Les choses - Georges Perec
Leurs réveils étaient effroyablement maussades; leurs retours, chaque soir, dans les métros bondés, pleins de rancœurs; il se laissaient tomber, abrutis, sales, sur leur divan, et ne rêvaient plus que de longs week-ends, de journées vides, de grasses matinées.
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Ils étaient stupides – combien de fois se répétèrent-ils qu'ils étaient stupides, qu'ils avaient tort, qu'ils n'avaient, en tout cas, pas plus raison que les autres, ceux qui s'acharnent, ceux qui grimpent – mais ils aimaient leurs longues journées d'inaction, leurs réveils paresseux, leurs matinées au lit, avec un tas de romans policiers et de science-fiction à côté d'eux, leurs promenades dans la nuit, le long des quais, et le sentiment presque exaltant de liberté qu'ils ressentaient certains jours, le sentiment de vacances qui les prenait chaque fois qu'ils revenaient d'une enquête en province.
Ils savaient, bien sûr, que tout cela était faux, que leur liberté n'était qu'un leurre. Leur vie était plus marquée par leurs recherches presque affolées de travail, lorsque, cela était fréquent, une des agences qui les employait faisait faillite ou s'absorbait dans une autre plus grande, par leurs fins de semaine où les cigarettes étaient comptées, par le temps qu'ils perdaient, certains jours, à se faire inviter à dîner.
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Entre eux se dressait l'argent. C'était un mur, une espèce de butoir qu'ils venaient heurter à chaque instant. C'était quelque chose de pire que la misère : la gêne, l'étroitesse, la minceur. Ils vivaient le monde clos de leur vie close, ans avenir, sans autres ouvertures que des miracles impossibles, des rêves imbéciles, qui ne tenaient pas debout. Ils étouffaient. Ils se sentaient sombrer.
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Mais les amitiés, aussi, s'effilochaient. Certains
soirs, dans le champ clos de leurs pièces exiguës,
les couples réunis s'affrontaient du regard et de la
voix. Certains soirs, ils comprenaient enfin que leur si belle
amitié, leur vocabulaire presque initiatique, leurs
gags intimes, ce monde commun, ce langage commun, ces gestes
communs qu'ils avaient forgés, ne renvoyaient à
rien : c'était un univers ratatiné, un monde
à bout de souffle qui ne débouchait sur rien.
Leur vie n'était pas conquête, elle était
effritement, dispersion.
Ils se rendaient compte, alors, à quel point ils étaient
condamnés à l'habitude, à l'inertie.
Ils s'ennuyaient ensemble, comme si, entre eux, il n'y avait
jamais eu que le vide. Longtemps, les jeux de mots, les beuveries,
les balades en forêts, les grands repas, les longues
discussions autour d'un film, les projets, les racontars leur
avaient tenu lieu d'aventure, d'histoire, de vérité.
Mais ce n'étaient que des phrases creuses, des gestes
vides, sans densité, sans ouverture, sans avenir, des
mots mille fois répétés, des mains mille
fois serrées, un rituel qui ne protégeait plus.
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Lorsque, le lendemain, la vie, de nouveau, les broyait, lorsque se
remettait en marche la grande machine publicitaire dont ils étaient les
pions minuscules, il leur semblait qu'ils n'avaient pas tout à fait
oublié les merveilles estompées, les secrets dévoilés de leur fervente
quête nocturne. Ils s'asseyaient en face de ces gens qui croient aux
marques, aux slogans, aux images qui leur sont proposées, et qui mangent
de la graisse de bœuf équarri en trouvant délicieux le parfum végétal
et l'odeur de noisette (mais eux-mêmes, sans trop savoir pourquoi, avec
le sentiment curieux, presque inquiétant, que quelque chose leur
échappait, ne trouvaient-ils pas belles certaines affiches, formidables
certains slogans, géniaux certains films-annonces ?).
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