La nef des fous – Sébastien Brant
Prologue
Les Saintes Ecritures,
les livres de piété
concernant le salut
abondent aujourd'hui dans
de nombreux pays;
les Pères de l'Eglise
et leurs doctes écrits,
et les deux Testaments
sont dans toutes les mains
en telle quantité
que suis des plus surpris
de ne voir nulle part
quelqu'un changé en saint.
Mais on se moque bien
de Bible et de doctrine.
Le monde est dans le noir,
et va tête baissée
tout droit dans le péché.
Les rues grouillent de fous
qui battent la campagne,
mais nul ne reconnaît
qu’il mérite ce nom.
C'est pourquoi en ce jour
je cherche à équiper
toute une armée navale
pour les embarquer tous :
galère et chalutier,
trirème, cotre et yole,
cargo, chaland, pinasse,
mahonne et galéasse,
où j'ajoute carrioles,
voitures et traîneaux,
carrosse et diligence,
car une seule nef
ne suffirait jamais
à les entasser tous,
tant sont nombreux les fous.
Des fous j'ouvre la danse car tout autour de moi j'accumule des livres que je ne comprends pas et jamais je ne lis.
Les livres inutiles
Ce n'est pas sans raison
que je sois le premier
à monter en bateau :
pour moi le livre est tout
et vaut plus que de l'or;
j'en ai de grands trésors
sans en comprendre un mot,
je leur rends des honneurs
en en chassant les mouches.
Au milieu des savants
qui discutent de science,
je tranche de mon haut :
« j'ai tout cela chez moi ! »
Mon esprit se nourrit
d'être entouré de livres.
Le vieux roi Ptolémée
avait accumulé
tous les livres du monde
qui étaient sa richesse,
ils prenaient de la place
sans lui apprendre rien.
Comme lui j'en ai plein,
mais n'y lis pas grand'chose
A quoi me servirait
de me casser la tête
et d'encombrer mon crâne?
Trop étudier rend sot.
J'ai tout d'un grand seigneur
qui peut payer comptant
la fatigue de ceux
qui apprennent pour moi.
Malgré mon esprit lourd,
entouré de savants,
je place mon « ita »
et sais que « c'est cela »
mais suis heureux qu'ici
l'allemand fasse loi,
car mon latin à moi
ne sort de la cuisine.
Mais je suis très certain
que vinum, c'est du vin,
cuculus, un grand niais
stultus, un imbécile
et que c'est moi qui suis
le « Domine doctor ! »
J'ai caché mes oreilles
pour qu'on ne pense pas,
en me voyant de loin,
à l'âne du moulin.
De la cupidité
C'est absurde folie
d'entasser des richesses
et de ne pas jouir
de la vraie joie de vivre,
le fou ne sachant pas
à qui servivra l’or
qu'il a mis de côté,
le jour où il devra
descendre dans la tombe.
Mais plus fou est encore
celui qui dilapide
sans rime ni raison
les dons que Dieu confie
afin qu'ils fructifient,
car un jour il faudra
rendre un compte fidèle,
sous peine de devoir
perdre bien plus encore
que la main et le pied.1
Le fou veille à l'argent
qu'il laisse aux héritiers,
mais ne se soucie pas
du salut de son âme,
car il n’a pas le temps
de se préoccuper
de son éternité.
Pauvre fou que tu es,
combien aveugle es-tu :
tu te plains de la gale
et attrapes la teigne !
Un autre s’enrichit
des profits du péché
et sera consumé
par les feux de l'enfer.
ne donnant pas un liard
pour le tirer d'affaire
dans le fond de l'enfer !
Donne tant que tu vis
pour rendre honneur à Dieu :
après ta mort, demain,
Il sera souverain.
Le sage ne vit pas
pour entasser des biens,
mais pour se mieux connaître :
c'est là sa vraie richesse.
Crésus s’est gorgé d’or
pour assouvir sa soif,
mais Cratès au contraire
jeta son or en mer
qui l’aurait empêché
d’acquérir la sagesse.
Celui qui ne s’occupe
que des biens de ce monde
remplit toute son âme
de crotte et de fumier.
S’associer aux noceurs et s’adonner au vin c’est prendre l’assurance de finir comme un gueux.
Des vaines richesses
La plus grande folie
régnant de par le monde,
c’est d’honorer l’argent
bien plus que la sagesse,
d'accorder des faveurs
à l’homme richissime
portant bonnet de fou
tout garni de grelots.
On l’élit conseiller
pour l’argent qu’il peut perdre.
Le monde n’a confiance
qu’en des poches bien pleines
Messire Gros-Magot
doit être par devant.
Salomon vivrait-il
encore de nos jours,
personne n'en voudrait
s’il était tisserand
ou si son escarcelle
était vide d'écus.
On invite les riches
à de somptueux festins
où figurent gibier,
volailles et poissons;
on passe tout son temps
à leur faire la cour,
tandis que dans la rue
le pauvre est ruisselant
ou bien tout grelottant.
Pour le riche on s'empresse :
« Servez-vous bien, messire ! »
O sacs rebondis d'or,
c'est vous que l'on honore,
c'est vous qui achetez
la bonne renommée.
Celui qui a des sous
se fait beaucoup d'amis,
Qui veut montrer aux autres le bon chemin à suivre et patauge lui-même dans la boue et les mares est démuni de sens et vide de sagesse.
De corriger autrui en pèchant soi-même
Celui qui a toujours
quelque chose à redire,
qui voit le mal partout'
et va crier haro
sur tout ce que l’on fait,
sans jamais se douter
de ses propres défauts,
celui-là est bien fou
et méprisé de tous.
A chaque carrefour,
un panonceau désigne
les directions à prendre,
mais sans marcher lui-même.
La poutre de ton œil1,
enlève-la d'abord
avant de semoncer
chacun autour de toi
en proclamant très fort :
« Fais attention, mon frère,
il y a là un point
qui dépare ta mise
et me déplaît beaucoup ! »
On est bien mal placé
pour critiquer les gens
quand soi-même on s'égare
sur la pente d'un vice
qui déplaît fort aux autres
et que les gens vous disent :
« Prêche d'abord d'exemple
et guéris-toi toi-même2 ! »
On exhorte les autres
quand soi-même on ne sait
à quel saint se vouer,
tout comme les docteurs
Gentilis et Mesue8,
atteints du même mal
qu'ils cherchaient à guérir,
ce qui leur a permis
d'écrire de gros livres
avant que dfen mourir.
Le vice est plus voyant,
quand il est haut placé
et que l'auteur d'un crime
a de hautes fonctions4.
Mieux vaut servir d'exemple
avant de discourir,
si tu veux qu'on t'estime
et qu'on te rende hommage.
Israël décida,
un jour au temps jadis,
de punir Benjamin5
et toute sa tribu
malgré ses lourdes pertes
et le poids du péché
qu'il supportait lui-même.
A celui qui écoute et apprend la sagesse, s’en inspirant sans cesse, chacun rendra hommage jusqu’à l’éternité.
La leçon de la sagesse
L'appel de la sagesse
retentit avec force;
« Que tout le genre humain
écoute mes paroles !
Respecte l'expérience,
fruit de la connaissance !
Retenez bien ceci,
insensés que vous êtes;
cherchez à vous instruire
et non vous enrichir !
La sagesse vaut mieux
que tous les biens du monde
qu'on pourrait désirer !
Tendez à la sagesse
sans cesse, jour et nuit !
Rien ne la vaut sur terre,
précieux sont ses conseils;
c'est à moi qu'appartiennent
la force et la prudence !
Par moi régnent les rois,
et par moi que s'impose
la justice des lois,
que les princes retiennent
les terres qu'ils détiennent,
par moi que la puissance
trouve à se justifier.
J'aime tous ceux qui m'aiment,
et celui qui me cherche
dès les commencements
me trouvera toujours.
Chez moi sont la richesse,
les biens et les honneurs,
Dieu m'a portée en lui
depuis les origines
jusqu'à l'éternité.
C'est avec moi que Dieu
met toute chose au point,
rien n'est fait de valable
contrairement à moi.
Béni sera celui
qui marche dans mes voies
sans jamais s'arrêter !
Celui qui m'a trouvée
pourra être assuré
de connaître à jamais
à la fois le bonheur
et le salut de l'âme,
mais celui qui me hait
récoltera la mort !
Qui sans arrêt croasse « croat cras1 demain, demain ! » comme fait le corbeau^ reste jusqu*au tombeau le fou dont les oreilles demain seront plus longues.
Vouloir garder la femme qu’on a pu acquérir serait vouloir garder un vol de sauterelles qui sautent au soleil ou bien remplir un puits en y vidant des cruches.
De la garde des femmes
C'est à devenir fou
et à crouler d'ennuis
que de vouloir veiller
sur la femme mariée;
celle qui est honnête
l'est naturellement
sans avoir de gardien;
celle qui ne l'est pas
aura bien vite fait
d'arriver à ses fins
en trouvant la combine pour faire ses fredaines,
et rien ne servira
de verrouiller les portes
et de cadenasser
toutes les ouvertures,
ni d'emplir la maison
d'une armée de gardiens; cela ne sert à rien :
elle réussira
en dépit des guetteurs
à suivre son plaisir.
A quoi servit la tour
où Danaé fut mise
pour l'empêcher d'avoir
une progéniture?
Pénélope était libre
d'aller et de venir
où bon lui semblerait;
autour d'elle accouraient
plus de cent prétendants,
mais elle fut fidèle
pendant plus de vingt ans
et garda sa maison
exempte de péché.
Celui que son épouse
n’aurait jamais trompé
Celui qui voudrait voir l'image du salaire qui n'est pas mérité n’aura qu'à regarder le fragile roseau de l'homme% qui chevauche une énorme écrevisse.
Qui veut être servi tous les jours de sa vie sans sortir un: Merci ! ni même un fifre lin mérite la palette.
Sans oublier jamais la bouillie pour les fous, je tiens à mon miroir car je suis bien le frère de Jeannot bourricot et les oreilles d’âne sont marque de famille.
De la fatuité
Il touille à qui mieux mieux
sa bouillie pour les fous
celui qui s'imagine
être plein de sagesse
et qui reste toujours
très content de lui-même.
La glace lui renvoie
le visage d'un fou
sans qu'il puisse comprendre
que c'est un fou qu'il voit.
Lorsqu'on recherche un sage
pour quêter son savoir,
il jure par serment
que lui seul est le sage
et qu'il n'y en a d'autre.
Il jurerait aussi
n'avoir pas un défaut,
tant il est satisfait
de tous ses faits et gestes.
Sa glace l'accompagne
à pied et à cheval,
qu'il dorme ou qu'il travaille,
tout comme l'empereur
Marcus Salvius Othon
qui consultait sa glace
avant chaque bataille,
rasait deux fois par jour
ses joues toujours bien lisses
lavées au lait d'ânesse.
Voilà qui plaît aux femmes,
qui ne font rien sans glace;
jusqu'à ce que leur voile
soit posé sur leurs boucles,
qu'elles soient pomponnées,
attifées et parées,
toute une année se passe.
Il est quelqu'un à qui
pareil chef-d'œuvre plaît :
c'est le célèbre singe
du Pont de Heidelberg.
Pygmalion s'est épris
de sa propre statue.
Si Narcisse avait fui
les miroirs des fontaines,
il eût eu longue vie.
Certains guettent leurs traits
sans cesse dans la glace,
sans pourtant y trouver
rien de beau à y voir.
Un cornichon pareil
n'entend pas qu'on le blâme,
il veut à toute force
vivre dans sa folie
et se fâcherait rouge
si on l'en guérissait
Qui aime qu’on l’admire et se vante lui-même veut s’asseoir tout en haut pour dominer les autres: c’est lui que prend le diable pour lui servir d’appeau.
C’est être sans cervelle que d’avaler tout cru n’importe quel bobard. L>es langues de vipère sont toujours incendiaires.
Qui veille sur sa bouche et bien retient sa langue préserve de noirceur son âme et son humeur le bruit que fait le pic peut trahir sa couvée.
Celui qui veut porter tous les soucis du monde, sans jamais réfléchir si cela est utile, qu’il ne s’offusque pas de passer sous la douche !
II sentira les cardes lui entrer dans le corps celui qui se chamaille comme font les enfants, cherchant à rendre aveugle la juste vérité.
La force et la noblesse, / le luxe et la richesse, la fleur de la jeunesse / vivent-ils devant toi dans la sécurité, / ô Mort inexorable ?
Tout ce qui a pris vie / devient un jour ta proie.
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