Les Effinger - Gabriele Tergit
— Je crains, monsieur Effinger, de devoir vous décevoir. Nous sommes évidemment intéressés par l’industrie, nous sommes des gens modernes qui vivent avec le progrès, mais il faut savoir peser le pour et le contre. Vous avez raison, tout le monde s’en va, et pas seulement parce que le travail manque. L’appel de la grande ville menace notre population. L’exode rural ! Soif de plaisir et folie des grandeurs. Eh oui !
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— Oui, des payes élevées, des salaires élevés, des dividendes généreux. Aujourd’hui, c’est à qui vendra le moins cher. Us se dévorent les uns les autres. Les gens ont cru que la conjoncture haute n’arrêterait jamais, ils ont dépensé des mille et des cents pour agrandir leurs fabriques, et depuis le krach de Vienne, tout est terminé. Des prix qui ne font plus rien gagner à personne. Les payes ont tellement chuté qu’elles n’iront pas plus bas. Surtout, il ne faut pas mettre la fabrique à l’arrêt. Mieux vaut travailler à perte que faire une croix sur le capital fixe. Vous savez, jeune homme, c’est ce que je dis à tous les gens de votre âge : l’épargne va redevenir le nerf de la guerre. L’épargne doit redevenir le nerf de la guerre.
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— Bon, alors passe encore. Aujourd’hui, il arrive que ces messieurs les ingénieurs croient pouvoir se substituer aux hommes de terrain. Le terrain, c’est la clef ! Il faut connaître l’atelier. Grise est la théorie, et vert l’arbre d’or de la vie. Voyez-vous, nous sommes à la fois artisans et chercheurs, nous autres anciens fabricants de machines berlinois. Nous ne sommes pas entrepreneurs. Vous devez vouloir devenir entrepreneur ?
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Je fais partie d’une race méprisée et suis un citoyen de second rang en Allemagne. Mais j’ai un avantage qui se révélera un jour : par ma simple existence de juif, je suis témoin de la puissance de l’esprit et du refus d’employer la force. La synagogue des juifs persécutés, cette piécette bien cachée, est le dernier vestige des catacombes romaines, le dernier vestige et témoin de cette puissance de l’esprit qui a vaincu Rome.
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Il se tournait déjà vers d’autres. Professeur d’académie de son état, il portait une veste en velours noir et une longue barbe blonde. Il s’était fait une place grâce à La Mort d’Alexandre le Grand, La Mort de César, La Mort de Tibère, La Mort de Barberousse dans le Saleph, La Mort de Wallenstein avant de s’arrêter, par souci de la bienséance, au XVIIf siècle avec La Mort d’Ivan le Terrible. En toute occasion, il déclarait : « La vie est grave, l’art est léger », et par « art léger » il entendait précisément ces tristes fins peintes avec application.
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— Faisons un tour hors de la ville, proposa le vieil Effinger. Regarde, il y a encore toutes les pommes de terre.
— Où ? demanda Annette.
— Là. Ici. Tu ne sais pas à quoi ressemble une pomme de terre ? Vous êtes tombés bien bas, dans la grande ville. Et ça, c’est un merle noir.
Annette ne connaissait rien aux merles noirs. Elle s’ennuyait.
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— Ton papa a essuyé de terribles pertes à la Bourse. Es-tu au courant ? Je vais louer un appartement à WeLKensee près de la fabrique. Je pensais à quatre ou cinq pièces. Est-ce que ça t’irait ? Te souviens-tu que je n'avais pas pu venir au mariage de Sofie à cause d’un incendie ? Ensuite, il y a eu une enquête, car on soupçonnait un acte criminel. C'était seulement un interrogatoire, mais sur tout et n’importe quoi. Les assureurs, quelle bande de malfrats ! On paye des polices d'assurances à n'en plus finir, et quand il se passe quelque chose, ils ne reculent devant rien. Et Karl vous a-t-il raconté la fois où je n’ai pas réussi à honorer la commande colossale de la direction des travaux publics et des finances prussiens ? Lui est arrivé une fois que tout allait bien. A notre retour à Berlin, je te montrerai l'écurie du vieux Balthasar. Au-dessus de la porte cochère, il y avait une tête de cheval accrochée, je l'ai laissée en place. Je me disais toujours : la voiture sans chevaux et sans rails sortira de l’écurie de Balthasar. Les choses ne se sont pas passées comme prévu. Nous peinons encore dessus. Les ingénieurs se soucient des délais comme de leur première chemise, ils restent enfermés dans leurs laboratoires à cafouiller à n en plus finir, et ils ne se demandent pas quoi faire pour que les affaires marchent. Il y a encore vingt ans on pouvait fabriquer n’importe quoi, tout partait comme des petits pains, mais maintenant ! La concurrence est impitoyable, tout le monde veut produire à moindre coût. On est bien force de participer à des appels d’offres. Ce sont les prix qui comptent et plus la qualité.
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— C’est vrai, mais on en oubliera l’homme en tant que tout. Vous apprendrez à vos dépens ce que signifie le fait d’être soigné par un naturaliste au lieu d’un médecin. Vous verrez que le danger est de détruire la totalité, de se perdre dans la spécialisation. Mais poursuivons.
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L’argent coulait à flots. C’était l’été 1907. L’Europe était paisible. Edouard VII se baignait à Marienbad. En Russie, la Douma avait été dissoute. Malgré tout, des réformes étaient en cours. En France, la discorde régnait entre l’Église et l’État, mais personne ne s’en souciait. En Allemagne, conservateurs et libéraux s’alliaient, socialistes et ultramontains étaient défaits. Les sociaux-démocrates avec leurs soixante-quinze mandats, dont le nombre avait augmenté en même temps que l’insatisfaction des ouvriers et de ceux qui ne possédaient rien, étaient retombés à quarante-cinq. Et la richesse, la population, l’extraction minière, l’exportation de machines, la récolte de pommes de terre - 55 % de plus en vingt ans - étaient encore et toujours en plein essor, l’Allemagne produisait plus de machines, plus d’acier, plus de fonte brute que l’Angleterre. La maison bancaire Oppner & Goldschmit détenait 50 millions de marks d’avoirs.
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Les jeunes gens affluaient dans une grande salle où se trouvait un podium sur lequel se tenait un homme avec une barbiche blonde. Erwin retrouva ses amis Armin Kollmann, Kurt Lewy et Martin Schrôder.
L’homme blond prit la parole :
— Il ne s’agit pas d’une schématisation scientifique d’éléments donnés mais d’une création intellectuelle, de l’élaboration d’un type d’individu à l’origine d’une nouvelle politique, d’une nouvelle mentalité étatique, qui serait enfin faite à l’aune de l’homme et de sa destinée au lieu d’être conçue indépendamment de lui et dirigée contre lui. Il s’agit de montrer à la jeunesse l’homme auquel elle aspire véritablement, et ce n’est pas une affaire de schématisation conceptuelle, ce n’est pas une affaire d’enseignement scientifique, c’est une affaire de création et d’encadrement intellectuels. La jeunesse d’aujourd’hui a besoin de chefs !
Un tonnerre d’acclamations se fit entendre, tout le monde battait des mains, tapait des pieds. L’homme sur le podium sourit :
— Ce pressentiment qu’il existe et doit exister des chefs est l’une de ses révélations.
Nouveaux applaudissements. Il s’en prit à la famille :
— Le concept de foyer date d’une époque où l’on ignorait tout du reste du monde, où la chose publique était l’affaire des élites, où la bourgeoisie vivait repliée sur elle-même. Ce genre d’existence n’a plus lieu d’être. Une famille qui lutte contre cette évolution, qui persiste à se réfugier dans la douceur du foyer, qui refuse de laisser le souffle de l’intérêt général balayer ses pensées et habitudes quotidiennes, cette famille s’oppose aux progrès de la civilisation et est en retard sur son temps. Notre jeunesse, elle, entend le bruit des armes des combats de l’esprit, la fanfare de la vérité, les appels de la justice sur le pas de sa porte - et elle ne reste pas sous l’emprise des intérêts domestiques : tel le jeune Achille, elle ôte sa robe douillette, choisit son épée et se rue dehors. Outre la croyance en la famille, il existe une seconde superstition à laquelle il convient de mettre un terme définitif par le biais d’une authentique pédagogie moderne : il s’agit du culte sentimental de l’individualité. Pour nous, enfants d’une époque individualiste, il n’est pas évident d’accepter l’idée que l’individualité telle que nous la connaissons est une invention, qu’elle est conditionnée par notre société, que ce n’est pas un phénomène éternel et universel de l’humanité. La civilisation européenne se compose de milliers de mensonges.
Ah, quelles perspectives nouvelles ! La salle était embuée par la tension et l’excitation des jeunes gens. L’homme à la barbiche soulevait l’enthousiasme de la foule.
— L’autonomie est la lourde responsabilité du démiurge, et non le piètre droit du médiocre. L’homme moyen et improductif est fait pour obéir et écouter. À partir du moment où chacun revendique le droit d’avoir sa propre petite religion, ses préférences à lui, sa conception du monde personnelle, sans éprouver de honte ni de crainte face aux grands accomplissements et aux héros de l’esprit, toute possibilité de civilisation disparaît.
Parmi les milliers de jeunes gens dans la salle, qui ne se sentait pas démiurge ? Qui se considérait comme médiocre ? « C’est vrai ! » s’exclamèrent-ils.
— Assez de l’idéologie personnelle du trop grand nombre ! s’écria quelqu’un d’une voix qui partait dans les aigus pour se faire entendre.
— Tiens donc, poursuivit l’homme sur le podium, notre jeune ami connaît Nietzsche. Mais Nietzsche n’a fait qu’ébaucher ces idées. Dans sa soif d’individualité, l’homme bourgeois est aveugle à la brièveté de l’existence humaine. L’homme bourgeois ne regarde pas la mort en face. Seule la jeunesse y est sensible. Dans certaines circonstances, il arrive que la vie perde son caractère sacré et, dans un transport d’extase, se sacrifie joyeusement, que ce soit à d’autres personnes ou à une cause supérieure.
Soudain, Erwin sentit poindre en lui un début de compréhension pour ce qui avait poussé Heesen au suicide, ce « transport d’extase », en l’occurrence l’amour.
— C’est un pitoyable spectacle que celui de l’homme moyen de la société bourgeoise refusant de regarder la mort en face. Quelle que soit l’époque, la culture bourgeoise se caractérise par la perte de repères spirituels : la mort n’est plus un événement cosmique, ni une apocalypse, ni une métempsy-chose, ni une métamorphose, mais une affaire sociale. Pour l’homme bourgeois moyen, tout se passe comme si l’utilitarisme bourgeois épuisait la profondeur de l’existence, comme si rien n’existait au-delà de sa sphère d’influence professionnelle et sociale. Ainsi ne connaît-il pas d’autre éternité que les répercussions de son travail sur les générations à venir.
Oncle Paul, songea Erwin.
— Et d’autre finalité que celle de la société bourgeoise.
Papa et maman, songea Erwin.
— On célèbre l’existence pour réussir à accepter sa brièveté en se persuadant qu’il n’y a d’autre vie que celle-ci et qu’on a tout vécu quand on a fait le tour de ce qui nous était offert. C’est la fierté du mendiant individualiste. On ne peut pas servir à la fois Dieu et Mammon. La jeunesse n’adoptera pas les valeurs de la société d’aujourd’hui qui ne pense qu’à vivre de ses rentes et à jeter de l’argent par les fenêtres. J’en arrive à un point décisif : il est impossible d’être heureux, l’accomplissement suprême pour l’homme est de vivre en héros. La jeunesse a soif d’absolu. Elle veut prendre sans détour le chemin de l’ultime vérité.
Il avait puissamment haussé la voix. La jeunesse tremblait. Tel était son destin, sa voie. Tout était encore trop nouveau, trop inconnu, mais si on les avait laissés faire, si l’un d’eux avait eu un drapeau, ils lui auraient emboîté le pas pour déferler dans les rues plongées dans l’obscurité du Berlin de 1911 et pénétrer dans l'un de ces grands dancings où d’élégantes cocottes étaient attablées en galante compagnie et où Erwin aurait trouvé son frère James. Ils auraient appelé à la destruction du monde de leurs parents, ils se seraient abandonnés avec délectation à l’étreinte des flammes pour goûter à cette mort méprisée par la société bourgeoise. Mais ils se contentèrent de retourner au vestiaire pour essayer de récupérer leurs manteaux et chapeaux, si possible avant les autres.
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Chère Marianne,
Ne vous méprenez pas sur mon compte. Je sais que votre frère James affronte Vennemi, que votre frère Herbert est retenu prisonnier par ces hypocrites de britanniques - entre parenthèses, avez-vous lu ce formidable texte, Le Héros et le Marchand de Werner Sombart ? Je suis ici depuis plus de six mois. Quand je regarde en arrière, cette période me semble infiniment vide et morne, quoique, au jour le jour, le temps se soit écoulé douloureusement lentement. Mais chacun de nous doit faire sa part pour le salut de la patrie. J'aurais de loin préféré prendre les armes, mais le ravitaillement, les munitions n'ont pas moins d'importance. Au contraire, l'homme seul n'arriverait à rien. Pour parvenir à ses fins, il lui faut le secours des armes. Mon poste aux usines d'armement Schmidt est tout à fait crucial.
Mais, mais... je vous renvoie plus haut. Alors écrivez-moi vite, j'ai grand besoin de vos lettres, et je vous écris tous les deux jours. Au fait, avez-vous trouvé : Flaubert, L’Éducation sentimentale, Karl Kraus, Kellermann, Le Tunnel, et Wassermann, Le Bonhomme aux oies ?
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Chère Lotte,
Ta lettre - tu as une fois de plus oublié de la dater - nous a fait grand plaisir. C’est que nous n’avons guère de distractions. Ce cher Erwin est de retour à la fabrique. Mais il a perdu son allant d’autrefois. À nager dans le canal lors de sa fuite et marcher pendant des jours avec des affaires trempées, il a dû attraper des rhumatismes à vie. Je suis également consterné par la difficulté qu’il a à se concentrer. Travailler ne lui procure plus de joie. Le travail en général est une chose noble, mais les entreprises modernes n’ont pas d’âme, et depuis des décennies, on monte les ouvriers contre leurs employeurs : à force, le travail est devenu objet de haine.
J’ai remarqué une mauvaise habitude révélatrice de la mentalité d’aujourd’hui : à part les gens âgés qui ont encore la délicatesse de le faire, plus personne ne salue. Je ne parle pas de la jeunesse abîmée par la guerre, mais un peu partout il règne une désinvolture, une méchanceté, une ignorance, un manque de probité et d’honneur à vous soulever le cœur.
Ta lettre témoigne elle aussi du sans-gêne dont font preuve les gens prétendument issus des meilleurs cercles. On le voit rien qu’à la tenue. Avant, quel employé de bureau aurait osé se présenter sans cravate ni col ? De nos jours, les jeunes gens vont tous col ouvert, et l'été, ils travaillent même en chemise, comme les apprentis qui portent des culottes.
Cette liberté sans bornes est trop pour les gens qui n'ont déjà pas la maîtrise d'eux-mêmes. On peut dire ce qu'on veut sur la religion, et en particulier sur la religion juive, mais elle donnait aux gens la force et la volonté de tenir le cap en dépit des aléas de l'existence.
Si certains juifs, hélas, s'en prennent aujourd'hui à l'ordre existant, c'est parce qu'ils se sont depuis longtemps éloignés du véritable judaïsme ou n'en ont jamais eu connaissance.
Le judaïsme véritable, authentique, enseigne la simplicité et la modestie, la frugalité et la tempérance. Modestie dans le bonheur et sérénité dans le malheur.
Mais comment s'étonner d'une telle débauche ? La guerre a montré que la religion avait échoué à transformer les hommes et que les gouvernants n'étaient en rien guidés par la véritable humanité.
Mlle Kelchner est bien souffrante, et maman va chaque jour chez grand-maman pour l'aider, C'est une bonne chose pour elle aussi. Car que ferait-elle d'autre maintenant que la maison est presque vide ? D'autant plus que Mlle Kelchner est un vrai pilier pour toute la famille : nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour la soulager dans la maladie.
Marianne travaille d'arrache-pied au ministère. Même si je trouve bien dommage qu'une jeune femme aussi méritante ne se marie pas.
Chez les grands-parents de Kragsheim, quatre pièces ont été réquisitionnées. Ils ont notamment écopé d'une famille affreusement braillarde, ce qui les rend très malheureux.
Et maintenant, adieu, continue de nous donner des nouvelles, et des bonnes, et n'oublie pas que tes études doivent t'apporter quelque chose et te permettre le moment venu de subvenir à tes besoins.
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