Le paysan de Paris - Aragon
Le songe du paysan
L'esprit de l'homme ne supporte pas le
désordre parce qu'il ne peut le penser, je veux dire qu'il ne peut
le penser premièrement. Que chaque idée ne se lève que là où est
conçu son contraire est une vérité qui souffre de l'absence
d'examen. Le désordre n'est pensé que par rapport à l'ordre, et,
dans la suite,
l'ordre n'est pensé que par rapport au désordre. Mais dans la suite
seulement. La forme du mot lui-même l'impose. Et ce que l'on entend,
donnant à l'ordre un caractère divin, c'est le passage qui ne peut,
en conséquence, exister pour le désordre, de sa conception
abstraite à sa valeur concrète. La notion de l'ordre n'est point
compensée par la notion inexpugnable du désordre. D'où
l'explication divine.
L'homme
y tient. Pourtant il n'y a point de différence entre une idée et
une autre idée. Toute idée est susceptible de passer de l'abstrait
au concret, d'atteindre son développement le plus particulier, et de
ne plus être cette noix vide, dont les esprits vulgaires se
contentent. Il m'est loisible de ne pas m'en tenir à ce que j'ai
avancé, par la suite nécessaire, par la marche logique de ma
pensée. Il m'apparaît que pour l'esprit qui n'obscurcit pas son
apercevoir idéal par un incessant report, un contrôle continuel de
chaque moment de sa pensée par la comparaison de ce moment avec tous
les moments qui le précèdent (et quelle est cette préférence
donnée au passé sur l'avenir, son fondement ?) que pour l'esprit
qui conçoit la différence de ces mots comme un pur rapport
syntaxique, qui conçoit par suite la coexistence dans un vase clos
de plusieurs gaz distincts, occupant chacun tout le volume qui est
offert à tous, le désordre est susceptible de passer à l'état
concret.
Il
est clair que ceci n'est pas un simple sentiment, et que tout aussi
bien ordre et désordre n'ont été pris comme les termes de cette
dialectique que dans. l'intention où je suis de montrer
accessoirement, en même temps que je donne un exemple de cette
dialectique, par quelle démarche vulgaire les hommes ont pu
concevoir une explication divine de l'univers, qui répugne à toute
philosophie véritable. Je songe avant tout au procès de l'esprit.
Il n'y a vraiment d'impensable que l'idée de limite absolue. Il est
de la définition de l'esprit de n'avoir pas d'autre limite. Et si le
désordre est impensable, j'entends s'il était concrètement
impensable, le concret du désordre serait la limite absolue de
l'esprit. Singulière image de ce que plusieurs ont nommé Dieu. Je
ne vois, pas comment elle serait conciliable avec aucun des systèmes
d'opinions qui leur tiennent lieu de connaissance. Et si j'ai
primitivement avancé dans une première figure de ma réflexion que
le désordre était impensable, c'est que cette première figure
était celle de la connaissance vulgaire par laquelle me viennent
tout d'abord toutes mes intuitions.
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