses, et puisque... et puisque... et puisque,., jusqu’à la nausée et l'étourdissement, jusqu’à l’évanouissement et jusqu’aux faux triomphes, sans que l’on sache où est la tête de cette argumentation et où est sa queue, quelle est sa prémisse et quelle est sa conclusion. Le manège de ces semblants d’arguments tourne autour de l’axe du néant. Qui ne saute pas en marche pour détruire le manège n'en sortira pas vivant.

 

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