lundi 5 août 2024

L’éthique aujourd’hui – Ruwen Ogien

L’éthique aujourd’hui – Ruwen Ogien

 

C'est, entre autres, le monde d'Aristote, qui nous recommande tout un art de vivre et pas seulement un code de bonne conduite en société, ou celui de Kant, pour qui nous avons des devoirs moraux à l'égard d'autrui, mais aussi de nous- mêmes.

J'appelle «maximaliste» un tel monde moral et, par contraste, «minimalistes» des mondes moraux moins envahissants, dans lesquels, par exemple, toute l'éthique se résume au souci d'éviter de nuire délibérément à autrui1.

Ce qui est frappant, lorsqu'on adopte cette perspective, c'est que la philosophie morale contemporaine dans son ensemble semble pencher du côté du maximalisme.

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Dans ce livre, l'un de mes objectifs, probablement trop ambitieux, est de convaincre les maximalistes de se poser la question.

L'autre, le principal en fait, me paraît un peu moins inatteignable. Il est de proposer une justification satisfaisante au minimalisme moral.

 Parmi les arguments que j'avance en sa faveur, je mets au premier plan son engagement contre le paternalisme, cette attitude qui consiste à vouloir protéger les gens d'eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion. Ce n'est pas la première fois que j'essaie de justifïer une éthique minimale dans un esprit anti- patemaliste.

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Ceux qui auront la patience de lire ce livre jusqu'au bout se demanderont peut-être pourquoi la sexualité, qui n'est pourtant pas mon sujet principal, occupe une telle place dans mes analyses. Ce n'est pas moins en train d'essayer de répondre aux objections faites aux livres et aux essais précédents, et  c'est ce que je fais, en un certain sens, en discutant ces questions sexuelles). La sexualité est un  domaine où le maximalisme moral est profondément enraciné, ainsi qu’en témoignent les réactions généralement horrifiées aux revendications à la liberté de se prostituer ou le fait que des activités sexuelles solitaires comme la masturbation ont fait l'objet d'une répression morale constante dans l’histoire moderne, alors qu'elles n'ont jamais causé de tort à personne, à part à leur auteur lui- même lorsqu’il était pris en flagrant délit. C’est donc un thème privilégié pour ceux qui, comme moi, veulent montrer ce qui ne va pas dans le maximalisme.

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Pour parler de cette « même chose », de ce sujet commun, j'emploierai donc indifféremment les mots «éthique» et «morale» en suivant, sur ce point, les coutumes des philosophes moraux «analytiques»6.

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INTRODUCTION

Ce qu’on reproche à ceux qui se conduisent ainsi, ce n'est pas ce qu'ils font aux autres : c'est ce qu'ils font de leur propre corps ou de leur propre vie. C'est leur rapport à eux-mêmes qui est jugé moralement défectueux.

L'idée que le rapport à soi-même a une certaine importance morale est assez commune. Mais on la trouve aussi au premier plan des conceptions philosophiques les plus réputées.

Les philosophes d’inspiration aristotélicienne J nous recommandent de viser la «vie bonne» en j cultivant certaines vertus dirigées vers soi comme l'endurance ou la tempérance1.

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Le premier philosophe qui ait, semble-t-il, cessé de donner une valeur morale au rapport à soi- même, c'est John Stuart Mill3. Pour lui, les infractions à ces devoirs ou l'ignorance de ces vertus relèvent plus de la bêtise que de l'immoralité4.

Dans cet esprit, différentes éthiques qu'on peut appeler «minimales» ont été construites. D'après elles, le but de la morale n'est pas de régenter absolument tous les aspects de notre existence, mais d'affirmer des principes élémentaires de coexistence des libertés individuelles et de coopération "sociale équitable5.

Les plus radicales empruntent à John Stuart Mill l'idée quelles pourraient entièrement reposer sur un seul principe, négatif de surcroît : éviter de nuire à autrui6.

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En s'inspirant de la formule utilisée en droit, on pourrait dire, plus brièvement, que, pour eux, une telle éthique doit exclure les « crimes moraux I sans victimes ».

Selon les plus minimales de ces éthiques minimales, même les actions de bienfaisance PU les devoirs d'assistance élémentaires (y compris aux ’ personnes en danger) ne font pas partie des choses j qui peuvent être dites « morales » ou « immorales », s'ils ne sont pas censées empêcher ou réparer un tort fait à autrui10.

Ainsi, comme les conceptions rationalistes du droit, les conceptions minimalistes de la morale se proposent de limiter leur domaine. Elles recommandent de réserver l'application du mot «immoral» aux relations injustes envers les autres (humiliation, discrimination, exploitation et manipulation cyniques, atteintes aux droits, gestion des  relations par la menace, la violence ou d'autres  formes de contrainte, etc.) et d’éviter de l'utiliser  pour évaluer tout ce qui, dans nos façons de vivre,  nos pensées, nos actions, ne concerne que nous- mêmes, ce que nous faisons entre personnes  consentantes, ou nos relations envers des choses  abstraites («Dieu», la «Patrie», la «Nature», la  «Société», l'«Homme», etc.).

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Bref, l'idée que je voudrais suggérer par cet exemple, c'est qu'il semble bien que nos jugements spontanés vont dans le sens de l'asymétrie morale. C'est le rapport à autrui et non à soi- même que nous aurions normalement ou naturellement tendance à juger «moral» ou «immoral»

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J'essaierai d'abord de montrer que la notion de devoir moral envers soi-même est incohérente, et que, par conséquent, on peut avoir des devoirs moraux à l'égard des autres mais pas de soi-même. Cet argument devrait suffire à donner une plausibilité à la thèse de l'asymétrie morale entre le rapport à soi et le rapport aux autres.

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Chapitre 2 Qu’est-ce qui ne va pas dans l’idée de devoir envers soi-même ?

Les raisons de nier l'existence de devoirs moraux  envers soi-même ne manquent pas. J'en ai recensé quelques-unes dans la littérature spécialisée1 et  j'en ai ajouté d'autres, plus personnelles.

1. La notion de devoir envers soi-même est  contradictoire.

 2. Les prétendus devoirs moraux envers soi- même en tant que personne sont, en réalité, des  engagements envers des principes impersonnels.

 3. Les prétendus devoirs moraux envers soi- même sont, en réalité, des devoirs envers des  entités abstraites comme la nature ou l'espèce  humaine.

4.                  Les prétendus devoirs moraux envers soi- même ne sont pas des devoirs mais des préceptes de prudence.

5.                  Les prétendus devoirs envers soi-même ne  sont pas moraux mais sociaux ou esthétiques.

6.                  L'élément moral du devoir envers soi-même,  c'est ce qui concerne autrui.

7.                  La notion de devoir moral envers soi-même  contredit le principe de liberté.

Ils ne sont évidemment pas de la même nature.

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En fait, pour Kant l'appétit sexuel est intrinsèquement «immoral» en ce sens qu'il nous pousse à percevoir des êtres humains (soi-même et autrui) seulement comme des «objets» ou des «moyens» de satisfaire cet appétit. Cependant, il ne peut pas être entièrement condamné car c'est le seul moyen de reproduire une espèce dont la disparition signifierait aussi la fin de toute possibilité d'existence morale28 (on ne peut évidemment pas reprocher à Kant de ne pas avoir anticipé le clonage et les utérus artificiels).

La conclusion, selon Kant, c’est qu'il ne faut pas être trop «naturel» en cédant à nos tendances « animales » ; mais il ne faut pas, non plus, aller trop loin « contre la nature » en s’interdisant toute possibilité de reproduction.

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Mais si la masturbation était immorale du [lait, seulement, qu'elle porte atteinte à la loi de Conservation de l'espèce», rester chaste ou vierge ferait aussi immoral que passer son temps à se Basturber32.

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Chapitre 3 Qu’est-ce qui ne va pas dans l’idée de vertu personnelle ?

John Stuart Mill conteste la valeur morale des 1 j prétendus devoirs envers soi-même mais aussi j f celle des vertus dites « privées » ou « dirigées vers  soi».

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En fait, il vaut peut-être mieux s’en tenir à une caractérisation conceptuelle des théories morales et éviter de se perdre dans ces querelles historiques. De ce point de vue, on a pris l'habitude d'en distinguer trois8.

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1.Déontologie

Pour la déontologie, la question morale principale est: «Que dois-je faire?» En réponse, elle nous prescrit de respecter personnellement certaines règles d’action générales comme tenir ses promesses ou ne pas mentir, même lorsque c’est au détriment de nos désirs ou de nos intérêts matériels et quelles que soient les conséquences sur l'état du monde en général.

2.                    Conséquentialisme

Pour le conséquentialiste, la question morale principale est : « Quel est le meilleur état du monde?» Il nous demande d’œuvrer à la promotion du plus grand bien possible. Si, en ne respectant pas personnellement les règles d'action que les déontologiques prescrivent, comme ne pas mentir ou tenir ses promesses, on aboutit à plus de bien ou à moins de mal dans le monde en général, alors il est juste de ne pas les respecter. Ce qui compte le plus pour lui, du point de vue moral, c’est que le monde s’améliore ou ne se détériore pas en général, et non la «pureté morale» de chacun en particulier.

3.                    Éthique des vertus

L’ami des vertus est moins engagé dans le monde, plus dirigé vers lui-même. Il ne se demande pas en priorité «Que dois-je faire?» ou «Quel est le meilleur état du monde ? » mais « Quel genre de personne dois-je être?» et plus techniquement: «Quel genre de caractère est-il bon de posséder? » Pour apparaître comme une théorie morale indépendante du conséquentialisme et de la déontologie, ou non subordonnée à ces dernières, elle doit affirmer qu’être vertueux est le but ultime de la morale et non pas seulement un bon moyen d’agir justement ou de faire en sorte qu’il y ait le plus de bien possible dans l’univers9.

 

Qu'est-ce qui ne va pas dans l’éthique des vertus  en général ?

En raison de sa relation aux idées de disposition, d’émotion, de caractère, de personnalité ou d’exemplarité, l’éthique des vertus pose toutes sortes de problèmes ontologiques (c'est-à-dire d'existence) et épistémologiques (c'est-à-dire d'explication et de justification),0.

1. Les «caractères» existent-ils?

Qu'est-ce qu'un «caractère»? C'est, en gros, une certaine façon d'agir ou de ressentir cohérente, c'est-à-dire stable dans le temps et invariante d’une situation à l'autre. Quand on dit de quelqu'un qu'il est «généreux», «honnête», «fort», «résolu», «courageux» ou «mesquin», «jaloux», «déloyal», «faible» «pervers», «vicieux», on

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Chapitre 4 Que signifie « ne pas nuire à autrui » ?

L'option négative pourrait être inspirée par le principe de non-nuisance de John Stuart Milice que nous demande l'éthique, c'est de ne pas causer de tort à autrui, un point c'est tout.

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Dans cet esprit, et citant Tacite, John Stuart Mill écrivait que « les offenses commises vis-à-vis des Dieux sont l’affaire des Dieux», et non des législateurs, «qui n'ont pas reçu d'en haut le mandat de venger toute offense supposée au Tout- Puissant, qui ne constitue pas également un tort infligé à nos semblables »2.

Par cette formule, ce que Mill défendait, c'était son célèbre principe d'intervention limitée de l'État Etre autres pouvoirs) aux cas de dommages graves et évidents causés à autrui.

La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d'user de la force contre un de ses ; membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher  que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour  son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas I une justification suffisante. On ne peut pas l’obliger  ni à agir ni à s'abstenir d'agir, sous prétexte que cela  serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux;  parce que dans l'opinion des autres il serait sage ou même juste d'agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement La contrainte n'est justifiée que si l'on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d'autre. Le seul aspect de la conduite d un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l'aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, en droit, absolue. L'individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit3.

C'est cet unique principe qui inspire la critique libérale du moralisme et du paternalisme politique et légal et, de ce point de vue, son importance est considérable4.

Il ne faut pas oublier toutefois que la plupart des philosophes ayant endossé ce principe ont restreint sa portée. Pour eux, c'est un principe politique et non moral. Il vise seulement à limiter l'intervention de l'État dans la vie intime des personnes.

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On peut considérer, si on est durkheimien par exemple, que, dans tous les cas, le suicide est un acte éminemment social par ses causes (la faiblesse de l'intégration sociale dans le cas du suicide « égoïste » ou la force du contrôle social dans le cas du suicide « altruiste », etc.),7.

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En réalité, pour neutraliser la distinction entre causer un dommage à soi-même et causer un dommage indirect à autrui, il faudrait renoncer à la notion d’intention, ou, plus exactement, à toute une famille de notions centrales en philosophie morale: intention, consentement, volonté, etc. C'est un prix qu'on peut ne pas être disposé à payer.

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Pour les juristes qui déplorent ! ? cette façon scandaleuse de «blâmer la victime», assimiler la conduite d’une personne majeure et consentante qui, au pire, ne cause de tort qu’à elle-même (si de tels torts sont concevables), à la barbarie nazie, qui visait à causer des torts Innommables aux autres, est une conséquence de la tendance à abolir la distinction entre le rapport de soi à soi et le rapport de soi à autrui27.;

C'est, à mon avis, une autre bonne raison de ne pas assimiler ce qu'on fait à soi-même et ce qu'on fait à autrui, et de ne pas se précipiter pour dire que les torts que nous causons à nous-mêmes sont aussi, nécessairement, des torts causés à autrui.

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Or l'idée d'étendre le principe de non-nuisance à toutes les souffrances émotionnelles est contestable32. Admettre que ces souffrances sont des préjudices authentiques risque de nous entraîner beaucoup trop loin à différents égards. Pourquoi ? Parce que ces souffrances dites «émotionnelles» sont vagues, qu'elles peuvent être ressenties sans qu'il y ait eu intention de nuire, qu'elles pourraient être infinies et conduire au moralisme généralisé.

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Chapitre 5 Bons et mauvais samaritains

Je dois dire qu’une telle conception, qui se contenterait de donner la portée la plus large possible au principe de non-nuisance de Mill, m’a paru longtemps la plus appréciable qu'on puisse envisager, en raison de son minimalisme extrême (et de l'idée associée: «Moins nous intervenons au nom de la morale et mieux nous nous portons»). Mais elle me semble trop pauvre aujourd'hui. Il n'est pas sûr, entre autres, qu'une conception morale reposant exclusivement sur le principe de ne pas nuire à autrui puisse résister à l'objection du «bon samaritain», et à d'autres qui mettent en avant toutes sortes de devoirs positifs en vue du bien commun.

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Le «bon samaritain» de la littérature philosophique respecte le devoir d’assistance à des per- ? sonnes en danger, même lorsque le coût pour lui-même est assez élevé, même lorsque les risques pour sa propre vie ou sa santé ne sont pas nuis, pans les cas par exemple où il a affaire à des inconnus dont il ne sait pas s'ils sont contagieux ou dangereux2.

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On peut en effet tenir un homme pour responsable devant la société s'il a manqué d'accomplir de tels actes lorsque tel était son devoir. Une personne peut nuire aux autres non seulement par son action, mais également par son inaction et dans les deux cas, elle est à juste titre responsable envers eux du dommage.

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La menace, si on le fait, c'est le paternalisme. Il n'est, en principe, pas nécessaire d'attendre l'accord des victimes gravement menacées physiquement pour leur porter secours surtout si elles sont hors d’état de le donner. Mais pour les dangers moraux ou religieux même très graves (s il y a du sens à parler ainsi), c'est moins évident, une intervention pour le salut de l'âme qui n'a pas été demandée a toutes les chances d'être perçue comme une ingérence indésirable. L'avantage de la restriction des interventions aux cas de dommage physique grave, c'est qu'elle limite aussi le danger de paternalisme, sans l'éliminer toutefois : un suicidaire pourrait se plaindre d'avoir été sauvé et une personne gravement atteinte mais consciente pourrait s'étonner de voir un pompier la découper pour la dégager d'un tas de ferraille  sans lui demander son assentiment.

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Essayons donc d'aborder franchement ce problème qui est celui de la signification de l'élément de «causalité» contenu dans le principe de ne pas causer de dommages à autrui. On peut l'interpréter de trois façons au moins.

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Ce n’est que si on interprète le principe de non- puissance comme dans (je dois, personnellement, éviter de causer des dommages à autrui) qu’on ne peut pas l’exploiter pour exiger des conduites de bon samaritain.

| Dans 2, je dois intervenir pour éviter des dommages à autrui même si, personnellement, je ne les ai pas causés.

| Dans 3, je dois intervenir pour éviter que des dommages à autrui n arrivent, même si personne n’a causé aucun dommage à personne.

Tout dépend à présent de l’extension que nous voulons donner au principe de non-nuisance. Ou bien nous pensons qu’il peut couvrir 2 et 3, et, dans ce cas, il n’est pas nécessaire d’ajouter un autre principe pour justifier l’assistance à personne en danger; ou bien nous estimons qu’il ne couvre que 1 et 2 et, dans ce cas, il semble bien qu’il ne suffira pas.

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Selon Thomas Nagel, il y aurait au moins deux ensembles de choses différentes que personne ne voudrait qu’on lui fasse, et qui seraient, en même temps, des raisons objectives de ne le faire à personne.

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La conclusion qu'on peut tirer du raisonnement de Nagel, c'est que le principe de ne pas nuire à autrui est insuffisant pour être, à lui seul, le point de vue moral. Mais elle ne repose pas sur une intuition brute qui nous ferait sentir l'évidence d'un devoir moral de promouvoir le bien —des autres.

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D'après Nagel, nous aurions des raisons impersonnelles de ne pas nuire à autrui et de considérer Bégaiement la voix de chacun. C'est un argument  brillant et économique, parce qu’il explique simplement, avec un seul concept (les raisons impersonnelles) un ensemble de faits complexes. Mais | on peut avoir l'impression qu’il nous fait passer, de façon contestable, du fait que personne n’aime qu'on le protège de lui-même à l'idée qu'il est mal de le faire à autrui ou qu'il ne faut pas le faire à autrui. On peut estimer, en d'autres mots plus compliqués, que c’est un passage illégitime du fait au droit.

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On peut donc dire qu'il continue d'exister un conflit profond dans les institutions politiques, mais aussi judiciaires (je pourrais ajouter médicales, scolaires, etc.), entre ceux qui essaient, dans la mesure du possible, de respecter les principes de neutralité morale et d'intervention publique limitée aux cas dans lesquels la probabilité ou la réalité d'un préjudice envers autrui peuvent être diagnostiquées, et

2. ceux qui demeurent moralistes (des conservateurs en général, mais pas nécessairement), et jugent que l'État doit (aussi) veiller à promouvoir ou défendre la supposée « morale positive » d'une société donnée (en général, plutôt travail, famille, patrie, que plaisir et liberté), ce qui peut passer par la criminalisation de conduites qui ne causent de torts à personne en particulier.

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Autrement dit, dans le premier cas, «dignité humaine» a un sens paternaliste: l'expression signifie que la vie est sacrée et qu'il ne nous appartient pas à nous, simples humains, d'en disposer.

Dans le second, « dignité humaine » a une signification non paternaliste. Ces mots disent que notre propre vie n'est pas une valeur qui nous transcende, et que c'est à nous, personnellement, qu’il appartient de décider si elle vaut la peine d'être vécue ou pas.

 

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Pour Hannah Arendt, les lois doivent nous protéger de l'injustice des autres, et protéger les autres des injustices que nous pouvons commettre à leur égard. Mais elles ne devraient jamais prétendre nous protéger de nous-mêmes, «témoin la législation contre le vice, le jeu, l'ivresse, etc. », et toute irruption «du raisonnement moralisateur, qui dépasse le concept d'injustice perpétrée contre autrui, constitue toujours une agression contre la liberté»26. Hannah Arendt est même très concrète (et étonnamment audacieuse) à ce propos : «Tant que le morphinomane ne devient pas un criminel, cela ne regarde personne27

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Ce qui ne va pas dans le paternalisme

J ai insisté sur le fait qu'il était utile de distinguer le moralisme d’État, c'est-à-dire les interventions coercitives qui visent à protéger les , personnes d'elles-mêmes au nom de la «morale | positive» d'une société donnée (celle qui s'exprimerait dans les sentiments du plus grand nombre ou de la majorité à un moment donné), et le paternalisme d’État, c'est-à-dire les interventions coercitives qui visent le même but, mais en faisant appel à des principes qui ne sont pas propres à  une société particulière, comme le respect de la  «dignité humaine» ou de la «nature humaine».

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Le paternalisme fort vise à protéger les personnes d elles-mêmes (c'est-à-dire à les protéger | même en l'absence de demande suffisamment claire ou explicite de leur part), négativement (en les empêchant de se causer des dommages supposés), ou positivement (en visant à promouvoir  leur bien supposé).

Le caractère principal du paternalisme faible  est identique. C'est, également, une tentative de protéger les personnes d'elles-mêmes négativement ou positivement. Cependant, cette ingérence est limitée aux cas bien précis où ces personnes sont dans l'incapacité provisoire ou permanente de délibérer et de décider par elles-mêmes: l'ingérence doit viser, lorsque c'est possible, à restaurer ces capacités.

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Finalement, les trois principes d'éthique minimale étaient formulés de la façon suivante.

1.Principe de considération égale, qui nous demande d'accorder la même valeur à la voix et aux intérêts de chacun.

2.Principe de neutralité à l'égard des conceptions du bien personnel.

3. Principe d’intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui.

Je précisais que ces trois principes ne s'appuyaient ni sur une conception atomiste de l’être humain, ni sur les «valeurs» de liberté, d'autonomie ou d'impartialité, et qu'ils n’excluaient pas l'existence de divergences insurmontables sur des questions de justice.

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Au lieu de «principe d’intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui», il vaut mieux écrire «principe de non-nuisance» qui est plus court et dit la même chose dans la tradition philosophique.

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Quoi qu'il en soit, il y a trois choses à éviter, à ' mon avis, dans notre choix de critères du consentement.

1. Ils ne doivent pas être autodestructeurs, c'est- à-dire si exigeants qu'ils anéantissent la possibilité même du consentement. Si, pour qu'il soit correct de dire de quelqu'un qu'il a vraiment consenti à une relation sexuelle ou autre, il faut être certain qu’il a formé l'intention préalable de s’y engager, qu'il l'a fait sans aucune contrainte du partenaire, fût-elle émotionnelle, qu'il possédait une connaissance complète de toutes les étapes et de toutes les conséquences de l’action, qu'il a exprimé clairement et constamment son assentiment de façon verbale et non verbale, qu’il n'a rien fait d’autre que ce que des personnes «normales», «rationnelles», «non contraintes», auraient fait selon certaines idées communes, alors on ne pourra probablement jamais dire de qui que ce soit qu'il a consenti à quoi que ce soit.

On peut se féliciter du fait que ce genre de critères à tiroirs, impossible à satisfaire, ne soit pas utilisé pour juger de la réalité du consentement des citoyens lors des votes démocratiques par exemple. Le critère objectif ou comportemental, c'est-à-dire glisser un bulletin de vote dans des conditions générales clairement déterminées (pas de menace, de violence, de corruption, informations sur les modalités du vote, etc.), suffit de garantir la réalité du consentement. S'il fallait remettre en cause la réalité du consentement des électeurs sous prétexte que leur choix a été «influencé» par leurs origines sociales, leur situation professionnelle, les opinions de leur belle-mère ou la beauté du candidat, on ne pourrait  plus dire d'aucune élection quelle est démocratique. Bref, il vaut mieux se contenter de critères ; peu exigeants pour juger de la réalité du consentement, dans certains contextes au moins.

            2. Ils ne doivent pas être contradictoires. Pensez aux féministes américaines qui militent contre' la pornographie ou pour le renforcement de la répression des agressions sexuelles contre les femmes22. Elles adoptent une attitude incohérente à l’égard des critères du consentement. Pour elles, quand une femme dit «non», c'est «non». Le critère comportemental est suffisant. Mais quand elle dit «oui», ce n'est pas «oui». Le critère comportemental est insuffisant. On aimerait évidemment savoir pourquoi.

1 3. Ils ne doivent pas être arbitraires, c’est-à- dire à la discrétion de ceux qui ont des pouvoirs répressifs. En l'absence de raisons théoriques décisives en faveur de l’un ou l'autre des critères du consentement, un accord pragmatique devrait être privilégié, dans les contextes légaux, au moins. Un tel accord serait justifié aux yeux de ceux qui continuent de penser que des critères d’identification du consentement publics et stables sont indispensables pour garantir la sécurité juridique des personnes23. Ils diraient que, ce qui importe, dans le contexte légal, ce sont moins les raisons théoriques qu’on a eues de choisir une conception du consentement plutôt qu’une autre (purement comportementale, intentionnelle ou mixte) dans l'ensemble de celles qu’on juge raisonnables (ou non autodestructrices), que la constance dans la mise en application de celle qu'on a choisie. Tout cela n'empêchant évidemment pas les philosophes moraux de continuer à débattre de la meilleure conception du consentement s'ils le souhaitent.

Au total, rien n’oblige à accepter les conceptions du consentement autodestructrices, c'est-à-dire exigeantes au point d’anéantir la possibilité même du consentement, contradictoires ou arbitraires.

Par ailleurs, du point de vue normatif, il me paraît inutile d'essayer de donner une valeur morale absolue à l'idée de consentement, ou de faire dépendre cette valeur morale des liens supposés intimes entre la notion de consentement et celles d'autonomie ou de liberté, comme le font de nombreux philosophes.

 

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