Du prince et des lettres - Vittorio Alfieri
Si les écrivains doivent se laisser
protéger par les princes
J’en reviens toujours à cette idée que le cœur d’un
véritable écrivain ne doit contenir que deux sentiments : la crainte de ne pas
faire assez de bien et l’espoir de fonder sa gloire en étant utile à ses
semblables.
Comment et jusqu’à quel point les grands hommes peuvent se soumettre aux
gens médiocres
Le plus grand homme est un homme, et par conséquent
peu de chose.
De l'énorme différence qu'il y a entre la protection accordée par le prince aux gens de lettres et aux artistes
Revenant au but que je me suis proposé, savoir, de prouver la différence
existant entre les arts et les lettres, je dis et je dirai toujours qu’il n’y a
rien derrière le meilleur tableau, et qu’il n’en est pas de même d’une bonne
page; qu’en conséquence ce tableau exige un moindre effort d’imagination, de
composition, de conduite, de jugement, de combinaisons, de pensées nombreuses
et réfléchies, qu’un bon livre quel qu’il soit, et surtout qu’un poème ; aussi
produit-il sur les esprits une sensation beaucoup moindre. Supposons qu’au lieu
des livres grecs et latins que l’Antiquité nous a laissés, ses tableaux et ses
statues soient seulement parvenus jusqu’à nous, nous serions certainement
ignorants et barbares, parce que les écrits de Tite-Live attestent bien mieux
la grandeur de Rome que le Panthéon et le Colisée.
Il y a plus, c’est que ces sortes de constructions
gigantesques prouvent l’existence d’une autorité immense et absolue, une longue
stagnation des affaires politiques et le comble de la corruption ; tandis qu’au
contraire les hautes entreprises et les hommes qui les exécutèrent démontrent
qu’un peuple fut grand et libre.
Du préjudice porté au prince lorsqu’il néglige les gens de lettres
Les écrivains protégés par le prince lui apportent
donc un peu de gloire, de splendeur, d’éclat et de repos, et, s’il les néglige,
ils le discréditent.
Combien il importe qu’un homme de lettres
ait des raisons pour s’estimer
Un écrivain croit et prétend s’adresser à tout le monde ; si c’est un homme
d’honneur, il ne doit donc rien confier au papier qu’il ne soit prêt à dire de
vive voix devant tout un peuple, dans une république bien constituée. Il ne
doit donc écrire que ce qu’il regarde comme juste et vrai, et lorsque, comme
tel, il le met en pratique autant qu’il le peut.
Une honteuse opinion moderne, jadis timide et méprisée, veut que le lecteur
juge l’ouvrage et non l’auteur. Je dis, parce que je le crois, et il me serait
facile de le prouver, qu’un livre est et doit être la quintessence de son
auteur, et que sans cela il sera mesquin, faible, vulgaire, inanimé et sans
effet. En voici quelques preuves
succinctes.
Pour faire sentir vivement une chose au lecteur, il
faut d’abord que l'écrivain en soit vivement pénétré : on ne peut jamais
exprimer avec force ce que l’on ne sent que faiblement ; car ce qui n’est pas
fortement ressenti par celui qui conçoit ne produit qu’une impression médiocre
sur celui qui lit. De ces trois vérités,
il en résulte, ce me semble, une quatrième : c’est que si un auteur n’a pas la
conviction intime de ce qu’il dit, il ne persuadera personne, il ne | produira
aucune émotion, et dès lors son ouvrage sera au moins inutile.
Comment et par qui les véritables lettres peuvent être cultivées sous une monarchie
absolue
Il n’y a pas de doute que ce ne soit l’ignorance absolue de ses droits et
de ses moyens qui prolonge l’asservissement d’un peuple; et cet asservissement
se fait plus ou moins sentir selon que son ignorance a plus ou moins de durée.
Ainsi la connaissance entière de ses droits et de ses moyens produisant dans un
homme l’effet contraire à celui qui résulte de son ignorance, cette
connaissance doit nécessairement devenir la cause et l’appui de toute liberté
durable.
Chez un peuple libre on ose penser, dire et écrire,
tout ce qui n’est point contraire aux mœurs ; chez un peuple esclave, au
contraire, il n’est rien que l’on puisse impunément attaquer, si ce n’est la
pureté des mœurs.
L’opinion est sans contredit la reine du monde.
L’opinion est toujours fille de la persuasion, jamais de la force.
Que le prince, en ce qui le concerne, doit
craindre peu ceux qui lisent et point ceux qui écrivent
Le peuple sait à peine lire, environné de préjugés, avili par la servitude,
devenu stupide par l’excès de sa misère, il n’a ni le temps, ni la faculté, ni
les moyens d’apprendre à connaître ses droits, droits que lui seul pourrait
faire triompher s’il les connaissait. Sous une monarchie, il n’y a guère de
lecteurs que parmi les habitants des villes, et encore n’est-ce que le petit
nombre de ceux qu’elles contiennent, c’est-à-dire, quelques individus qui,
n’ayant besoin d’exercer aucune profession pour vivre, dédaignent les emplois,
sont insensibles aux plaisirs, fuient les vices, méprisent les grandeurs, se
vouent à l’étude sans ostentation, et, doués d’une sorte de mélancolie qui les
porte à la réflexion, cherchent dans les livres une douce nourriture à leur âme
et un soulagement aux misères humaines qui, souvent, sont plus douloureuses
pour ceux qui en sont les moins surchargés. \ Voilà les vrais lecteurs,
les seuls qui méritent ce nom ; mais à peine en compte- t-on un sur mille; quel
effroi pourraient-ils donc inspirer aux princes?
Lire, d’après le sens que j’attache à ce mot, veut
dire : penser profondément. Le penser mène à la modération, la modération à la
résignation.
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