2
Sibylle ne savait pas que mes baisers étaient comme des yeux
qui s’ouvraient au-delà d’elle et que j’avançais comme hors de moi-même, versé
en une autre image du monde, pilote à l’avant noir d’un navire qui fendait les
eaux du temps et les abolissait.
En ces jours-là de 1950 et quelque, je commençais à me sentir
traqué par la Sibylle et par le sentiment de ce qui aurait dû arriver de
différent. Il était stupide de se révolter contre le monde Sibylle et le monde
Rocamadour alors que tout me disait que je cesserais de me sentir libre à peine
aurais-je retrouvé mon indépendance. Hypocrite comme pas un, cela me gênait, cet
espionnage au niveau de ma peau, de mes cuisses, de ma façon de jouir avec la
Sibylle, de mes tentatives de perroquet en cage pour lire Kierkegaard à travers
les barreaux, ce qui me gênait surtout, je crois, c’était que la Sibylle n’eût
pas conscience d’être mon témoin et qu’elle fût au contraire persuadée de ma
souveraine autarcie, et puis non, au fond, ce qui m’exaspérait, c’était de
savoir que je ne serais jamais aussi près de ma liberté qu’en ces jours où je
me sentais traqué par le monde Sibylle et que mon désir de m’en libérer n’était
que l’aveu de ma défaite.
116)
3
. La Sibylle était de ces rares personnes qui n’oubliaient
jamais que la tête d’un type influençait forcément l’idée qu’il pouvait se
faire du communisme ou de la civilisation crétoise et que la forme de ses mains
n’était pas étrangère à sa façon de comprendre Ghirlandaio ou Dostoïevsky.
(-81)
6
é. En réalité, pour elle, presque tous les livres étaient un
livre-de-moins, elle aurait aimé se remplir d’une soif immense et, pendant un temps
infini (qui variait de trois à cinq ans), lire toute l’œuvre de Gœthe, d’Homère,
de Dylan Thomas, de Faulkner, de Baudelaire, de Roberto Arlt, de saint Augustin
et de nombreux autres dont les noms l’arrêtaient dans les discussions du Club.
À quoi Oliveira répondait d’un haussement d’épaules dédaigneux et parlait de
déformation argentine, d’une race de lecteurs à plein temps, de bibliothèques
regorgeant de bas-bleus infidèles au soleil et à l’amour, de maisons où l’odeur
de l’imprimerie chassait l’allégresse de l’ail.
(-7)
7
Je touche tes lèvres, je touche d’un doigt le bord de tes
lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s’entrouvrait
pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et
tout recommencer, je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche
que ma main choisit et qu’elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre
toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main
sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide
exactement avec ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine.
Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes
de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se
rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les
bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la
langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant
dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s’enfoncent dans tes
cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous
embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de
mouvements vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur
est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible
noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une
seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune
dans l’eau.
(-8)
(-28)
28
— L’action peut servir à donner un sens à la vie, dit
Ronald. T’as sûrement déjà lu ça dans Malraux, non ?
26)
61
Note inachevée de Morelli
Final mélancolique : Un satori est instantané et résout tout. Mais pour y parvenir,
il faudrait marcher à contre-courant de l’histoire du dehors et de celle du
dedans. Trop tard pour moi. Crever
en Italien, voire en Occidental, c’est tout ce qui me reste. Mon petit
café-crème le matin, si agréable3…
(-33)
(-40)
79
Note on ne peut plus pédante de Morelli : « S’essayer
au “ roman comique ” dans la mesure où un texte doit pouvoir arriver à évoquer
d’autres valeurs et apporter ainsi sa contribution à cette anthropophanie que
nous persistons à croire possible. Il semblerait que le roman traditionnel
suive une fausse piste en limitant le lecteur à son univers, qui est d’autant
plus caractérisé que le romancier a plus de talent. Pause obligatoire aux divers
stades du dramatique, du psychologique, du tragique, du satirique ou du
politique. Tenter au contraire de donner un texte qui n’asservisse pas le
lecteur mais l’oblige à devenir complice en lui suggérant, sous la trame
conventionnelle, des perspectives plus ésotériques. Écriture démotique pour le
lecteur-femelle (qui d’ailleurs, fortement dérouté et scandalisé, ne dépassera
pas les premières pages et regrettera l’argent que le livre lui a coûté), avec
un vague envers d’écriture hiératique.
« Arriver par provocation à un texte bâclé, désordonné,
incongru, consciencieusement antilittéraire (mais non antiromanesque) et l’assumer.
Sans s’interdire les grands effets qu’autorise ce genre quand la situation le
requerra, se souvenir du conseil gidien : ne jamais profiter de l’élan acquis. Comme toutes les œuvres
où se complaît l’Occident, le roman se satisfait d’un ordre fermé. Résolument à
l’opposé, chercher ici aussi une échappée et pour cela supprimer
catégoriquement toute construction systématique de caractère ou de situation. Une
méthode : l’ironie, la constante autocritique, l’incongruité, l’imagination
à rien asservie.
« Une tentative de cette nature part d’un refus de la
littérature ; refus partiel puisqu’on utilise des mots, mais qui doit intervenir
à chaque démarche de l’auteur ou du lecteur. Donc, se servir du roman comme on
se sert d’un revolver pour défendre la paix, en en changeant le signe. Prendre
à la littérature ce qui peut servir de communication entre l’homme et l’homme, comme
le traité ou l’essai sont une communication entre seuls spécialistes. Un récit
qui ne soit pas prétexte à la transmission d’un “ message ” (il n’y a pas de
message, il y a des messagers et c’est eux le message, de même que l’amour c’est
celui qui aime) ; un récit qui agisse comme un coagulant d’expérience
vécue, comme un catalyseur de notions confuses et mal connues, et qui s’incise
d’abord dans celui-là même qui écrit. Aussi faut-il composer ce récit comme un
antiroman, car tout ordre fermé abolirait systématiquement ces signaux qui
peuvent faire de nous des messagers, nous faire toucher nos propres limites
dont nous sommes si loin, bien que nez à nez.
« Étrange autocréation de l’auteur par son œuvre. Si de
ce magma qu’est une journée, de cette immersion dans l’existence, nous voulons
extraire des valeurs qui annoncent enfin l’anthropophanie, comment nous en
tirer avec le simple entendement, avec l’altière raison raisonnante ? Depuis
les Éléates jusqu’à nos jours, la pensée dialectique a eu plus de temps qu’il n’en
fallait pour porter ses fruits. Nous les dégustons, ils sont délicieux, ils
débordent de radio-activité. Pourquoi, à la fin du banquet, sommes-nous si
tristes, mes frères de mil neuf cent cinquante ? »
Autre note, apparemment complémentaire :
« Situation du lecteur. En général, tout romancier
attend de son lecteur qu’il le comprenne, qu’il partage sa propre expérience, ou
qu’il accueille un message précis et qu’il l’incarne. Le romancier romantique
veut être compris, directement ou par l’intermédiaire de ses héros ; le
romancier classique veut enseigner, laisser sa trace dans le cheminement de l’histoire.
« Troisième possibilité : faire du lecteur un
complice, un compagnon de route. Obtenir de lui la simultanéité, puisque la
lecture abolit le temps du lecteur pour transférer celui-ci dans le temps de l’auteur.
Le lecteur arriverait ainsi à être coparticipant et copâtissant de l’expérience
que réalise le romancier, au même
moment et sous la même forme. Tout subterfuge esthétique est inutile
pour y atteindre seul compte le matériau qui est en gestation, l’immédiateté de
l’expérience vécue (transmise par la parole, bien sûr, mais une parole qui soit
le moins esthétique possible ; de là le roman “comique”, les anticlimax, l’ironie, qui sont
autant de flèches indicatrices visant autre chose).
« Pour ce lecteur, mon semblable, mon frère, le roman comique (et qu’est-ce
donc d’autre que l’Ulysse ?) devra se dérouler
comme ces rêves où, sous le leurre de gestes quelconques, nous pressentons
quelque chose d’important que nous n’arrivons pas toujours à dissocier. Dans ce
sens, le roman comique doit être d’une pudeur exemplaire ; il ne trompera
pas le lecteur, il ne le laissera pas succomber à n’importe quelle émotion, obéir
à n’importe quelle intention, mais il lui fournira une sorte d’argile
expressive, une ébauche de forme, avec peut-être la marque de quelque chose de
collectif, d’humain et non d’individuel. Mieux encore, il lui offrira une
façade, avec portes et fenêtres, derrière lesquelles plane un mystère que le
lecteur complice devra chercher à percer (et le voilà coparticipant) et qu’il
ne découvrira peut-être pas (et le voilà copâtissant). Ce que l’auteur de ce
roman aura réussi pour lui-même, agira (en s’amplifiant, peut-être, et ce
serait alors merveilleux) sur le lecteur complice. Quant au lecteur-femelle, il
se contentera de la façade, et nous savons qu’il en est de fort jolies, très en trompe-l’œil, et que devant elles
on peut continuer à représenter avec succès les comédies et les tragédies de l’honnête homme. Ainsi tout le monde
sera content, et s’il y en a qui y trouvent à redire, la peste les emporte ! »
(-22)
(-99)
83
On insinue que l’âme est une invention de l’homme chaque
fois que l’on prend conscience de son corps en tant que parasite, un ver collé
au moi. Il suffit de se sentir vivre (et non seulement vivre parce que c’est comme
cela, un-état-somme-toute-confortable) pour que la partie la plus proche et la
plus chère de mon corps, par exemple ma main droite, devienne brusquement un
objet qui répond d’une façon répugnante à la double condition de ne pas être
moi et d’être collé à moi.
J’avale ma soupe. Puis, au milieu d’une lecture, je pense :
« La soupe est en moi, je
l’ai dans ce sac que je ne verrai jamais : mon estomac. » Je le tâte
du doigt et je sens le ballonnement, les remous de la nourriture là-dedans. C’est
cela que je suis, un sac plein de nourriture.
L’âme alors surgit : « Non, moi, je ne suis pas
cela. » Alors qu’en réalité (soyons francs pour une fois) si, je suis cela.
Avec ce joli échappatoire pour les délicats : « Je suis aussi cela. » Ou à un degré
au-dessus : « Je suis dans
cela. »
Je lis The Waves,
cette dentelle cinéraire, cette fable d’écume. À trente centimètres
de mes yeux, une soupe remue lentement dans ma poche stomacale, du poil croît
sur ma cuisse, un kyste sébacé grossit imperceptiblement dans mon dos.
À la fin de ce que Balzac eût appelé une orgie, un certain individu
qui n’avait rien d’un métaphysicien m’a dit, croyant faire de l’esprit, que
déféquer lui procurait une impression d’irréalité. Je me souviens de ses
propres termes : « Tu te lèves, tu te retournes et tu regardes, et
alors tu te dis : Pas possible, c’est moi qui ai fait cela ? »
(Comme le vers de Lorca : « Il n’y a rien à faire,
mon petit, vomis ! Il n’y a rien à faire. » Et Swift aussi, je crois,
Swift, déjà fou : « Non, mais Célia, Célia, Célia, défèque ! »)
Une abondante littérature traite de la douleur physique considérée comme un
aiguillon métaphysique. Quant à moi, toute douleur m’attaque avec une arme
double : elle me fait ressentir mieux que jamais le divorce entre moi et
mon corps (divorce inventé, dans un but consolateur) et en même temps elle me
rapproche de mon corps, me l’impose
en tant que douleur. Je sens cette douleur plus mienne que le plaisir ou la
simple cénesthésie. Elle est véritablement un lien. Si je savais dessiner, je montrerais dans une allégorie
la douleur chassant l’âme du corps, mais mon dessin donnerait en même temps l’impression
que tout est faux : simples apparences d’un complexe dont l’unité est de n’en
point avoir.
(-142)
84
, il y a des lampes, il y a des feuilles que je ne verrai
pas.
Et ainsi, de
feuille en aiguille, je pense à ces états exceptionnels où, pour un
instant, on devine les feuilles et les lampes invisibles, on les sent dans un
air qui est hors de l’espace. C’est très simple, toute exaltation ou toute
dépression me pousse vers un état propice à j’appellerai cela paravisions c’est-à-dire
(l’ennui c’est précisément de le dire) une aptitude instantanée à sortir de
moi-même pour m’appréhender aussitôt du dehors, ou du dedans mais sur un autre
plan, comme si j’étais quelqu’un qui me regarde mieux encore – car en réalité
je ne me vois pas – comme quelqu’un qui serait en train de me vivre.
Autre façon de vouloir l’exprimer : cette défectibilité
s’éprouve davantage comme une pauvreté intuitive que comme un simple manque d’expérience.
Au fond, cela m’est égal de n’avoir pas lu tout Jouhandeau, tout au plus la
mélancolie d’une vie trop courte pour tant de bibliothèques, etc. La limitation
dans l’expérience est inévitable, si je lis Joyce, je sacrifie automatiquement
un autre livre et vice versa. La sensation de manque est plus aiguë dans
C’est un peu comme ceci : il y a des lignes d’air de
chaque côté de ta tête, de ton regard,
zones d’arrêt de tes yeux, de ton odorat, de ton goût,
c’est-à-dire que tu es limité de l’extérieur,
et quand tu crois que tu as pleinement appréhendé une chose,
au fond, tu ne peux pas aller plus loin que cette limite, car cette chose, comme
l’iceberg, ne montre d’elle qu’un petit morceau, et le reste, énorme, t’est caché,
c’est ainsi d’ailleurs qu’a coulé le
Titanic. Cet Holiveira, il a toujours de ces hexemples.
(-103)
93
. Mon amour, je ne t’aime pas pour toi, ni pour moi, ni pour
tous les deux ensemble, je ne t’aime pas parce que le sang me pousse à t’aimer,
je t’aime parce que tu n’es pas mienne, parce que tu es de l’autre côté, m’invitant
à sauter pour te rejoindre mais je ne peux pas sauter, parce que, au plus
profond de la possession, tu n’es pas en moi, je ne t’atteins pas, je ne dépasse
pas ton corps, ton rire, il y a des heures où cela me tourmente que tu m’aimes
(avec quelle facilité tu emploies le verbe aimer, avec quel mauvais goût tu le
laisses tomber sur les plats, les draps, les autobus), ton amour me tourmente, car
il ne me sert pas de pont, jamais Wright ou Le Corbusier ne feront de pont
soutenu d’un seul côté, et ne me regarde pas avec ces yeux d’oiseau, pour toi l’opération
amour est si simple, tu guériras avant moi bien que tu m’aimes plus que je ne t’aime.
)
9
piston, le doute essoufflant, la sécheresse, le renoncement ?
— Dis donc, dit Oliveira, où est ce passage du seul mot
qui te plaisait tant ?
— Je le sais par cœur, dit Étienne. C’est la
conjonction si suivie d’une
note qui à son tour est suivie d’une note, laquelle est également suivie d’une
note. J’étais en train de dire à Perico que les théories de Morelli ne sont pas
précisément originales. Ce qui nous le rend proche c’est sa pratique, la force
avec laquelle il essaie de désécrire, comme il dit, pour gagner le droit (et le
gagner pour tous) de rentrer du bon pied dans la maison de l’homme. J’emploie
ses propres mots, ou à peu près.
— Les surréalistes, c’est pas ce qui a manqué, dit
Perico.
— Il ne s’agit pas d’une entreprise de libération
verbale, dit Étienne. Les surréalistes ont cru que le véritable langage et la
véritable réalité étaient censurés et étouffés par la structure rationaliste et
bourgeoise de l’Occident. Ils avaient raison, comme le sait tout poète, mais ce
n’était là qu’un moment de l’épluchage délicat de la banane. Résultat, plus d’un
a fini par manger la banane avec la peau. Les surréalistes se sont suspendus
aux mots au lieu de s’en séparer brutalement, comme voudrait le faire Morelli à
partir du mot même. Fanatiques du verbe à l’état pur, pythonisses frénétiques, ils
ont accepté n’importe quoi, du moment que ça n’avait pas l’air trop grammatical.
Ils n’ont pas assez compris que la création de tout un langage, même s’il finit
par trahir son sens, montre irréfutablement la structure humaine, que ce soit
celle d’un Chinois ou d’un Peau-Rouge. Langage veut dire résidence en une
réalité, expérience d’une réalité. Il est vrai que le langage que nous
employons nous trahit (et Morelli n’est pas le seul à le crier à tous les vents),
mais il ne suffit pas de vouloir le libérer de ses tabous. Il faut le revivre, non
le réanimer.
— Balivernes, dit Perico.
— C’est pour cela que l’écrivain doit mettre le feu au
langage, en finir avec les formes coagulées et aller encore plus loin, mettre
en doute que ce langage puisse encore être en contact avec ce qu’il prétend
signifier. Non pas tant les mots en soi, car cela est moins important, que la
structure totale d’une langue, d’un discours.
— Et pour tout ça il se sert d’une langue éminemment
claire, dit Perico.
— Mais bien sûr, Morelli ne croit pas aux systèmes d’onomatopées
ni aux lettrismes. Il ne s’agit pas de remplacer la syntaxe par l’écriture
automatique ou par un autre truc à la mode. Ce qu’il veut, lui, c’est
transgresser le fait littéraire dans sa totalité, le livre, si tu veux. Parfois
dans le mot, parfois dans ce que le mot transmet. Il procède comme un
guérillero, faisant sauter ce qu’il peut, et le reste suit son chemin. Il est
un homme de lettres, lui aussi.
Il faudrait penser à s’en aller, dit Babs qui avait sommeil.
Tu diras ce que tu voudras, poursuivit Perico d’un air
entêté, mais aucune véritable révolution n’a été faite contre les formes. Ce
qui compte, mon petit, c’est le fond, le fond.
— Nous avons derrière nous des dizaines de siècles de
littérature de fond, dit Oliveira, et tu peux voir les résultats. J’entends par
littérature, évidemment, tout le parlable et le pensable.
— Sans compter que la distinction entre le fond et la
forme est une chose fausse, dit Étienne. Ça fait des années que tout le monde
sait ça. Distinguons plutôt entre langage expressif, autrement dit le langage
en soi, et la chose exprimée, autrement dit la réalité devenant conscience.
109
Morelli essayait quelque part de justifier ses incohérences
narratives, soutenant que la vie des autres, telle qu’elle nous apparaît dans
ce qu’on appelle la réalité, n’est pas du cinéma mais de la photographie, c’est-à-dire
que nous ne pouvons appréhender l’action que fragmentairement, par recoupements
éléatiques. Il n’y a rien d’autre que les moments que nous passons avec cet
être dont nous croyons comprendre la vie, ou quand on nous parle de lui, ou
quand il nous raconte ce qui lui est arrivé ou qu’il prévoit devant nous ce qu’il
a l’intention de faire. À la fin il reste un album de photographies, des
instants figés ; jamais le devenir se réalisant devant nous, le passage de
l’hier à l’aujourd’hui, le premier coup d’épingle de l’oubli dans le souvenir. C’est
pourquoi il n’y avait rien d’étrange à ce qu’il nous parlât de ses personnages
sous la forme la plus spasmodique qui soit ; donner de la cohérence à une
série de photographies pour qu’elles deviennent du cinéma (comme l’aurait tant
aimé le lecteur qu’il appelait lecteur-femelle) signifiait remplir de littérature
de présomptions, d’hypothèses et d’inventions les hiatus entre les
photographies. Les photographies montraient parfois un dos, une main sur une
porte, la fin d’une promenade dans la campagne, la bouche qui s’ouvre pour
crier, des chaussures dans une penderie, des personnes traversant le
Champ-de-Mars, un timbre oblitéré, le parfum Ma Griffe, des choses de ce genre.
Morelli pensait que l’expérience vécue que représentaient ces photographies, qu’il
essayait de présenter avec toute l’acuité possible, devait mettre le lecteur en
condition de s’aventurer, de participer presque au destin de ses personnages. Ce
qu’il apprenait d’eux, petit à petit, par l’imagination, se concrétisait
immédiatement en acte, sans aucun artifice destiné à l’intégrer à ce qui était
déjà écrit ou allait l’être. Les ponts entre une phase et une autre phase de
ces vies si imprécises et si peu caractérisées, le lecteur aurait à les deviner
ou à les inventer, depuis la manière de se coiffer, si Morelli ne la décrivait
pas, jusqu’aux raisons profondes d’une conduite ou d’une inconduite, si elle
paraissait insolite ou excentrique. Le livre devait être comme ces dessins que
proposent les psychiatres de la Gestalt, et ainsi certains traits induiraient l’observateur
à tracer, en les imaginant, les lignes qui achèveraient le visage. Mais parfois
les lignes manquantes étaient les plus importantes, les seules qui auraient
vraiment compté. La coquetterie et l’insolence de Morelli dans ce domaine
étaient sans limites.
En lisant son livre, on avait par moments l’impression que
Morelli avait espéré que l’accumulation des fragments se cristalliserait
brusquement en une réalité totale. Sans avoir à inventer des ponts, ou coudre
les différents morceaux du tapis, il y aurait tout d’un coup une ville, un
tapis, des hommes et des femmes dans la perspective absolue de leur devenir, et
Morelli, l’auteur, serait le premier spectateur émerveillé de ce monde qui
accédait à la cohérence.
Mais il fallait se méfier, parce que cohérence voulait dire
au fond assimilation à l’espace et au temps, ordonnance au goût du
lecteur-femelle. Morelli n’aurait pas admis cela, il semblait plutôt chercher
une cristallisation qui, sans altérer le désordre dans lequel circulaient les
corps de son petit système planétaire, permettrait la compréhension pleine et
entière de leurs raisons d’être, fussent celles-ci le désordre même, l’inanité
ou la gratuité. Une cristallisation où rien ne serait sacrifié, mais où un œil
lucide pourrait, en s’approchant du kaléidoscope, comprendre la grande rose
polychrome, la comprendre comme une figure, imago mundi qui, en dehors du kaléidoscope, se résolvait en
un salon de style provençal, ou une réunion de cousines de province prenant du
thé avec des biscuits Bagley.
(-27)
116
Dans un passage de Morelli, cette épigraphe de L’Abbé C, de Georges Bataille :
« Il souffrait d’avoir introduit des figures décharnées, qui se déplaçaient
dans un monde dément, qui jamais ne pourraient convaincre. »
Une note au crayon, presque illisible : « Oui, on
souffre par moments, mais c’est l’unique issue décente. Assez de romans
hédoniques, prédigérés, avec de la
psychologie. Il faut se tendre au maximum, être voyant comme le voulait Rimbaud. Le
romancier hédoniste n’est rien de plus qu’un voyeur. Mais par ailleurs, assez des techniques purement
descriptives, des romans « du comportement », simples scénarios de
films sans même l’avantage des images. »
À rapprocher d’un autre passage : « Comment raconter sans cuisine, sans
maquillage, sans clins d’œil au lecteur ? Peut-être en renonçant à
sous-entendre qu’une narration est une œuvre d’art. La sentir comme nous
sentons le plâtre que nous versons sur un visage pour en faire un moulage. Mais
le visage devrait être le nôtre. »
Et peut-être aussi cette note détachée : « Lionello
Venturi, parlant de Manet et de son
Olympia, signale que Manet fait abstraction de la nature, de la
beauté, de l’action et des intentions morales, pour se concentrer sur l’image
plastique. Ainsi, à son insu, il opère une sorte de retour de l’art moderne au
Moyen Âge. Ce dernier avait compris l’art comme une série d’images, substituées
pendant la Renaissance et l’époque moderne par la représentation de la réalité.
Le même Venturi (ou bien Giulio Carlo Argan ?) ajoute : « L’ironie
de l’histoire a voulu qu’au moment même où la représentation de la réalité
devenait objective, et par suite photographique et mécanique, un brillant Parisien
qui voulait faire du réalisme ait été poussé par son formidable génie à rendre
à l’art sa fonction de créateur d’images… »
Morelli ajoute : « S’habituer à employer l’expression figure au lieu d’image, pour éviter des
confusions. Oui, tout coïncide. Mais il ne s’agit pas d’un retour au Moyen Âge
ni à quoi que ce soit de semblable. Erreur de postuler un temps historique absolu :
il y a des temps différents bien que
parallèles. En ce sens, un des temps de ce qu’on appelle Moyen Âge peut
coïncider avec un des temps de ce qu’on appelle l’Âge Moderne. C’est ce temps
qui est perçu et habité par des peintres et des écrivains qui refusent de s’appuyer
sur la circonstance, d’être “ modernes ” dans le sens où l’entendent nos
contemporains, ce qui ne signifie pas qu’ils choisissent d’être anachroniques ;
ils sont simplement en marge du temps superficiel de leur époque, et de cet
autre temps où tout accède à la condition de figure, où tout a une valeur en tant que signe et non en
tant que thème descriptif, ils tentent une œuvre qui peut sembler étrangère ou
antagonique au temps et à l’histoire qui les environnent, mais qui cependant
les inclut, les explique, et en dernier ressort les oriente vers une transcendance
à la limite de laquelle l’homme est à l’attente de lui-même. »
(-3)
(-56)
128
Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter
aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient pas
et ne semblaient pas devoir trouver place dans l’espace.
Artaud, Le Pèse-Nerfs.
(-24)AA
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