lundi 5 août 2024

L'ère de l'individu - Alain Renaut

 L'ère de l'individu - Alain Renaut

On connaît le principe de la fable : Mandeville compare la société à une ruche qui vit dans une « heureuse abondance », mais en dehors de toute moralité. Chaque abeille cherche exclusivement son avantage et ne se soucie de rien d’autre que de son intérêt propre, sans nul égard pour celui des autres : toute profession cultive ainsi « quelque espèce de friponnerie », les hommes de lois eux-mêmes sont « uniquement attentifs à tirer de précieux honoraires », les médecins préfèrent « la réputation à la science », — bref : « chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité », mieux : « les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique». Ainsi, par exemple, Mandeville s’applique-t-il à montrer que « les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme par dépit », que « le luxe fastueux occupait des millions de pauvres », que « la vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre », « que l’envie même et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce », qu'enfïn « les extravagances dans le manger et dans la diversité des mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce ?.

La suite de la fable constitue la contre-épreuve de la description initiale : par nostalgie de la vertu, la ruche prie pour que revienne en elle la moralité. Son vœu exaucé, elle voit, avec le vice, disparaître le bonheur et la prospérité : chaque individu ne consentant plus à satisfaire que des désirs modestes, bien tempérés, les besoins auxquels l’industrie avait à pourvoir diminuèrent considérablement, et en même temps disparut une foule d'emplois — d’autant que, chacun devenant plus courageux, « un seul faisait mille fois plus d’ouvrage que plusieurs n’en faisaient auparavant ». On évita la vaine dépense, les modes ne se succédèrent plus avec une délicieuse inconstance, on ne cultiva plus la gloire frivole, on ne construisit plus de palais enchantés ni de portiques superbes : l’art dépérit, tous ceux qui vivaient du luxe durent quitter la ruche, et « le peu d’abeilles qui restèrent vivaient chichement », en ne recherchant plus la nouveauté, en n’ambitionnant plus rien, — proie idéale, on le devine, pour « leurs ennemis cent fois plus nombreux ».

Ce que Mandeville présente alors, non sans provocation, comme la « moralité » de l’apologue se déduit sans peine du récit : «Quittez donc vos plaintes, mortels insensés! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une nation avec la probité [...] Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits [...] Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant, que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. »

Évoquant ce texte célèbre dans Homo aequalis, L. Dumont y voit une étape importante dans cette « transition » de la « moralité traditionnelle » (d’esprit « holiste », où chaque sujet définissait sa conduite par référence à la société tout entière) à l’ « éthique utilitaire » d’une culture individualiste où, chaque sujet définissant sa conduite uniquement par référence à son intérêt propre, «l’individu est libre, ses dernières chaînes sont tombées». Lecture discutable si on ne la précise pas sur un point essentiel, concernant justement ces « chaînes » dont l’individu se serait ici émancipé.
 

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