Le Prélude - Croissance de l'esprit d'un poète
LIVRE III
Là, sous mes yeux, comme se confrontant
Aux vieux bergers que j’avais laissés il y a peu,
Brillait une image différente de la vieillesse,
Ô combien différente ! Pourtant toutes deux semblables
A un livre de rudiments pour l’œil inexpérimenté —
Des figures en relief qu’avec une extrême prudence La nature élève devant l’œil de la jeunesse,
En sa grande école, avec sans doute l’ambition
D’entamer tôt son plan affectueux
D’enseigner la compréhension grâce à l’amour,
Et de mêler le plaisant aux pensées pathétiques.
Les aspects de la vie artificielle
Et les manières finement tournées, le jeu délicat
Des couleurs, menaçantes, brillant de haut en bas
De cette pompeuse tapisserie brodée de soie et d’or -
Ce chatoiement rusé de teintes sournoises,
Qui se révèlent volontairement ou involontairement,
Je n’avais pas appris à le regarder ; et à cette époque
Mon quotidien m’avait tellement occupé que, sans doute,
J’aurais pu leur être indifférent,
Tels les ermites aux récits des faits lointains.
Dès lors, comme je n’avais, pour ces joyaux ciselés,
Encore aucun goût, j’étais satisfait
Du simple produit domestique, rudement amassé
Là dans notre grossier entrepôt. Aujourd’hui,
Je souris souvent dans la solitude des montagnes,
Au souvenir de tel moment ou fragment qui reste
De ce divertissement inférieur, offert
Par des marionnettes de bois, un spectacle
Bon pour les veillées et les foires. Et souvent volètent
Devant moi des souvenirs, de vieillards,
De vieux excentriques, depuis longtemps dans la tombe,
Qui se sont presque délestés dans mon esprit
De leurs noms humains, s’étant transformés en fantômes
D’une texture à mi-chemin entre la vie et le livre.
Comme je m'attarde... Il suffit de remarquer
Qu’ici, aux proportions d’un nain, étaient rendus visibles
Les aspects du grand monde, ses événements
Accessoirement dépeints comme un combat feint,
Un tournoi de coups, certains distribués avec force
Pourtant loin de porter la mort ; et de ce spectacle,
Tout ce qui se trouvait devoir plus ou moins
Frapper l’attention simple d’un paysan,
De telle ou telle façon, je n’ai rien manqué.
Et pourtant ce spectacle mériterait bien
Un nom plus important : pas pantomime.
Mais en soi la partie vivante d’un tout vivant,
Une crique de la vaste mer. Car tous les degrés, toutes
Les formes de la renommée bâtarde et de l’éloge mort-né
Ont ici leur siège, et des aumônes quotidiennes nourrissent
Les domestiques, qui se tiennent loin des véritables biens.
Là se trouvait Travail, esclave de lui-même ; Espoir
Qui n’a jamais dédaigné les efforts pour leur prix ;
Paresse s’arrête, traînant son épuisant boulet,
Et Honte, la pauvre, la mal guidée, et Peur la stupide,
Et le naïf Plaisir, qui cherche Mort à tout prix.
Honneur, qui n’est pas à sa place, et Dignité dévoyée ;
Haines, factions, flatteries, inimitié et fourberie;
Soumission qui ronchonne et Gouvernement le cruel ;
L’idole faible autant que l’idolâtre;
Décence et Habitude affament Vérité,
Et l'aveugle Autorité frappe de son bâton
LIVRE IV
Car froid et rude était l’air, et dissonant ;
Mais comme un visage aimé se fait plus touchant
Quand le chagrin l’inonde, ou, quel que soit
Son aspect, celui-ci est plus touchant quand le cœur
Connaît la plénitude intérieure, c’est ainsi que pour moi
II en alla ce soir-là. Doucement mon âme
Ôta son voile et, alors, en elle-même changée,
Elle se tint nue comme en présence de son Dieu.
Tandis que je marchais, un réconfort sembla toucher
Un cœur que rien n’avait alors attristé,
La force vint où la faiblesse n’avait pas été connue,
Ou seulement sentie ; et vint le rétablissement
Comme un inconnu frappant à la porte
D’une lassitude jusque là non identifiée. Je pris
Dans ma main la balance et me pesai moi-même.
Je vis peu de choses et me réjouis de cela !
Je me souvenais de peu, et même cela
Me réjouissait encore plus. Mais j’avais des espoirs, de la paix
Et des crues de l’esprit, j’étais ravi et apaisé,
Je tutoyais des promesses, voyais par intermittence
Comment la vie inonde l’esprit impérissable;
Comment lame immortelle, en sa divine force,
Informe, crée, et dissipe le sommeil profond
Dont le temps peut l’accabler; comment, sur terre
L’homme, s’il sait vivre dans la lumière
De grandes tentatives, propage chaque jour hors de lui
Son être grâce à une force qui ne peut défaillir.
Des plus tendres pensées n’y manquaient pas non plus :
Amour, innocence et loisir reposant,
Et un calme plus que pastoral au cœur
Des plus vastes projets, et pour finir, une fin
Paisible ou glorieuse, gagnée dans l’obstination.
Rêvant ainsi je m’assis dans un bois,
Seul, continuant à rêver là ; pendant ce temps
Le sommet des montagnes fut lentement recouvert
Par les ténèbres, et sous la brise qui le ridait,
Le long lac déroulait sa bordure d’écume.
Dans le taillis abrité où j’étais assis,
Autour de moi, depuis le feuillage du noisetier
Agité ici ou là par le vent diffus, me parvint,
Intermittent comme le bruit d’une respiration,
Un souffle court et rapide, que souvent —
Oui, dois-je dire, encore et encore —
À tort je croyais être les halètements de mon chien,
Compagnon occasionnel de ma promenade,
Et je tournais la tête pour voir s’il était là.
Aussi, c’est plus fraîche qu’alors m’apparaissait
La vie humaine - la vie, j’entends, de ceux
Dont j’aimais vraiment les occupations.
Le spectacle souvent m’émouvait avec surprise,
Bondé, et plein, et changé, me semblait-il :
Pareil à un jardin dans la chaleur estivale
Après qu’on est parti huit jours.
Car - laissons de côté
Les choses qui étaient les mêmes mais paraissaient
Si différentes — au milieu de cette solitude,
Le petit vallon de ma résidence principale,
Mon esprit juvénile ne négligeait pas
De remarquer, par exemple, que ce siège abrité,
Où un vieillard était souvent venu prendre le soleil,
Était vide à présent ; de pâles nourrissons qu’au berceau
J’avais laissés, enfants connus du voisinage,
Devenus de roses babillards aux pas hésitants,
Et des jeunes filles dont la beauté, envolée
Avec toutes ses charmantes promesses, était partie
Orner le simple visage d’une compagne dédaignée.
Oui, j’avais en quelque sorte un œil nouveau,
Et souvent, regardant alentour j'étais ému et souriais,
Comme devant un ouvrage d’humour subtil.
Mon instinct déchiffrait les opinions, les pensées
LIVRE VI
Furent lus au cours de cette époque — dévorés Goûtés ou parcourus, ou sérieusement étudiés -Mais sans projet défini. Je m’étais en moi-même
Libéré de tout souci universitaire,
De toute idée de mérite et de récompense,
Et souhaitais n’être en cette maison des lettres
Qu’un pensionnaire, et rien de plus — et c’est cela
Que j’ai dû être, même si quelques inquiétudes personnelles
Ont, à mon grand dépit, rôdé autour de moi,
Sans trêve, pas un lourd fardeau mais tout de même
Une gêne et une entrave, une bride
Qui fit que l’idée d’organiser pour moi-même
Un programme d’étude indépendant apparut
Comme un acte de désobéissance à l’égard de ceux
Qui m’aimaient, une arrogante et méchante rébellion1.
Cette impure vertu — donnons-lui plutôt
Un nom qui lui convient mieux : cette lâcheté -
Soutenait traitreusement ma passion débordante
Pour la liberté, qui fut en moi depuis toujours,
Et pour l’indolence, par la force de quoi je me détournais
Des règles que j’aurais pu moi-même m’imposer,
Autant que des contraintes et des liens. Et qui peut dire,
Qui sait ce qui fut sans doute conquis, autant alors .
Que lors d’une plus tardive saison, ou ce qui fut préservé -
Quel amour de la nature, quel originel pouvoir
De contemplation, quelles vérités intuitives
Les plus profondes et les meilleures et quelle quête
Impartiale, libre de toute angoisse et de toute crainte ?
L’âme du poète m’accompagnait à cette époque,
De douces méditations, le calme débordement2
De bonheur et de vérité. Mille espoirs
[...]
La pure simplicité du désir et de la volonté,
Devant ces saintes demeures de l’homme paisible !
Mon cœur bondit quand je découvris en contrebas
Ce qui d’emblée se laissa voir de ces lieux enfoncés,
Une retraite de verdure, un vallon originel
Tranquille, où régnaient et que possédaient
Des cabanes de bois nu parsemées comme des tentes,
Ou des huttes d’indiens sur les pelouses fraîches
Et tout le long de la rivière. Ce jour-là, nous découvrîmes
Le sommet du Mont Blanc, mais fûmes déçus
De n’avoir devant les yeux qu’une image sans âme
Et qui s’était substituée à la vivante pensée, celle-ci
Ayant à jamais disparue. La merveilleuse vallée
De Chamonix offrit, dès l’aube suivante,
Avec ses silencieuses cataractes et ses glaciers —
Immobile éventail de puissantes vagues,
Cinq rivières larges et amples - une digne réparation,
Et nous réconcilia avec la réalité.
Là, de petits oiseaux pépient dans les feuillages,
L’aigle monte en flèche dans l’air ;
Là, le moissonneur lie en gerbe les brins jaunes,
Et la jeune fille étale au soleil la meule d’herbe,
Tandis que l’hiver, lion docile, s’approche,
Descendant des montagnes pour s’ébrouer
Au milieu des maisons sur des lits de fleurs.
LIVRE VII
Aujourd'hui et qui seront demain - je les ai
Remarqués de bon cœur, comme, tout à sa promenade,
Pour le plaisir ou par amour, ferait quelque voyageur,
Parmi un millier d’autres images,
Avec les coquillages qui jonchent un banc de sable,
Ou les essaims de pâquerettes dans les champs, en juin.
Mais ces parades de la bêtise et de la folie,
Bien que tout à fait chez elles en leur lieu chéri,
Se rencontrent partout et ne se font pas rares
Même pour le plus truste des jeunes écoliers.
O ami, un sentiment était présent, qui était propre
A cette grande ville selon un privilège particulier -
Si souvent, pris dans la crue humaine des rues,
Me suis-je laissé porter en avant par la foule, me disant
En moi-même : « Le visage de chaque personne
Qui passe près de moi est un mystère ! »
Ainsi ai-je scruté, ne cessant de scruter, me demandant
Obsessionnellement quoi, où, quand et comment,
6oo Jusqu’à ce que les formes devant mes yeux deviennent
Un cortège fantastique pareil à ce qui passe
Sur les paisibles montagnes, ou se montre en rêve,
Alors tout le poids accumulé de la vie ordinaire -
Le présent et le passé, l’espoir, la peur, tout ce qui
Soutient l’homme et fait qu’il agit, pense et parle -
S’échappa de moi, clans une indifférence réciproque.
Un jour que dans cet état j’étais allé loin, au-delà
Des frontières que je connaissais, perdu
Au milieu de la mouvante procession, je fus
Brutalement frappé par la vue
D’un mendiant aveugle, qui, la face dressée,
Se tenait appuyé contre un mur, la poitrine arborant
Un morceau de carton sur lequel était expliqué
L’histoire du bonhomme et qui il était.
LIVRE VIII
Sous peu, transporté comme en un rêve,
Je me suis vu entouré par les formes éphémères
Du vice et de la déraison qui s’imposaient à mon regard,
Objets d’amusement de ridicule et de moquerie,
Des façons et des caractères singuliers,
Et d’actives petites passions qui éclipsaient
Autant qu elles le pouvaient la pensée incarnée,
L’idée, ou l’abstraction du genre humain.
Oisif au milieu des charmilles universitaires,
Tel était à présent mon nouvel état — que, par le menu,
J’ai présenté - mais ici la lumière ordinaire
De la vie immédiate, réelle, superficielle,
Brillant à travers la teinte d’autres époques,
D’anciens usages et d’un privilège local,
Se trouvait ainsi adoucie, semblant presque solennelle,
Et rendue utile et agréable au regard.
En dépit de cela, comme j’avais été amené
Au plus près du mal et de la misère,
Je tremblais, pensais parfois à la vie humaine
Avec une terreur et un désarroi confus -
Comme ceux que les tempêtes et les éléments déchaînés
Avaient suscités en moi, mais plus sombre, un obscur
Reflet du tumulte et du désordre,
De l’inquiétude, du danger et des ténèbres.
On peut dire - mais pourquoi parler de choses
Communes à tous ? — que, face à cela, je tentais
De trouver une consolation, je commençais à me voir
Comme un agent moral, qui distingue entre le bien
Et le mal, non pour contenter l’esprit
Mais pour sa sécurité, quelqu’un qui devait agir,
Comme parfois, usant au mieux de mes faibles moyens,
J’ai fait, encouragé par ma sympathie pour les hommes -
Et dans le dégoût et la plus violente douleur,
Fus conduit jusqu a la vérité grâce à cette foi,
Que je n’ai jamais abandonnée et qui veut qu’agir bien
LIVRE XII
De la nature provient l’émotion, et les sentiments
De tranquillité sont tout autant un don de la nature -
Telle est sa gloire. Ces deux attributs
Sont les cornes jumelles qui constituent sa force ;
Cette double influence est le soleil et l’à verse
De toutes ses largesses, à l’origine tout aussi
Bienveillante qu’au terme. C’est pour cela
Que le génie, qui existe par la succession
De paix et de stimulations, trouve en elle
Sa meilleure et sa plus pure amie - d’elle il reçoit
L’énergie qu’il faut pour chercher la vérité,
Réveillé, il désire, étreint, lutte, souhaite, supplie,
D’elle il reçoit cette heureuse tranquillité d’esprit
Qu’il aime accueillir quand même il ne l’a pas cherchée.
De ce bienfait, les âmes de plus humble envergure
Peuvent profiter, chacune à sa mesure ; et moi,
Je parlerai de moi-même, de ce que j’ai connu et ressenti. Douce tâche !
Les mots trouvent facilement leur chemin,
La gratitude les inspire, et la confiance dans la vérité.
J’ai longtemps cherché la connaissance, désespérément,
Car mon cœur et mon esprit étaient obscurcis, mais un jour,
De tous côtés, la lumière commença à réapparaître,
Et il fut clair qu’en effet ce n’était pas en vain
Que l’on m’avait appris à vénérer une puissance
Qui est la substance même et la forme,
[...]
Tel qu'on le rencontre chez les meilleurs de ceux qui,
Non sans l'enthousiasme du zèle religieux,
Non sans la connaissance des livres - les bons, peu nombreux -
Vivent au plus près de la nature. Alors peut-être j'élirai
Un chagrin qui n’est pas chagrin mais plaisir,
Et le triste amour dont il n’est pas douloureux
D’entendre parler, pour la gloire qui en rejaillit
Sur le genre humain et sur ce que nous sommes.
A moi de suivre, et d’un pas non timide,
Ma connaissance là où elle me conduit : ma fierté
Sera d’avoir osé fouler ce sol saint
Sans avoir répandu de rêveries, mais des oracles,
Matière que ne devront pas prendre à la légère
Ceux qui devant la lettre, la promesse extérieure,
Croient lire l’âme invisible — hommes en paroles
Habiles, et qui, à faire commerce avec le monde,
Sont rompus - esprits dont les facultés se montrent donc
D’autant plus à l’œuvre qu’ils sont plus éloquents,
Et d’autant plus brillantes qu’on les admire.
Mais on trouve des hommes tirés d’une autre glaise,
Qui sont leur propre pilier et, pour eux-mêmes,
Sont source de courage, d’énergie, de volonté,
Exprimant les plus ardentes pensées par des mots ardents,
Ceux que leur dicte le feu natal. D’autres encore,
Rencontre-t-on au gré des chemins de la vie humble,
De plus nobles, forgés pour la contemplation,
Timides, et inexpérimentés en joute verbale,
Hommes doux, dont l’âme, peut-être, sombrerait
Sous eux-mêmes s’ils étaient jetés dans ces échanges.
Le langage du ciel est le leur, ainsi que le pouvoir,
La pensée, l’image, et la joie silencieuse.
Les mots sont des agents secondaires dans leur âme —
Quand ils se concentrent de toutes leurs forces,
Ils ne peuvent respirer parmi eux.
Cela, je le dis Plein de gratitude envers
Dieu, qui abreuve nos cœurs
Pour qu’on ne serve que lui — il nous connaît, nous aime,
Quand même le monde n’a nul souci de nous.
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