Amor et furor - Günter Brus
Des beaux-arts
« Leurs programmes font sortir de terre les musées. De beaux tableaux, de grands artistes, des joyaux du monde entier. Des trésors fascinants des siècles passés et de cette époque contemporaine qui passe à toute vitesse en escamotant ce qui se passe maintenant », dit-elle avant de poursuivre : « On devrait au moins une fois par mois accrocher les tableaux face au mur et les exposer à l'envers pour bien faire comprendre au public qu’un chef-d’œuvre génial a lui aussi ce côté stupide et sans âme des objets ordinaires. » Elle dit cela de ce ton peu convaincant que prend la pensée d’un ou d’une peintre en train de peindre. Quand son tableau fut terminé, le conservateur, qui sur ces entrefaites était entré, prit grand plaisir à contempler le verso de la dame.
Architecture d'intérieur
«Vous qui êtes individualistes, rétrécissez votre chambre en rapprochant de vous les dos de vos livres. Non seulement la multiplicité des couleurs, des formes et des signes vous épargnera le mauvais goût des papiers peints actuels, mais vous vous sentirez aussi plus à l’aise au milieu de vos rangées bien serrées de poésies et de sagesses. » Cet envoi publicitaire d’une maison d’édition parvint à quelqu’un qui avait fait de ses livres l’équivalent de dieux lares. Il commanda dès lors toutes les nouveautés et finit par camper dans l'arrière-cour où il fonda le « Club des non-lecteurs », dont il en réalité partie depuis toujours.
L'intelligence du grand homme
« J'ai l'impression, quand je mets quelque chose sur le papier, que chaque mot se décompose en ses différents éléments. Même quand j'ai réussi à mettre la main sur des idées très simples et très claires, celles-ci s’effritent dès que je veux les capturer par des signes », écrivait cet homme tourmenté dans son journal auquel, à vrai dire, il ne mettait guère plus souvent la main que trois fois par mois. Et quand, assis à sa table du café viennois, il faisait valoir ces notes occasionnelles en s’adressant à qui voulait l’entendre, il le faisait souvent avec autant de répugnance que s’il devait donner de la confiture aux cochons. Sa capacité de conférer une expression arrogante et magique à son incapacité exerçait une pression mystérieuse sur ceux-là que ces papotages sur soi encourageaient à sortir de leur apathie, et qui écrivirent dans leur journal : « Il est trop intelligent pour chercher à être un grand personnage. »
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