dimanche 4 août 2024

Nuits - Young / Tombeaux - Hervey

 

LES NUITS D’YOUNG

 

PREMIÈRE NUIT.

 

Les misères de l'humanité.

Doux sommeil, toi dont le baume répare la nature épuisée. Hélas ! il m’abandonne. Semblable au monde corrompu, il fuit les malheureux. Exact à se rendre aux lieux où sourit la fortune, il évite d’une aile rapide la demeure où il entend gémir, et va se reposer sur des yeux qui ne sont point trempés de larmes.

Après quelques momens d’un repos agité, et depuis longtemps je n’en connais plus de tranquille, je me réveille.... Heureux ceux qui ne se réveillent plus!... Pourvu toutefois que les songes effrayans n’épouvantent pas les morts dans le fond des tombeaux.

Quels flots tumultueux de rêves insensés ont battu mes sens pendant le sommeil de ma raison ! Comme j’errais de malheurs en malheurs! J’éprouvais toutes les horreurs du désespoir pour des infortunes imaginaires. Rendu à moi-même et retrouvant ma raison, qu’ai-je gagné à m’éveiller? Hélas! je n’ai fait que changer de maux, et je trouve la vérité plus cruelle encore que le mensonge. Les journées sont trop courtes pour suffire à ma douleur. Et la nuit, oui, la nuit la plus noire, au moment même où elle s’enveloppe des ténèbres les plus profondes, est encore moins triste que ma destinée, moins sombre que mon âme.

Maintenant arrivée au milieu de son cercle, assise au haut des airs sur son trône d’ébène, la nuit, comme un Dieu dans une majesté voilée et sans rayons, étend son sceptre de plomb sur un monde assoupi. Quel silence absolu! Quelle obscurité profonde! L’œil ne voit aucun objet: l’oreille n’entend, aucun son. Toute la création dort. Tout paraît mort. Il semble que le mouvement qui donne la vie à l’univers se soit arrêté, et que la nature fasse une pause. Repos terrible; image prophétique de la fin du monde !... Qu’elle ne tarde

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C’est en vain que le temps coule et change mes heures; en vain je change de situation et de lieux. Le plaisir a fait avec moi un divorce éternel. Il ne vient plus s’unir à mes réflexions. Elles s’aigrissent toutes sur mon cœur et l’abreuvent d’amertume. La pensée, trop active pour mon repos, me tourmente sans relâche. La cruelle, profitant du calme et des ténèbres delà nuit, m’entraîne dans le passé, promettant de m’y consoler. Imprudent, je la suis dans les sombres détours de ces temps qui ne sont plus : mais, comme un assassin perfide, elle me trahit et m’y perce le sein. Elle s’étudie à me chercher partout des chagrins. Elle me ramène aux lieux où furent mes plaisirs : et je ne trouve qu’un désert où leurs fantômes sont restés pour tourmenter ma mémoire. Je déplore les richesses évanouies de mes premières années; je gémis sur les débris épars de mon bonheur : tous les objets qui m’avaient charmé, tous ces biens si chers dont je jouissais avec transport, me font aujourd’hui trembler d’effroi; et chacun de mes plaisirs passés enfonce un trait dans mon cœur.

Mais pourquoi me plaindre, ou pourquoi ne plaindre que moi ? Le flambeau de l’univers ne luit-il que pour moi seul? Suis-je le seul infortuné ? Ah ! je déplore une destinée commune à des milliers d’hommes. Sous une forme ou sous une autre, il se fait à tous les mortels une substitution éternelle des douleurs de leur mère : la peine est un héritage que la femme transmet à tous ses enfans avec la vie.

Quelle foule de fléaux divers opprime l’humanité! La guerre, la famine, la peste, les orages, l’incendie, les volcans, les divisions intestines, les tyrans désolent tour-à-tour et ravagent ensemble l’espèce humaine. Ici des hommes dépossédés de la lumière, ensevelis vivans dans la profondeur des mines, oublient qu’il est un soleil : sur les mers, des êtres immortels comme le despote qui les enchaîne à la rame, y vivent attachés ; toujours luttant contre les tempêtes, tant qu’ils respirent, ils sillonnent les flots, et ne recueillent que le désespoir. D’autres, pour des maîtres durs, mutilés dans les combats, vont aujourd’hui, étendant le bras qui leur reste, mendier un morceau de pain noir le long des royaumes que leur valeur a sauvés. La misère et les maladies incurables dans une ligue cruelle assaillent à la fois une multitude de désespérés, et ne leur laissent d’asile que dans le tombeau. Vois-tu cette foule de morts que les hôpitaux gémissans rejettent de leur sein ? Vois-tu cette autre foule de mourans qui se pressent à leurs portes et sollicitent la place que les morts ont laissée? Combien d’infortunés, nourris autrefois dans le sein des plaisirs, implorent aujourd’hui la main froide et lente de la charité, et l’implorent en vain ! Riches voluptueux, quand le plaisir vous lasse, dans ces momens d’ennui où le monde vous devient insipide, venez respirer dans ces tristes asiles : ouvrez vos mains, donnez et ranimez-en vous le sentiment du plaisir en voyant ce que souffrent les malheureux : mais vous êtes sans pudeur, et si vous rougissez encore, c’est de la vertu…

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Les hommes vivent comme s’ils ne devaient jamais mourir; à les voir agir, on dirait qu’ils n’en sont pas bien persuadés. Ils s’alarment pourtant, lorsque la mort frappe près d’eux quelque coup inattendu. Les cœurs sont dans l’effroi. Mais quoique nos amis disparaissent, et que nous soyons blessés nous-mêmes du coup qui les tue, la plaie ne tarde pas à se cicatriser. Nous oublions que la foudre est tombée, dès que ses feux sont éteints. La trace du vol de l’oiseau ne s’efface pas plus vite dans les airs, ni le sillon du vaisseau sur les ondes, que la pensée de la mort dans le cœur de l’homme. Nous l’ensevelissons dans le tombeau même où nous enfermons ceux qui nous étaient chers : elle s’y perd avec les larmes dont nous avons arrosé leurs cendres. Quoi! j’oublierais Philandre! Non, jamais! Comme mon cœur se gonfle! qu’il est plein! Non, quand je laisserais un libre cours à ma douleur, la nuit tout entière, la plus longue nuit ne l’épuiserait pas ; et l’alouette légère viendrait encore troubler de ses chants mes tristes plaintes. Je l’entends déjà! c’est sa voix perçante qui vient d’éclater dans les airs. Qu’elle est matinale à éveiller l’aurore !

 

TROISEME NUIT

Le temps, ce bien plus sacré, plus précieux que l’or, est pour l’homme un fardeau plus pesant et plus vil que le plomb. Nous recevons avec indifférence et sans en tenir compte les jours qui nous sont distribués : nous dissipons les années l’une après l’autre, sans acquitter la dette de la vertu. Mortel, tu ne sais pas ce que vaut un instant ! cours le demander à l’homme étendu sur son lit de mort... La jeunesse n’est pas aussi riche en jours qu’elle le pense follement.

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La nature tient sous nos yeux une école où elle instruit le genre humain : l’emploi du temps est la leçon qu’elle lui répète. Nous mourons tous les soirs : nous renaissons tous les matins; chaque jour est une vie complète et différente. Cette différence nous échappe, et nous confondons le jour qui nous luit avec celui qui l’a précédé. Cependant, comme on ne se baigne jamais deux fois dans les mêmes eaux d’un fleuve, on ne se réveille point deux fois dans la même vie. Le fleuve et la vie s'écoulent et changent sans cesse, sans paraître changer. Nous ne remarquons pas ce volume immense et des ondes et des jours qui est allé s’abîmer pour jamais dans l’océan des mers et dans celui des temps. Occupés d’amusemens frivoles, nous suivons gaîment les flots qui nous entraînent : nous descendons, doucement et les yeux fermés, la pente rapide qui nous mène à la mort. Soudain l’écueil caché sort de l’onde, et se découvre au milieu des vagues blanchissantes. Nous frémissons : l’effroi précipite autour de nous nos regards éperdus : notre âme s’éveille et frissonne dans tous nos sens... 6 désespoir! la frêle barque touche, éclate, se brise, et disparaît.

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La vieillesse. Il n’est point d’homme qui ne se trompe d’un jour sur sa durée : le sage même est toujours en retard avec ses heures. L’espoir de vivre renaît avec chaque aurore. Cette erreur est celle qui nous abandonne la dernière et qui met le comble à toutes les erreurs de la vie.

Le vrai sage s’entretient avec ses heures passées : il leur demande quel compte elles ont rendu de lui à l’Etre suprême. La suite de leurs réponses forme ce que nous appelons l’expérience. Vieillard, elle te crie qu’ici-bas tout est néant; que plus on goûte la joie, plus on en découvre la vanité, et que les transports du plaisir même nous détrompent de la chimère du bonheur. Instruit par ses leçons, averti par ces cheveux dont ta tête est blanchie, détache tes pensées de ce monde, donne-leur un mouvement vers l’éternité, et découvre au fond de l’avenir un séjour plus fortuné.

Ce monde, où nous vivons enivrés d’une folle joie, qu’est-il en effet? Un vaste séjour de deuil, chargé de tombeaux, tapissé d’emblèmes funèbres que la mort suspend sans cesse autour de nous.

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Songez que perdre le temps, c’est perdre plus que du sang. C’est mutiler son être : c’est commettre un vrai suicide.

 

CINQUIEME NUIT

Pourquoi tant de fatigues pour des triomphes si courts? La fortune des riches, la gloire des héros, la majesté des rois, tout finit par « ci-gît. » Des peines à souffrir, des biens qu’il faut laisser, tel est l’inventaire exact de la vie, et la poussière en poussière est le terme de toutes les grandeurs de la terre. Si mes chants passent à la postérité, elle apprendra qu’il exista un homme nourri parmi les courtisans, quoique né dans l’Angleterre, qui fit réflexion que la fortune pourrait bien arriver trop tard d’un jour, qui ne s’est point amuser sur son lit de mort à arranger des projets de fortune et de vie, et qui a pensé que la nécessité de mourir valait bien la peine de l’en distraire.

La jeunesse sans expérience, attirée par une lueur trompeuse, se précipite sur une foule de maux. Les années instruisent l’homme; il se détrompe en vieillissant : mais dès qu’il a trouvé l’art de vivre, les portes de la mort s’ouvrent.

 

SIXIEME NUIT

 

les vents dispersent le reste dans les airs; chaque élément se partage nos dépouilles. Les débris de l’homme sont semés dans l’étendue de la nature. La mort est partout, excepté dans la pensée de l’homme !

Et ce n’est pas l’homme seul qui est mortel : ses ouvrages le sont aussi. Il meurt une seconde fois dans le buste qui rendait à son image un fantôme de vie. Sa tombe s’efface. Les empires périssent. Où est l’empire romain ? Où est celui des Grecs ? Ils ne sont plus qu’un son, et la moitié de notre science n’est que leur triste épitaphe. O mort, la pensée puissante vient d’ouvrir devant moi les portes de ton sombre empire que nul astre n’éclaire î Mes regards descendent dans ses vastes profondeurs : quelle foule de sceptres je découvre! Que de ruines amoncelées! Que de rois flattés je vois ensevelis sous les décombres de leurs monumens crus immortels ! Que d’arts sublimes dont les lauriers sont flétris, dont la gloire est éteinte! Quelle longue suite de siècles fameux s’écoule devant moi ! Leurs vaines images se succèdent et roulent informes «t pressées comme des flots. Je vois les générations qu’ils entraînent s’agiter et se mouvoir dans leur sein. Je vois passer les ombres mélancoliques des morts célèbres : ils ont l’air de s’entretenir tristement de la vanité de leur gloire. Tous jettent en passant un regard de pitié sur les sages et les grands de la terre.

 

SEPTIEME NUIT

Que la mort est bizarre et cruelle! Si du moins elle n’emportait que les malheureux et les vieillards ! Si elle s’assujettissait à suivre le cours de la nature, au lieu de la devancer; si elle attendait que nos corps consumés par les ans, tombassent d’eux-mêmes en poussière, pour la balayer dans le tombeau ! Mais souvent l’impitoyable nous y traîne pleins de force et de santé. Quand la vie est un mal, elle nous la laisse; est-elle un bien? elle nous l’arrache. Elle se plaît à laisser survivre l’indigent au riche, et le mortel misérable au mortel fortuné. Que d’hommes robustes sont cousus dans le drap mortuaire par les faibles mains des valétudinaires, dont la vie n’est qu’une mort lente et continuelle ! Combien de fois vous apercevez un père décrépit pleurant courbé sur la tombe de ses jeunes enfans!

DIXIEME NUIT

Toute la nature défigurée se couvre de ténèbres ; tout est malheur ; et la raison succombe dans un vaste désespoir. Non, l’horrible vœu de l’anéantissement ne peut se former dans un cœur que quand la vertu y est morte, et que l’homme est dénaturé. Il faut du même coup se délivrer de Dieu. Que sert-il dans le monde ? Il n’y est plus qu’un fantôme effrayant.

Hommes dégénérés, déchus de votre être, dépouillés de raison et d’espérance, qui vantez la liberté et vivez en esclaves, les maîtres et l’opprobre de l’univers, vil troupeau plus stupide que les troupeaux qui vous obéissent; vous qui changez la raison en folie, qui faites le mal avec l’instrument du bien, et employez à vous perdre les bienfaits du Créateur ; si c’est là votre désir, sous quelle planète sinistre êtes-vous nés? Dans quelle heure de désespoir avez-vous reçu le jour ? Quelles1 furies ont agité votre imagination pour enfanter ce système destructeur des biens et des êtres? Oui, vous êtes déjà morts, et la brute seule survit en vous. Mais êtes-vous bien sûrs du néant dont vous vous flattez? Vous est-il bien démontré que votre âme doive périr comme une vapeur qui se dissipe dans les airs? Que de courage il vous faut, que de peines il vous en coûte pour arriver à l’incrédulité ! Et malgré tous vos efforts, vous ne pouvez perdre l’immortalité et obtenir le néant. Votre être vous*est abandonné pour le défigurer, mais non pas pour le détruire. Malheureux, ce qui vous égare, c’est que vous ne lisez la nature que par feuillets détachés. Lisez l’ensemble, et vous serez convaincus ; vous y retrouverez cette âme immortelle que vous n’aviez pas aperçue. Tout s’éclaircit alors, et Dieu est entendu. L’ordre se rétablit dans les rangs des êtres, et l’homme reprend au-dessus des animaux sa place et sa supériorité. Tout est grand, tout devient intelligible et lumineux. L’immortalité est la clef de la création : c’est la chaîne des siècles ; elle unit tous les temps et fait correspondre toutes les portions de la durée à un but unique, au bonheur.

 

DOUZIEME NUIT

Les avantages de la nuit et de la solitude.

Les pensées mâles de la vertu, les nobles élans du génie, les brûlans transports d’un cœur sensible, sont perdus pour l’homme qui croit qu’être seul est une solitude. Le malheureux s’est condamné à ne les jamais sentir. Dieu et la raison ! quelle immense société ! Que leurs entretiens sont sublimes ! Que leur commerce est plein de douceur! Ils s’approchent de l’homme à mesure que le monde s’en éloigne. Encore quelques jours et tout nous aura abandonné ; il ne restera pour l’homme que sa conscience et Dieu. Qu’il sera terrible alors de les rencontrer seul, de les voir en face pour la première fois, et d'être pour eux un étranger méconnu, désavoué! Hâtons-nous de nous réconcilier avec eux, et de nous les attacher par des nœuds éternels.

[…]

Quelle est la source de cet abus si fréquent et si déplorable? Deux penchans opposés se disputent le cœur de l’homme, et le tirent en sens contraires. L’orgueil, comme l’aigle superbe, se plaît à monter et cherche les hauteurs. La volupté se traîne sur la terre et se trouvé heureuse de partager les sensations de la brute. L’homme est également fier et sensible : il voudrait à la fois s’ennoblir et jouir : s’élever avec l’âme et ramper avec le corps. Mais les plaisirs trop grossiers des sens offensent le goût noble et délicat de la raison. Que fait l’homme? Il abuse des talens pour rendre le vice aimable et nous cacher sa bassesse. L’esprit, comme un sophiste adroit, trouve le secret de nous créer une raison nouvelle, qui, plus souple et moins difficile, se prête aux plus viles jouissances. Ce charlatan imposteur éblouit nos yeux par ses prestiges ; il environne l’âme d’illusions trompeuses, et lui fait avaler un poison agréable. L’âme, doucement assoupie, tombe dans une molle langueur, perd par degrés sa force et sa fierté, se familiarise avec le vice, et se livrant à l’erreur qui l’enchante, elle s’oublie délicieusement dans les égaremens de la folie. L’orgueil devient complaisant. Ce qui le révoltait ne le choque plus. L’homme se plonge gaîment dans la débauche, s’abandonne sans remords à ses excès, et se pardonne ses vices dont il ne sent plus l’horreur. Art détestable, qui corrompt les mœurs, efface des joues de l’homme la noble pudeur de la nature, et lui donne un front qui ne sait plus rougir ! On se plaît dans son avilissement, on s’en fait gloire; l’écrivain coupable s’applaudit de ses honteux succès, et le vice infâme demande impudemment k la louange le salaire de la vertu.

De combien de volumes cette morale sensuelle et dépravée n’a-t-elle pas inondé le monde littéraire ? Les apologistes des sens sont bien plus nombreux que ceux de la raison. Partout les talens ont semé les fleurs sur les taches du vice. On voit des muscs libertines détacher sans pudeur la chaste ceinture des Grâces, de l’air indifférent dont elles invitent le dieu bourgeonné du vin à remplir sa coupe joyeuse. Comment le génie peut-il déshonorer sa noblesse par ces écrits flétrissans, et se dévouer à une honteuse immortalité?

[…]

Quand la nuit a laissé tomber son obscur rideau, je crois voir l’ombre du bras, de l’Eternel étendu entre l’homme et les vains objets qu’il veut lui cacher. Le théâtre inconstant du monde s’éloigne et disparaît à nos yeux. Un intervalle immense et désert nous en sépare. Du bruit de son agitation tumultueuse, il ne parvient plus à l’oreille que des sons affaiblis et confus qui se perdent dans le vague de l’air, et nous pouvons de loin et sans péril contempler ses flots et ses naufrages. Dans ces instans d’un calme parfait, l’âme commerce librement avec les cieux et correspond avec Dieu. L’univers que nous devons étudier est au fond de nous-mêmes. L’âme y descend, et montant sur le trône de la conscience, elle y siège comme un souverain au milieu de son conseil, pèse le passé et prépare l’avenir. C’est alors que nos fautes ne sont plus flattées : le vice est confondu dans tous ses mensonges. Il paraît nu devant elle : il n’a plus ces couleurs décevantes qui nous en imposaient pendant le jour. La nuit les efface, comme elle efface celles des autres objets, et nous le voyons noir comme eux. Oui, ces ombres tutélaires sont un asile ouvert à l’innocence ; la raison y vient reprendre sur nos cœurs ses droits et son empire. L’athée dans la nuit soupçonne un Dieu; l’homme de bien croit sentir sa présence. O nuit! tendre amie de l’homme et de la vertu, c’est toi qui les rends l’un à l’autre et les réconcilies ensemble !

La vertu, aussi délicate qu’elle est belle, ne peut se mêler dans la foule, que sa constitution fragile et tendre n’en souffre. Il est rare quelle approche d’un monde impur, qu’elle le touché sans se salir. Peu d’hommes rapportent le soir sans altération et sans taches les mœurs et l’innocence du matin. Il est toujours quelque pensée qui s’efface dans la journée, quelque résolution qui est ébranlée, quelque idée, rejetée d’abord, qui revient à la charge. Et comment en serait-il autrement?

 

TREZIEME NUIT

 

Il n’est point de mal absolu : il n’est point de vrai malheureux.

Ne retrouvons-nous pas la même loi dans le monde physique ? N’y a-t-il que les phénomènes brillans et les scènes riantes de la nature qui aient droit à notre reconnaissance? Nous la devons encore à son auteur pour les tristes révolutions et les scènes de terreur dont elle nous épouvante. Le sombre hiver est aussi nécessaire que le printemps. La foudre qui nous effraye de ses pâles éclairs ne l’est pas moins que le soleil qui réjouit nos yeux de ses doux rayons. Une masse immobile de vapeurs croupissantes rendrait l’air contagieux et mortel. Les orages qui l’épurent et le renouvellent sont bons, comme l’haleine caressante des zéphyrs. C’est pour notre bien que les volcans mugissent et s’allument : leurs flammes concentrées dans le sein des montagnes pourraient miner, ébranler les fonde- mens du globe. L’Etna sert l’homme quand il vomit ses feux. La comète que le peuple ignorant contemple avec effroi, sourit à l’astronome qui sait la voir. L’astre se dégage plus brillant des ombres qui l’ont éclipsé.

QUATORZIEME NUIT

 

Ainsi périt en mille manières différentes cette foule de jeunes téméraires. Combien en reste-t-il qui, nés sous une étoile favorable, élus chéris de la destinée, entrent à pleines voiles dans le port désiré, rapportant tous leurs vœux satisfaits? Et s’il en est, ceux-là ne tarderont pas à se plaindre. Ils sont hommes; et l’homme est-il jamais en sûreté? S’ils ont échappé au malheur, peuvent-ils de même échapper à la nature ? Le temps mine sourdement leurs forces. Les années battent sans relâche le fragile édifice de leur vie. S’ils ont évité mille dangers, la mort est un écueil inévitable; il faut périr dans un dernier naufrage. Tous ces succès dont ils étaient si fiers ne servent qu’à rendre la nécessité de mourir plus amère. Qu’il est cruel de quitter le monde, lorsqu’il commençait à nous appartenir, d’abandonner cette fortune qui a coûté tant de travaux et (le peines au moment où l’on s’apprêtait à jouir, et d’être emporté de ce palais qu’on avait vu s’élever sous ses yeux, et dont on avait fait une demeure délicieuse! Celui-là seul élève un édifice durable, qui établit sa demeure au- dessus des étoiles.

Tirons un voile sur les maux de la vie, et supposons que la fortune soit à nos ordres : ceux qu’on nomme les riches, les grands, les augustes, que sont-ils en effet? Le mortel le plus heureux sert le plus à me convaincre de la misère humaine. On les voit sourire aujourd’hui. Revenez demain, vous les verrez plus malheureux que le dernier de leurs esclaves. Dans le jour de la nécessité, leur bonheur perfide se démasque avec leurs faux amis et leur enfonce un trait dans le cœur. Que d’indigence dans la richesse ! Que d’impuissance dans le pouvoir ! Tous ces titres d’orgueil cachent des peines cruelles. La vertu seule est l’ancre qu’on peut opposer à la tempête. Elle seule trouve ses ressources dans la fureur même des vagues écumantes; elle entre dans le tombeau comme dans un port favorable.

[…]

Cacher son cœur avec tant de précaution, c’est le déceler. Je te félicite, homme sincère, qui frémis d’un mensonge, et dont la vérité tient toujours l’âme en respect devant elle. Ta simplicité, que le monde appelle faiblesse, fait ta gloire. Il est grand, il est digne de l’homme de dédaigner le déguisement: Cette franchise annonce l’élévation et la) force de l’âme. On dira, la dissimulation est nécessaire dans la société ; je demanderai si elle est honnête. Mais veut-on échapper à cette prétendue nécessitée? Il est un moyen sûr, c’est d’être bien persuadé que tout emploi qui demande un lâche ne peut jamais être vraiment nécessaire.

On répondra que le commerce du monde, tout méprisable qu’il est, peut ennoblir l’âme ; que les effets qu’il produit sur elle ne sont jamais indifférens ; qu’il est vrai qu’il peut éteindre dans nos cœurs la flamme sacrée de la vertu; mais qu’il peut aussi allumer davantage notre indignation contre le vice : en un mot que le monde bien vu, bien connu, peut former l’homme. C’est trop risquer que de s’exposer à cette alternative. Le sage n’est pas un dieu sur la terre. La vertu a ses faiblesses, ses combats, et des ennemis acharnés à la persécuter. Ses amis, il est vrai, sont de tous les hommes ceux qui se plaignent le moins et le plus tard. Mais si les amis de la vertu gémis^- sent, les méchans peuvent-ils espérer de sourire? Si la sagesse a ses misères à déplorer, comment la folie peut-elle prétendre au bonheur? Et puisque c’est une nécessité commune au sage et à l’insensé de souffrir, quel moyen de vanter ce monde et la vie, où le plus heureux est celui qui se lamente le moins ; où l’extrême patience est la suprême félicité ; où le meilleur de nos amis a si souvent besoin d’indulgence et de pardon ?

Heureux l’homme qui a le moins connu le monde ; ce monde perfide que ses amis n’ont jamais trouvé sincère ; ce monde avare qui donne si peu, et qui reprend sitôt ses dons! Et cependant il est bon de le connaître pour apprendre à n’être pas sa dupe ou sa victime. Le connaître sans l’aimer, voilà le point difficile ; moins on l’aime, et mieux on en jouit ; voilà le secret du sage. Lorenzo, ne te laisse pas séduire aux accens de sa voix. Elle a la douceur du chant des sirènes; mais, comme elles, Cette voix chante sur un écueil fameux par raille naufrages.

 

QUINZIEME NUIT

 

Le repos est pour vous un tourment insupportable. L’ennui vous force à vous agiter; vous bercez votre âme dans le mouvement pour assoupir le sentiment de vos maux intérieurs : vaine ressource qui les décèle et ne les guérit pas.

Si les hommes étaient heureux, on ne les verrait point troubler le silence des nuits par tous ces divertissemens bizarres et tumultueux. Il n’appartient qu’à une âme étroite et légère, enflée d’amour propre, et vide de pensées, de se livrer sans retenue à ces bruyans éclats. C’est le cri d’un cœur malade, à qui des mouvemens convulsifs donnent pour un moment une apparence de force et de santé. C’est un chatouillement qui d’abord excite le rire et finit par la douleur. Le rire immodéré dissipe la pensée, offense les autres, et nous fait souvent taxer nous-mêmes d’orgueil ou de folie. Quelquefois ces accès ne sont que le bruit importun d’un homme qui, rongé de chagrins, tâche de s’étourdir sur ses maux. Ne prenons point ces vaines saillies pour le signe de la véritable joie. C’est la joie du vice : un rien la fait naître, un rien la détruit : dès que ce moment de délire a passé, l’homme s’affaisse, et retombant dans une mélancolie plus noire, il ressent plus vivement la pointe de ses douleurs. Cette folle joie ressemble à ces torrens fangeux dont les eaux, grossies tout-à-coup, se répandent et roulent avec fracas par bonds et par flots : un moment les voit se former; un moment les épuise, et les campagnes qu’ils menaçaient d’inonder restent couvertes du limon amassé dans leurs cours impétueux. Ce n’est pas celle-là qui bravera un revers imprévu, qui ouvrira gaîment la porte à l’honnête pauvreté, et s’entretiendra paisiblement avec la mort, sans s’effrayer de son aspect menaçant.

Le bonheur n’est point le transport passager des sens : c’est un état de l’âme constant et permanent : il ne peut prendre de consistance dans un cœur agité. Pour que la joie soit durable, il faut que le principe en soit solide, raisonné et réfléchi. Elle n’étale point sur le front l’insolence de l’orgueil : elle donne à l’homme une physionomie satisfaite et tranquille, une sérénité douce, un air d’attendrissement que les insensés sont tentés de prendre pour les symptômes de la tristesse : c’est en un mot un visage modeste et sérieux, avec un sourire sur le cœur. Hé, comment ose-t-on montrer cette joie impudente au milieu des maux de l’espèce humaine? Un air toujours triomphant est pour les autres une vue choquante : c’est une espèce d’insulte faite aux malheureux. Mais un visage abattu est un objet encore plus vil, et qui mérite autant de mépris que de pitié. Pourquoi ces fronts consternés sous les yeux de l’Etre bienfaisant qui ne nous eût pas fait naître, s’il n’eût voulu- nous rendre heureux ? L’âme forte sait garder un juste milieu, se maintenir dans un équilibre constant, s’élever insensiblement de la tristesse à la joie, et redescendre doucement et par degrés d’une joie modérée à une tristesse utile et raisonnable. Le vrai sage n’offrira jamais un visage sombre et accablé de chagrin, comme il n’épuisera point par les épanchemens d’une joie déréglée le fonds de satisfaction intérieure dont son âme est remplie : trop heureux pour être frivole et folâtre, il reste calme et serein.

Insensé, quitte tes assemblées profanes et tes bruyans concerts. Le jeu, la musique et la danse sont de mauvais consolateurs. Je vais t’en indiquer de plus sûrs. La mélancolie vient-elle obscurcir ton front de ses nuages ? sens-tu la tristesse descendre dans ton âme ? Repose ta pensée sur une vérité importante, enchaîne une passion, fais une action généreuse, éclaire l’ignorant, ramène le sourire sur les lèvres d’un malheureux, ose être le censeur intrépide de ton ami, et le bienfaiteur de ton ennemi ; ou bien sur l’aile de l’amour élance-toi vers l’auteur de la nature, et saisis Dieu par la pensée. Bientôt ta mélancolie se dissipera, tes esprits ranimés reprendront leur cours et leur vivacité : tu n’auras pas besoin d’aller puiser la joie dans un vin pétillant, ou dans la mélodie des sons, et tu te consoleras aisément de voir ta vigne flétrie, ou ta lyre brisée.

Toi qui veux rire, veux-tu rire de toi ?

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Mais c’est une lâcheté plus grande de ne pouvoir supporter la vie. Lave- toi de cette tache honteuse qui souille ta gloire, et cesse d’épouvanter l’Europe par les tragiques récits de tes fureurs. N’accuse point ton climat d’avoir donné naissance à ce monstre. Ta latitude ni l’aspect du soleil n’ont point de part à tes forfaits. La raison 11’est point sujette à décliner en s’éloignant de l’équateur, et la nature n’a point fait de climats qui soient contraires à la vertu. Ce n’est pas ton sol, c’est ta folie qui produit tes vices.

Oui, j’avoue que le suicide est une espèce de folie : mais elle a sa source dans la corruption du cœur. Ce n’est que le dernier attentat d’une vie criminelle, le dernier accès du délire d’un insensé qui a passé ses années sans réfléchir, qui a vécu dans l’esclavage des sens; et qui a couru de vice en vice et d’excès en excès. Quiconque a pensé sérieusement à la mort ne se la donne jamais. Notre devoir, notre gloire est de fuir toujours devant elle, sans jamais la perdre de vue.

L’homme frissonne à l’idée de la mort. Il ne s’avance qu’en tremblant sur le bord de ce précipice inconnu : et dès qu’il se penche et plonge ses regards dans sa profondeur, il recule épouvanté. La sage nature connaît l’homme qu’elle a formé. Prévoyant que l’amour de sa propre conservation serait souvent un lien trop faible pour le retenir dans la vie, elle a placé la terreur au bord de l’abîme, comme un fantôme armé d’une épée flamboyante, qui en écarte les mortels. S’il ne tenait l’homme de bien en respect, rien n’arrêterait son âme impatiente de s’élancer dans l’immortalité. Ne trouvant qu’un dégoût fatigant dans les plus doux plaisirs de la vie, il déposerait au milieu de sa route ce fardeau qui l’importune. Et le méchant, qui le forcerait à traîner ses liens jusqu’au terme marqué par la Providence ? qui pourrait l’arrêter, lorsque la sombre mélancolie du crime descend dans son âme, et que le remords le saisit et l’agite? Sans la terreur qui le repousse sans cesse vers la vie, dans ses transports de rage il briserait ses fers, franchirait la barrière, et s’abîmerait dans la mort.

 

DIX-SEPTIEME NUIT

Tes pensées et tes désirs, errans loin de toi, sont toujours en course au milieu des orages et des écueils, à la quête du plaisir. Il t’en coûte cher pour le saisir : et combien tu gagnerais encore à le manquer ! Après mille tourmens pour l’obtenir, il faut en expier la conquête par mille tourmens nouveaux. Tu charges ton vaisseau sur des rivages empestés, et tu rapportes la contagion avec leurs trésors. Ta soif s’en irrite au lieu de s’éteindre; ton imagination insatiable demande encore, quand tes sens succombent de lassitude et d’épuisement.

Les plaisirs que la conscience désavoue, sont des plaisirs contre nature : le dégoût et la peine en sont l’effet nécessaire. Dieu posa sur une même base les fondemens de l’univers et ceux de la vertu. Il l’a combinée avec notre être. Des rapports intimes l’unissent à la nature de l’homme. Leurs communs intérêts sont établis sur la même loi. L’insensé qui s’efforce de les séparer souffre dans sa constitution et démolit son être.

Au milieu des combats éternels que le corps livre à l’âme, l’un ou l’autre ne peut échapper sans blessure. Si l’un des deux doits souffrir, ce doit être sans doute la partie qui est à la fois la moins noble et la plus insensible ; c’est le corps : il est borné aux impressions du présent. L’âme voyage dans le passé et dans l’avenir, et les met à contribution : c’est à elle qu’il appartient de regarder derrière elle, et de s’enfoncer dans la nuit des siècles qui ne sont plus, comme de devancer les siècles qui doivent naître. Ses plaisirs sont vastes comme le temps et la nature, et ses jouissances sont bien plus vives que celles du corps ; mais aussi, combien les douleurs de l’âme surpassent celles des sens ! Juge par les tortures delà goutte de ce que doivent être les tourmens du crime. Oui, si la justice humaine pouvait avoir prise sur l’âme, et punir sur elle les forfaits des scélérats, les supplices seraient abolis, on briserait la roue, on abattrait l’échafaud. Conserve donc ton âme et abandonne le reste au sort.

Ne vivre que de la vie animale dont le pouls marque les instans, c’est être déjà mort. Pour n’être pas sans cesse en guerre avec nous-mêmes, pour savoir nous aimer, apprenons à nous connaître. L’homme est un composé de deux parties, dont les penchans sont différens. L’âme aimé la vertu, et s’enflamme à la vue de $a beauté. Le corps se passionne pour le vice, et regarde la vertu comme son ennemie; il se croit avili par la modestie, dépouillé par la justice, appauvri par la bienfaisance, trahi par la vérité, détruit par la valeur. Toutes les fois qu’il ne se trouvera point en concurrence avec elle, traite-le avec bonté, défends-le, nourris-le : mais s’il veut marcher son rival, accable-le de ton mépris, et si la vertu l’ordonne, livre-le sans pitié aux flammes et aux oiseaux de proie. C’est l’amour de soi qui commande ce sanglant sacrifice : lui désobéir, pour sauver le corps, c’est se haïr. « Qu’est-ce en effet que le vice? Une méprise de l’amour de soi, lequel se laisse duper en achetant trop cher le faux plaisir pour le vrai. La vertu n’est que ce même amour éclairé, instruit de ses véritables intérêts, et attentif à ne faire que des marchés avantageux. C’est l’amour de l’Etre suprême, dont il est émané, ainsi que tous les biens dont l’homme peut jouir. Tout autre amour propre n’est qu’une haine de soi déguisée, plus à craindre pour nous que la haine des hommes.

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Ainsi, dès qu’un voyageur excédé de fatigue, haletant et courbé pour respirer, a pu gagner le sommet d’une légère éminence, il s’arrête, il promène ses regards autour de lui, il embrasse de l’œil la longue chaîne des vallons, des plaines, des forêts et des rivières qu’il a traversés. Rassasié de voyages, il songe à sa demeure : ses vœux la redemandent ; l’intervalle qui l’en sépare encore la lui rend plus chère, et donne plus d’impatience au désir qu’il sent de s’y revoir. Il se jure en secret de ne la plus quitter, et se promet d’y mourir en paix.

Oui, je me suis trop longtemps obstiné dans ma tristesse. Trop longtemps j’ai importuné les cieux de mes coupables plaintes. Mon cœur est enfin changé. J’ai appris à me sou- - mettre, à sourire au milieu de mes maux. O muse, change de ton : je veux par des chants consolans expier ces chants de douleur. Mais à présent que la vieillesse a épuisé mes forces, que toutes mes passions sont éteintes, que mon cœur flétri ne goûte plus la vie , que tous mes sentimens, jusqu’à celui de l’amitié, sont usés; à présent que la mort, qui a arraché de mes bras tous mes amis l’un après l’autre, achève de m’envelopper moi-même de ses funestes ombres : ô nuit, pourras-tu m’inspirer encore; pourras-tu ranimer les cendres de ce feu céleste qui brûlait dans mon sein, et qui ne jette plus que de mourantes étincelles? O nuit, je te dois toutes les pensées que redisent mes vers. Tu me les inspirais dans ces heures solitaires où les amans t’adressent en secret leurs soupirs : tandis que le reste des mortels goûtait les douceurs du sommeil, seul je veillais avec toi. Non, cette déesse amante que la fable nous peint descendant en silence du trône des airs, et venant, voilée des ombres, dans les bras d’un mortel, ne fut point aussi amoureuse de son berger que je le fus toujours de toi. Et toi, dont la présence vénérable et l’influence propice ont secondé mes chants, je ne t’ai point encore chantée. Ah! pour m’acquitter de cette dette immense, daigne accorder à ma muse une dernière faveur ; et vous, sphères célestes, prêtez-moi votre harmonie, pour rendre un digne hommage à votre souveraine.

 

DIX-NEUVIEME NUIT

O nuit majestueuse, auguste ancêtre de l’univers; toi qui, née avant l’astre des jours, dois lui survivre encore, toi que les mortels et les immortels ne contemplent qu’avec respect; où commencerai-je, où dois-je finir ta louange? Ton front ténébreux est couronné d’étoiles : les nuages nuancés par les ombres et repliés en mille contours divers, composent l’immense draperie de ta robe éclatante : elle flotte sur tes pas et se déploie le long des deux azurés. O nuit, ta sombre grandeur est ce que la nature a de plus touchant et de plus auguste. Ma muse reconnaissante te doit des vers. Ton éloge va couronner mes travaux.

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Lève l’ancre, quitte la terre, je suis ton guide : suis-moi sur cet océan azuré, qui n’a ni écueils ni rivages. Tu n’y trouveras point de tempêtes ni d’ennemis qui t’arrêtent dans ta course. Ne vante plus tes longs voyages f tu es encore étranger dans l’univers. Vois-tu cette mappemonde immense tracée des mains de la nature? Voilà l’espace où l’âme doit voyager. Commence avec moi le tour du globe universel de la création. Quand tu reviendrais de faire celui de la terre, tu avoueras bientôt que tu n’étais pas sorti de ta maison. L’homme n’a rien Vu, s’il n’a pas vu l’ensemble !

Hé bien, es-tu libre? triste victime de l’ambition, tes liens sont-ils brisés? Montons ensemble, allons, nouveaux Prométhées, voler sans crime le feu des cieux; allons rallumer aux flambeaux du firmament la flamme sacrée de la vertu.

Elance ta pensée au-dessus de cette atmosphère où les élémens opposés se combattent, au-dessus des vastes réservoirs de la pluie, des magasins de la grêle, et des régions glacées d’où descendent les neiges flottantes. Pénètre au-delà des brasiers enflammés où s’allume l’éclair, où se forgent les flèches tortueuses de la foudre, au-delà de ces antres aériens où les tempêtes au berceau reposent dans leur enfance, croissent en silence, et attendent des progrès du temps ces ailes vigoureuses, cette voix de tonnerre, cette force immense qui peut-être doit bientôt renverser un monde criminel. Franchis les orbites calculées de cet astre voyageur que les siècles d’ignorance prirent pour le sinistre messager des malheurs du monde, et contemple des objets plus grands que l’homme. Ton âme, jusqu’à présent rétrécie, flétrie par les vapeurs grossières de la terre, va s’épanouir ici, s’ouvrir aux rayons que dardent tous ces globes entassés. Tes facultés mises en action vont se rétablir et se déployer; tu sentiras une énergie nouvelle circuler dans ton être, et les sublimes pensées se presser d’éclore.

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Peux-tu résister à cette foule de merveilles qui te poussent et t’entraînent Vers lui? Tous ces globes qui environnent la terre et t’enferment dans son enceinte, te pressent d’avouer un Dieu. Rends-toi à lui. Oses-tu bien douter encore et démentir seul ce concours de témoins assemblés dans les cieux, qui te confondent et déposent tous en faveur de leur auteur ?

L’homme a été envoyé dans l’univers pour voir. Son âme reçoit par ses yeux les connaissances nécessaires à sa paix. Elles s’offrent d’elles-mêmes et se donnent à lui sans le secours d’une longue étude. Pour les obtenir, la nature ne l’oblige point à s’égarer dans les régions perdues de la métaphysique, à se tourmenter sur les champs épineux de la logique, à voyager avec fatigue dans le cercle énorme de l’histoire. La tâche qu’elle lui prescrit est facile. Elle lui donne une attitude droite qui l’élève vers les cieux, et porte naturellement sur eux ses regards et ses pensées ; et elle lui dit : « lis ici tes devoirs; »

Comme mon âme s’épanouit aux rayons de ces astres, comme elle se pénètre de leurs influences morales, et se remplit des vérités qui en descendent ! Je crois voir dans ces mondes autant de députés qui viennent nous annoncer que leur souverain réside au-dessus d’eux dans le sanctuaire inaccessible de sa gloire. L’habitant présomptueux de la terre refusera-t-il un moment d’audience à cette magnifique ambassade qui s’est abaissée jusqu’à la portée des regards de l’homme, pour lui parler du, monarque qui l’envoie, et lui donner sur ses vrais intérêts d’importantes leçons? Lorenzo, éveille ta pensée : qu’elle prenne les ailes de l’éclair, et qu’elle vole dans un clin d’œil de l’orient à l’occident, et d’un pôle à l’autre pôle : hé bien, peux-tu contempler l’univers, sans demeurer confondu ou convaincu ? Renonce à la raison, ou prosterne- toi pour adorer un Dieu.

Fatigué du spectacle des deux, ou trop stupide pour y lire, veux-tu une preuve plus simple de son existence ? Elle sert de base à toutes les autres. Mais elle ne peut faire impression que sur une oreille attentive. Pour saisir dans ton esprit cette chaîne invincible, retire-toi du tumulte du monde où les idées interrompues ne peuvent se suivre et s’enchaîner. Ferme sur lui les portes de ton âme ; rappelle à toi toutes tes pensées; réprime ton imagination volage; tire un rideau sur tes sens : fais cesser les clameurs de tes passions. Que ta raison veille et règne seule; alors, dans un calme profond, dans le silence de la nature et de la nuit, interroge-toi comme je me suis interrogé, et tes doutes vont s'évanouir pour jamais.

Qui suis-je, et d’où suis-je tiré? Je l’ignore : tout ce que je sais, c’est que j’existe. Il doit donc exister un Etre éternel : car s’il y eût eu un seul instant où rien n’existât, jamais il n’y eût eu d’êtres. S’il est quelque chose d’éternel, est-ce l’espèce humaine? La chaîne de nos ancêtres serait donc infinie. Comment le concevoir, quand on voit chacun de ses anneaux si fragiles et passer si vite ? Chaque partie peut- elle être dépendante, et le tout demeurer indépendant? Supposons-le : de nouvelles difficultés s’élèvent. Je me trouve ici au milieu d’une mer sans bornes, et je ne découvre aucun rivage où je puisse aborder. D’où viennent la terre et' ces globes lumineux ? Sont-ils éternels aussi ?

 

VINGT-TROISIEME NUIT

 

Grandeur de l’âme.

Que sert-il à l’homme de tenir ses yeux ouverts sur le magnifique tableau de la nature, si, restant aveugle sur lui-même, il ne sait pas y voir sa grandeur? Que disent tous ces êtres matériels à l’être raisonnable qui les admire? Qu’un seul rayon d’intelligence est plus brillant que cette foule d’astres; que l’homme, dont le vaste sein peut embrasser dans une pensée tout l’ensemble de la nature, et Dieu avec elle, est plus grand que cette immensité de merveilles.

Lorenzo, ouvre ton sein, étends tes désirs, agrandis ton cœur, élargis sa capacité jusqu’à ce qu’elle soit égale à ta grandeur. Laisse agir ce ressort, cet instinct qui veut t’élever, ces passions sublimes qui te pressent d’entrer dans le monde intellectuel, où la vérité t’attend pour te montrer des objets dignes de toi. Comment ton âme si vaste peut-elle se comprimer, se rétrécir jusqu’à la petitesse de cette terre, de ce point imperceptible, sans dimension et sans poids ? Une seule de tes pensées embrasse et parcourt tout l’espace qui est entre le néant et Dieu, et un atome te remplit ! Tu es immortel, et un moment de vie borne et satisfait tes désirs ! Ne t’étonne plus d’être malheureux. L’homme fut formé pour un bonheur infini. Mais le bonheur n’est fait que pour une âme grande dans ses désirs et dans ses vues. Tout ce qui est petit et vil nous rapproche du mal et de la peine, en nous éloignant de la vertu. Elle ne peut entrer dans un cœur étroit. Le vice n’est qu’un défaut de capacité dans l’âme, d’étendue dans la pensée.

Le feu ne darde point vers la terre ses langues enflammées. Comme lui, l’âme aspire à monter ; et quand nous la forçons de s’abaisser sur des objets périssables, qu’il faut laisser tôt ou tard, elle est dans un état violent et contraire à sa nature. Nous en sommes punis.

 

VINGT-QUATRIEME NUIT

La consolation.

Au milieu des ténèbres mon âme illuminée, inspirée par la religieuse horreur du silence, consolée par la méditation des vérités sublimes, a passé insensiblement des chagrins à la paix. Ma muse s’est élevée au-dessus de l’espace où volent les noirs oiseaux de la nuit. Jalouse d’arriver dans un horizon infini, elle a pénétré au-delà des bornes enflammées de l’univers. Mais que sert le vol hardi de l’imagination, si le cœur rampe sur la terre ? La vertu n’a pas moins de flatteurs que d’ennemis. L’éloge en est aisé; la pratique en est pénible. Ami, ne te borne pas à de vaines paroles : c’est par tes actions qu’il faut la louer.

J’ai ouvert sous tes yeux le livre de la nature : j’en ai parcouru devant toi les pages les plus brillantes ; j’ai cherché à intéresser tes sens, à captiver ton oreille pour introduire la vérité dans ton cœur. Ne crois pas que les leçons que tu as entendues soient de moi. Mes chants n’étaient qu’un faible écho de la voix de la nature. Elle te crie sans cesse : « Place un « Dieu au-dessus de moi. C’est lui qui couvre « de ses regards et de son aile protectrice tous « les êtres que je renferme ; c’est lui qui me « charge de leur annoncer ses lois, et qui répand sur eux le bonheur. Le mortel le plus « coupable peut se jeter avec confiance dans « ses bras; jamais il ne repousse le faible qui « l’implore, jamais il ne refuse un asile au « malheureux qui cherche la paix dans son « sein. Quelles que soient les espèces et les « facultés des habitans divers de ces globes « dont je suis enrichie, partout la vertu est « la base de leur bonheur : lorsque le temps « de leur exil est écoulé, elle les reconduit « tous à leur Créateur, qui les paie de leurs « travaux en maître généreux. Le souvenir de « leurs peines passées augmente le sentiment « de leur bonheur, et leur félicité commence « pour ne finir jamais. » Que cette espérance porte de douceurs dans le cœur de l’homme ! Elle convient à la dignité de sa nature; elle seule peut remplir nos désirs, contenter nos passions, et satisfaire notre raison.

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Ma muse morale a fait son dernier effort ; la consolation couronne mes travaux et mes chants : puisse-t-elle passer de mes vers dans le cœur de mes lecteurs. Je ne redoute plus d’autre mal que le crime, et j’ensevelis pour jamais la crainte de la mort sous ce faible monument que je consacre à la louange de l’Eternel.

Adieu, nuit. Je ne me vois plus enveloppé de tes ombres; un jour éternel est commencé : la joie brille et pénètre mon âme. Être né du néant, puis-je me plaindre de quelques maux qui me seront payés par une félicité sans fin? O mon âme, pendant les instans qui nous restent, goûtons encore la vie, en songeant à la mort : c’est le moyen de vivre et de mourir en paix; que l’espérance entretienne ma joie : que la vertu soit ma science; j’attends ma récompense du Dieu libéral, qui laissa tomber ces astres du diadème dont son front auguste est ceint.

Et toi, Lorenzo, ton cher Philandre t’appelle au milieu de la nuit. Voici l’heure propice où le commerce de l’homme avec les deux est le plus intime : voici l’heure où les rayons de la vérité pénètrent plus avant dans les cœurs. Eveille-toi. Tu seras éveillé pour toujours, quand l’univers dormira, quand tous ces astres s’éteindront comme de faibles flambeaux; quand le temps, ainsi que le robuste Samson dans sa colère, ébranlant les colonnes du monde, tombera lui-même enseveli sous ses vastes débris, et qu’il régnera, dans l’espace où fut la nature, une nuit éternelle, universelle!

 

LE JUGEMENT DERNIER

CHANT PREMIER

Homme, lève les yeux et contemple la beauté de l’univers. Vois la terre et la riante surface de ses plaines ; ce tapis de verdure et de fleurs dont le printemps l’embellit ; ces moissons dorées dont l’enrichit l’automne. Entends les mugissemens de l’antique Océan : vois ces monstres qui se meuvent dans son sein, et dont les énormes masses forment dans ses flots des torrens qui entraînent les vaisseaux arrêtés par le calme. Vois ces forêts qui s’élèvent et couronnent la cime des monts; ces fleuves qui bornent les empires et partagent les climats; ces vallées qui nourrissent les semences brillantes de l’or, et tiennent la fortune des royaumes et des rois enfermée dans leurs mines profondes; ces collines qui montent dans les nues et ombragent de leurs têtes les plaines d’alentour. Vois ces vastes cités, ces armées nombreuses, ces flottes immenses ; porte ensuite tes regards sur les merveilles du firmament. Quelle distance de l’Orient à l’Occident ! l’œil n’atteint qu’avec peine les bornes opposées de cette étendue d’azur; vaste théâtre où les tempêtes peuvent déployer toutes leurs fureurs, et Dieu toute sa colère. Vois ces flambeaux dont les feux embrasent le pôle, éclairent la marche des saisons, et guident les pas de l’année. Ils brillent depuis la naissance de l’univers, sans avoir rien perdu de leur éclat. Vois leurs révolutions finir et recommencer ; que le cercle qu’ils parcourent est vaste! que l’espace où tous ces astres roulent pressés par milliers est immense! N’admires-tu pas la ' grandeur de tous ces ouvrages, la solidité de leurs bases? Ne te paraissent-ils pas bien dignes d’être immortels ? Hé bien, tous doivent périr et tomber comme le faible grain que l’automne a mûri. On cherchera vainement les lieux où fut la terre, où fut le firmament. Il ne restera dans les deux aucune trace de cet amas brillant de constellations, ni sur la terre aucun vestige des empires. Le temps sera anéanti, l’univers effacé; il ne restera pas un seul atome dans l’immensité du vide.

Tôt ou tard, à quelque époque de l’avenir, dont le terrible secret est caché dans le livre de la destinée; peut-être après que la terre aura dix mille fois encore renouvelé ses moissons, que toutes les scènes de sa surface auront éprouvé mille changemens divers ; lorsque de nouveaux royaumes seront sortis des ruines des anciens; tandis que l’espèce humaine, toujours bruyante et tumultueuse, s’agitera encore sur les traces battues vingt siècles auparavant, et qu’elle ne songera pas plus que les générations présentes au jour où la terre s’écroulera , où le soleil s’éteindra; ce jour épouvantable arrivera.... Eveillez-vous, mondes, éveillez-vous : dominateurs des nations, écoutez et tremblez....

Un nuage épais s’élève et dérobe le jour: une nuit soudaine enveloppe tous les empires de la terre : les vents impétueux déchirent les forêts et dispersent au loin leurs débris; ces montagnes qui parurent éternelles s’ébranlent et se balancent dans l’air comme les cèdres qui couvrent leurs cimes; les vallons entrouverts montrent le fond de leurs abîmes : l’Océan agité dans toute sa masse, mugit dans tous ses flots, brise ses barrières et se déborde par tous ses rivages; des taches de sang s’étendent et rougissent le disque argenté de la lune; le globe du soleil s’éteint dans les ténèbres ; un tonnerre continuel gronde dans la profondeur des cieux, et ses longs roulemens se répandent d’un pôle à l’autre pôle.

 

CHANT SECOND

 

Maintenant l’homme s’éveille : il se lève de la couche silencieuse où il a reposé pendant des siècles ; il secoue le sommeil d’une nuit de dix mille ans, et s’avance sur les bords d’un monde nouveau. Ma muse n’est point de celles qui se bornent à chanter les bergers ou les rois. Elle s’abandonne à sa fougue : elle ose se risquer dans la vaste éternité. Mon sujet embrasse l’univers, et mes chants intéressent toute la race humaine.

 

REVUE DE LA VIE.

L’homme ne peut se bien voir que dans l’image que lui réfléchit le passé. Tant qu’il est dans la chaleur de l’action, il ne peut juger sainement ni des autres, ni de lui-même. Les préjugés, les passions qu’excite la présence des objets qu’il a en vue, aveuglent sa raison ; mais lorsqu’il est de sang-froid, et qu’il revient sur ce qu’il a fait, alors il est spectateur désintéressé, il souffre la vérité : ceux qui étaient ses rivaux ont cessé de l’être, et il peut prononcer avec impartialité sur lui-même et sur les autres.

La sagesse est le fruit de l’expérience : l’expérience s’acquiert non pas à force d’agir, mais à force de réfléchir sur ses actions. Une vie active répand les semences de la sagesse. Mais celui qui ne réfléchit point, n’en recueille point la moisson; il traîne le fardeau des années, perd sa vie, et ne s’aperçoit qu’il a vieilli que par ses infirmités, parla date de son extrait de baptême, et par le mépris du genre humain. Eh! quel bien reste au vieillard, s’il n’a pas acquis l’estime publique? Aucun.

Mon ami, nous sommes partis ensemble du même terme: séparés par les routes différentes que la fortune, plutôt que notre inclination, nous a fait prendre, nous avons parcouru nôtre carrière : maintenant nous approchons du but. Fatigués de notre long voyage, ne sentant plus l’aiguillon de l’ambition, à présent que la vitesse de nos esprits animaux s’est ralentie, nous n’aspirons qu’au repos. Dans cet état d’inaction et de loisir, il est utile, il est naturel de réfléchir sur le passé. Vois cette mer orageuse dont les vagues s’élancent jusqu’aux nues. Vois la surface de ce lac tranquille, où la feuille légère repose immobile. L’une est l’image du midi de notre âge, et l’autre de la soirée paisible de notre vie. La jeunesse est la saison de l’action : la vieillesse est celle de la réflexion. L’homme est un être aussi changeant que ces insectes dont nous admirons les métamorphoses variées. Au matin de sa vie il rampe : bientôt il essaie ses forces, il voltage, il vole à son midi: le soir, engourdi et glacé, il se traîne dans les coins obscurs, s’y cache et s’y assoupit ; ou, s’il s’éveille par intervalles, voyant le peu d’espace qui reste devant lui, ses regards se tournent d’eux-mêmes sur celui qu’il a traversé. Il passe la soirée, de ses jours à se conter l’histoire de sa vie. Quelque stérile, quelque frivole que soit le fond de cette histoire, s’il en peut tirer quelque réflexion morale, c’est toujours de quoi lui donner quelque valeur, c’est de quoi s’aider à être plus sage pour l’avenir.

Et la matière ne peut jamais manquer d’être féconde. Que d’amitiés stériles, que de haines injustes, que de présomptions téméraires, que de lâches faiblesses, que de basses flatteries, que d’écarts indécens, que de projets insensés, que d’espérances vaines, que de ressources ignorées, que d’occasions échappées, que de maux et de biens 'perdus, que de bagatelles admirées, que de misères et d’infirmités peuvent être l’objet de nos méditations ! Que d’ambition nous avons porté dans toutes nos liaisons, sans faire attention que nous pouvions nous donner nous-mêmes le bonheur que nous allions mendier chez les autres ! Que de fois nous avons craint de nous ruiner par trop de générosité, sans songer que l’argent ne devient richesse que de l’instant où il s’échappe de nos mains pour aller, servir à quelque prudent usage, et qu’il ne devient vraiment notre bien qu’en se séparant de son maître ! Avec quelle ardeur nous avons brigué l’estime des hommes, sans penser que leur estime seule, si celle de l’Être suprême n’est méritée, est la plus grande comme la plus ordinaire vanité de la vie! Comme il m’est démontré maintenant qu’il n’est rien de plus dangereux qu’une trop grande passion pour les applaudissemens des hommes, si ce n’est » peut-être un mépris impudent de leur opinion !

Que je vois clairement tout l’excès de notre ignorance! Quelle folie de nous plaindre amèrement de nos besoins ! C’était nous plaindre de la faculté d’être heureux : sans besoins, il n’est point de désirs; sans désirs, il n’est plus de jouissances; et sans jouissances il n’est plus de bonheur pour l’homme : car il n’y a point d’autre source du bonheur des êtres créés. Mais ce qui me prouve le plus notre faiblesse, c’est cet étrange ascendant que les désirs ont sur la raison. Combien de fois nous avons pris la violence de nos désirs pour la preuve infaillible de la certitude du succès, tandis que les autres voyaient clairement que le succès nous était impossible? Si le désir nous aveugle à ce point, il ne faut plus s’étonner que l’homme expirant se flatte encore de vivre. Nous sommes mûrs et flétris comme les feuilles jaunies de l’automne, que la plus légère haleine va détacher de la branche ; et nous croyons tenir encore plus fortement à la vie, que le bouton naissant, et dans sa première verdeur, ne tient à sa tige.

De tous les nœuds qui nous attachent à la vie, les plus doux et les plus forts sont ceux de l’amitié. Quand une fois la mort a coupé ces nœuds, quelle folie de vouloir en former de nouveaux, et de livrer encore à cette illusion nos cœurs désenchantés par le trépas de nos amis ! Dans la revue de l’espace que j’ai parcouru, quels objets s’offrent plus fréquemment à mes yeux, que la multitude des trophées de la mort? Comme la cruelle triomphe! Que de tombeaux pressent le sein glacé des amis que nous pressions contre le nôtre, qui partageaient nos demeures, nos goûts, nos plaisirs et nos cœurs! Leurs épitaphes rassemblées formeraient presque un volume : qu’il serait instructif, s’il était bien lu! Ces leçons sont le legs le plus précieux que nos amis puissent nous laisser en mourant.

 

SUR DIFFERENTS SUJETS

 

LA VIE.

Si l’homme, en naissant, pouvait voir rassemblés en masse tous les maux qu’il souffre en détail le long de la vie, il la rejetterait avec horreur.

Tout homme peut sentir la folie de ses plaisirs passés; mais il faut être plus sage que Salomon pour apercevoir la folie des plaisirs qu’on se promet dans l’avenir.

 

 

LES TOMBEAUX D’HERVEY

 

Je voyageais sans affaires dans la province de Cornouaille : ma route me conduisit dans un de Ses villages les plus peuplés, et je m’y arrêtai.

Il est dans la vie certains jours où l’homme sent plus de penchant pour méditer que pour agir. Nous étions dans la saison de l’automne, saison qui excite à la rêverie, et qui plus que les autres porte les âmes sensibles à la douce mélancolie. La beauté extérieure de l’église avait attirâmes regards; cette disposition de mon âme y conduisit mes pas.

Ses portes, comme celle des cieux, étaient ouvertes à tout le monde, et ne refusaient personne. J’entre, et bientôt sous ces voûtes sombres, dans leur paix profonde, mon âme se remplit d’une foule de pensées sérieuses; et teintes d’une tristesse qui avait sa douceur; je me plongeai dans la méditation.

Son vaisseau était antique. Que de siècles écoulés déjà, depuis que les mains qui l’ont bâti sont en poussière! Il s’élevait au milieu d’un cimetière vaste, isolé, loin du tumulte et du bruit. L’édifice était spacieux et d’une belle structure; tout son ensemble respirait une noble simplicité. Un rang de colonnes régulières partageait sa longueur, et soutenait sa voûte avec majesté. La lumière, affaiblie dans son passage, n’introduisait qu’un demi-jour qui donnait aux objets un air plus grave et plus sérieux. Le silence, la solitude du lieu, redoublaient mon émotion, et rendaient son aspect plus solennel et plus auguste. Une terreur religieuse s’emparait insensiblement de mon âme. A mesure que j’avançais morne et pensif dans sa profondeur, je sentais dans mon cœur toutes mes passions se calmer et s’éteindre; je voyais les riantes images du monde s’effacer de ma mémoire, comme les songes légers à l’instant du réveil.

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Pourquoi donc, me disaient mes pensées, pourquoi faire tant de bruit pour la supériorité ou la préséance, puisque la mort doit si tôt nous rendre tous égaux ? Pourquoi chercher à nous élever en abaissant les autres, puisque, dans peu de jours, nous serons tous rangés de niveau dans la tombe, et ne formant qu’une même poussière? Ah! puisse cette réflexion humilier mon orgueil, et l’abaisser aussi bas que le sera dans peu ma demeure!

Sans doute parmi ces débris confus de l’humanité, il se trouve des hommes qui vécurent ennemis. La mort, cet arbitre qui juge sans appel, a étendu sa main sur les deux parties, et a terminé les querelles de la vie. Le tombeau les a réconciliés. Peut-être que leurs ossemens, à mesure que le temps les brise et les dissout, se rapprochent, s’embrassent et mêlent ensemble leur poussière. Oh ! puissions- nous apprendre de ces cendres réconciliées à ne pas éterniser le souvenir des injures, à calmer la fièvre de nos ressentimens, et à étouffer tout esprit de vengeance! Ah! que ne voit-on régner parmi les vivans cette union, cette paix, qui règnent dans la société des morts!

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L’un sans vie tombe de son siège, et ne répond plus aux cris de ses parens consternés. L’autre expire sous l’arbre même où il était venu se reposer et jouir de la vue d’un paysage agréable. D’autres sont frappés, retournant pleins d’impatience et de joie dans leur patrie, dans leurs foyers, qu’ils ne reverront plus. Ceux-là sont arrêtés avec le gain de l’injustice entre les mains; ceux-ci dans l’acte même delà débauche ou de la cruauté.

Ah! quelle foule de dangers et d’écueils imprévus, inévitables, assiègent notre frêle existence? Un coursier fougueux renverse son cavalier, et l’écrase sur la pierre. Un édifice s’écroule, et ensevelit les passans sous ses ruines; une ardoise fatale se détache du toit, tombe et nous tue. L’atome le plus léger peut détruire la constitution la plus robuste : que dis-je? la mort est dans l’air que nous respirons, dans l’aliment qui nous nourrit, dans le sang qui nous anime. Le repos nous est mortel comme le travail; nous périssons d’abondance comme de besoin; partout la mort s’insinue et circule dans les sources mêmes de la vie.

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Hélas! que les mortels sont aveugles sur l’avenir ! qu’ils savent peu discerner ce qui leur est réellement avantageux! Si les enfans semblent à deux époux une chaîne de fleurs, dont la vue et le parfum réjouiront leur cœur et leurs yeux, la mort ou le malheur sauront bien s’y enlacer, et y déposer de l’amertume. Lorsque notre âme se passionne pour un objet, et fatigue le ciel de sa prière importune, le ciel peut nous répondre : « Vous ne savez « pas ce que vous demandez ! » La Providence retient-elle dans ses mains le bien que nous la pressons de nous abandonner ? C’est par pitié qu’elle nous le refuse : son refus nous annonce que ce sera la cause de nos larmes ou l’instrument de notre perte. Nous sommes des malades dont le goût dépravé rejette l’aliment qui portait la santé, et choisit le poison qui recèle la mort. L’imagination en délire nous promet dans la possession d'un objet un bonheur sans mélange. Ce bien vient dans nos mains... c’est un malheur.

Apprenons donc à modérer nos désirs; ne nous passionnons jamais pour telle ou telle forme de bonheur. Reposons-nous sans volonté sur l’éternelle sagesse, et laissons-la choisir pour nous les événemens de notre vie. Obéira ses lois, c’est être parfaitement libre : attendre tout en paix de sa bonté, c’est assurer notre bonheur, et nous épargner des regrets.

Quelle est cette pierre isolée et simple, posée sans appareil sur la terre? Modeste et sans ornemens, elle paraît placée par la main économe de la médiocrité. J’aperçois seulement une courte inscription, mais les caractères en sont effacés * j’ai peine à en saisir le sens. Monument infidèle, as-tu laissé périr le nom qu’on te chargea de conserver? ou bien ces lettres seraient-elles usées par les larmes d’une famille désolée qui serait venue souvent pleurer sur ce tombeau? Regardons de plus près. Ah! c’est un père dont les cendres sont ici! un père chéri, enlevé à ses faibles enfans avant qu’il les eût établis dans le monde, avant qu’il eût achevé d’affermir leurs vertus et leurs principes.

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O mon âme, arrête un moment ; rassemble dans ta pensée tous ces prestiges, tous ces fantômes trompeurs de la vie qui tentent tes désirs, et séduisent tes sens. Examine, apprécie dans ce lieu leur juste valeur. Suppose que je fus un de ces grands qui reposent ici, que la fortune me prodigua ses dons, la volupté ses jouissances, la grandeur ses distinctions, la richesse son or. Quand la cloche sonnera ton départ de la vie, quand cette voix d’airain te sommera de te rendre à cette dernière retraite, réponds, que feras-tu de tous ces biens si vantés? que deviendra-t-elle cette existence si brillante? Ciel! est-ce là ce bonheur qui excite tant d’envie, qui soulève tant de passions ?

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Ames craintives que le son de la cloche funèbre épouvante, qui pâlissez à la vue d’une tombe ouverte, et qui ne pouvez sans frissonner arrêter vos yeux sur un cercueil, rassurez-vous; ne tremblez plus en esclaves à l’aspect du tyran qui nous détruit, et ne vous effrayez plus de sa faux menaçante; il est vaincu, et vous êtes affranchis de ses fers. Vous sentirez encore, il est vrai, l’atteinte de ses traits dans la partie de votre être qui est mortelle; mais la plaie guérira, et vous secouerez un jour le trait sans douleur. Entrez hardiment dans la tombe : elle a une issue qui conduit à la vie.

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Quelles étonnantes vérités j’ai découvertes au milieu de ces tombeaux ! O mon âme, ne les oublie jamais. Sois fidèle à me les retracer quand le jour commence et quand le jour finit; qu’elles soient la règle de mes pensées, de mes actions et de toute la conduite de ma vie.

 

ÉLÉGIESUR UN CIMETIÈRE DE CAMPAGNE, TRADUITE DE L’ANGLAIS DE GRAY.

J’entends le son de la cloche lugubre qui annonce la fin du jour. Les troupeaux mugis- sans marchent vers leur étable; le laboureur fatigué regagne péniblement sa chaumière; il abandonne notre hémisphère aux ténèbres et à la tristesse de mes réflexions.

Déjà la vue du paysage disparaît et s’évanouit dans la faible lueur du crépuscule ; un calme solennel règne autour de moi, et n’est interrompu que par le bourdonnement de quelques insectes qui volent pesamment dans le vague des airs.

Mais quels gémissemens viennent frapper mon oreille! C’est le triste hibou, qui, du haut d’une tour en ruines et couverte de lierre, fait éclater sa plainte. J’ai troublé son antique solitude, j’ai profané ses sombres bosquets.

Sous des ormeaux touffus, à l’ombre des cyprès, j’entrevois les tombes où reposent les rustiques ancêtres des habitans du hameau; ils sont enfermés pour jamais dans leur étroite demeure!

Le frais appel du matin, les cris joyeux de l’hirondelle, la voix perçante du coq et le gazouillement des oiseaux à l’approche du printemps, ne les réveilleront plus!

La flamme du foyer ne brillera plus pour eux; ils ne verront plus leur bonne ménagère occupée à préparer le repas du soir ; leurs jeunes enfans n’accourront plus vers eux au retour des champs; ils ne grimperont plus sur leurs genoux pour se disputer un baiser qu’ils envient à leur mère.

Combien de fois on a vu les moissons jaunissantes tomber sous leurs faucilles, et la terre ingrate céder à leurs travaux ! Avec quelle gaîté ils conduisaient leur attelage aux champs! Combien de chênes superbes sont tombés sous les coups vigoureux de leur cognée !

Que l’ambitieux se garde de mépriser leurs travaux utiles, la simplicité de leurs plaisirs et l’obscurité de leur destinée. Que la grandeur n’écoute pas avec un sourire dédaigneux l’histoire succincte et naïve du pauvre. L’orgueil de la naissance, la pompe du pouvoir, tous les avantages que donnent la richesse et la beauté, attendent également l’heure inévitable : les sentiers de la gloire aboutissent au tombeau.

Les voûtes sacrées des temples ne retentirent jamais de leurs éloges ; la postérité n’a point ériger de trophées sur leurs tombes. Grands de la terre, pourquoi les plaindriez-Vous?

Un mausolée chargé d’une longue inscription peut-il ranimer une froide poussière? ou les accens de la flatterie charmeraient-ils l’oreille insensible de la mort ?

Peut-être gît dans ce lieu négligé un cœur jadis rempli d’une flamme céleste, et des mains dignes de porter le sceptre ou de toucher la lyre d’Apollon.

Mais la science, enrichie des dépouilles du temps, ne leur a jamais ouvert son livre immense; la hideuse pauvreté à glacé dans sa source le génie créateur qui donne la vie aux grandes pensées.

Ainsi mille pierres précieuses sont renfermées dans les cavités des montagnes et dans les gouffres profonds de l’océan ; ainsi mille fleurs naissent, se colorent et prodiguent leurs suaves odeurs dans la solitude d’un désert.

Cette tombe renferme peut-être un Hampden, qui aurait opposé son courage intrépide aux efforts de la tyrannie ; un Milton qui mourut sans gloire; un Cromwell dont les mains furent pures du sang de sa patrie.

Ils ne régnèrent pas sur les âmes par l’éloquence qui commande l’admiration ; l’obscurité de leur sort les priva du triomphe des vertus publiques, des éloges de la renommée, du doux pouvoir de répandre des bienfaits, et de faire naître le sourire sur les lèvres des malheureux.

Mais si leurs vertus furent bornées, leurs vices reçurent aussi des entraves; ils ne s’élevèrent pas au trône par des degrés souillés de sang; ils ne fermèrent pas sur l’homme les portes de la clémence.

Ils n’eurent jamais à cacher la rougeur de leur front, ou à combattre les déchiremens d’une conscience effrayée ; ils ne firent point fumer l’encens sacré des muses sur les autels de la débauche et de l’orgueil.

Loin des basses intrigues de la foule insensée, leurs vœux n’aspirèrent point à s’égarer; ils suivirent sans bruit la route qui leur était tracée dans le vallon de la vie.

Voici un monument grossier qui semble garantir ce tombeau de l’oubli. Quelques vers à peine gravés sur la pierre demandent au voyageur le tribut de ses larmes.

Hélas ! qui résigna jamais sans regrets cette inquiète et flatteuse existence? qui s’exposa volontairement à devenir la proie du silence et de l’oubli ? comment abandonner la brillante enceinte du jour, sans jeter en arrière un regard long et douloureux !

L’âme en quittant cette vie, jouit encore des regrets d’un cœur désolé ; les yeux en se fermant demandent quelques pleurs à la sensibilité; du fond des tombeaux la voix de la nature se fait encore entendre; nos cendres mêmes brûlent des feux qui les ont animées.

Et toi, qui, pour venger la mémoire de ces cendres négligées, les fais revivre dans tes vers, si par aventure un cœur sensible, ami de la contemplation, veut savoir ta destinée, sans doute un bon villageois, aux cheveux blanchis par les ans, s’empressera de lui répondre : Souvent nous l’avons vu dès le point du jour, traversant la prairie humide, marcher vers ce coteau fleuri pour assister au lever du soleil.

Au bout de ce vallon, assis sous un vieux chêne, il aimait à rêver dans la chaleur du jour, les yeux fixés sur le ruisseau qui fuit en murmurant.

Le soir, avant de regagner sa demeure, il errait au hasard dans les détours du bois, souriant avec amertume et prononçant des mots entrecoupés comme un malheureux délaissé de la nature entière, ou tourmenté d’un amour sans espoir.

Mais un matin il ne vint pas sur le coteau, le long du bois,' ni sous son arbre chéri. Uri autre jour parut, je le cherchai en vain dans le vallon près du ruisseau, je ne le trouvai pas.

Bientôt des chants funèbres m’apprirent qu’il n’était plus, et je le vis porter lentement vers ces lieux! Approchez et lisez ces mots • gravés sur la pierre qui le couvre.

ÉPITAPHE.

« Ici dort pour jamais un jeune homme

« étranger à la gloire et à la fortune. La mé-

« lancolie fut son partage ; il eut peu de savoir, 

« mais un cœur ingénu.

« Il était doué d’une âme bienfaisante, il

« répandit des larmes sur les malheureux; le

« ciel le favorisa, car il eut un ami.

« Ne cherchez point à faire briller ses vertus

« ni à tirer ses défauts de cet asile terrible;

« c’est ici que ses défauts et ses vertus reposent

« en silence dans le sein de son père et de son

« Dieu, entre la crainte et l’espérance. »

 

MEDITATION

 

 

 

Ramenons nos yeux sur ces riantes campagnes : le fertile espalier, moins fier que l’ormeau, mais plus utile, m’offre la scène la plus séduisante. Mon cœur tressaille à la vue de l’abondance qui se prépare pour l’automne. Déjà les fleurs couvrent le pied des arbres, l’air est embaumé, le fruit a percé le tendre calice, et paraît de toutes parts sur le moindre rejeton. Yoltige maintenant, Zéphir léger, viens caresser Flore; et toi, impétueux Borée, retiens ton souffle destructeur, épargne la jeunesse de ces fruits ; que la poire distille son suc délicieux, quelle se colore aux rayons du soleil jusqu’à ce que mûrie elle puisse orner la table frugale de l’homme champêtre; que la prune repose tranquille sur l’espalier jusqu’à ce qu’elle ait acquis son embonpoint délicat et le velouté de sa peau charmante; que l’ornement de nos vergers, la pomme vermeille, ne soit point précipitée sur la terre aride avant que le soleil dans son cours l’ait colorée par degrés, et pénétrée d’un parfum délicieux. Bientôt nos serres seront remplies de toutes les espèces de fruits. Notre goût excité y trouvera un repas frugal pour le matin, et un rafraîchissement doux et humectant pendant les chaleurs du jour. Quelques-uns attendent leur maturité tardive de la neige et des frimas, et semblent pousser l’automne jusqu’au centre de l’hiver; ils viennent en foule couronner nos tables, et finir délicieusement nos festins ; ou bien, pressés dans la cuve et préparés par les mains de l’art, ils pétilleront bientôt dans nos verres, et nous fourniront une boisson aussi piquante et aussi délicieuse que le vin.

Une main généreuse a planté tout autour un bois épais pour servir de barrière aux vents du nord; mais elle a su ménager une ouverture bienfaisante aux sourires du midi. Je crois voir dans ces jardins potagers une république simple et frugale : la pompe des cours en est bannie : toutes les productions sont parées d’une simplicité douce et riante : ici les qualités les plus rares sont unies, la modestie et la propreté : une main habile a partagé la terre en petites allées et en plate-bande- des : chaque espèce a sa place où il lui est permis décroître: point de confusion, tout est en ordre. C’est ici que la symétrie et le cordeau triomphent et sont sûrs de plaire.

La joie et la santé se promènent dans ces lignes. Quelle source de mets exquis et sains, tous destinés à l’homme! Parmi cette foule d’herbes, il n’est pas une espèce qui charge la terre d’un poids inutile; la moindre plante est un aliment exquis ou un remède salutaire: chaque saison accommode ses productions à la température de l’air et à l’état de nos corps. Le possesseur de cette terre inestimable peut- il envier le sort des rois? Il se promène tous les jours au milieu de ses paisibles sujets: chacun d’eux lui fait son présent et lui paie un tribut volontaire : ses besoins sont satisfaits, et son goût est agréablement flatté.

J’aperçois d’un côté des montagnes immenses dont la cime court se perdre dans les nues ; elles paraissent les bornes de la nature : un roc effrayant penche sur la cabane du laboureur, il effraye le passant, et l’excite à rêver. Tout est beau dans l’univers. Sur la cime des montagnes, à côté de cent précipices affreux, au milieu de cent roches désertes, règne une plaine verdoyante, un fertile vallon que baigne une onde fraîche et pure, où la nature semble sourire au sein de la : tristesse. Je vois les carrières et les mines s’entrouvrir : l’industrie y descend, et en tire le soc qui doit fendre le sein de la terre, et la faux bienfaisante qui lui assure ses moissons: l’art sourit à l’industrie, et arrache du fond des abîmes les masses énormes que l’architecte attend. Ami du luxe, il élève les dômes superbes, enfle l’orgue et dore nos lambris.

De l’autre côté, une mer vaste et profonde borne mes regards ; quelle foule de créatures vivent dans son sein ! C’est ici la citerne de l’univers ; elle distribue toutes les eaux qui vont se répandre sur la face du globe : le moindre ruisseau qui serpente dans les déserts affreux et ignorés, la moindre nuée qui se forme sur nos têtes, se nourrissent dans cette source inépuisable : le commerce vient sur ses bords; il voit avec chagrin la vague s’élever et rugir ; son espérance chancelle. Tout-à-coup un vent léger et favorable enfle les voiles ; il monte gaîment sur un frêle vaisseau : les cris des matelots frappent les airs; il vole dans les régions les plus éloignées de la terre ; il découvre des peuples nouveaux, il devient leur ami; le monde est sa patrie.

La vue de cette magnificence et cette profusion a suspendu les fonctions de mon âme. Que ce spectacle est imposant, lorsque nos coteaux rians sont couverts de troupeaux et de bergers, et que la vallée retentit de leurs douces chansons ! Qui peut se refuser à la joie générale ? qui peut ne pas sentir les vives atteintes du plaisir ? Lorsque le père delà nature répand le bonheur sur ses enfans, qui peut ne pas respirer le souffle de sa bienfaisance? Mon cœur se dilate, le plaisir ébranle toutes mes fibres. Que vous êtes heureux, habitans de ces cantons! Que peut-on ajouter à votre félicité ? Comment vous payer ma reconnaissance ? Ah ! mes vœux vous sont inutiles ; la paix veille sur vos demeures.

C’est pour vous que l’Eternel posa les fondemens de l’univers ; pour vous il déchira le voile des ténèbres et forma la nature si riante et si belle. Il parsema le firmament des étoiles brillantes pour charmer vos regards ; la terre fut couverte de gazon pour être le siège de vos plaisirs; le souffle divin répandit sur la nature cette vapeur douce et légère qui la nourrit ; le zéphir fut formé pour caresser les joues de vos tendres bergères, et les rendre plus fleuries. Sa main entassa les montagnes pour vous ménager les vallées fraîches et solitaires. Jouissez de vos plaisirs, l’homme des villes n’est pas assez sensible pour vous les envier.

Les saisons roulent autour de la main de l’Eternel ; son doigt préside à toutes les révolutions célestes; il presse le ressort de la nature, et le principe actif s’exerce sur tous les êtres; l’univers est dans sa main; l’ordre et l’harmonie sont ses bienfaits. Ce globe rentrerait dans la confusion du chaos, les astres retomberaient enveloppés dans les ténèbres, si l’Etre suprême ne veillait sur les opérations de l’univers.

Si le raisin vous rafraîchit par son jus agréable et piquant, vous le devez à sa bonté; si le pain nourrit et entretient vos forces , c’est un effet de sa bienfaisance; si la plus tendre mélodie se fait entendre dans les bois; si le rossignol vous charme par son chant délicieux, rappelez-vous qu’il fit le printemps; c’est à lui que vous devez la figue sucrée, l’eau fondante et douce de la pêche; et la saveur musquée de l’abricot; c’est lui qui versa le parfum dans le chèvre-feuille et le jasmin.

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C’est dans les bois solitaires et tranquilles que les grands hommes ont puisé ce goût du beau , ces pensées sublimes qui nous étonnent; c’est sous cet ombrage qu’ils ont découvert les vérités utiles qui nous éclairent ; c’est ici que je veux finir le reste de mes jours; la nature me donna le goût de l’étude, je viendrai le nourrir dans cette solitude ; assis sur ce gazon, je me livrerai à la douce méditation, et la vérité descendra dans mon âme.

Quelle odeur suave et délicieuse ! Je respire le doux parfum des fleurs ; l’encens de la nature me pénètre; le chèvre-feuille et le jasmin agréablement enlacés, couronnent cette muraille solitaire, et se jouant avec les zéphirs, versent de leurs calices mille flots odorans. Quelle invitation plus agréable et plus forte de s’arracher de la mort volontaire où nous plonge la mollesse ! Ce fut pour l’homme vigilant que l’Eternel prépara ces délices. L’homme oisif et sensuel voit à son lever le soleil au milieu de sa course; les tendres fleurs penchent leur tête desséchée; le spectacle ravissant d’un beau matin a disparu ; l’air a perdu sa douce fraîcheur, et s’est changé en un fluide brûlant.

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Culture des terres.

Quelle vivante peinture des heureux effets de l’industrie ! Sans la culture, ce jardin si riant n’eût été qu’un affreux désert, couvert de ronces et d’épines : inaccessible à l’homme, il eût été le repaire sauvage des serpens et des reptiles immondes : la bêche et la serpe, conduites par la main de l’industrie, en ont fait un nouvel Eden.

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Penché sur un lit de mousse, et embaumé des parfums que j’exprime des fleurs que je presse, j’élève mes pensées jusqu’à la Divinité. Tels Augustin et sa pieuse mère, au milieu d’une contemplation sur les beautés de la nature, furent ravis dans une espèce d’extase, où leurs âmes, au sein de la plus pure jouissance, parurent oublier pendant quelques instans qu’elles étaient liées à des corps terrestres et mortels.

Lorsque la tempête agite l’océan, lorsque des gémissemens et des cris plaintifs frappent l’air et les flots, et que des vagues écumantes se jouent des tristes débris d’un naufrage, qu’il est doux et consolant d’être tranquillement assis sur le rivage!

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Le crépuscule.

Tandis que mon imagination se promenait sur les bords de la mer, le flambeau du jour s’est précipité sous l’horizon, et a disparu ; la terre est couverte d’ombres, ou, pour me servir de l’expression d’un des meilleurs peintres de la nature, elle s’est revêtue d’une brune obscurité. Restent encore quelques montagnes dont la cime est blanchie par quelques rayons argentés qui s’enfuient; la tête touffue des forets et le sommet des tours élevées, reçoivent le dernier sourire du jour, et brillent encore d’une clarté qui expire. Que le passage de la lumière aux ténèbres est rapide! Comme le plaisir des hommes, elle a disparu avant qu’on ait pu en jouir. Voyez cette dernière clarté languissamment s’agiter sur la feuille des arbres, et jeter une lueur mourante sur le front des montagnes; elle s’affaiblit et diminue à chaque instant ! je peux à peine la distinguer encore. Tandis que je parle, elle expire, et prépare le monde et nos yeux aux ténèbres.

Le crépuscule augmente, il revêt tous les objets de sa sombres livrée; ils brillaient, il n’y,a qu’un instant, d’une lumière douce et variée, et maintenant ils sont voilés d’un brun uniforme et presque sans couleur. Les oiseaux qui par leur plus tendre mélodie paraissaient animer la nature insensible, se sont tus, et partagent ce silence morne et général. Dans nos champs tout était vif et léger; maintenant les membres sont appesantis par la fatigue et les plaisirs du jour ; le berger tranquille a imposé silence à sa musette; déjà la tendre verdure s’efface sous les ténèbres naissantes; l’air ne résonne plus des sons touchans du hautbois; Echo ne répète que les gémissemens de la plaintive Philomèle qui erre dans les bois de rameaux en rameaux. Pourrais-je maintenant être gai et folâtre? la terre, et le ciel me reprocheraient ma légèreté hors de saison. Il faut que mes pensées soient aussi tranquilles que la fin du jour, aussi augustes que l’aspect de la nature dans ces momens de son repos; mes heures pendant le jour sont animées par les innocens plaisirs; la soirée, enveloppée de son crêpe noir, vient sonner l’heure des méditations profondes.

Je ne vois plus; le soleil a disparu, et cependant je ne suis point enveloppé d’épaisses ténèbres! D’où part ce reste de lueur, qui, pouvant à peine être aperçu ne laisse pas d’adoucir le front sauvage de la nuit? Je ne vois plus le grand dispensateur de la lumière, et je me sens encore pénétré et réjoui par une douce influence de sa splendeur; il nous rappelle ses progrès dans l’autre hémisphère, en nous renvoyant quelques éclats de lumière pour rendre nos pas moins incertains. Aurait-il emprunté quelques rayons plus faibles pour varier nos plaisirs et nos situations, jusqu’à ce que le sommeil verse dans nos sens son heureuse langueur, et que l’assoupissement le plus doux vienne peu à peu saisir nos membres, suspendre les fonctions de la vie, et rendre la lumière inutile?

 

Avantages de la solitude.

 

Une longue et brûlante journée a fait place à la douce fraîcheur du soir; une verdure nouvelle semble couvrir la terre; les plantés desséchées se raniment; les fleurs décolorées et flétries ont repris leur coloris et leur éclat; elles exhalent un, parfum plus suave. L’air reçoit aussi une force nouvelle, son ressort a plus d’activité. Il pénètre nos membres, rend l’élasticité/à nos poumons, et. Fait, circuler plus rapidement le sang dans nos veines. Une chaleur trop constante détruirait, ces perles de rosée qui brillent sur le front du printemps ; elle les ferait monter en exhalaisons insensibles; l’haleine, les vents et les mouvemens plus légers de l’éventail de l’aurore dissiperaient ces vapeurs avant qu’elles pussent se réunir; mais favorisées par le calme de l’air, et condensées par la fraîcheur de la nuit, elles distillent cette humeur fine et délicate qui répare les plantes, comme le sommeil répare nos membres épuisés.

Douce solitude, que tu donnes de plaisirs à l’homme sensible ! Le monde est un océan en courroux; et qui peut établir ses desseins sur l’instabilité de ses vagues flottantes? Le monde est une école de tromperies; et qui peut échapper à ses dangereuses séductions?

Dans ce séjour de tumulte et de corruption, les vérités sacrées que Dieu grava dans nos âmes par la main de la nature sont obscurcies, si elles ne sont pas effacées. On étouffe jusqu’aux cris de la conscience, et ses avis sont interprétés par l’erreur.

C’est ici que résident la paix et la sûreté; le silence ferme la porte à la noire médisance et aux cris empoisonnés d’une conversation dangereuse; la foule nombreuse des images fantastiques qui nous importunaient au milieu du tumulte des plaisirs, se dissipe et s’évanouit dans l’épaisseur de ces ombres. Ici je puis sans trouble converser avec, mon cœur, et apprendre à me connaître moi- même. Ici l’âme peut réunir ses forces dispersées, et recouvrer sa première énergie. Ici j’efface l’impression dangereuse des mauvais exemples. Ici je puis m’appliquer à vaincre mes passions; je deviens le maître et le possesseur, non d’un sceptre ni d’une couronne mais de moi-même. Hommes que l’ambition dévore, agitez-vous, tourmentez-vous pour des honneurs frivoles ; accumulez les bassesses et les crimes pour vous agrandir et monter au faîte du pouvoir. Vos vains plaisirs ne me touchent point et je promets d’être fidèle à ma solitude. Que de charmes rassemblés ici pour un esprit appliqué, et qui aime la vertu et la vérité !

Mais est-il bien vrai que je suis seul ici ? Je n’y suis pas entouré de mes amis; mais peut- être que ces ministres ailés qui veillent sur les pas du juste suivent l’heureux solitaire dans ses douces promenades, et sont chargés de faire couler ses heures précieuses dans la paix et la tranquillité.

Mais comment ai-je pu me croire seul ici ? Quel témoin m’environne? Dieu n’est-il pas avec moi? Je suis aussi présent à ses regards qu’il est invisible aux miens.

 

Rapidité du temps.

Le jour est fini ; les heures se sont envolées elles sont maintenant devant le juge suprême, et lui rendent un compte fidèle des actions des hommes. Une main céleste trace leurs écrits en caractère de feu dans le livre de vie qui s’ouvrira pour les publier au dernier jour de l’univers. Heureux ceux dont la vertu s’est accrue des pertes de sa durée, et dont le temps a mesuré la marche et les progrès vers la sagesse !

Que le vol des heures est impétueux ! que la course du temps est fougueuse ! Il fuit plus rapidement que ne vole dans les champs de Mars le coursier que presse l’aiguillon ; ou sur l’onde le vaisseau dont un vent favorable enfle les voiles; ou dans l’air l’aigle joyeux qui, saisi de sa proie, perce les nues, et laisse loin sous ses pieds les nuages et les tempêtes.

Qu’une journée paraît courte lorsqu’elle est finie! Comme elle s’est rétrécie, cette longue étendue que mon imagination échauffée remplissait de plaisirs, d’espérances et de projets flatteurs ! Comme toutes ces perspectives séduisantes et variées s’évanouissent dès que la main de la froide expérience vient à les toucher ! Le feu de mon imagination s’est amorti; l’illusion s’est dissipée, et j’ai découvert qu’un état durable et permanent dans une existence finie et bornée était une chimère.

Vous qui êtes dans l’ivresse des plaisirs, dans le délire de la jeunesse, et sous le charme de l’opulence, vous n’en croirez peut- être pas le témoignage d’un homme qui, comme vous, est jeune encore. Interrogez donc quelqu’un de ces vieillards respectables qui vivent parmi nous ; abordez un de ces sages qui a passé sa vie sur le théâtre du monde; demandez-lui combien il a vécu d’années et de jours; vous le verrez secouer sa tête blanchie par les ans, et vous répondre d’un ton pénétré : « Quatre-vingts ans se sont « écoulés, et n’ont laissé d’autres traces que « ces rides et ces cheveux blancs. Cette carrière « peut paraître longue à la jeunesse inconsidérée qui la commence; mais qu’elle est « courte aux yeux d’un vieillard décrépit qui, « près du terme, se retourne pour mesurer « l’espace qu’il a parcouru ! Il me semble que « c’était hier que je changeais les amusemens « de l’enfance pour ceux de la virilité. Vous « verrez à mon âge combien est petite la dis- « tance qui est entre la tombe et le berceau. » Croyons à ce témoignage de la vieillesse. Examinons ce sable qui marque et qui nous ravit les heures. Voyez avec quelle rapidité la navette passe et repasse du métier dans les mains du tisserand, et remplit le canevas de sa toile ; c’est l’image de la vitesse avec laquelle les jours ourdissent le tissu de notre vie.

Profond silence dans la nature.

Quel vaste silence environne le monde ! Il est si profond, que mon oreille entend mon cœur palpiter \ mes moindres mouvemens font retentir la plaine; la nuit a ramené la paix et la tranquillité dans les villes; le laboureur se reposé dans sa cabane ; le tendre ramage des oiseaux ne rend plus les buissons harmonieux ; l’air est tranquille ; les branches des arbres ne sont point agitées; Echo n’est plus inquiétée; elle se livre au repos; l’oreille épanouie ne laisse rien perdre à l’attention ; elle se saisit des moindres sons ; elle est frappée du murmure insensible de ce faible ruisseau qui coule au loin dans la prairie.

Cette heure sombre et taciturne a tout suspendu. L’intérêt, les affaires et les soucis rongeurs agitaient toutes les têtes; la vie et l’activité se reproduisaient sous mille formes ; cette ville immense fourmillait d’une multitude toujours mouvante; la campagne était couverte d’un monde de laboureurs; l’air était perpétuellement agité par le vol des oiseaux et le bourdonnement des abeilles; l’art avec des yeux perçans enlevait à la nature ses beautés, et l’industrie était accablée sous le fait du travail. Cette ardeur et tout ce fracas se sont dissipés au soleil couchant ; les animaux sont tranquilles dans leurs asiles, et les tendres oiseaux dorment sur le duvet de leur nid ; le marteau repose, et l’enclume ne gémit plus sous ses coups ; les boutiques sont fermées; le seuil de la porte de ce marchand accrédité n’est plus usé sous les pas des nombreux acheteurs; le laboureur goûte un sommeil tranquille , et son chien fidèle, après avoir fait longtemps une garde vigilante , s’étend et rêve aux pieds de son maître ; la fatigue et le travail ont engourdi tous les membres; les affaires ont cessé avec les vapeurs errantes qui se jouaient dans les cieux au coucher du soleil; la nature entière est assoupie; cependant le sentiment de la vie palpite encore dans tous les corps qu’elle anime.

Les ténèbres.

 

Le sommeil.

L'homme poursuit son travail jusqu’à la fin de la soirée; mais ses forces diminuent, ses, esprits s’épuisent et languissent ; le repos ne lui suffirait pas; il a besoin d’un baume qui le rafraîchisse et le répare. Que le sommeil vient à propos remplir ces deux objets ! Le sommeil amène les heures tranquilles pour renouveler famé et le corps. Dès que l’esprit et les travaux des mains sont interrompus, nos membres lassés, s’engourdissent, l’esprit dépose le fardeau des soins et des affaires; l’attention se refroidit et s’émousse, et le sommeil enchaîne toutes nos facultés. Pendant cet intervalle d’une douce et paisible inaction, la machine se remonte, ses ressorts reprennent leur élasticité; la faculté pensante se rajeunit, et son ardeur se ranime pour les travaux du matin. Sans ce restaurant salutaire, les constitutions les plus fortes seraient bientôt énervées. Je vis, il y a quelques jours, le malheureux Florio; son air était sauvage, son corps maigre et exténué, ses pensées errantes et ses discours égarés. Frappé d’une altération si subite, j’en demandai la cause, et j’appris que ses yeux 11’avaient pas été fermés par le sommeil depuis plusieurs nuits. Ce jeune homme autrefois Famé de la conversation, le plaisir et le charme des sociétés, n’est plus qu’un objet de misère et d’horreur depuis que le sommeil l’a abandonné.

Combien de mes concitoyens sont maintenant étendus sur un lit de langueur, et disent avec ce vieillard de l’écriture, si célèbre par sa patience : « Je n’ai plus que des nuits fatigantes et douloureuses! Au lieu de reposer mollement, ils comptent les heures ennuyeuses; leur tympan est frappé de chaque coup de cloche; ils mesurent les instans par les palpitations d’un pouls agité. Que ne feraient-ils pas pour obtenir une légère trêve à leur agonie, oublier leurs douleurs, et goûter quelques momens la douceur d’un sommeil paisible!

Par combien de précautions la bonté divine nous facilite la jouissance de ce bien nécessaire! comme sa main bienfaisante éloigne de nous tout ce qui pourrait mettre obstacle à ses précieuses influences ! Dieu tire sur nous le voile des ténèbres, nous plonge dans une molle léthargie; il cache à nos regards tous les objets qui pourraient agiter nos sens et le distraire, met la tranquillité dans nos maisons, et impose un profond silence à toute la nature. Ainsi une mère tendre écarte de son jeune enfant le bruit et le danger, et appelle sur lui le sommeil par de légers et doux mouvemens.             

Les songes.

La raison maintenant a interrompu ses fonctions; l’imagination délivrée de cette surveillante qui la gêne, se livre à sa fougue extravagante, et entraîne l’esprit dans le labyrinthe de la vanité. Notre tête est entourée de fausses images, et séduite par des craintes ridicules ou des plaisirs trompeurs. Quelques- uns se promènent dans des plaines enchantées, et se voient couronnés des guirlandes d’un bonheur imaginaire, tandis que leurs corps sont étendus sur la paille sous le toit d’une chaumière, dont l’importune araignée leur dispute l’espace pour y filer sa toile. D’autres abandonnent leurs appartemens superbes ; on les traîne dans un horrible cachot, ou bien, agités sur les flots, fisse débattent au milieu des vagues rugissantes; tantôt ils escaladent d’un pas précipité un roc escarpé, fuyant de vains dangers avec une inquiétude réelle, ou bien, engourdis par une crainte subite, et sans force pour échapper au péril, l’espérance les abandonne; et, quoiqu’enfoncés dans le duvet, ils sont précipités sans espoir de secours dans des gouffres affreux. Telles sont les extravagances de l’esprit humain sous l’empire bienfaisant du sommeil.

Mais est-ce dans le sommeil seul que ces jeux de l’imagination abusent l’homme? Les hommes ne se repaissent-ils pas le jour de songes plus vains que ceux de la nuit? Les uns se croient d’une nature supérieure, parce que la faveur du prince a joint quelques titres de plus à ceux qu’ils possédaient déjà; ou parce que le ver à soie leur a légué en mourant sa parure brillante pour les couvrir. Les autres se félicitent de voir leur coffre se remplir d’or; ils se promettent un plus grand degré de bonheur, s’ils peuvent ajouter de nouvelles sommes à celles qu’ils ont amassées. Quelques- uns soupirent après des louanges frivoles, et voient l’immortalité dans le bourdonnement d’une réputation momentanée. Tous ces hommes sont-ils plus raisonnables que le misérable qui, endormi sous l’ombre d’une haie, et couvert de haillons, se croit possesseur d’un palais somptueux orné des meubles fastueux du luxe?

Qu’il me soit permis de m’arrêter un instant sur les mystères du sommeil. Considérez l’homme de la constitution la plus vigoureuse étendu sur son lit, et plongé dans le sommeil : sa force est enchaînée dans une indolence qui ressemble à l’anéantissement : ses nerfs sont relâchés comme la corde d’un arc détendu, presque tous ses mouvemens sont arrêtés. Considérez une personne tendre et sensible et douée du caractère le plus aimable, ses yeux ouverts ne peuvent recevoir les rayons de la lumière, et ne distinguent point les objets ; les organes de l’ouïe sont ouverts, les accens viennent frapper sur le tympan ; mais son oreille ne peut recueillir les sons : les sens et leurs touches délicates sont comme émoussés et engourdis. Vous appelez l’homme un être sociable; mais où sont alors ses affections? Il méconnaît son père et son ami. Que son épouse vertueuse et belle meure à ses côtés, sa sensibilité n’en sera point émue.

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L’oiseau de nuit.

 

J’entends une voix lugubre dont les cris plaintifs et les sanglots précipités troublent le silence d’une nuit paisible; c’est l’orfraie sinistre qui soupire ses douleurs avec les accens de la désolation ; elle vole dans les bois épais, et fuit la société des autres oiseaux: les parterres et les prés fleuris n’ont aucun charme pour elle. Des ruines désertes, des murailles couvertes de lierre sont les demeures qui lui plaisent ; elle s’endort sur le penchant d’un' précipice, et s’expose à une chute cruelle tandis que le serpent au fond des marécages fait résonner l’air de ses sifflemens horribles. La douce clarté du matin réveille la joie dans les autres animaux; mais elle n’inspire aucun plaisir à cette sombre solitaire : la face riante du jour la consterne : les scènes agréables de la nature la jettent dans le trouble et l’inquiétude.

Peuple vain et superstitieux, cesse de t’affrayer des cris de cet oiseau volant près de ta fenêtre, ou des croassemens d’un corbeau, et crois à des présages plus certains. Ce jour qui s’éteint et finit t’annonce la fin de ta vie d’une manière bien plus frappante. Ces ténèbres qui tombent sur la terre et l’enveloppent ne sont-elles pas une espèce de drap mortuaire tendu par la nature, et une image sensible de cette longue nuit qui couvrira bientôt ses habitans ? Cette chambre ténébreuse, ce lit où je vais m’enfoncer ne me représente-t-il pas au naturel ce tombeau où tous les êtres vont se confondre dans le silence et dans l’oubli?

Le rossignol.

Quel est cet oiseau dont les chants sont si doux et si tendres? Que ces accens sont loin de ressembler aux sons sauvages et choquans de l’oiseau mélancolique qui m’attristait tout à l’heure! Tendre rossignol, je reconnais ta voix. Quelle étendue, quelle force de voix dans un être si frêle!

Maître de l’harmonie, il module ses airs sur tous les tons ; il enfle son gosier moelleux, et en tire des sons qui émeuvent lame. Tout à l’heure sa chanson était languissante, il soupirait ses amours ; ses notes mélancoliques et tendres arrêtaient les ombres fugitives, et portaient dans mon âme attendrie une molle volupté; le silence était attentif, et la nuit prêtait l’oreille à ses cadences mélodieuses.

Ces plaisirs tranquilles et purs ne sont point goûtés du triste habitant des villes ; ce chantre modeste et discret n’entretient que les amans de la solitude ; ceux qu’entraînent la débauche et l’ivresse sont privés de cet agréable concert.

 

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Examinons nôtre nature imparfaite et fragile. L’esprit de l’homme erre sans cesse dans un dédale obscur de peine et de plaisir. Incertains et troublés dans les moindres affaires de la vie, le désespoir semble veiller à la porte de nos cœurs pour s’en emparer, si tous les événemens ne suivent pas le vœu de nos désirs. Quel abîme impénétrable que le cœur de l’homme, si Dieu du haut de son trône ne jetait sur nos âmes des nuages légers qui nous dérobent à nous-mêmes ! Quelle serait notre situation ? Des passions tumultueuses et fortes qui nous agitent : des craintes journalières qui tiennent le glaive et la foudre suspendus sur nos têtes : une vie sans cesse exposée au chagrin, à la douleur, à l’inquiétude, à la mort. Que de sujets de réflexion ! Mais il est un Etre tout puissant, pourrions-nous refuser d’implorer son secours ! l’imagination elle-même frémit à cette idée. S’il y a des méchans livrés à la fougue du crime, dont le cœur aveugle et présomptueux se met au-dessus du devoir et de la vérité, devons-nous les prendre pour modèles, quoique leur front soit orné de lauriers, quoique la foule s’empresse sur leurs traces, et que la moitié de l’univers s’accorde à leur donner les titres de grands et d’heureux?

 

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Je sentais je ne sais quoi de puissant qui agrandissait mon âme, qui m’élevait au-dessus des vapeurs de l’orgueil, et rendait ma vue plus perçante à travers les objets sublimes que m’offrait ma pensée. J’ai cru entendre une voix du haut des sphères m’ordonner le mépris des choses de la terre. Je portais mes espérances et mes désirs sur des délices qui m’étaient inconnues. A l’avenir je me pénétrerai de ces influences morales ; elles sont les flambeaux de l’industrie pour certains peuples ; elles les consolent d’une nuit presque éternelle. Si nous les consultons, elles seront nos guides vers la sagesse et le bonheur.

Je contemple, je pèse mes pensées, et j’imagine des choses sublimes; je roule un œil d’admiration et de crainte; je retire avec peine ma vue accablée et séduite, et je la précipite de nouveau dans les cieux. Je ne puis rassasier mes regards ; mes pensées forcent mon imagination bouillante à se soumettre à la contemplation.

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J’ai quelquefois abandonné le cercle tumultueux du monde, je me suis dérobé aux clartés importunes de mille flambeaux. Plongé dans les ombres épaisses, je ne les ai point regrettées, mais j’ai souri à mon âme, je l’ai félicitée de son courage. Ces ténèbres étaient agréables et séduisantes, comparées à l’horreur de la conversation que je venais de quitter. Les discours de mes amis (comment avaient-ils mérité ce titre ?) étaient un langage de ténèbres, l’horreur de l’âme, le tourment des oreilles. Hélas ! pourquoi suis-je forcé de le répéter ? leur langue était trempée dans le venin des aspics ; leur gosier était un sépulcre ouvert à la gloire et à la réputation. L’envie, pâle et livide, présidait à ces soirées homicides. Quelquefois la licence et la présomption lançaient des flèches impies contre le ciel. L’homme prenait sur lui de contredire l’Éternel, et de censurer ses ouvrages. Quelquefois je les ai vus partager les appétits de la brute, se livrer à la débauche la plus lascive; j’ai vu louer celui qui était le plus chargé d’exploits criminels. Le débordement et la luxure distribuaient des couronnes à des têtes livides et pâles, soutenues par des corps épuisés ; le doux plaisir et la volupté fuyaient loin de ces sales orgies, et allaient se reposer dans le cœur du sage.

Ils m’ont banni peut-être de leur société, en poussant les éclats d’un rire amer; leur fausse joie s’est exhalée en bons mots sur mon respect pour la Divinité; ils m’ont traité sans doute d’esprit faible, de caractère bilieux et insociable. Peu m’importe, je ne porterai jamais sur eux le fiel de l’indignation. Si jamais le moindre ressentiment s’élevait dans mon sein, je le convertirais en prière.

Je m’avance vers ma demeure au milieu d’un vide ténébreux. Seul et tremblant, j’aperçois à peine la tête de mon cheval, et je ne fais que soupçonner ma route. Je n’ai d’autre compagnon que le danger, peut-être la destruction. Mais suis-je seul? L’Éternel, le père de la lumière, le Dieu de ma vie, n’est-il pas toujours à ma droite? Parce que le jour a disparu, dois-je avoir moins de confiance en sa présence? Je n’aurais, à la vérité dans mes malheurs aucun bras de chair pour me soutenir. Aucun ami, dans cet instant, ne me distrait de mes craintes, ne charme les ennuis du chemin par des propos agréables. Mais n’ai-je pas le bras du Tout puissant pour ma défense, et la prière qui m’ouvre une conversation céleste? Tous les lieux tous les temps, toutes les attitudes sont propres à cet exercice. C’est une source de délices inépuisables et faciles à se procurer, c’est un trésor inestimable qui n’est point soumis aux lois du hasard, parfaitement assuré au possesseur, même dans le sein de la nuit la plus obscure.

Me laisserai-je gagner à la crainte? L’accès que j’ai sans cesse auprès de Dieu me donne de nouvelles forces. Heureux ceux qui se confient au Tout puissant ! Mille esprits célestes les suivent dans leurs voyages, et empêchent même leurs pieds de heurter contre les pierres. 

Y a-t-il des ténèbres pour moi, lorsque je jouis de la présence de Dieu? Qu’il donne la paix et le repos à ma conscience, et ce silence redoutable sera plus délicieux que la voix de l’éloquence, ou que les sons mélodieux du luth. Qu’il pénètre mon âme de ses perfections, je ne manquerai jamais d’avoir une aurore brillante, ni de passer une nuit pure et tranquille.

Que les altérations de la nature sont surprenantes! Je l’ai quittée le soir simple et sans ornement. Aujourd’hui ce brouillard épais a blanchi nos coteaux; la neige ajoute sa toison à celle de nos troupeaux, et crêpe la chevelure du voyageur; les haies sont chargées de ces brillantes dépouilles; la terre en est couverte; les arbres ont pris une parure uniforme, et paraissent emplumés d’une eau qui se fige.

L’air, au milieu de cette fastueuse décoration, est chargé de corpuscules grossiers et dangereux, il dépose l’oppression et l’ennui sur toutes les fonctions de la vie; une langueur froide embarrasse nos membres ; en vain le père du jour veut à son lever dissiper ces noires vapeurs ; la nuée épaisse et malfaisante résiste à ses rayons puissans, elle met un voile de tristesse sur toute la nature; je peux à peine distinguer la maison qui me touche. Où sont maintenant les voûtes brûlantes et azurées du firmament ? Où est la pompe d’un soleil radieux ? Où sont les scènes magnifiques de la création? Elles sont perdues dans un vain brouillard; leur gloire est obscurcie; le théâtre de l’univers écrasé nous ouvre les portes d’un vide affreux ; toutes les nuances du brillant coloris de la nature sont rembrunies par l’obscurité.

Le brouillard me paraissait de loin une barrière impénétrable ; mais à mesure que j’avance, il semble s’éclaircir. Telles sont les peines de cette vie; elles effraient celui qui ne les a point éprouvées. Tels sont aussi les plaisirs des sens ; ils promettent beaucoup, mais leur jouissance les éteint, et rend le désir insatiable. Dans les deux cas, nous sommes également trompés ; la pointe aiguë des douleurs s’émousse en nous piquant; le dégoût et l’apathie suivent les bruyans plaisirs.

Quelquefois la nature prend un visage plus riant; la soirée mélancolique s’avance, elle enveloppe tendrement le jour de son ombre, le firmament se couvre d’un bleu plus foncé ; les étoiles brillent d’un éclat plus doux. Mais la gelée verse ses influences subtiles et pénétrantes sur tous les corps ; les pointes aiguës de l’éther lient toute la nature; le matin d’un pas lent s’avance sur notre hémisphère, et ouvre enfin son œil pâle sur notre horizon. La nature se revêt d’une parure bizarre ; les glaces inégales et dentelées pendent sur le toit des maisons; le brouillard a couvert nos vitres d’un vernis épais et blanchâtre; nos champs fertiles ont pris la dureté du fer ; nos prairies humides forment un long pavé de marbre. Le fleuve est arrêté dans sa course; ses eaux sont enchaînées au banc de sable; sa surface polie et solide offre un amusement à la jeunesse, et devient une route sûre au char rapide du voyageur. Et ce qui paraîtrait inconcevable à l’heureux habitant du midi, un souffle léger suffit pour couvrir les lacs et les rivières d’un pavé de cristal, fendre les chênes avec des haches invisibles, et briser en mille pièces le fer et l’acier, s’ils voulaient s’opposer à leur effort.

Les parcelles de nitre, qui depuis longtemps, volent dans l’éther, ont purifié l’air que nous respirons ; notre vue peut s’étendre au loin sur la nature ; les semences de l’infection sont détruites ; la peste a fermé son sein corrompu. C’est ainsi que l’affliction mortifié nos vices, et subjugue nos habitudes. L’atmosphère glacée presse plus fortement nos d’un regard sur cette scène curieuse et délicate. Voyez les buissons ornés d’une robe aussi pure que celle des vestales ; les prairies couvertes d’un tapis plus fin que l’hermine; les bosquets plient sous cet agréable fardeau. Bientôt un vent sorti des portes du midi convertira cette parure vaste et magnifique en une tendre humidité ; le nitre qui se dissout pénètre la glèbe, et la fertilise.

Que les ouvrages du Créateur sont étonnans et variés! que la nature est flexible et malléable sous sa main puissante! elle prend toutes les formes; l’esprit des eaux s’élève dans les airs, se condense, retombe en pluie, ou prend la solidité de la -glace, ou le velouté de la neige, ou la forme globuleuse de la grêle cruelle.

Qu’est une vaine parure aux yeux du sage ? Des lèvres vermeilles, un teint de rose, des yeux étincelans, un esprit vif et animé ne plaisent qu’un instant; mais un esprit vertueux a des charmes qui survivent à la perte de tous ces embellissemens passagers, des charmes qui joignent au doux parfum des fleurs la durée du gazon.

Le bonheur de l’homme pieux est comme un arbre dont les feuilles ne peuvent jamais tomber; il n’emprunte point son repos des objets muables et passagers, mais de lui-même. Si des événemens inattendus l’appauvrissent, il est riche de sa vertu, et plus riche de l’espérance d’une gloire assurée; ses joies sont infiniment supérieures à l’éclat passager de nos délices sensuelles, plus nobles et plus indépendantes que les faveurs de cette déesse trompeuse qu’on appelle la fortune.

La nature a quitté son voile blanc; la neige se fond, et distille de nos toits ; des cascades bruyantes se précipitent du haut des montagnes; les arbres se dépouillent par degré d’une fourrure qui les embarrasse; je distingue nos prairies et nos jardins. Puisque la nature paraît encore une fois à nos yeux, saisissons les beaux traits qui lui restent. Le houx a secoué sa graine ardente; le lierre simple et sauvage couvre de ses branches les murailles antiques et décrépites ; il ne quitte jamais sa place, malgré les vents et la tempête; il tient des couronnes toujours prêtes pour les enfans de l’ivresse et du plaisir. Le laurier ferme et hardi pousse sa tête au milieu des noirs aquilons ; il conserve toujours son port majestueux, cligne par sa victoire sur l’hiver de couronner la tête des conquérans. Ces arbres et quelques plantes conservent leur verdure au sein de la grêle et des frimas, sur le front même de l’hiver le plus cuisant et le plus triste.

Mais portez vos regards dans cette voûte nuancée de mille couleurs. Je vois le soleil qui sourit d’avoir dompté les orages; ses rayons se jouent à travers les petites gouttes de pluie dont l’air est surchargé. Quel arc glorieux! que sa forme est élégante! que son apparition est délicieuse! Il atteste à l’univers que les orages ont disparu ; que le triste hiver est enchaîné; qu’un printemps délicieux, couronné des fleurs les plus suaves, va régner sur la nature.

 

 

 

 

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