lundi 5 août 2024

La nef des fous – Sébastien Brant

La nef des fous – Sébastien Brant

 

Prologue

 

Les Saintes Ecritures,

les livres de piété

concernant le salut

abondent aujourd'hui dans

de nombreux pays;

les Pères de l'Eglise

et leurs doctes écrits,

et les deux Testaments

sont dans toutes les mains

en telle quantité

que suis des plus surpris

de ne voir nulle part

quelqu'un changé en saint.

Mais on se moque bien

de Bible et de doctrine.

Le monde est dans le noir,

et va tête baissée

tout droit dans le péché.

Les rues grouillent de fous

qui battent la campagne,

mais nul ne reconnaît

qu’il mérite ce nom.

C'est pourquoi en ce jour

je cherche à équiper

toute une armée navale

pour les embarquer tous :

galère et chalutier,

trirème, cotre et yole,

cargo, chaland, pinasse,

mahonne et galéasse,

où j'ajoute carrioles,

voitures et traîneaux,

carrosse et diligence,

car une seule nef

ne suffirait jamais

à les entasser tous,

tant sont nombreux les fous.

 

Des fous j'ouvre la danse car tout autour de moi j'accumule des livres que je ne comprends pas et jamais je ne lis.

 

Les livres inutiles

 

Ce n'est pas sans raison

que je sois le premier

à monter en bateau :

pour moi le livre est tout

et vaut plus que de l'or;

j'en ai de grands trésors

sans en comprendre un mot,

je leur rends des honneurs

en en chassant les mouches.

Au milieu des savants

qui discutent de science,

je tranche de mon haut :

« j'ai tout cela chez moi ! »

Mon esprit se nourrit

d'être entouré de livres.

Le vieux roi Ptolémée

avait accumulé

tous les livres du monde

qui étaient sa richesse,

ils prenaient de la place

sans lui apprendre rien.

Comme lui j'en ai plein,

mais n'y lis pas grand'chose

A quoi me servirait

de me casser la tête

et d'encombrer mon crâne?

Trop étudier rend sot.

J'ai tout d'un grand seigneur

qui peut payer comptant

la fatigue de ceux

qui apprennent pour moi.

Malgré mon esprit lourd,

entouré de savants,

je place mon « ita »

et sais que « c'est cela »

mais suis heureux qu'ici

l'allemand fasse loi,

car mon latin à moi

ne sort de la cuisine.

Mais je suis très certain

que vinum, c'est du vin,

cuculus, un grand niais

stultus, un imbécile

et que c'est moi qui suis

le « Domine doctor ! »

J'ai caché mes oreilles

pour qu'on ne pense pas,

en me voyant de loin,

 à l'âne du moulin.

 

De la cupidité

 

C'est absurde folie

d'entasser des richesses

et de ne pas jouir

de la vraie joie de vivre,

le fou ne sachant pas

à qui servivra l’or

qu'il a mis de côté,

le jour où il devra

descendre dans la tombe.

Mais plus fou est encore

celui qui dilapide

sans rime ni raison

les dons que Dieu confie

afin qu'ils fructifient,

car un jour il faudra

rendre un compte fidèle,

 sous peine de devoir

perdre bien plus encore

que la main et le pied.1

Le fou veille à l'argent

qu'il laisse aux héritiers,

mais ne se soucie pas

du salut de son âme,

car il n’a pas le temps

de se préoccuper

de son éternité.

Pauvre fou que tu es,

combien aveugle es-tu :

tu te plains de la gale

et attrapes la teigne !

Un autre s’enrichit

des profits du péché

et sera consumé

par les feux de l'enfer.

Ses héritiers s'en moquent,

ne donnant pas un liard

pour le tirer d'affaire

dans le fond de l'enfer !

Donne tant que tu vis

pour rendre honneur à Dieu :

après ta mort, demain,

Il sera souverain.

Le sage ne vit pas

pour entasser des biens,

mais pour se mieux connaître :

c'est là sa vraie richesse.

Crésus s’est gorgé d’or

pour assouvir sa soif,

mais Cratès au contraire

jeta son or en mer

qui l’aurait empêché

d’acquérir la sagesse.

Celui qui ne s’occupe

que des biens de ce monde

remplit toute son âme

de crotte et de fumier.

 

S’associer aux noceurs et s’adonner au vin c’est prendre l’assurance de finir comme un gueux.

 

Des vaines richesses

 

La plus grande folie

régnant de par le monde,

c’est d’honorer l’argent

bien plus que la sagesse,

d'accorder des faveurs

à l’homme richissime

portant bonnet de fou

tout garni de grelots.

On l’élit conseiller

pour l’argent qu’il peut perdre.

Le monde n’a confiance

qu’en des poches bien pleines

Messire Gros-Magot

doit être par devant.

Salomon vivrait-il

encore de nos jours,

personne n'en voudrait

s’il était tisserand

ou si son escarcelle

était vide d'écus.

On invite les riches

à de somptueux festins

où figurent gibier,

volailles et poissons;

on passe tout son temps

à leur faire la cour,

tandis que dans la rue

le pauvre est ruisselant

ou bien tout grelottant.

Pour le riche on s'empresse :

« Servez-vous bien, messire ! »

O sacs rebondis d'or,

c'est vous que l'on honore,

c'est vous qui achetez

la bonne renommée.

Celui qui a des sous

se fait beaucoup d'amis,

 

Qui veut montrer aux autres le bon chemin à suivre et patauge lui-même dans la boue et les mares est démuni de sens et vide de sagesse.

 

De corriger autrui en pèchant soi-même

 

Celui qui a toujours

quelque chose à redire,

qui voit le mal partout'

et va crier haro

sur tout ce que l’on fait,

sans jamais se douter

de ses propres défauts,

celui-là est bien fou

et méprisé de tous.

A chaque carrefour,

un panonceau désigne

les directions à prendre,

mais sans marcher lui-même.

La poutre de ton œil1,

enlève-la d'abord

avant de semoncer

chacun autour de toi

en proclamant très fort :

« Fais attention, mon frère,

il y a là un point

qui dépare ta mise

et me déplaît beaucoup ! »

On est bien mal placé

pour critiquer les gens

quand soi-même on s'égare

sur la pente d'un vice

qui déplaît fort aux autres

et que les gens vous disent :

« Prêche d'abord d'exemple

et guéris-toi toi-même2 ! »

On exhorte les autres

quand soi-même on ne sait

à quel saint se vouer,

tout comme les docteurs

Gentilis et Mesue8,

atteints du même mal

qu'ils cherchaient à guérir,

ce qui leur a permis

d'écrire de gros livres

avant que dfen mourir.

Le vice est plus voyant,

quand il est haut placé

et que l'auteur d'un crime

a de hautes fonctions4.

Mieux vaut servir d'exemple

avant de discourir,

si tu veux qu'on t'estime

et qu'on te rende hommage.

Israël décida,

un jour au temps jadis,

de punir Benjamin5

et toute sa tribu

malgré ses lourdes pertes

et le poids du péché

qu'il supportait lui-même.

 

A celui qui écoute et apprend la sagesse, s’en inspirant sans cesse, chacun rendra hommage jusqu’à l’éternité.

 

La leçon de la sagesse

 

L'appel de la sagesse

retentit avec force;

« Que tout le genre humain

écoute mes paroles !

Respecte l'expérience,

fruit de la connaissance !

Retenez bien ceci,

insensés que vous êtes;

cherchez à vous instruire

et non vous enrichir !

La sagesse vaut mieux

que tous les biens du monde

qu'on pourrait désirer !

Tendez à la sagesse

sans cesse, jour et nuit !

Rien ne la vaut sur terre,

précieux sont ses conseils;

c'est à moi qu'appartiennent

la force et la prudence !

Par moi régnent les rois,

et par moi que s'impose

la justice des lois,

que les princes retiennent

les terres qu'ils détiennent,

par moi que la puissance

trouve à se justifier.

J'aime tous ceux qui m'aiment,

et celui qui me cherche

dès les commencements

me trouvera toujours.

Chez moi sont la richesse,

les biens et les honneurs,

Dieu m'a portée en lui

depuis les origines

jusqu'à l'éternité.

C'est avec moi que Dieu

met toute chose au point,

rien n'est fait de valable

contrairement à moi.

Béni sera celui

qui marche dans mes voies

sans jamais s'arrêter !

Celui qui m'a trouvée

pourra être assuré

de connaître à jamais

à la fois le bonheur

et le salut de l'âme,

mais celui qui me hait

récoltera la mort !

 

Qui sans arrêt croasse « croat cras1 demain, demain ! » comme fait le corbeau^ reste jusqu*au tombeau le fou dont les oreilles demain seront plus longues.

 

Vouloir garder la femme qu’on a pu acquérir serait vouloir garder un vol de sauterelles qui sautent au soleil ou bien remplir un puits en y vidant des cruches.

 

De la garde des femmes

 

C'est à devenir fou

et à crouler d'ennuis

que de vouloir veiller

sur la femme mariée;

celle qui est honnête

l'est naturellement

sans avoir de gardien;

celle qui ne l'est pas

aura bien vite fait

d'arriver à ses fins

en trouvant la combine pour faire ses fredaines,

et rien ne servira

de verrouiller les portes

et de cadenasser

toutes les ouvertures,

ni d'emplir la maison

d'une armée de gardiens; cela ne sert à rien :

elle réussira

en dépit des guetteurs

à suivre son plaisir.

A quoi servit la tour

où Danaé fut mise

pour l'empêcher d'avoir

une progéniture?

Pénélope était libre

d'aller et de venir

où bon lui semblerait;

autour d'elle accouraient

plus de cent prétendants,

mais elle fut fidèle

pendant plus de vingt ans

et garda sa maison

exempte de péché.

Celui que son épouse

n’aurait jamais trompé

 

Celui qui voudrait voir l'image du salaire qui n'est pas mérité n’aura qu'à regarder le fragile roseau de l'homme% qui chevauche une énorme écrevisse.

 

Qui veut être servi tous les jours de sa vie sans sortir un: Merci ! ni même un fifre lin mérite la palette.

 

Sans oublier jamais la bouillie pour les fous, je tiens à mon miroir car je suis bien le frère de Jeannot bourricot et les oreilles d’âne sont marque de famille.

 

De la fatuité

 

Il touille à qui mieux mieux

sa bouillie pour les fous

celui qui s'imagine

être plein de sagesse

et qui reste toujours

très content de lui-même.

La glace lui renvoie

le visage d'un fou

sans qu'il puisse comprendre

que c'est un fou qu'il voit.

Lorsqu'on recherche un sage

pour quêter son savoir,

il jure par serment

que lui seul est le sage

et qu'il n'y en a d'autre.

Il jurerait aussi

n'avoir pas un défaut,

tant il est satisfait

de tous ses faits et gestes.

Sa glace l'accompagne

à pied et à cheval,

qu'il dorme ou qu'il travaille,

tout comme l'empereur

Marcus Salvius Othon

qui consultait sa glace

avant chaque bataille,

rasait deux fois par jour

ses joues toujours bien lisses

lavées au lait d'ânesse.

Voilà qui plaît aux femmes,

qui ne font rien sans glace;

jusqu'à ce que leur voile

soit posé sur leurs boucles,

qu'elles soient pomponnées,

attifées et parées,

toute une année se passe.

Il est quelqu'un à qui

pareil chef-d'œuvre plaît :

c'est le célèbre singe

du Pont de Heidelberg.

Pygmalion s'est épris

de sa propre statue.

Si Narcisse avait fui

les miroirs des fontaines,

il eût eu longue vie.

Certains guettent leurs traits

sans cesse dans la glace,

sans pourtant y trouver

rien de beau à y voir.

Un cornichon pareil

n'entend pas qu'on le blâme,

il veut à toute force

vivre dans sa folie

et se fâcherait rouge

si on l'en guérissait

 

Qui aime qu’on l’admire et se vante lui-même veut s’asseoir tout en haut pour dominer les autres: c’est lui que prend le diable pour lui servir d’appeau.

 

C’est être sans cervelle que d’avaler tout cru n’importe quel bobard. L>es langues de vipère sont toujours incendiaires.

 

Qui veille sur sa bouche et bien retient sa langue préserve de noirceur son âme et son humeur le bruit que fait le pic peut trahir sa couvée.

 

Celui qui veut porter tous les soucis du monde, sans jamais réfléchir si cela est utile, qu’il ne s’offusque pas de passer sous la douche !

 

II sentira les cardes lui entrer dans le corps celui qui se chamaille comme font les enfants, cherchant à rendre aveugle la juste vérité.

 

 

La force et la noblesse, / le luxe et la richesse, la fleur de la jeunesse / vivent-ils devant toi dans la sécurité, / ô Mort inexorable ?

Tout ce qui a pris vie / devient un jour ta proie.

 

 

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