La comédie humaine du travail – Danièle Linhart
Introduction
Le drame du travail contemporain ne vient pas, paradoxalement, de ce qu’il est déshumanisant, mais au contraire du fait qu’il joue sur les aspects les plus profondément humains des individus, au lieu de s’adresser aux registres professionnels qui permettent d’établir une délimitation entre ce que ces individus engagent au travail et ce qu’ils sont. Le management moderne joue sur le registre personnel des salariés, en véritable anthropreneur, c’est l’entièreté de la personne qu’il cherche à mobiliser en activant les dimensions les plus complexes, les plus vulnérables de l’individu. Ce dont rendaient bien compte ces femmes qui, dans les vidéos, ne se présentaient pas comme des professionnelles mais comme des corps, exprimant des sensations, des sentiments, des peurs, des frustrations, de la façon la plus humaine, la plus personnelle qui soit. On peut parler là d’une défaite du travail, si l’on entend par travail une activité sociale qui contribue à répondre aux besoins des autres, à partir d’une compétence, d’un savoir, un rôle social qui définit des droits et des devoirs, un rôle qui ne dépend pas des particularités de chaque individu, mais qui se caractérise par des manières de faire, validées par la société. S’il y a bien un don de soi, un engagement personnel dans le travail, il ne peut s’opérer que dans un cadre bordé par des normes introduisant des limites et des garanties.
Le travail salarié ou marchand est une affaire de professionnels. Il s’accompagne de savoirs, savoir-faire, d’expérience, de métier, de valeurs professionnelles reconnus, lesquels sont là pour guider, protéger les personnes au travail. Ce sont des ressources qui permettent aux individus d’affronter le travail, et qui les rattachent aux autres ; ils n’ont pas à se confronter solitairement à des défis personnels, mais peuvent mobiliser des capacités, des compétences qui renvoient à une réalité collective. Détenir un métier, des connaissances validées, permet de ne pas mettre sa personne en danger à chaque instant dans son travail, de ne pas avoir à puiser sans cesse dans ses ressources les plus intimes.
Or, le management moderne s’en prend justement désormais à la personne, taquine ses cordes les plus intimes pour lui faire jouer, avec une touche personnelle, la partition qu’il a, lui, management, écrite tout seul. Peu importe que l’instrument donné ne soit pas accordé convenablement, que le chef d’orchestre découvre la partition en même temps qu’il la fait jouer aux autres ; peu importe que les individus n’aient pas le temps de répéter et soient en concurrence avec les collègues de leur pupitre, ils ont à enchanter le public, et si celui-ci ne se presse pas dans la salle de concert, ce sera leur faute. En réalité, l’histoire du travail salarié est celle d’une déprofessionnalisation systématique des travailleurs par un management soucieux avant tout de les contrôler et de maîtriser leur travail.
1. Voyage au pays des anthropreneurs
Toute critique devient quasi obscène, dans la mesure où il s’agit de survie économique ; dans la mesure où nul ne sait de quoi demain sera fait et qu’il y a une volonté affichée de prendre en charge les besoins humains…
Deux cents responsables d’entreprise du public et du privé sont confortablement installés dans la grande salle d’un pavillon qui jouxte la plus belle avenue du monde, les Champs-Élysées. Le thème de « l’événement », programmé par la filiale d’un grand journal spécialisé en économie et affaires, est « le pacte de confiance ». Comprenez le pacte de confiance entre le client et son vendeur, le client et son prestataire, les salariés et leur hiérarchie, les salariés et leur employeur. Sur l’estrade, autour de petites tables rondes, des directeurs généraux, des responsables RH, et quelques universitaires et chercheurs, débattent devant un parterre attentif, certains s’éventent car l’été vient enfin d’arriver.
L’amnésie, une ressource pour le management
Vous me rappelez, aurais-je aimé leur dire, un de vos collègues, un cadre supérieur de France Télécom qui m’expliquait, d’un ton sentencieux, que son « rôle est de produire de l’-amnésie » : il faut que les agents oublient qui ils étaient auparavant, comment ils travaillaient, pourquoi ils travaillaient, car nous avons besoin de gens capables de comprendre que les temps changent, capables d’adopter des comportements professionnels différents, de raisonner différemment, d’établir d’autres relations entre eux, avec leur hiérarchie et leurs clients. Oui, martelait-il, ravi visiblement d’avoir trouvé cette formule, « produire de l’amnésie ». Je m’étais timidement enquise : « Comment s’y prendre pour produire de l’amnésie ? » « Eh bien, avait résumé ce cadre supérieur, il faut secouer le cocotier. » C’était au début des années 1990 dans un immeuble cossu du boulevard Haussmann, à l’occasion d’un séminaire de formation de cadres de proximité, et cela m’avait paru suffisamment obscur et mystérieux pour rester gravé dans ma mémoire.
Mais l’ensemble des participants au colloque, au diapason de leur responsable, ne semblaient pas avoir d’états d’âme sur la question. Ils ne s’interrogeaient ni sur la légitimité de cette posture revendiquant une adhésion totale et a priori des salariés aux choix organisationnels, technologiques et gestionnaires de leurs dirigeants, ni sur son efficacité (la distance critique, l’engagement professionnel recèlent pourtant des qualités efficaces pour l’amélioration de l’organisation du travail et de sa performance. Les enquêtes de terrain montrent bien que les choix organisationnels décidés unilatéralement par les dirigeants ne sont pas toujours les mieux adaptés), pas plus que sur la possibilité de l’obtenir. Pour eux, cela va de soi et il n’y a pas de question à se poser à ce sujet. Les salariés doivent désormais mettre leur honneur dans l’allégeance à leur entreprise, à ses intérêts [1] … Satisfait de la réaction de la salle, le responsable du MEDEF se retourne vers moi, et continue, impitoyable et ironique : « Voyez-vous, Madame, nous, les chefs d’entreprise, nous nous levons tous les matins et allons à nos bureaux pour que nos entreprises soient performantes, et qu’elles puissent résister dans la guerre économique que nous subissons à la concurrence de pays où les coûts de production sont bien plus bas, nous nous battons tous les jours pour survivre et sauvegarder ainsi les emplois que nous avons créés. Et vous voudriez que nous acceptions que nos salariés, ceux pour qui nous nous battons tous les jours, ne soient pas nos militants inconditionnels ? Mais, Madame, si dans mon entreprise, il y avait un seul de mes salariés comme cela, il comprendrait vite qu’il n’y a pas sa place ! » Tonnerre d’applaudissements.
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. Tout travail nécessite une adaptation en fonction de la réalité concrète de l’activité, et donc une certaine liberté d’esprit pour inventer des connaissances ad hoc. Tout travail nécessite une distance critique, un quant à soi. Les sociologues, les psychologues du travail, comme les ergonomes n’ont cessé de mettre en évidence cette distance entre le travail prescrit, ce que les salariés sont expressément censés faire et le travail réel, ce qu’ils font en réalité, pour que le travail se déroule selon la qualité et les délais prévus. Et ce décalage entre travail prescrit et travail réalisé se nourrit de la professionnalité, des valeurs et de la liberté d’esprit des salariés. L’inconditionnalité est aux antipodes de ces registres indispensables à la capacité d’adaptation des salariés.
Quelques mois plus tard, encore une rencontre de ce club RH au musée du Sport cette fois. Le sport a été une référence très courue dans les années 1990 pour les managers, je vois donc que cela continue mais aux côtés des nouveaux modèles, car les sportifs de haut niveau présents à la tribune qui sont là pour exalter l’endurance, l’effort, le dépassement de soi, l’esprit d’équipe et le désir de gagner, font bon ménage avec les militaires fidèles à leur poste. Les débats tournent encore (signe d’une véritable obsession managériale) autour de l’inconditionnalité nécessaire dans l’engagement et notamment de l’endurance. Les sportifs représentent alors le versant civil de l’esprit d’endurance, de sacrifice, et de l’engagement total de soi, que les militaires continuent d’exprimer non sans une certaine dramatisation. Il règne une complémentarité frappante.
Côté sportif, c’est le rugby qui est à l’honneur : « L’esprit le plus collectif au monde », comme le lancera une intervenante, arbitre de rugby, mais, complète-t-elle, esprit de combat, de conquête. Elle parle sport mais pense aussi entreprise : « Sur le terrain, il faut conquérir le droit de jouer et de développer une efficacité collective. Après on l’applique dans l’entreprise : ligne de front qui va couper les deux équipes en deux camps, c’est fondamental, ça correspond au défi que l’entreprise a à relever : gagner des parts de marché, réussir un projet, améliorer la qualité de prestations. Ça dépend de comment on construit une équipe. Il faut un esprit d’équipe, c’est basé sur le comportement, il ne faut pas prendre une décision si on n’a pas un soutien inconditionnel […]. Le rugby peut donner une vraie contribution pour penser les équipes. »
Quand l’humain chasse le professionnel
La professionnalité, ils sont d’accord pour l’ignorer, la réfuter comme j’aurai encore l’occasion de l’entendre dans une réunion d’un think tank de décideurs au cours de l’hiver 2013. Autour d’une magnifique table ovale dans une belle salle d’un immeuble haussmannien, s’étaient réunis quelques dirigeants d’entreprises, des consultants et une députée, pour « se parler vrai » et de façon conviviale à propos des relations sociales dans les entreprises et des risques psychosociaux. Nombre d’idées furent échangées mais j’ai surtout retenu l’attaque en règle d’un responsable de haut niveau de la SNCF contre l’expérience et la professionnalité des agents : « Le problème, chez nous, c’est que n’importe quel cheminot est sûr qu’il sait mieux que ses responsables ce qu’est son métier, et comment il doit travailler ! », avait-il lâché, déclenchant chez ses collègues décideurs quelques ricanements, des soupirs approbateurs, des airs entendus ; il y eut quelques commentaires où l’on n’entendra pas que la professionnalité des salariés et agents représente une ressource de qualité sur laquelle s’appuyer pour introduire des changements et des adaptations à un environnement fluctuant, mais seulement qu’elle constitue un facteur de résistance au changement. On y entendra que les salariés doivent accepter ce fait devenu incontournable que le travail se « procédurise » de plus en plus, « c’est le phénomène du process qui s’étend », c’est une évolution qui coule de source, en lien avec une intensification du travail liée elle-même à une nécessaire diminution des effectifs et des délais. Il faut donc faire accepter un rétrécissement des marges de manœuvre, cet état inéluctable des choses, et c’est tout à fait possible « si on prend la peine de l’expliquer ». Il suffit de savoir s’y prendre, comme l’explique un intervenant : « Pour des bacs + 8 qui se retrouvent exécutants de processus, on voit des problématiques de monotonie ; on alerte, il faut qu’ils comprennent pourquoi ça s’est processé […]. Il faut que les managers soient conscients que le travail a tendance à devenir de plus en plus monotone : il faut créer aussi des moments de créativité. »
L’humanisme : une véritable aubaine
Cette éviction de la professionnalité au profit de la dimension humaine n’est pas si nouvelle ; elle s’affirme en réalité depuis plus de vingt ans. L’idée qu’il faut manager des affects, des émotions, de la subjectivité, accompagne les années 1990, comme l’illustre particulièrement bien un livre publié en 2002 par Pierre Hurstel, alors directeur de la stratégie des RH chez Ernst & Young, un grand cabinet de consultants. Il s’intitule L’entreprise réparatrice ou le nouvel épanouissement. Une de ses idées-forces postule que les managers ont un rôle important à jouer pour aider les « membres » de leurs entreprises à se construire par et avec leur travail, et à se « réparer » quand ils vont mal pour des raisons de diverses natures. La quatrième de couverture précise « affirmer que l’entreprise doit donner à l’homme une dimension qui lui permette de s’accomplir et contenir ses peurs n’est plus une utopie ». On peut voir là une contribution suggestive au « nouvel esprit du capitalisme » analysé par Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999), qui prétend faire une place à la critique « artiste » des salariés et donner libre cours à leur besoin d’autonomie, de liberté, de créativité et d’épanouissement.
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Les émotions, l’intuition, l’esprit de compétition, l’intelligence qui s’adapte, voilà ce sur quoi l’entreprise doit miser pour être rentable et performante, mais aussi pour créer du consensus. Voilà qui permet de sortir du registre de la confrontation, de l’antagonisme et du conflit. L’entreprise devient le lieu où l’on est tous frères. On partage des sentiments humains : des émotions, de la peur, de la souffrance, du plaisir, de l’attention aux autres, du courage. On partage avant tout la condition humaine. Et le manager est celui qui fait vivre et fructifier au mieux la contribution essentiellement humaine de chacun. L’heure de la réconciliation a sonné. Le manager est celui qui permet la qualité de l’engagement et de la coopération. En somme, la logique du profit, la rationalité capitaliste deviennent l’opportunité pour tous ces humains que sont les salariés de faire l’expérience de leur dimension humaine. L’entreprise, sa finalité, sa rationalité, ses critères de fonctionnement deviennent secondaires par rapport à ce qui se joue, à savoir la possibilité pour les êtres humains qui y œuvrent de se réaliser, se réparer et devenir eux-mêmes. C’est une instrumentalisation curieuse et contestable de la théorie psychologique et psychanalytique du travail telle que la portent par exemple Yves Clot et Christophe Dejours, qui développent l’idée de l’aspect réparateur du travail dans le sens où, le travail aidant à sortir de soi, il aide chacun (lorsqu’il s’adresse à autrui et se confronte à l’épreuve de la réalité) à dépasser ses problèmes.
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Ces stories s’adressent dans le monde du travail à des individus saisis dans leur subjectivité d’êtres humains. Nombreux sont les sociologues et psychologues, psychanalystes du travail qui passent au crible de leur analyse cette évolution fondamentale de la gestion du travail consistant à interpeller, on pourrait dire à n’interpeller que la subjectivité des salariés. Vincent de Gaulejac (2005, p. 83) note à ce sujet que « l’entreprise managériale est […] un système “sociopsychique” de domination fondé sur un objectif de transformation de l’énergie psychique en force de travail ». La mobilisation personnelle devient une exigence. Chacun doit être motivé pour remplir ses objectifs avec enthousiasme et détermination. Le désir est sollicité en permanence : désir de réussite, goût du challenge, besoin de reconnaissance, récompense du mérite personnel… « Dans l’entreprise managériale, le désir est exalté par un Idéal du Moi exigeant et gratifiant. Elle devient le lieu d’accomplissement de soi-même » (p. 184) On retiendra surtout l’idée selon laquelle l’entreprise entend canaliser à son profit exclusif ce qu’elle prétend être les aspirations fondamentales des hommes et des femmes qui pourraient trouver place en son sein. Vincent de Gaulejac parle de « système managinaire [2] » où « chacun est invité à cultiver son autonomie, sa liberté, sa créativité [pour] un pouvoir qui renforce sa dépendance, sa soumission et son conformisme » (p. 96).
Certaines catégories de travailleurs sont plus particulièrement visées. Les fonctionnaires notamment, en raison des « acquis démesurés » dont ils bénéficieraient. Le journaliste François de Closets y a largement contribué avec son livre Toujours plus, paru en 1982, et qui a connu un succès retentissant. Il y dénonce les « privilèges exorbitants » de certains salariés, ce que notre responsable RH d’Ernst & Young, Pierre Hurstel, reprendra dans son livre, comme on a pu le voir plus haut, mais aussi plus récemment François Dupuy, dans son ouvrage Lost in Management (2012) qui a reçu le 12e prix du livre RH Sciences Po-Syntec Recrutement, ainsi que le prix du Meilleur livre sur le monde du travail décerné par le Toit Citoyen. François Dupuy dénonce le phénomène de sous-travail dans le secteur public : « On a laissé filer le travail […] au nom de la paix sociale », écrit-il. Réflexion qui fait écho au best-seller de Corine Maier (2004), Bonjour paresse : de l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise.
Un tour de passe-passe sémantique
Voilà de quoi alimenter l’amnésie : les représentations mentales antérieures en termes de classe ouvrière, conflictualité, inégalités, injustice, luttes, s’éloignent. L’évidence s’impose d’une ère nouvelle, moderne, qui mise sur les qualités profondément humaines des salariés et réconcilie ainsi tout le monde puisque chacun est traité en fonction d’une condition humaine que tous partagent. L’idée de rupture s’est imposée : les temps ont radicalement changé, on est passé de la lutte des classes au devoir moral de chacun de déployer ses qualités humaines pour lui-même et pour son entreprise qui défend les emplois. Le consensus est présenté comme une évidence.
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Un des fondements de cette domination est sans doute l’individualisation systématique de la gestion des salariés enclenchée par le patronat au milieu des années 1970. Étienne de La Boétie écrivait en 1549, dans son célèbre ouvrage (1993) Discours de la servitude volontaire, « pour que les hommes, tant qu’ils sont des hommes, se laissent assujettir, il faut de deux choses l’une : ou qu’ils y soient contraints, ou qu’ils soient trompés ». On pourrait ajouter qu’un des moyens de les contraindre et de les tromper est de les isoler, de les atomiser, en ne voyant en eux que des individus en quête de réalisation personnelle, ou en proie à des problèmes personnels.
Une façade citoyenne et démocratique
Jean Auroux développe des considérations du même ordre à propos du règlement intérieur. Donnons-lui encore la parole : « L’exercice des libertés publiques individuelles élémentaires, en particulier, doit être assuré dès lors que le principe de la citoyenneté dans l’entreprise est réaffirmé » (p. 6). « Or, constate-t-il, aucune limite claire n’existe aujourd’hui à l’exercice du pouvoir disciplinaire du chef d’entreprise ; si les employeurs doivent pouvoir organiser la bonne marche de leur entreprise, les moyens mis en œuvre pour ce faire ne doivent pas porter atteinte aux libertés fondamentales. Trop souvent, les règlements intérieurs des entreprises contiennent des clauses qui remettent en cause les libertés, comme l’alcotest généralisé, les fouilles corporelles, sans garantie. D’autres contiennent des principes contraires à la loi, tels que l’ouverture du courrier personnel adressé dans l’entreprise, ou des obligations irréalistes et inacceptables comme l’interdiction faite aux salariés de converser entre eux. Il convient donc de s’interroger sur le pouvoir disciplinaire et sur l’instrument qui en détermine l’exercice, c’est-à-dire le règlement intérieur […] il est légitime de considérer que rien ne justifie que l’entreprise soit le dernier endroit où subsiste le droit de se faire justice soi-même sans contrôle. […] Ainsi, sans remettre en cause le pouvoir reconnu à l’employeur d’organiser la discipline dans son entreprise, des garanties sérieuses existeront contre toute tentation d’arbitraire » (p. 9).
2. La grandeur du taylorisme et du fordisme
De la volonté de pouvoir au pouvoir de la volonté
Il rapporte les propos de Diego Rivera, le célèbre peintre muraliste mexicain qui fréquentait les milieux révolutionnaires, et notamment Léon Trotsky : « Diego Rivera, que Ford avait invité en 1931 à peindre des fresques dans le Detroit Institute of Arts, put ainsi proclamer, sans être contredit par la gauche la plus radicale des États-Unis : “Marx a fait la théorie, Lénine l’a appliquée et Henry Ford a rendu son fonctionnement possible dans l’État socialiste.” » Et cela non seulement dans les Amériques mais également dans la vieille Europe. Bruno Trentin consacre une partie de ses analyses à Antonio Gramsci, un des fondateurs et dirigeants du Parti communiste italien, qui légitimait la logique taylorienne, considérant que le problème résidait dans la seule répartition des bénéfices. C’est une véritable hégémonie culturelle dont il s’agit, selon Bruno Trentin (p. 191) : « C’est ainsi que dès l’origine, le taylorisme et le mouvement composite de techniciens, sociologues et de chefs d’entreprises, qui ont forgé le mythe de l’organisation scientifique du “management” ont exercé une véritable hégémonie culturelle et politique, non seulement sur les forces démocratiques et progressistes aux États-Unis, mais aussi – et surtout avec la Première Guerre mondiale – sur une grande partie de la gauche et des mouvements socialistes, y compris dans la vieille Europe. » Et il note que Peter Drucker écrivait en 1985 que « l’objectif de Taylor était dès le début en étroite concordance avec l’approche la plus humaniste du travail ».
Chaque personne a également un point de vue sur la manière dont elle souhaiterait s’y prendre pour faire son travail, en fonction de son métier, de sa professionnalité, de son expérience, de sa sensibilité, de sa personnalité, de son rapport au monde, de son éthique personnelle. Mais l’employeur veut que les personnes qu’il paye, dont il a acheté le temps de travail et les savoirs, travaillent de façon homogène et de manière à atteindre la productivité, la qualité qui lui permettent les rentabilité et profitabilité les plus élevées. Il doit donc trouver la forme d’organisation du travail qui y conduit et le discours pour la justifier, la légitimer car une fois de plus, en démocratie politique, il est inconvenant que des individus soient contraints de renoncer au libre usage d’eux-mêmes, à leur libre arbitre, pour se soumettre à une logique, une volonté qui leur est extérieure.
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Il ne met pas en cause l’honnêteté des ouvriers (« ceci est le point de vue honnête de l’ouvrier moyen dans pratiquement toutes les professions ») mais il veut montrer que les ouvriers sont aveuglés, qu’ils n’ont pas compris, qu’ils se trompent : ce préjugé adopté par la classe ouvrière est « fallacieux » (p. 35) ; il enfonce le clou et l’on mesure toute l’importance que prend à ses yeux la disqualification des raisonnements et positions des ouvriers organisés : « Cette opinion est exactement le contraire de la vérité ; elle est entièrement fausse et j’insiste encore, j’en rejette toute la responsabilité sur ceux qui ont eu l’occasion de s’instruire et qui, par conséquent, ont le devoir de s’assurer que l’ensemble du peuple est convenablement instruit et qu’on lui dit la vérité [1] . » Il faut noter que dans son argumentation, il ne prend en considération qu’une dimension de la réalité, à savoir le fait que plus de productivité peut entraîner plus de croissance et plus d’emploi – « chaque fois qu’il y a eu augmentation de la production […] il y a eu plus de travail pour un plus grand nombre d’hommes » (p. 37). Mais il fait l’impasse sur le fait que la flânerie est une arme dans le cadre d’un rapport de forces qui met en confrontation patrons et ouvriers. En réalité, ce que veut vraiment éradiquer Taylor, c’est la possibilité pour les ouvriers d’imposer un autre point de vue sur le travail et les tarifs à leur patron. Il veut y arriver au nom de la « vérité » qui seule permet d’identifier l’intérêt commun, c’est-à-dire la progression des emplois et de la consommation pour tous. Il veut montrer que les ouvriers méconnaissent leurs véritables intérêts et font obstacle au développement de la consommation pour tous. Il y a va de la morale, prévient-il : « Toute association d’hommes, qu’il s’agisse d’un groupe d’ouvriers ou d’un groupe de capitalistes et d’industriels, ou tout autre groupe quelconque, tout groupe, dis-je, qui délibérément, restreint la production d’une industrie vole, par ce fait même, le peuple » (p. 41). « Ceci est le sens profond de tout problème : le vol au détriment du pauvre par la limitation de la production. Je veux faire comprendre que je crois que c’est un crime pour un industriel de limiter la production pour maintenir les prix et c’est également un crime pour l’ouvrier d’agir de même pour toute autre raison » (p. 42).
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Car selon lui, son système est moral, scientifique et prend en compte les intérêts de tous. Taylor se place au-dessus de la mêlée, se drape dans la morale et la scientificité, parle au nom de tous et dès lors désamorce toute critique, toute contestation possible. On retrouve là le registre de l’arrogance.
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Or comme l’écrit Robert Linhart (1976), « il n’y a pas ou guère, production de connaissances nouvelles, mais appropriation par le capital et ses agents du savoir ouvrier, le plus souvent parfaitement adéquat. La méthode Taylor prétend à la “scientificité” au nom de sa seule activité de classement et de systématisation » (p. 79). Le parallèle peut être fait là aussi avec le management contemporain, qui se retranche derrière les statistiques, la quantification, l’objectivation pour imposer une vision abstraite du travail et qui sert de repères pour standardiser et contrôler sans cesse le travail. Les sociologues parlent de chiffromanie, de quantophrénie (la maladie de la mesure), pour qualifier ce dogme, très actuel, censé concrétiser la neutralité, l’objectivité et la légitimation des choix opérés.
Ford : un pas de plus dans l’exacerbation des contradictions
Ford a parfaitement intégré qu’il faut minimiser le plus possible l’apparence de l’autorité, du pouvoir, qui doivent être incorporés dans l’organisation du travail elle-même. C’est tout l’enjeu du management que d’occulter la réalité de la domination, enfouie dans la définition des tâches et les équipements qui régulent le travail. Cette phrase de Henry Ford (1992, p. 83) pose bien la réalité des enjeux : « L’industrie, à notre avis, est affaire de management et à nos yeux, le management et le leadership sont une seule et même chose. Nous ne comprenons pas le management lorsqu’il consiste à hurler des ordres et se mêle de tout au lieu de diriger les ouvriers dans leur travail. Un vrai dirigeant passe inaperçu, une vraie direction n’est pas pesante et notre but est de faire en sorte que, par l’organisation matérielle, par l’équipement et par la simplification des opérations, les ordres deviennent superflus. » Diriger une entreprise pour dégager des profits suppose en effet, avant toute chose, d’assurer une emprise sur les salariés (sur cette ressource très particulière susceptible de contrarier par sa volonté, ses aspirations, ses valeurs, les objectifs recherchés), tout en l’occultant.
Et pour vérifier cela, il met sur pied un « département de sociologie » où des inspecteurs sont chargés d’aller vérifier au domicile privé des ouvriers qu’ils respectent bien les conditions de vie, l’hygiène, la morale, le sens des économies nécesssaires pour mériter le five dollar. De plus, ils doivent travailler à l’usine depuis au moins six mois, être âgés de plus de 21 ans et être mariés, pour prétendre à ces 5 dollars. Si l’une de ces conditions n’est pas remplie, le travailleur reçoit uniquement un salaire qui reste à 2,5 dollars. Ainsi, durant les deux premières années d’application, 28 % des travailleurs se sont vu refuser l’accès au programme. En 1917, l’équipe des inspecteurs est composée de 52 inspecteurs réguliers et de 14 membres spéciaux. L’idée qu’un mode d’organisation industrielle implique un mode de vie particulier de la part des employés voit ainsi clairement le jour dans l’esprit de Ford. Il avait pour ambition de faire émerger un ouvrier nouveau, adapté physiquement à ses chaînes de montage grâce à son épouse qui doit bien le surveiller pour qu’il ne passe pas une partie de la nuit à boire de l’alcool dans les bistrots ou à courir les filles ; une épouse qui doit bien le nourrir et savoir faire des économies.
Les inspecteurs prodiguaient aussi des conseils en matière diététique (ils proposaient des menus types concoctés par H. Ford, lui-même végétarien), mais également des conseils pour tenir le budget et faire des économies. Cela retentit de façon étonnamment moderne. Jean-Jacques Layeux (2012, p. 96) cite un passage du livre d’un consultant et coach (Goudsmet, 2003, p. 71) en entreprise : « Seuls une organisation de vie rigoureuse et un entretien régulier du corps et de l’esprit permettent de soutenir ces pressions et cadences sans dégâts physiques ou psychologiques. » Il suffit d’ailleurs de consulter la littérature managériale actuelle pour mesure l’importance que prennent dans les entreprises modernes les conseils diététiques pour lutter contre le cholestérol, pour maigrir, les conseils et l’aide proposée pour arrêter de fumer, les massages dispensés sur le lieu de travail, les exercices de relaxation, les séances de méditation organisés. L’entrevue imaginée par Layeux entre un salarié et son coach reflète de façon vivante l’orientation managériale actuelle : « Dors-tu assez ? » ; « Quels signaux ton corps t’a-t‑il donnés ? » ; « As-tu pensé à faire du sport ? » ; « Et si l’on parlait de ton hygiène de vie, est-ce que tu ne te serais pas remis à fumer ? » La colonisation de la vie privée prend actuellement des formes différentes, mais elle signifie bien l’intrusion des exigences managériales dans la vie privée. Vincent de Gaulejac (2005, p. 144 et 148) écrit de son côté : « La famille elle-même est imprégnée par le modèle managérial. Elle est chargée de produire des individus productifs. » Il s’agit « de bien gérer son corps, son “capital santé”, ses capacités intellectuelles, de se maintenir au niveau sur le plan culturel, par des distractions formatives, par des sorties régulièrement programmées qui permettent d’actualiser ses connaissances et de rester “branché” ».
L’humanisme : une bonne pioche…
Françoise de Bry (2003, p. 1078-1079) recense trois modèles différents : « Le paternalisme matériel qui se caractérise par un réseau d’institutions qui accompagnent le salarié et sa famille, du berceau à la tombe dans les formes les plus développées ; le paternalisme moral qui se manifeste par une intervention au niveau de la vie privée même de l’individu, et prend souvent un caractère religieux ; le paternalisme politique où l’industriel, sa famille, voire ses proches détiennent des mandats politiques ou professionnels. »
En France, c’est surtout le paternalisme matériel et moral qui se développe. Henri Jorda (2009, p. 149-168) l’analyse bien dans son article « Du paternalisme au managérialisme » : « Le patron investit dans la construction de logements, voire de cités ouvrières, d’hôpitaux, écoles, bibliothèques […]. Il met en place des systèmes de prévoyance, des coopératives de consommation. Bref, il se comporte comme un père vis-à-vis de ses ouvriers à qui il donne le moyen de gagner leur vie. […] Le patron exerce donc son emprise sur la sphère privée des ouvriers par l’intermédiaire des œuvres sociales, au nom de ce qu’il pense être sa responsabilité. Le patron et l’usine vont, par exemple, se manifester sur le terrain des loisirs avec la création d’associations sportives et de sociétés multiples, de chant, de pêche, de musique […]. Car les occupations ouvrières sont jugées incompatibles avec la discipline industrielle, renvoient à une dépravation morale, révèlent une condition inférieure. Le patron favorise donc l’exercice d’activités saines qui éloignent l’ouvrier du vice : le sport, mais aussi le jardinage et le bricolage qui occupent le père de famille et lui évitent de sombrer dans l’alcoolisme. Voilà qui relève de la responsabilité sociale et morale du patronat au moment où les usines se rationalisent, les rythmes de travail s’intensifient, où la modernisation des équipements exige un respect toujours plus strict des règlements internes et une mobilisation toujours plus intense de la force de travail. »
La vie difficile des collectifs
C’est en surfant sur l’écume de la démocratisation et des aspirations à plus de liberté, d’autonomie et de reconnaissance, que le patronat français a réussi à légitimer un processus d’individualisation qui avait pour cible ces collectifs sources de contestation et d’opposition. Ces collectifs qui faisaient à leur façon obstacle à la domination que revendiquent les directions au nom du bon fonctionnement de leur entreprise.
L’individualisation et la mise en concurrence : des armes éternelles relookées
Depuis les années 1980, l’individualisation a donc été largement promue par un patronat jouant, en France, la carte du post-taylorisme et de la prise en compte des aspirations des salariés. Cette individualisation bénéficiera de circonstances favorables : la mondialisation qui exacerbe et transforme la concurrence (plus exigeante en termes de qualité, réactivité et innovation), l’informatisation (qui se généralise et multiplie la possibilité de postes de travail isolés) et l’évolution de la nature du travail (qui relève de plus en plus du tertiaire, donc des services) joueront dans le même sens, justifiant des formes de gestion et d’organisation plus individualisantes.
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Et que dire de ces fameux entretiens individuels d’évaluation avec le N+1 (le supérieur hiérarchique immédiat) au cours desquels chaque salarié, quelle que soit sa place dans la hiérarchie, se voit assigner des objectifs personnels pour l’année et, un an plus tard, subit une évaluation, elle aussi personnelle, de sa performance ? On mesure là à quel point le chemin parcouru depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000 est spectaculaire : qui aurait pu imaginer un seul instant qu’un ouvrier aille, durant les Trente Glorieuses, tout seul dans le bureau de son chef, sans être accompagné par un représentant du personnel, un délégué syndical ou des collègues, pour se voir définir des objectifs individuels (assiduité, disponibilité, qualité de la coopération avec les collègues, attention aux ordres, implication, augmentation de la productivité…) ?
La conquête des esprits encore et toujours : convaincre pour contraindre
Mais en réalité, le management moderne tâtonne, il s’essaie à différentes « formules » idéologiques et, après le participatif et l’éthique, s’avance le « système managinaire » (néologisme formé à partir de management et imaginaire par Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, 1999) qui mise sur la satisfaction narcissique des salariés. Il y a là un pas de plus dans la mise en scène de rapports sociaux fondés sur ce qui serait un échange équilibré, du donnant-donnant, il y a une inversion de sens judicieusement opérée et qui met la « réalité la tête en bas » selon l’expression de Marx.
Le choix d’une précarisation subjective des salariés
. En somme, il est demandé à chaque salarié de se transformer en petit bureau des temps et méthodes pour s’appliquer constamment à lui-même les principes tayloriens afin d’organiser son propre travail. Les salariés ont à mobiliser leur pensée contre eux-mêmes, en utilisant les outils organisationnels imposés par leur hiérarchie et qui véhiculent les seuls valeurs et objectifs de leurs employeurs, indépendamment de leur propre ethos professionnel. Les nouvelles méthodes qui se déversent sur les entreprises industrielles et tertiaires (le lean [4] production, lean management qui consistent à diminuer tout : effectifs, budgets, délais, erreurs, stocks, etc.) ne se fondent pas sur une logique innovante mais sur une application stricte et exacerbée des principes tayloriens. Elles donnent lieu à un développement fulgurant des cabinets conseil en management et organisation, qui sont là pour diffuser des micro-innovations inspirées de ces logiques. Le management moderne s’appuie sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui lui octroient une ressource de choix pour canaliser et surveiller les salariés.
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La précarité objective est un moyen coercitif efficace. On le sait. Les salariés en CDD, intérim, temps partiel imposé, contrat saisonnier, stage, ne sont pas enclins à critiquer, ni à chercher à imposer leurs aspirations, valeurs et convictions. S’ils espèrent une titularisation, une stabilisation dans l’emploi, s’ils veulent décrocher le fameux CDI qui les insérera dans des conditions plus stables, il leur faut, comprennent-ils vite, se conformer strictement à ce que l’on attend d’eux, apprendre même à devancer les attentes de leur hiérarchie. La population précaire est par essence plus facile à manœuvrer, à contraindre et à convaincre. C’est d’ailleurs pour les nombreux jeunes qui y passent un mode de disciplinarisation, de mise en conformité toujours efficace. Mais si le nombre de salariés précaires augmente régulièrement (il avoisine les 15 %), plus de 80 % des salariés sont en CDI ou bénéficient d’un statut de fonctionnaire. Il est moins aisé d’exercer sur eux l’emprise qui permet de contrer leurs valeurs, leur éthique, même si l’individualisation a largement progressé.
Une attaque moderne des métiers et de l’expérience
On assiste très concrètement (dans la droite ligne des principes tayloriens) à une déstabilisation des métiers au profit des « compétences » dont la capacité d’adaptation devient un élément primordial. Tous les discours managériaux, et notamment ceux du MEDEF, insistent sur l’importance cruciale des savoir être, de la capacité d’adaptation. Élodie Ségal (2002) relève que les notions de « compétence », « d’aptitude » et de « savoir être » sont devenues les axes forts de la nouvelle gestion des salariés préconisée par le MEDEF. Le métier, les connaissances validées par des diplômes sont dépréciés par rapport au savoir être qui réunit les compétences nécessaires pour s’ajuster à un poste, à une mission. Pour s’insérer rapidement dans un environnement qui change sans cesse, les diplômes, les qualifications, les métiers n’offrent pas la garantie d’adaptabilité requise ; les recruteurs misent ainsi beaucoup sur la personnalité, les ressources cognitives et émotionnelles des salariés. Dans cette optique, le métier comme l’expérience peuvent être envisagés comme des freins à l’adaptation, des points d’appui possibles pour des attitudes considérées comme rigides, figées et contraires aux besoins de fluidité et de renouvellement. Les salariés ne doivent pas compter sur ce type de ressources, ils doivent accepter d’y renoncer et de remettre sans cesse les compteurs à zéro. Plus ils en ont accumulé, et plus ils doivent y renoncer. Le métier est désormais dans le collimateur des pratiques managériales.
Est-ce pour cela que les directions qui les gèrent s’appellent directions des « ressources humaines » et non directions des « professionnels » ? parce qu’elles veulent gérer des humains et non des personnes détentrices de métiers, de qualifications, et d’expérience ? En ce sens paradoxal, le management ne serait pas déshumanisant mais trop humain, dans la mesure où il ne s’adresserait qu’à des humains, à leur besoin de reconnaissance, à leur peur, à leur faiblesse pour les faire adhérer, consentir, et non à des professionnels disposant de ressources, d’atouts susceptibles d’imposer leur point de vue, leurs manières de faire.
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