mercredi 25 mars 2020

Julio Cortázar - Marelle


Julio Cortázar - Marelle

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Sibylle ne savait pas que mes baisers étaient comme des yeux qui s’ouvraient au-delà d’elle et que j’avançais comme hors de moi-même, versé en une autre image du monde, pilote à l’avant noir d’un navire qui fendait les eaux du temps et les abolissait.
En ces jours-là de 1950 et quelque, je commençais à me sentir traqué par la Sibylle et par le sentiment de ce qui aurait dû arriver de différent. Il était stupide de se révolter contre le monde Sibylle et le monde Rocamadour alors que tout me disait que je cesserais de me sentir libre à peine aurais-je retrouvé mon indépendance. Hypocrite comme pas un, cela me gênait, cet espionnage au niveau de ma peau, de mes cuisses, de ma façon de jouir avec la Sibylle, de mes tentatives de perroquet en cage pour lire Kierkegaard à travers les barreaux, ce qui me gênait surtout, je crois, c’était que la Sibylle n’eût pas conscience d’être mon témoin et qu’elle fût au contraire persuadée de ma souveraine autarcie, et puis non, au fond, ce qui m’exaspérait, c’était de savoir que je ne serais jamais aussi près de ma liberté qu’en ces jours où je me sentais traqué par le monde Sibylle et que mon désir de m’en libérer n’était que l’aveu de ma défaite.
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. La Sibylle était de ces rares personnes qui n’oubliaient jamais que la tête d’un type influençait forcément l’idée qu’il pouvait se faire du communisme ou de la civilisation crétoise et que la forme de ses mains n’était pas étrangère à sa façon de comprendre Ghirlandaio ou Dostoïevsky.
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é. En réalité, pour elle, presque tous les livres étaient un livre-de-moins, elle aurait aimé se remplir d’une soif immense et, pendant un temps infini (qui variait de trois à cinq ans), lire toute l’œuvre de Gœthe, d’Homère, de Dylan Thomas, de Faulkner, de Baudelaire, de Roberto Arlt, de saint Augustin et de nombreux autres dont les noms l’arrêtaient dans les discussions du Club. À quoi Oliveira répondait d’un haussement d’épaules dédaigneux et parlait de déformation argentine, d’une race de lecteurs à plein temps, de bibliothèques regorgeant de bas-bleus infidèles au soleil et à l’amour, de maisons où l’odeur de l’imprimerie chassait l’allégresse de l’ail.
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Je touche tes lèvres, je touche d’un doigt le bord de tes lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s’entrouvrait pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer, je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et qu’elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement avec ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine.
Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s’enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvements vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l’eau.
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— L’action peut servir à donner un sens à la vie, dit Ronald. T’as sûrement déjà lu ça dans Malraux, non ?
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Note inachevée de Morelli

Final mélancolique : Un satori est instantané et résout tout. Mais pour y parvenir, il faudrait marcher à contre-courant de l’histoire du dehors et de celle du dedans. Trop tard pour moi. Crever en Italien, voire en Occidental, c’est tout ce qui me reste. Mon petit café-crème le matin, si agréable3
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Note on ne peut plus pédante de Morelli : « S’essayer au “ roman comique ” dans la mesure où un texte doit pouvoir arriver à évoquer d’autres valeurs et apporter ainsi sa contribution à cette anthropophanie que nous persistons à croire possible. Il semblerait que le roman traditionnel suive une fausse piste en limitant le lecteur à son univers, qui est d’autant plus caractérisé que le romancier a plus de talent. Pause obligatoire aux divers stades du dramatique, du psychologique, du tragique, du satirique ou du politique. Tenter au contraire de donner un texte qui n’asservisse pas le lecteur mais l’oblige à devenir complice en lui suggérant, sous la trame conventionnelle, des perspectives plus ésotériques. Écriture démotique pour le lecteur-femelle (qui d’ailleurs, fortement dérouté et scandalisé, ne dépassera pas les premières pages et regrettera l’argent que le livre lui a coûté), avec un vague envers d’écriture hiératique.
« Arriver par provocation à un texte bâclé, désordonné, incongru, consciencieusement antilittéraire (mais non antiromanesque) et l’assumer. Sans s’interdire les grands effets qu’autorise ce genre quand la situation le requerra, se souvenir du conseil gidien : ne jamais profiter de l’élan acquis. Comme toutes les œuvres où se complaît l’Occident, le roman se satisfait d’un ordre fermé. Résolument à l’opposé, chercher ici aussi une échappée et pour cela supprimer catégoriquement toute construction systématique de caractère ou de situation. Une méthode : l’ironie, la constante autocritique, l’incongruité, l’imagination à rien asservie.
« Une tentative de cette nature part d’un refus de la littérature ; refus partiel puisqu’on utilise des mots, mais qui doit intervenir à chaque démarche de l’auteur ou du lecteur. Donc, se servir du roman comme on se sert d’un revolver pour défendre la paix, en en changeant le signe. Prendre à la littérature ce qui peut servir de communication entre l’homme et l’homme, comme le traité ou l’essai sont une communication entre seuls spécialistes. Un récit qui ne soit pas prétexte à la transmission d’un “ message ” (il n’y a pas de message, il y a des messagers et c’est eux le message, de même que l’amour c’est celui qui aime) ; un récit qui agisse comme un coagulant d’expérience vécue, comme un catalyseur de notions confuses et mal connues, et qui s’incise d’abord dans celui-là même qui écrit. Aussi faut-il composer ce récit comme un antiroman, car tout ordre fermé abolirait systématiquement ces signaux qui peuvent faire de nous des messagers, nous faire toucher nos propres limites dont nous sommes si loin, bien que nez à nez.
« Étrange autocréation de l’auteur par son œuvre. Si de ce magma qu’est une journée, de cette immersion dans l’existence, nous voulons extraire des valeurs qui annoncent enfin l’anthropophanie, comment nous en tirer avec le simple entendement, avec l’altière raison raisonnante ? Depuis les Éléates jusqu’à nos jours, la pensée dialectique a eu plus de temps qu’il n’en fallait pour porter ses fruits. Nous les dégustons, ils sont délicieux, ils débordent de radio-activité. Pourquoi, à la fin du banquet, sommes-nous si tristes, mes frères de mil neuf cent cinquante ? »
Autre note, apparemment complémentaire :
« Situation du lecteur. En général, tout romancier attend de son lecteur qu’il le comprenne, qu’il partage sa propre expérience, ou qu’il accueille un message précis et qu’il l’incarne. Le romancier romantique veut être compris, directement ou par l’intermédiaire de ses héros ; le romancier classique veut enseigner, laisser sa trace dans le cheminement de l’histoire.
« Troisième possibilité : faire du lecteur un complice, un compagnon de route. Obtenir de lui la simultanéité, puisque la lecture abolit le temps du lecteur pour transférer celui-ci dans le temps de l’auteur. Le lecteur arriverait ainsi à être coparticipant et copâtissant de l’expérience que réalise le romancier, au même moment et sous la même forme. Tout subterfuge esthétique est inutile pour y atteindre seul compte le matériau qui est en gestation, l’immédiateté de l’expérience vécue (transmise par la parole, bien sûr, mais une parole qui soit le moins esthétique possible ; de là le roman “comique”, les anticlimax, l’ironie, qui sont autant de flèches indicatrices visant autre chose).
« Pour ce lecteur, mon semblable, mon frère, le roman comique (et qu’est-ce donc d’autre que l’Ulysse ?) devra se dérouler comme ces rêves où, sous le leurre de gestes quelconques, nous pressentons quelque chose d’important que nous n’arrivons pas toujours à dissocier. Dans ce sens, le roman comique doit être d’une pudeur exemplaire ; il ne trompera pas le lecteur, il ne le laissera pas succomber à n’importe quelle émotion, obéir à n’importe quelle intention, mais il lui fournira une sorte d’argile expressive, une ébauche de forme, avec peut-être la marque de quelque chose de collectif, d’humain et non d’individuel. Mieux encore, il lui offrira une façade, avec portes et fenêtres, derrière lesquelles plane un mystère que le lecteur complice devra chercher à percer (et le voilà coparticipant) et qu’il ne découvrira peut-être pas (et le voilà copâtissant). Ce que l’auteur de ce roman aura réussi pour lui-même, agira (en s’amplifiant, peut-être, et ce serait alors merveilleux) sur le lecteur complice. Quant au lecteur-femelle, il se contentera de la façade, et nous savons qu’il en est de fort jolies, très en trompe-l’œil, et que devant elles on peut continuer à représenter avec succès les comédies et les tragédies de l’honnête homme. Ainsi tout le monde sera content, et s’il y en a qui y trouvent à redire, la peste les emporte ! »
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On insinue que l’âme est une invention de l’homme chaque fois que l’on prend conscience de son corps en tant que parasite, un ver collé au moi. Il suffit de se sentir vivre (et non seulement vivre parce que c’est comme cela, un-état-somme-toute-confortable) pour que la partie la plus proche et la plus chère de mon corps, par exemple ma main droite, devienne brusquement un objet qui répond d’une façon répugnante à la double condition de ne pas être moi et d’être collé à moi.
J’avale ma soupe. Puis, au milieu d’une lecture, je pense : « La soupe est en moi, je l’ai dans ce sac que je ne verrai jamais : mon estomac. » Je le tâte du doigt et je sens le ballonnement, les remous de la nourriture là-dedans. C’est cela que je suis, un sac plein de nourriture.
L’âme alors surgit : « Non, moi, je ne suis pas cela. » Alors qu’en réalité (soyons francs pour une fois) si, je suis cela. Avec ce joli échappatoire pour les délicats : « Je suis aussi cela. » Ou à un degré au-dessus : « Je suis dans cela. »
Je lis The Waves, cette dentelle cinéraire, cette fable d’écume. À trente centimètres de mes yeux, une soupe remue lentement dans ma poche stomacale, du poil croît sur ma cuisse, un kyste sébacé grossit imperceptiblement dans mon dos.
À la fin de ce que Balzac eût appelé une orgie, un certain individu qui n’avait rien d’un métaphysicien m’a dit, croyant faire de l’esprit, que déféquer lui procurait une impression d’irréalité. Je me souviens de ses propres termes : « Tu te lèves, tu te retournes et tu regardes, et alors tu te dis : Pas possible, c’est moi qui ai fait cela ? »
(Comme le vers de Lorca : « Il n’y a rien à faire, mon petit, vomis ! Il n’y a rien à faire. » Et Swift aussi, je crois, Swift, déjà fou : « Non, mais Célia, Célia, Célia, défèque ! ») Une abondante littérature traite de la douleur physique considérée comme un aiguillon métaphysique. Quant à moi, toute douleur m’attaque avec une arme double : elle me fait ressentir mieux que jamais le divorce entre moi et mon corps (divorce inventé, dans un but consolateur) et en même temps elle me rapproche de mon corps, me l’impose en tant que douleur. Je sens cette douleur plus mienne que le plaisir ou la simple cénesthésie. Elle est véritablement un lien. Si je savais dessiner, je montrerais dans une allégorie la douleur chassant l’âme du corps, mais mon dessin donnerait en même temps l’impression que tout est faux : simples apparences d’un complexe dont l’unité est de n’en point avoir.
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, il y a des lampes, il y a des feuilles que je ne verrai pas.
Et ainsi, de feuille en aiguille, je pense à ces états exceptionnels où, pour un instant, on devine les feuilles et les lampes invisibles, on les sent dans un air qui est hors de l’espace. C’est très simple, toute exaltation ou toute dépression me pousse vers un état propice à j’appellerai cela paravisions c’est-à-dire (l’ennui c’est précisément de le dire) une aptitude instantanée à sortir de moi-même pour m’appréhender aussitôt du dehors, ou du dedans mais sur un autre plan, comme si j’étais quelqu’un qui me regarde mieux encore – car en réalité je ne me vois pas – comme quelqu’un qui serait en train de me vivre.



Autre façon de vouloir l’exprimer : cette défectibilité s’éprouve davantage comme une pauvreté intuitive que comme un simple manque d’expérience. Au fond, cela m’est égal de n’avoir pas lu tout Jouhandeau, tout au plus la mélancolie d’une vie trop courte pour tant de bibliothèques, etc. La limitation dans l’expérience est inévitable, si je lis Joyce, je sacrifie automatiquement un autre livre et vice versa. La sensation de manque est plus aiguë dans
C’est un peu comme ceci : il y a des lignes d’air de chaque côté de ta tête, de ton regard,
zones d’arrêt de tes yeux, de ton odorat, de ton goût,
c’est-à-dire que tu es limité de l’extérieur,
et quand tu crois que tu as pleinement appréhendé une chose, au fond, tu ne peux pas aller plus loin que cette limite, car cette chose, comme l’iceberg, ne montre d’elle qu’un petit morceau, et le reste, énorme, t’est caché, c’est ainsi d’ailleurs qu’a coulé le Titanic. Cet Holiveira, il a toujours de ces hexemples.
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. Mon amour, je ne t’aime pas pour toi, ni pour moi, ni pour tous les deux ensemble, je ne t’aime pas parce que le sang me pousse à t’aimer, je t’aime parce que tu n’es pas mienne, parce que tu es de l’autre côté, m’invitant à sauter pour te rejoindre mais je ne peux pas sauter, parce que, au plus profond de la possession, tu n’es pas en moi, je ne t’atteins pas, je ne dépasse pas ton corps, ton rire, il y a des heures où cela me tourmente que tu m’aimes (avec quelle facilité tu emploies le verbe aimer, avec quel mauvais goût tu le laisses tomber sur les plats, les draps, les autobus), ton amour me tourmente, car il ne me sert pas de pont, jamais Wright ou Le Corbusier ne feront de pont soutenu d’un seul côté, et ne me regarde pas avec ces yeux d’oiseau, pour toi l’opération amour est si simple, tu guériras avant moi bien que tu m’aimes plus que je ne t’aime.
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piston, le doute essoufflant, la sécheresse, le renoncement ?
— Dis donc, dit Oliveira, où est ce passage du seul mot qui te plaisait tant ?
— Je le sais par cœur, dit Étienne. C’est la conjonction si suivie d’une note qui à son tour est suivie d’une note, laquelle est également suivie d’une note. J’étais en train de dire à Perico que les théories de Morelli ne sont pas précisément originales. Ce qui nous le rend proche c’est sa pratique, la force avec laquelle il essaie de désécrire, comme il dit, pour gagner le droit (et le gagner pour tous) de rentrer du bon pied dans la maison de l’homme. J’emploie ses propres mots, ou à peu près.
— Les surréalistes, c’est pas ce qui a manqué, dit Perico.
— Il ne s’agit pas d’une entreprise de libération verbale, dit Étienne. Les surréalistes ont cru que le véritable langage et la véritable réalité étaient censurés et étouffés par la structure rationaliste et bourgeoise de l’Occident. Ils avaient raison, comme le sait tout poète, mais ce n’était là qu’un moment de l’épluchage délicat de la banane. Résultat, plus d’un a fini par manger la banane avec la peau. Les surréalistes se sont suspendus aux mots au lieu de s’en séparer brutalement, comme voudrait le faire Morelli à partir du mot même. Fanatiques du verbe à l’état pur, pythonisses frénétiques, ils ont accepté n’importe quoi, du moment que ça n’avait pas l’air trop grammatical. Ils n’ont pas assez compris que la création de tout un langage, même s’il finit par trahir son sens, montre irréfutablement la structure humaine, que ce soit celle d’un Chinois ou d’un Peau-Rouge. Langage veut dire résidence en une réalité, expérience d’une réalité. Il est vrai que le langage que nous employons nous trahit (et Morelli n’est pas le seul à le crier à tous les vents), mais il ne suffit pas de vouloir le libérer de ses tabous. Il faut le revivre, non le réanimer.



— Balivernes, dit Perico.
— C’est pour cela que l’écrivain doit mettre le feu au langage, en finir avec les formes coagulées et aller encore plus loin, mettre en doute que ce langage puisse encore être en contact avec ce qu’il prétend signifier. Non pas tant les mots en soi, car cela est moins important, que la structure totale d’une langue, d’un discours.
— Et pour tout ça il se sert d’une langue éminemment claire, dit Perico.
— Mais bien sûr, Morelli ne croit pas aux systèmes d’onomatopées ni aux lettrismes. Il ne s’agit pas de remplacer la syntaxe par l’écriture automatique ou par un autre truc à la mode. Ce qu’il veut, lui, c’est transgresser le fait littéraire dans sa totalité, le livre, si tu veux. Parfois dans le mot, parfois dans ce que le mot transmet. Il procède comme un guérillero, faisant sauter ce qu’il peut, et le reste suit son chemin. Il est un homme de lettres, lui aussi.
Il faudrait penser à s’en aller, dit Babs qui avait sommeil.
Tu diras ce que tu voudras, poursuivit Perico d’un air entêté, mais aucune véritable révolution n’a été faite contre les formes. Ce qui compte, mon petit, c’est le fond, le fond.
— Nous avons derrière nous des dizaines de siècles de littérature de fond, dit Oliveira, et tu peux voir les résultats. J’entends par littérature, évidemment, tout le parlable et le pensable.
— Sans compter que la distinction entre le fond et la forme est une chose fausse, dit Étienne. Ça fait des années que tout le monde sait ça. Distinguons plutôt entre langage expressif, autrement dit le langage en soi, et la chose exprimée, autrement dit la réalité devenant conscience.

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Morelli essayait quelque part de justifier ses incohérences narratives, soutenant que la vie des autres, telle qu’elle nous apparaît dans ce qu’on appelle la réalité, n’est pas du cinéma mais de la photographie, c’est-à-dire que nous ne pouvons appréhender l’action que fragmentairement, par recoupements éléatiques. Il n’y a rien d’autre que les moments que nous passons avec cet être dont nous croyons comprendre la vie, ou quand on nous parle de lui, ou quand il nous raconte ce qui lui est arrivé ou qu’il prévoit devant nous ce qu’il a l’intention de faire. À la fin il reste un album de photographies, des instants figés ; jamais le devenir se réalisant devant nous, le passage de l’hier à l’aujourd’hui, le premier coup d’épingle de l’oubli dans le souvenir. C’est pourquoi il n’y avait rien d’étrange à ce qu’il nous parlât de ses personnages sous la forme la plus spasmodique qui soit ; donner de la cohérence à une série de photographies pour qu’elles deviennent du cinéma (comme l’aurait tant aimé le lecteur qu’il appelait lecteur-femelle) signifiait remplir de littérature de présomptions, d’hypothèses et d’inventions les hiatus entre les photographies. Les photographies montraient parfois un dos, une main sur une porte, la fin d’une promenade dans la campagne, la bouche qui s’ouvre pour crier, des chaussures dans une penderie, des personnes traversant le Champ-de-Mars, un timbre oblitéré, le parfum Ma Griffe, des choses de ce genre. Morelli pensait que l’expérience vécue que représentaient ces photographies, qu’il essayait de présenter avec toute l’acuité possible, devait mettre le lecteur en condition de s’aventurer, de participer presque au destin de ses personnages. Ce qu’il apprenait d’eux, petit à petit, par l’imagination, se concrétisait immédiatement en acte, sans aucun artifice destiné à l’intégrer à ce qui était déjà écrit ou allait l’être. Les ponts entre une phase et une autre phase de ces vies si imprécises et si peu caractérisées, le lecteur aurait à les deviner ou à les inventer, depuis la manière de se coiffer, si Morelli ne la décrivait pas, jusqu’aux raisons profondes d’une conduite ou d’une inconduite, si elle paraissait insolite ou excentrique. Le livre devait être comme ces dessins que proposent les psychiatres de la Gestalt, et ainsi certains traits induiraient l’observateur à tracer, en les imaginant, les lignes qui achèveraient le visage. Mais parfois les lignes manquantes étaient les plus importantes, les seules qui auraient vraiment compté. La coquetterie et l’insolence de Morelli dans ce domaine étaient sans limites.
En lisant son livre, on avait par moments l’impression que Morelli avait espéré que l’accumulation des fragments se cristalliserait brusquement en une réalité totale. Sans avoir à inventer des ponts, ou coudre les différents morceaux du tapis, il y aurait tout d’un coup une ville, un tapis, des hommes et des femmes dans la perspective absolue de leur devenir, et Morelli, l’auteur, serait le premier spectateur émerveillé de ce monde qui accédait à la cohérence.
Mais il fallait se méfier, parce que cohérence voulait dire au fond assimilation à l’espace et au temps, ordonnance au goût du lecteur-femelle. Morelli n’aurait pas admis cela, il semblait plutôt chercher une cristallisation qui, sans altérer le désordre dans lequel circulaient les corps de son petit système planétaire, permettrait la compréhension pleine et entière de leurs raisons d’être, fussent celles-ci le désordre même, l’inanité ou la gratuité. Une cristallisation où rien ne serait sacrifié, mais où un œil lucide pourrait, en s’approchant du kaléidoscope, comprendre la grande rose polychrome, la comprendre comme une figure, imago mundi qui, en dehors du kaléidoscope, se résolvait en un salon de style provençal, ou une réunion de cousines de province prenant du thé avec des biscuits Bagley.
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Dans un passage de Morelli, cette épigraphe de L’Abbé C, de Georges Bataille : « Il souffrait d’avoir introduit des figures décharnées, qui se déplaçaient dans un monde dément, qui jamais ne pourraient convaincre. »
Une note au crayon, presque illisible : « Oui, on souffre par moments, mais c’est l’unique issue décente. Assez de romans hédoniques, prédigérés, avec de la psychologie. Il faut se tendre au maximum, être voyant comme le voulait Rimbaud. Le romancier hédoniste n’est rien de plus qu’un voyeur. Mais par ailleurs, assez des techniques purement descriptives, des romans « du comportement », simples scénarios de films sans même l’avantage des images. »
À rapprocher d’un autre passage : « Comment raconter sans cuisine, sans maquillage, sans clins d’œil au lecteur ? Peut-être en renonçant à sous-entendre qu’une narration est une œuvre d’art. La sentir comme nous sentons le plâtre que nous versons sur un visage pour en faire un moulage. Mais le visage devrait être le nôtre. »
Et peut-être aussi cette note détachée : « Lionello Venturi, parlant de Manet et de son Olympia, signale que Manet fait abstraction de la nature, de la beauté, de l’action et des intentions morales, pour se concentrer sur l’image plastique. Ainsi, à son insu, il opère une sorte de retour de l’art moderne au Moyen Âge. Ce dernier avait compris l’art comme une série d’images, substituées pendant la Renaissance et l’époque moderne par la représentation de la réalité. Le même Venturi (ou bien Giulio Carlo Argan ?) ajoute : « L’ironie de l’histoire a voulu qu’au moment même où la représentation de la réalité devenait objective, et par suite photographique et mécanique, un brillant Parisien qui voulait faire du réalisme ait été poussé par son formidable génie à rendre à l’art sa fonction de créateur d’images… »
Morelli ajoute : « S’habituer à employer l’expression figure au lieu d’image, pour éviter des confusions. Oui, tout coïncide. Mais il ne s’agit pas d’un retour au Moyen Âge ni à quoi que ce soit de semblable. Erreur de postuler un temps historique absolu : il y a des temps différents bien que parallèles. En ce sens, un des temps de ce qu’on appelle Moyen Âge peut coïncider avec un des temps de ce qu’on appelle l’Âge Moderne. C’est ce temps qui est perçu et habité par des peintres et des écrivains qui refusent de s’appuyer sur la circonstance, d’être “ modernes ” dans le sens où l’entendent nos contemporains, ce qui ne signifie pas qu’ils choisissent d’être anachroniques ; ils sont simplement en marge du temps superficiel de leur époque, et de cet autre temps où tout accède à la condition de figure, où tout a une valeur en tant que signe et non en tant que thème descriptif, ils tentent une œuvre qui peut sembler étrangère ou antagonique au temps et à l’histoire qui les environnent, mais qui cependant les inclut, les explique, et en dernier ressort les oriente vers une transcendance à la limite de laquelle l’homme est à l’attente de lui-même. »
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Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas devoir trouver place dans l’espace.

Artaud, Le Pèse-Nerfs.
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