La nuit de Londres - Henri Thomas
Devant Mr. Smith assis dans l’autobus qui l’emmène comme chaque matin à son travail, la même affiche vient d’apparaître trois fois en moins de cinq minutes ; et elle est certainement apparue un bien plus grand nombre de fois sans qu’il y ait fait attention, mais elle passait tout de même en lui. A sa descente de l’autobus, il a oublié depuis longtemps cette observation, car il fait partie des millions d’employés et fonctionnaires ramenés cinq jours sur sept au même endroit, et qui après quelques années de cette existence, ne font plus guère attention qu’à ce qui dérange les routines quotidiennes ; or ces images, loin de gêner ces routines, facilitent leur déclenchement et font diversion à la fatigue, Mêlées à la trame des journées, elles s’en distinguent à peine ; le soir seulement elles prennent une certaine intensité ; mais cela aussi est habituel.
Pourquoi Mr. Smith se méfierait-il de cet allégement qui lui vient avec l’air du soir respiré au sortir du travail ? Mr. Smith n’est pas forcément surmené, mais il est mené du matin au soir par les nécessités d’un travail qui, n’étant qu’un moyen de gagner sa vie, n’en supprime pas moins tout autre intérêt. Cela suffit pour que Mr. Smith, dans la rue, se sente, un instant, profondément délié.
Sur un homme ainsi délié, les procédés de suggestions les plus simples, à condition d’être continuels, agissent d’une façon certaine. Les images de publicité sont presque toutes un peu érotiques ; ce peu, répété indéfiniment, acquiert une présence d’autant plus efficace qu’elle n’est pas ressentie comme obsédante. Sur dix affiches, six au moins associent à l’article célébré (marque de cigarettes, de chocolat, d’ameublement, de produit contre la constipation, etc.) l’image d’une femme évidemment désirable. La publicité est sans doute nécessaire au succès commercial, mais parmi tous les hommes dont le regard se pose dix fois par jour sur une réclame de soutien-gorge ou de bas, ceux qui se préoccupent d’acheter ces articles sont peu nombreux. Ils voient l’image de la femme; ils la reverront dans leurs journaux, sur les écrans, et l’image apparaîtra aussi dans la foule, fugitivement, dans la silhouette des femmes vivantes. Cette image, qui change avec la mode, est comme l’œuvre d’un artiste collectif exprimant selon des recettes éprouvées, un seul thème, celui de la forme féminine communément séduisante. Mais l’image collective, — un secret qui serait commun à la foule — a seulement là ses amorces, car l’artiste en question se borne à l’allusion ; il est un peu dans la situation des anciens peintres commandités par les prélats, excepté que la gloire de Dieu pouvait s’accorder avec la délectation esthétique, alors que celle-ci nuirait à l’intention publicitaire. Une trop belle affiche ferait oublier le produit qu’elle célèbre. Les règles de la publicité, rejoignant la censure de la moralité publique, s’opposent donc à ce que l’intérêt érotique, sûr moyen d’action, dépassé certaines limites. La publicité n’est pas seule a observer cette discrétion ; le cinéma, le théâtre, la mode, toutes les manifestations admises et reconnues dans le texte visible de la vie de cette ville s’établissent au même niveau moyen. Des Saturnales n’ont pas lieu d’être : l’ensemble des images, chacune à peine sensible, distrait suffisamment l’esprit pour que le rêve du scandale tienne indéfiniment lieu de réalité.
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La rame s’immobilisait ; le ventre de la patineuse était à la hauteur des yeux des voyageurs assis. Les gens dans cette ville ne s’esclaffent pas ; les plus libres sourient, d’autres baissent les yeux. Etant donné la multitude qui prend chaque jour le métro, la patineuse rouge s’est certainement multipliée dans des millions de consciences. Voici longtemps déjà qu’elle a disparu des murs concaves du métro, mais elle n'a pas fini de revenir dans la mémoire de la foule. La foule il n'a aucun souvenir distinct ; les images du moment n’innovent guère sur les précédentes, de sorte que la même impression persiste, et que ce qui serait souvenir dans une conscience personnelle est ici seulement à l’état de revenez-y, d’aimantation générale. Cela suffit pour que Mr. Smith, plongé dans la foule, soit très différent de ce qu’il est parmi ses collègues et dans sa famille. Il se promène, et son humeur change ; la petite allégresse du début fait place à une sorte d’irritation sans objet, vraiment inexprimable : elle fait partie de ces choses que le langage ne rencontre jamais, si bien quelles ne comptent pas dans les échanges avec autrui. Elles forment une zone obscure, un cerne où l’attention ne se fixe pas. Mais il se passe quelque chose là. Mr. Smith est cerné d’une zone de forces dont sa conscience n’est informée que par des images publicitaires, par des photos truquées, par un jeu de couleurs, de lignes et de sons a la fois mécanique et fortuit, et que d ailleurs Mr. Smith remarque à peine.
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