vendredi 19 juillet 2024

Vérité et poésie - Goethe

 Vérité et poésie - Goethe

PREMIÈRE PARTIE.

LIVRE IV

Mon travail fut beaucoup facilité par une circonstance qui menaçait de rendre très-volumineux cet ouvrage et, en général, mes productions littéraires. Un jeune homme de beaucoup de talent, mais que l’application et la vanité avaient rendu imbécile, demeurait chez mon père en qualité de pupille ; il vivait tranquille avec nous, et il était fort silencieux et concentré, mais heureux et obligeant, si on le laissait à ses habitudes. Il avait écrit avec grand soin ses cahiers d’université, et s’était fait une écriture rapide et lisible. Écrire était son occupation favorite ; il était charmé qu’on lui donnât quelque chose à copier, et plus encore qu’on lui dictât, parce qu’alors il se reportait à ses heureuses années d’université. Mon père, qui n’avait point la main légère, et dont l’écriture allemande était petite et tremblée, ne pouvait rien trouver plus à souhait, et, pour l’expédition de ses affaires ou de celles d’autrui, il avait coutume de dicter à ce jeune homme quelques heures chaque jour. Dans les intervalles, je ne trouvai pas moins commode de voir fixé sur le papier, par une main étrangère, tout ce qui m’avait passé par la tête ; et le don de l’invention et de l’imitation s’accrut chez moi avec la facilité de rédiger et de conserver.

Je n’avais pas encore entrepris d’ouvrage aussi étendu que cette épopée biblique en prose. Le moment était assez tranquille, et rien ne rappelait mon imagination de Palestine et d’Égypte. Mon manuscrit s’enflait donc de jour en jour, d’autant plus que le poème était couché sur le papier une partie après l’autre, comme je me le contais à moi-même, pour ainsi dire en l’air, et il n’y avait que peu de feuilles qu’il fallût recopier de temps en temps. Quand l’ouvrage fut achevé, car, à mon propre étonnement, j’en vins à bout, je songeai qu’il me restait des années précédentes diverses poésies, qui, même alors, ne me semblaient pas à dédaigner, et qui, réunies avec Joseph en un seul manuscrit, feraient un fort joli volume in-quarto, qu’on pourrait intituler : Poésies diverses. Cela me plaisait fort, parce que je trouvais ainsi l’occasion d’imiter sans bruit des auteurs connus et célèbres. J’avais composé un bon nombre de poésies dites anacréontiques, qui coulaient aisément de ma plume, à cause de la facilité du mètre et de la légèreté du fond ; mais je n’osai pas les admettre dans mon recueil, parce qu’elles n’étaient pas rimées, et qu’avant tout je désirais faire quelque chose d’agréable à mon père. En revanche, les odes sacrées me semblèrent ici parfaitement à leur place. Je m’étais essayé dans ce genre, avec beaucoup d’ardeur, à l’imitation du Jugement dernier d’Élie Schlegel. Une ode dans laquelle je célébrais la descente de Jésus-Christ aux enfers fut très-approuvée de mes parents et de mes amis, et elle eut le bonheur de me plaire à moi-même quelques années encore. J’étudiais avec zèle ce qu’on appelait les textes des chants d’église du dimanche, qui étaient chaque fois livrés à l’impression : ils étaient très-faibles, il faut le dire, et il m’était bien permis de croire que les miens (j’en avais compose plusieurs, comme je viens de l’expliquer) méritaient aussi bien d’être mis en musique et exécutés pour l’édification de la paroisse. Il y avait plus d’une année que j’avais transcrit de ma propre main ces chants et plusieurs autres, parce qu’en faveur de cet exercice particulier, on me dispensait des exemples du maître d’écriture. Tout se trouvait donc rédigé et en bon ordre, et je n’eus pas besoin de presser beaucoup mon copiste zélé pour voir aussi ces poésies transcrites proprement. Je courus avec mon manuscrit chez le relieur, et, bientôt après, quand je présentai à mon père le joli volume, il m’en témoigna une satisfaction particulière, et me pressa de lui remettre chaque année un in-quarto pareil, ce qu’il fit sans scrupule, tout cela étant le fruit de mes heures de récréation. 

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 Si j’aimais la société de ces hommes, pour mettre à profit leurs conseils, leurs directions, de plus jeunes, qui me devançaient seulement de peu d’années, excitaient dès lors mon émulation. Je nommerai avant tous les autres les frères Schloseer et Griesbach. Mais, comme je formai avec eux une liaison plus intime, qui dura de nombreuses années sans interruption, je me bornerai à dire pour le moment que l’on nous vantait alors leurs progrès remarquables dans les langues et les autres études qui ouvrent la carrière universitaire, qu’on nous les proposait pour modèles, et que tout le monde s’attendait à les voir se signaler un jour dans l’État et dans l’Église. Pour moi, je nourrissais aussi la pensée de produire quelque chose d’extraordinaire ; mais que serait-ce ? Je ne le voyais pas clairement. Cependant, comme on songe plutôt à la récompense qu’on voudrait obtenir qu’au mérite qu’on devrait acquérir, je ne dissimulerai pas que, si je rêvais un bonheur digne d’envie, son image la plus ravissante était à mes yeux la couronne de laurier que l’on tresse pour le front du poète.

DEUXIÈME PARTIE.

Ce qu’on désire dans la jeunesse, on l’a dans la vieillesse en abondance.

 

LIVRE VI.

Mon ami continua de faire parler Marguerite comme une institutrice, mais déjà je ne l’écoutais plus ; car je pris pour un sanglant affront qu’elle m’eût traité d’enfant dans l’interrogatoire, et je me crus soudain guéri de toute passion pour elle ; je me hâtai même d’assurer à mon ami que c’était désormais une chose finie. En effet, je ne lui parlai plus d’elle, je ne prononçais plus son nom, mais je ne pouvais perdre la mauvaise habitude de penser à elle, de me représenter sa figure, son air, ses manières, qui m’apparaissaient désormais dans un tout autre jour. Je trouvais insupportable qu’une jeune fille, plus âgée que moi de deux ans tout au plus, osât me traiter d’enfant, moi qui prétendais être un jeune garçon très-raisonnable et très-habile. Alors ses manières froides et sévères, qui avaient eu pour moi tant d’attraits, me semblèrent tout à fait choquantes ; les familiarités qu’elle se permettait à mon égard, mais qu’elle ne me laissait pas prendre à mon tour, m’étaient tout à fait odieuses. Cependant j’aurais passé sur tout cela, si, en signant l’épître amoureuse, où elle me faisait une formelle déclaration d’amour, elle ne m’avait pas donné le droit de la tenir pour une égoïste et rusée coquette. Déguisée en marchande de modes, elle ne me paraissait plus si innocente, et je ne cessai pas de rouler dans mon esprit ces fâcheuses réflexions, jusqu’à ce que je l’eusse dépouillée de toutes ses qualités aimables. Ma raison était convaincue, et je croyais devoir me détourner de Marguerite, mais son image ! … son image me démentait chaque fois qu’elle revenait à ma pensée, et, je l’avoue, cela m’arrivait encore bien souvent !

Cependant cette flèche barbelée était arrachée de mon cœur, et il s’agissait de savoir comment on viendrait en aide à la vertu salutaire que porte en soi la jeunesse. Je fis un effort sur moi-même, et je commençai par me défaire aussitôt des pleurs et des emportements, que je considérai désormais comme des enfantillages. C’était un grand pas vers la guérison, car je m’étais abandonné souvent à ces douleurs, la moitié de la nuit, avec la dernière violence, tellement qu’à force de pleurer ut de sangloter, j’en étais venu à ne pouvoir presque plus avaler ; je ne pouvais ni manger ni boire sans souffrir, et la poitrine, qui tient de si près à ces organes, semblait affectée. Le dépit que je continuais à ressentir de cette découverte me lit bannir toute mollesse ; je trouvais horrible d’avoir sacrifié sommeil, repos et santé pour une jeune fille à qui il avait plu de me considérer comme un nourrisson et de se croire, auprès de moi, toute la sagesse d’une nourrice.

Ces idées maladives, je me persuadai sans peine que l’activité pouvait seule les bannir. Mais que devais-je entreprendre ? J’avais en beaucoup de choses des lacunes à combler, et j’avais à me préparer sur plus d’un point pour l’université, où je devais bientôt me rendre. Mais je ne trouvais de goût, je ne réussissais à rien. Beaucoup de choses me semblaient connues et triviales ; je ne trouvais ni chez moi la force ni au dehors l’occasion de poser de nouvelles bases. Je me laissai entraîner par le goût de mon excellent voisin vers une étude toute nouvelle et tout étrangère pour moi, et qui m’offrit pour longtemps un vaste champ de réflexions et de connaissances. Mon ami commença en effet à m’initier aux secrets de la philosophie. Il avait étudié à Iéna sous Daries ; sa tête fort bien organisée avait saisi vivement l’ensemble de ces leçons, et il cherchait à me les communiquer. Malheureusement, ces idées ne voulaient pas s’arranger comme cela dans ma cervelle. Je faisais des questions auxquelles il promettait de répondre plus tard ; j’élevais des prétentions qu’il promettait de satisfaire dans la suite. Cependant ce qui nous divisait surtout, c’est que, selon moi, il n’était point nécessaire de mettre à part la philosophie, puisqu’elle était comprise tout entière dans la poésie et la religion. C’était ce qu’il ne voulait point m’accorder ; il cherchait au contraire à me démontrer que la poésie et la religion doivent se baser d’abord sur la philosophie. Je le niais obstinément, et, dans la suite de nos entretiens, je trouvais à chaque pas des arguments en faveur de mon opinion. En effet, comme la poésie suppose une certaine foi à l’impossible, et la religion une foi pareille à l’impénétrable, les philosophes, qui voulaient expliquer et démontrer l’un et l’autre dans leur domaine, me semblaient être dans une position très-difficile, et je reconnus aussi très-vite, par l’histoire de la philosophie, que chacun cherchait toujours une autre base que ses devanciers, et qu’enfin le sceptique déclarait tout sans base et sans fond.

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Pour suivre les principes d’une bonne pédagogie, les personnes d’âge mûr ne devraient ni interdire à un jeune homme les choses qui lui plaisent, telles qu’elles soient, ni l’en dégoûter, si elles ne peuvent pas mettre en même temps autre chose à la place. Chacun protestait contre mes goûts et mes inclinations, et ce qu’on me vantait en échange était si éloigné de moi, que je ne pouvais en reconnaître les avantages, ou si proche, que je ne le jugeais pas supérieur à ce qu’on blâmait. Cela me jeta dans un trouble profond. Je m’étais promis les meilleurs effets d’un cours d’Ernesti sur l’Orateur de Cicéron. J’en retirai sans doute quelque instruction, mais je ne fus pas éclairé sur ce qui m’intéressait le plus. Je demandais une règle du jugement, et je crus m’apercevoir que personne ne la possédait, car personne ne s’accordait avec les autres, même quand ils présentaient des exemples. Où donc nous fallait-il chercher une règle, lorsqu’on savait énumérer tant de défauts chez un écrivain comme Wieland, dont les aimables ouvrages captivaient entièrement nos jeunes esprits ?

LIVRE VII.

On conçoit aisément dans quel trouble se sentaient jetés déjeunes esprits par ces maximes décousues, ces lois mal comprises et ces leçons éparses. On s’en tenait aux modèles et l’on n’y gagnait rien non plus : les étrangers étaient trop éloignés, tout autant que les anciens, et dans les meilleurs écrivains nationaux brillait toujours une individualité marquée, dont les mérites étaient inaccessibles et les défauts séducteurs. Pour une intelligence qui se sentait féconde, c’était une situation désespérante.

Si l’on considère attentivement ce qui manquait à la poésie allemande, on reconnaîtra que c’était un fond et un fond national. Les talents ne manquèrent jamais. Mentionnons ici Gunther, qu’on peut appeler un véritable poëte, un talent décidé, ayant l’intelligence, l’imagination, la mémoire, le don de saisir et de se représenter les objets, éminemment fécond, au rythme facile, plein d’esprit, de saillies, et aussi d’une instruction variée : en un mot, il avait tout ce qu’il faut pour produire poétiquement une seconde vie dans la vie, dans la vie réelle et commune. Nous admirons sa grande facilité à relever par le sentiment toutes les situations dans ses poëmes de circonstance ; à les orner de pensées, d’images assorties, de traditions historiques et fabuleuses. Ce qu’on v trouve de rude et de grossier appartient à son époque, à son genre de vie et surtout à son caractère, ou, si l’on veut, à son défaut de caractère. Il ne savait pas se dompter, et voilà comment se dissipèrent sa vie et son génie poétique. Par son inconséquence, Gunther s’était frustré de l’avantage d’être placé à la cour d’Auguste II, où l’on voulait, parmi toutes les autres magnificences, avoir aussi un poëte de cour, qui pût animer et décorer les fêtes et immortaliser des splendeurs passagères. De Kœnig fut plus réglé et plus heureux ; il remplit cet office avec dignité et avec succès.

LIVRE VIII.

Cependant un jeune homme qui, au milieu des conversations de personnes âgées, occupées d’objets qu’elles connaissent, ne reçoit l’instruction qu’en passant, et à qui on laisse le travail le plus difficile, savoir de tout coordonner, doit se trouver dans une situation pénible. Je cherchais donc ardemment, avec d’autres, de nouvelles lumières, et nous devions les trouver chez un homme auquel nous étions déjà bien redevables. L’esprit peut arriver de deux manières à de grandes jouissances, par l’intuition et par l’idée. Mais l’intuition veut un noble objet, qui ne s’offre pas toujours, et une culture proportionnée, à laquelle on peut n’être pas arrivé ; l’idée, au contraire, ne demande que la réceptivité ; l’idée apporte le fonds avec elle, et est elle-même l’instrument de la culture. Aussi fut-il accueilli de nous avec une grande joie, le trait de lumière que le plus admirable penseur fit descendre sur nous à travers les nuages. Il faut être jeune pour se représenter l’effet que le Laocoon de Lessing exerça sur nous, en nous entraînant du domaine d’une étroite intuition dans les libres espaces de la pensée. Le fameux ut pictura poesis, si longtemps mal compris, était mis de côté ; la différence entre l’art plastique et l’art oratoire était manifeste ; les sommets de l’un et de l’autre se montraient séparés, de si près qu’ils se touchassent à leurs bases. L’art plastique devait se renfermer dans les limites du beau, lors même que l’art oratoire, qui ne peut se passer de tout exprimer, était autorisé à franchir ces bornes. L’un travaille pour le sens externe, que le beau peut seul satisfaire, l’autre, pour l’imagination, qui peut s’arranger du laid. Toutes les conséquences de celte magnifique pensée s’offrirent à nous comme un trait de lumière ; toute l’ancienne critique doctorale et magistrale fut rejetée comme un vieux vêtement ; nous nous sentions délivrés de tout mal, et nous croyions pouvoir abaisser un regard de compassion sur ce seizième siècle, jusque-là si admirable, où l’on ne savait voir la vie dans les œuvres d’art et les poèmes allemands que sous la figure d’un fou coiffé de sonnettes, la mort, sous l’uniforme d’un squelette craquetant, et les maux nécessaires et accidentels du monde, sous l’image grotesque du diable. Nous étions surtout ravis de cette belle pensée, que les anciens avaient regardé la mort comme le frère du sommeil, et les avaient représentés comme deux Ménechmes, pareils, à s’y méprendre. Nous pouvions donc enfin célébrer le triomphe du beau ; et le laid, en tout genre, qu’on ne saurait après tout bannir du monde, nous pouvions le rejeter dans la sphère inférieure du domaine de l’art, dans le comique.

La beauté de ces idées fondamentales ne se révèle qu’à l’esprit sur lequel elles exercent leur action infinie ; elle ne se révèle qu’à l’époque où, vivement désirées, elles apparaissent dans le bon moment. Ceux pour lesquels a été servie une telle nourriture s’en occupent avec amour durant des époques entières de leur vie, et ils en reçoivent un immense développement, tandis qu’il ne manque pas de gens qui résistent sur-le-champ à cette influence et d’autres qui, dans la suite, rabaissent et critiquent la haute conception. Mais, comme l’idée et l’intuition se fécondent mutuellement, je ne pouvais longtemps méditer ces nouvelles pensées sans concevoir un désir extrême de voir une fois en grand nombre des œuvres d’art importantes. Je résolus donc de visiter Dresde sans retard. L’argent nécessaire ne me manquait pas, mais il y avait d’autres difficultés à vaincre, et je les augmentais encore sans nécessité par mon humeur fantasque. En effet, je cachai mon projet à tout le monde, parce que je désirais voir de la manière qui me convenait les chefs-d’œuvre de cette capitale, et ne voulais pas que personne pût m’induire en erreur.

LIVRE X.

Nous n’avions pas vécu longtemps ensemble de la sorte, quand il me confia son projet de disputer le prix proposé à Berlin pour le meilleur mémoire sur l’origine des langues. Son travail était presque achevé, et, comme il avait une très-belle écriture, il put bientôt me communiquer par cahiers un manuscrit lisible. Je n’avais jamais médité sur ces matières ; j’étais encore trop arrêté au milieu des choses, pour songer au commencement et à la fin. La question me semblait d’ailleurs un peu oiseuse. Car, si Dieu avait créé l’homme ce qu’il est, le langage était aussi inné chez lui que la marche droite. Tout comme il devait observer d’abord qu’il pouvait marcher et saisir, il devait aussi s’apercevoir qu’il pouvait chanter avec le gosier et modifier les sons de diverses manières avec la langue, les lèvres et le palais. L’homme était-il d’origine divine, la langue l’était aussi ; et l’homme, considéré dans le cercle de la nature, était-il un être naturel, la langue était naturelle également. Je ne pouvais jamais séparer ces deux choses, non plus que l’âme et le corps. Sussmilch, avec son réalisme cru, mais un peu fantastique, s’était décidé pour l’origine divine, c’est-à-dire que Dieu avait joué auprès du premier homme le rôle de maître d’école. Le traité de Herder tendait à montrer comment l’homme, en qualité d’homme, pouvait et devait parvenir à un langage par ses propres forces. Je lus ce traité avec un grand plaisir et pour mon instruction particulière. Mais je n’étais assez avancé ni dans la science ni dans la méditation pour en porter un jugement solide. Je témoignai donc à l’auteur mon approbation, en n’y ajoutant qu’un petit nombre d’observations, qui dérivaient de mon sentiment, mais l’un fut reçu comme l’autre. On était grondé et blâmé, que l’on approuvât avec ou sans réserve. Le gros chirurgien eut moins de patience que moi : il refusa plaisamment la communication du manuscrit destiné au concours, et assura qu’il n’était nullement préparé à réfléchir sur des matières si abstraites. Il était plus pressé de jouera l’hombre, qui était, le soir, notre amusement ordinaire.

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Je me rappelle encore une épigramme qu’il m’envoya, un soir que je lui avais beaucoup parlé de la galerie de Dresde. A la vérité, je n’avais pas encore senti ce qu’il y a de plus élevé dans l’école italienne, mais Dominique Feti, artiste remarquable, quoique humoriste, et qui, par conséquent, n’est pas de premier ordre, m’avait beaucoup plu. On voulait des tableaux religieux : il se borna aux paraboles du Nouveau Testament, et il les traitait volontiers, avec beaucoup d’originalité, de goût et de bonne humeur. Par là il les rapprochait tout à fait de la vie ordinaire, et les détails aussi spirituels que naïfs de ses compositions, que faisait valoir un libre pinceau, avaient produit sur moi une vive impression. Herder se moqua de mon enthousiasme enfantin dans l’épigramme suivante : « Par sympathie, un maître me plaît surtout : Dominique Feti est son nom. Il parodie si joliment les paraboles de la Bible en fables de fous, par sympathie ! 0 folle parabole ! » Je pourrais encore citer d’autres boutades, plus ou moins gaies ou abstruses, joviales ou amères. Elles ne me fâchaient point, mais elles m’étaient importunes. Toutefois, comme je savais estimer à haut prix tout ce qui contribuait à mon développement, et que j’avais même abandonné plusieurs fois des opinions et des inclinations antérieures, je m’accoutumai bientôt à son humeur, et m’attachai seulement à distinguer, autant que cela m’était possible, au point de vue où j’étais alors, les critiques fondées des invectives injustes. Aussi n’y avait-il pas de jour qui ne fût pour moi fertile eu leçons excellentes. J’appris à connaître la poésie sous une face toute nouvelle et dans un esprit tout nouveau, que je trouvai fort à mon gré. La poésie hébraïque, qu’il traitait avec génie, d’après son devancier Lowth ; la poésie populaire, dont il nous encourageait à rechercher les traditions en Alsace, les plus antiques documents, considérés au point de vue poétique, témoignaient que la poésie est un don universel et populaire, et non l’héritage particulier de quelques hommes d’une culture élégante. Je dévorais tout cela, et plus je recueillais avidement, plus il donnait avec libéralité, si bien que nous passions ensemble les heures les plus intéressantes. Je m’efforçais de continuer mes études sur les sciences naturelles ; et, comme on a toujours assez de temps quand on veut bien l’employer, je réussissais parfois à faire le double et le triple. Enfin, ce petit nombre de semaines que nous vécûmes ensemble turent si bien remplies, que (je puis le dire) tout ce que Herder a plus tard exécuté successivement me fut indiqué en germe, et j’eus le bonheur de me voir ainsi en état de compléter tout ce que j’avais appris, médité, ce que je m’étais approprié jusqu’alors ; de le rattacher à un point de vue plus élevé et de le développer. Si Herder avait été plus méthodique, j’aurais aussi trouvé chez lui les plus précieuses indications pour suivre dans mon développement une direction constante ; mais il était plus disposé à examiner et à stimuler qu’à diriger et à conduire. Ainsi, par exemple, il me fit connaître, le premier, les ouvrages de Hamann, dont il faisait le plus grand cas ; mais, au lieu de me les expliquer et de me faire comprendre l’enchaînement et la marche de cet esprit extraordinaire, il se faisait d’habitude un jeu de mes efforts, assez bizarres, il est vrai, pour arriver à l’intelligence de ces feuilles sibyllines. Cependant, je sentais bien dans les écrits de Hamann quelque chose qui me satisfaisait, à quoi je m’abandonnais, sans connaître ni le point de départ ni le but.

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A quel point je devais être arriéré dans la littérature nouvelle, on peut en juger par la manière dont j’avais vécu à Francfort et par les études auxquelles je m’étais livré. Ma résidence à Strasbourg n’avait pu m’avancer dans ces connaissances. Herder arriva, et, outre son instruction étendue, il m’apporta divers secours, sans parler de plusieurs livres nouveaux. Dans le nombre, il nous annonça le Vicaire de Wakefield, comme un excellent ouvrage, qu’il voulait nous lire lui-même dans la traduction allemande. Sa manière de lire était toute particulière. Qui l’a entendu prêcher pourra s’en faire une idée. Il présentait tout, et le roman Comme le reste, gravement et simplement. Absolument étranger à toute exposition mimique et dramatique, il évitait jusqu’à cette variété qui est permise et même demandée dans le récit, je veux dire un léger changement de ton, quand différentes personnes prennent la parole, qui fait ressortir ce que chacun dit, et distingue l’action de la narration. Sans être monotone, Herder lisait tout d’une manière uniforme, comme si rien n’était actuel, mais que tout fût simplement historique ; comme si les ombres de ces figures poétiques n’étaient pas vivantes et agissantes devant lui, et ne faisaient que glisser doucement sous ses yeux. Mais ce genre de lecture avait dans sa bouche un charme infini : comme il sentait tout profondément, et qu’il savait estimer hautement la variété d’un ouvrage de ce genre, le mérite d’une production ressortait tout entier d’une manière pure et d’autant plus distincte qu’on n’était pas distrait par des détails vivement exprimés, ni arraché à l’impression que l’ensemble devait produire.

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Si Herder avait un défaut comme lecteur, c’était l’impatience. Il n’attendait pas que l’auditeur eût compris et saisi une certaine partie du développement pour être en état de le bien sentir et d’en juger sainement. Dans sa précipitation, il voulait voir des effets sur-le-champ, et néanmoins il était mécontent de ceux qui se manifestaient. Il blâmait l’excès de sentiment qui débordait chez moi davantage à chaque pas. Je sentais en homme, en jeune homme ; pour moi tout était vivant, vrai, présent ; lui, qui ne considérait que le fond et la forme, il voyait bien que j’étais dominé par le sujet, et c’est ce qu’il ne voulait pas souffrir. Les réflexions de Péglow, qui n’étaient pas des plus fines, étaient encore plus mal reçues. Ce qui l’indignait surtout, c’est que, par défaut de pénétration, nous ne prévoyions pas les contrastes dont l’auteur use fréquemment ; nous nous laissions émouvoir et entraîner, sans remarquer l’artifice qui revenait souvent ; mais que, dès le commencement, où Burchell, en passant, dans un récit, de la troisième personne à la première, est sur le point de se trahir, nous n’eussions pas vu d’abord ou du moins soupçonné qu’il est lui-même le lord dont il parle, c’est ce qu’il ne nous pardonnait pas ; et lorsqu’à la fin, la découverte ou la transformation du pauvre misérable passant en un riche et puissant seigneur nous causa une joie enfantine, il rappela cet endroit, auquel, suivant l’intention de l’auteur, nous n’avions fait qu’une légère attention, et nous fit de violents reproches de notre stupidité. On voit par là qu’il considérait le livre uniquement comme une œuvre d’art, et qu’il exigeait la même chose de nous, qui nous trouvions pourtant dans des dispositions où il nous est bien permis de laisser les œuvres d’art agir sur nous comme des productions naturelles.

TROISIÈME PARTIE.

On a pourvu à ce que les arbres ne s’élèvent pas jusqu’au ciel.

 

LIVRE XI.

Une belle enfant, que nous nommons Berthe avec plaisir, nous croirions l’offenser, si nous devions la nommer Urselblandine. Assurément un pareil nom s’arrêterait sur les lèvres d’un homme bien élevé, et bien plus encore sur celles d’un amant. Laissons un monde froid et exclusif juger ridicule et blâmable toute manifestation de la fantaisie : le sage, qui connaît les hommes, doit savoir l’estimer à sa valeur. Cette comparaison, à laquelle un fripon les avait contraints, eut les suites les plus agréables pour la position des deux amants sur la belle rive du Rhin. On n’arrête pas la pensée sur soi, quand on se regarde au miroir, mais on se sent et l’on s’accepte. Il en est de même de ces images morales dans lesquelles on reconnaît, comme dans une esquisse, et l’on s’efforce de saisir et d’embrasser, avec une tendresse fraternelle, ses mœurs et ses inclinations, ses habitudes et ses particularités.

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Il y a peu de biographies qui puissent présenter un progrès pur, paisible, continuel, de l’individu. Notre vie est, comme l’univers dans lequel nous sommes renfermés, un incompréhensible mélange de liberté et de nécessité. Notre vouloir est un pronostic de ce que nous ferons dans toutes les circonstances ; mais ces circonstances nous saisissent d’une manière qui leur est propre. Le quoi est en nous, le comment dépend rarement de nous, nous ne devons pas demander le pourquoi, et c’est à cause de cela qu’on nous renvoie justement à quia. J’avais aimé la langue française dès mon enfance ; j’avais appris à la connaître dans une vie plus animée, et, par elle, une vie plus animée m’était apparue ; elle m’était devenue familière sans grammaire et sans leçons, par la conversation et par la pratique, comme une seconde langue maternelle. Après cela, j’avais désiré m’en rendre l’usage plus facile, et j’avais préféré Strasbourg à d’autres universités pour mon second séjour scolaire. Mais je devais, par malheur, y éprouver le contraire de ce que j’avais espéré, et être détourné de cette langue et de ces mœurs plutôt qu’attiré vers elles.

LIVRE XII.

Néanmoins ces feuilles furent bien reçues, et réimprimées dans la brochure de Herder Sur la manière et l’art allemand.

Si, par inclination ou dans un but poétique et par d’autres vues, je m’occupais avec plaisir des antiquités nationales et cherchais à les faire revivre devant moi, j’en étais toutefois détourné de temps en temps par les études bibliques et par les émotions religieuses ; la vie et les actes de Luther, qui jettent dans le seizième siècle un éclat si magnifique, devaient toujours me ramener aux Saintes Écritures et à la méditation des idées et des sentiments religieux. Je me complaisais, dans mon petit orgueil, à considérer la Bible comme une œuvre collective, formée peu à peu, remaniée à diverses époques : car cette conception n’était point encore dominante, et surtout elle n’était point admise dans la société au milieu de laquelle je vivais. Pour le sens général, je m’en tenais à la version de Luther ; pour les détails, je recourais à la traduction littérale de Schmid, et je m’aidais, aussi bien que possible, du peu d’hébreu que je savais. Qu’il se trouve dans la Bible des contradictions, personne aujourd’hui ne le contestera. On cherchait à les lever en prenant pour base le passage le plus clair, et en s’efforçant de concilier avec celui-là le passage qui l’était moins et qui le contredisait. Moi, je voulais découvrir, par l’examen, l’endroit qui exprimait le mieux l’idée de la chose ; je m’attachais à ces passages, et je rejetais les autres comme interpolés.

Car dès lors s’était affermie chez moi, sans que je pusse dire si elle m’avait été inspirée ou insinuée, ou si elle était née de mes propres réflexions, cette idée fondamentale, que, dans toute tradition et particulièrement dans la tradition écrite, l’essentiel est le fonds, l’intérieur, le sens, la direction de l’ouvrage ; là se trouve ce qui est originel, divin, efficace, inviolable, inaltérable ; ni le temps ni aucune influence, aucune condition extérieure, n’ont de prise sur ce fonds intime, du moins pas plus que la maladie du corps n’en a sur une âme bien faite. La langue, le dialecte, les idiotismes, le style et enfin l’écriture, devaient donc être considérés comme le corps de tout ouvrage d’esprit. Ce corps, assez intimement uni, il est vrai, avec l’intérieur, est toutefois exposé aux altérations, aux détériorations, car, en général, aucune tradition ne peut, par sa nature, être transmise dans une pureté parfaite, et, quand elle le serait, elle ne pourrait, dans la suite, être toujours parfaitement intelligible : l’un est impossible à cause de l’insuffisance des organes par lesquels elle est transmise ; l’autre, à cause de la différence des temps et des lieux, mais particulièrement à cause de la différence des facultés et des opinions humaines, et c’est pourquoi les interprètes ne s’accorderont jamais. Rechercher la nature intime, le caractère propre d’un livre qui nous plaît particulièrement, est donc l’affaire de chacun, et, pour cela, il faut, avant toute chose, examiner dans quels rapports le livre est avec notre propre nature et à quel point cette force vivante anime et féconde la nôtre ; en revanche, tout l’extérieur, qui est sans action sur nous ou sujet à un doute, on doit l’abandonner à la critique, qui, fût-elle même en état de morceler et de disperser l’ensemble, ne parviendrait jamais à nous ravir le fonds véritable, auquel nous tenons fermement, et même ne troublerait pas un moment notre conviction, une fois qu’elle s’est formée.

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Mais à quoi des jeunes gens prendront-ils le plus grand intérêt, comment éveilleront-ils l’intérêt parmi leurs égaux, si l’amour ne les anime pas, si les affaires de cœur, de quelque nature qu’elles soient, ne sont pas en eux vivantes ? J’avais à déplorer en secret un amour perdu. Cela me rendait indulgent et doux, et plus agréable à la société que dans l’époque brillante où je n’avais à me reprocher aucun tort, aucun faux pas, et où je m’élançais dans la vie, libre de tout engagement. La réponse de Frédérique à une lettre d’adieux me déchira le cœur. C’était la même main, la même pensée, le même sentiment, qui s’étaient développés pour moi et par moi. Alors seulement, je compris la perte qu’elle faisait, et je ne voyais aucune possibilité de la réparer ni même de l’adoucir. Frédérique m’était toujours présente. Je sentais constamment qu’elle me manquait, et, ce qui était le plus douloureux, je ne pouvais me pardonner mon propre malheur. On m’avait ôté Marguerite, Annette m’avait quitté : ici j’étais coupable pour la première fois ; j’avais blessé profondément le plus noble cœur, et cette époque d’un sombre repentir, auquel se joignait la privation d’un amour accoutumé, délices de ma vie, me fut extrêmement pénible et même insupportable. Mais l’homme veut vivre : je prenais donc aux autres un intérêt sincère ; je cherchais à les tirer de leurs embarras, à rejoindre ce qui voulait se séparer, afin de leur épargner mon sort. C’est pourquoi on avait coutume de m’appeler le confident, et aussi le pèlerin, à cause de mes courses vagabondes dans la contrée. Cet apaisement de mon cœur, je ne le trouvais qu’en plein air, dans les vallées, sur les hauteurs, dans les campagnes et les bois, et je l’avais à ma portée, grâce à la position de Francfort entre Darmstadt et Hombourg, deux séjours agréables, qui étaient en bonne intelligence à cause de la parenté des deux cours. Je m’accoutumai à vivre sur la route, allant et venant, comme un messager, de la montagne à la plaine. Seul ou en compagnie, il m’arrivait souvent de traverser ma ville natale, comme si elle m’eût été étrangère ; je dînais dans une des grandes auberges de la Fahrgasse, après quoi, je poursuivais ma route. Plus que jamais, je cherchais le vaste monde et la libre nature. Chemin faisant, je chantais des hymnes et des dithyrambes étranges, dont un s’est conservé sous le titre de Chant d’orage du pèlerin. J’allais chantant avec entraînement cette demi-extravagance, surpris en chemin par un temps affreux, qu’il me fallait braver.

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Dans cette chevalerie se perdait encore un ordre bizarre qui devait être philosophique et mystique, et qui n’avait point de nom particulier. Le premier degré s’appelait le passage ; le second, le passage du passage ; le troisième, le passage du passage au passage ; et le quatrième, le passage du passage au passage du passage. Expliquer le sens profond de cette suite de degrés était le devoir des initiés, et l’on y procédait en se réglant sur un petit livre imprimé, dans lequel ces expressions étranges étaient expliquées, ou plutôt amplifiées d’une manière plus étrange encore. S’occuper de ces choses était le passe-temps favori. La folie de Behrisch et la déraison de Lenz semblaient réunies : je me borne à répéter qu’il n’y avait pas derrière ces symboles l’apparence d’un dessein.

Je m’étais associé très-volontiers à ces badinages ; j’avais même eu l’idée, le premier, de mettre en ordre les fragments des Quatre fils Aymon, et proposé la manière en laquelle ils seraient lus dans les fêtes et les solennités ; je savais moi-même les débiter avec emphase : cependant je m’étais bientôt lassé de tout cela, et, comme je regrettais ma société de Francfort et de Darmstadt, je fus charmé d’avoir trouvé Gotter, qui me voua une sincère affection, que je lui rendis de bon cœur. Son esprit était délicat, clair et serein, son talent exercé et réglé ; il s’attachait à l’élégance française, et il aimait la partie de la littérature anglaise qui s’occupe d’objets agréables et moraux. Nous passâmes ensemble beaucoup de belles heures à nous communiquer mutuellement nos connaissances, nos projets et nos goûts. Il m’excita à divers petits travaux, et, comme il était lié avec les littérateurs de Gœtlingue, il me demanda particulièrement quelques-unes de mes poésies pour l’almanach de Boie.

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Ces gravures de Gessner augmentèrent notre goût pour les objets champêtres, et un petit poème que nous lûmes dans notre cercle intime, avec le plus vif plaisir, ne nous permit plus de considérer autre chose. Le Deserted village de Goldsmith devait nous charmer tous, au degré de culture et avec les sentiments qu’on nous connaît. On y trouvait retracé, non pas comme vivant et agissant, mais comme passé et disparu, tout ce qu’on voyait si volontiers de ses yeux, ce qu’on aimait, qu’on estimait, qu’on recherchait avec passion dans la réalité, pour y prendre part avec la joie de la jeunesse : les jours de fête à la campagne, les consécrations d’églises et les foires, la grave assemblée des vieillards sous le tilleul du village, bientôt remplacée par la danse des jeunes gens, à laquelle même les élégants prenaient part. Que ces plaisirs paraissaient convenables, modérés par un honnête pasteur de campagne, qui savait d’abord aplanir et régler ce qui pouvait dépasser les bornes ou donner lieu à des noises et des querelles ! Là encore, nous retrouvions notre vénérable vicaire de Wakefield dans sa société bien connue, mais non plus agissant et vivant. C’était comme une ombre évoquée par les doux gémissements du poète élégiaque. La seule idée de ce tableau est des plus heureuses, une fois qu’on a résolu de ressusciter, avec une gracieuse tristesse, un passé innocent. Et comme cette œuvre sentimentale du poète anglais est à tous égards heureusement accomplie ! Je partageais l’enthousiasme de Gotter pour ce délicieux poëme. Nous entreprîmes tous deux de le traduire. Son travail vaut mieux que le mien, parce que je m’étais efforcé trop scrupuleusement d’imiter dans notre langue la délicate énergie de l’original, et, par là, j’avais fidèlement reproduit quelques passages, mais non pas l’ensemble.

Or, si le bonheur suprême réside dans la mélancolie, et si la vraie mélancolie ne doit avoir pour objet que l’inaccessible, tout concourait pour faire du jeune homme que nous suivons ici dans ses égarements le plus heureux des mortels. Son amour pour une femme promise et fiancée, ses efforts pour donner et approprier à notre littérature des chefs-d’œuvre étrangers, son application à peindre la nature, non-seulement avec le langage, mais aussi avec le burin et le pinceau, et cela sans véritable technique : chacune de ces choses eût été suffisante pour gonfler le cœur et serrer la poitrine ; mais, pour arracher à cette situation celui qui éprouvait de si douces souffrances, pour lui préparer de nouvelles relations, et, par là, de nouvelles inquiétudes, voici ce qui arriva. A Giessen se trouvait Hœpfner, professeur de droit. Merck et Schlosser reconnaissaient en lui un jurisconsulte habile, un penseur, un homme de mérite, et ils l’honoraient infiniment. Il y avait longtemps que je désirais faire sa connaissance, et, ces deux amis ayant résolu de lui faire une visite pour conférer sur des sujets littéraires, nous convînmes qu’à cette occasion je me rendrais aussi à Giessen. Mais, comme il arrive dans l’intempérance des époques de joie et de paix, nous avions de la peine à faire quelque chose tout uniment, et, en véritables enfants, nous tachions de faire jaillir même du nécessaire quelque plaisanterie. Il fut donc convenu que je me présenterais comme un inconnu, sous une forme étrangère, et que je satisferais encore une fois mon goût de paraître sous un déguisement. Par une belle matinée, avant le lever du soleil, je partis de Wetzlar et remontai l’agréable vallée en côtoyant la Lahn. Ces promenades faisaient aussi mon bonheur. J’inventais, j’enchaînais, je travaillais à fond, et, dans la solitude, livré à moi-même, j’étais joyeux et content ; je réduisais à sa valeur ce que le monde, contradicteur éternel, m’avait mal à propos et confusément imposé. Arrivé au terme de mon voyage, je cherchai la demeure de Hœpfner, et je frappai à la porte de son cabinet. Quand il m’eut crié : « Entrez ! » je me présentai modestement, comme un étudiant qui retournait de l’université dans la maison paternelle, et qui voulait faire en chemin la connaissance des hommes les plus distingués. J’étais préparé à ses questions sur mes relations personnelles ; je lui fis un conte croyable, vulgaire, dont il parut satisfait. Après cela, je me donnai pour un étudiant en droit, et je ne soutins pas mal l’épreuve, car je connaissais son mérite dans ce domaine, et je savais qu’il s’occupait justement du droit naturel. Cependant la conversation languit quelquefois, et le savant semblait attendre mon album ou ma révérence : je sus temporiser’, car j’étais sûr que Schlosser, dont je connaissais la ponctualité, ne tarderait pas à paraître. Il arriva en effet ; il fut reçu à bras ouverts, et, après m’avoir regardé de côté, il parut faire peu d’attention à moi. Hœpfner, au contraire, m’associa à la conversation, et montra une véritable bienveillance. Enfin je pris congé, et je courus à l’auberge, où j’échangeai à la hâte quelques mots avec Merck, pour nous entendre sur la suite.

LIVRE XIII.

Les romans de Richardson avaient déjà fait connaître à la société bourgeoise une délicate moralité. Les suites funestes et inévitables de la faute d’une femme étaient analysées dans Clarisse d’une manière cruelle. Lessing traita le même sujet dans Miss Sara Sampson. Le Marchand de Londres montra dans la situation la plus horrible un jeune homme séduit. Les drames français avaient le même but, mais ils procédaient plus modérément, et savaient plaire en finissant par tout arranger. Le Père de famille de Diderot, l’Honnête criminel, le Vinaigrier, le Philosophe sans le savoir, Eugénie et d’autres ouvrages pareils étaient conformes au respectable esprit de cité et de famille, qui prévalait de plus en plus. Chez nous, le Fils reconnaissant, le Déserteur par amour filial et leur séquelle avaient la même tendance. Le Ministre, Clémentine et les autres pièces de Gobler, le Père de famille allemand de Gemmingen, tous présentaient le spectacle sentimental des vertus de la classe moyenne et même de la classe inférieure, et ravissaient le grand public. Eckhof, par son noble caractère, qui prêtait à la condition du comédien une certaine dignité, dont elle avait manqué jusqu’alors, releva extraordinairement les premiers rôles de ers pièces, car, en honnête homme qu’il était, il rendait parfaitement l’expression de l’honnêteté.

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On voit assez clairement combien ces conversations idéales ont d’affinité avec une correspondance épistolaire. Seulement celle-ci répond à une confiance établie, tandis que, dans l’autre cas, on trouve moyen de s’en procurer une nouvelle, toujours changeante, et qui reste sans réponse. Aussi, quand je me proposai de peindre ce dégoût de la vie, que les hommes ressentent sans être pressés par la nécessité, je dus songer aussitôt à exposer par lettres mes sentiments, car le découragement est toujours l’enfant, le nourrisson de la solitude. Celui qui s’y abandonne fuit toute contradiction, et qu’est-ce qui le contredit plus que toute société joyeuse ? Le bonheur des autres lui est un douloureux reproche, et ce qui devrait l’engager à sortir de lui-même l’y refoule plus profondément. S’il veut peut-être s’expliquer là-dessus, il le fera par lettres, car un épanchement écrit, qu’il soit joyeux ou chagrin, ne rencontre aucun contradicteur direct ; une réponse, où sont exposées les raisons contraires, donne au solitaire l’occasion de se confirmer dans ses rêveries, un sujet de s’obstiner toujours davantage. Si les lettres de Werther, écrites dans cet esprit, ont un attrait si varié, c’est que le fonds très-divers en avait été élaboré dans ces conversations imaginaires avec nombre de personnes, et qu’ensuite, dans la composition, elles paraissent adressées à un seul ami, à un seul confident. Il serait peu opportun d’en dire davantage sur la rédaction de cet opuscule, qui a fait tant de bruit, mais je puis ajouter quelques réflexions sur le fond.

Ce dégoût de la vie a ses causes physiques et ses causes morales. Laissons le médecin étudier les premières et le moraliste les secondes, et, dans un sujet si souvent approfondi, ne considérons que le point principal, où ce phénomène se révèle avec le plus de clarté. Tout bien-être dans la vie est fondé sur un retour régulier des objets extérieurs. La succession du jour et de la nuit, des saisons, des fleurs et des fruits et de tout ce qui s’offre à nous de période en période, pour que l’homme puisse et doive en jouir, tels sont les véritables ressorts de la vie terrestre. Plus nous sommes ouverts à ces jouissances, plus nous nous sentons heureux ; mais, si ces phénomènes divers passent et repassent devant nous sans nous intéresser, si nous sommes insensibles à de si nobles avances, alors prend naissance le plus grand mal, la plus grave maladie ; on regarde la vie comme un pénible fardeau. On rapporte d’un Anglais qu’il se pendit pour n’avoir pas à s’habiller et se déshabiller chaque jour. J’ai connu un bonhomme de jardinier, inspecteur d’un grand parc, qui s’écria un jour avec chagrin : « Faudra-t-il donc que je voie toujours ces nuages pluvieux passer du couchant au levant ? » On raconte d’un de nos hommes les plus distingués, qu’il voyait avec ennui le printemps reverdir : il aurait voulu, pour changer, le voir rouge une fois. Ce sont là proprement les symptômes du dégoût de la vie, qu’il n’est pas rare de voir aboutir au suicide, et qui, chez les hommes réfléchis et concentrés en eux-mêmes, a été plus fréquent qu’on ne peut croire.

Mais rien n’occasionne plus ce dégoût que le retour de l’amour. Le premier amour est l’unique, dit-on avec raison. Car, dans le second et par le second, le sens le plus élevé de l’amour est déjà perdu. L’idée de l’éternité et de l’infini, qui l’élève et le porte, est détruite ; il parait passager comme tout ce qui revient. La séparation du physique et du moral, qui, dans les complications de la vie civilisée, isole la tendresse et le désir, provoque encore ici une exagération, qui ne peut produire aucun bien.

D’ailleurs un jeune homme s’aperçoit bientôt, sinon chez lui-même, du moins chez les autres, que les époques morales alternent aussi bien que les saisons. La faveur des grands, les bonnes grâces des hommes puissants, les encouragements des personnes actives, l’inclination de la multitude, l’amitié des individus, tout change et passe, sans que nous puissions le fixer plus que le soleil, la lune et les étoiles. Et pourtant ces choses ne sont pas de simples phénomènes naturels ; elles nous échappent par notre faute ou par celle d’autrui, par le hasard ou la destinée ; elles changent, et nous ne sommes jamais assurés d’elles.

Toutefois, ce qui tourmente surtout un jeune homme qui a de la sensibilité, c’est l’inévitable retour de nos fautes ; car nous tardons longtemps à reconnaître qu’en cultivant nos vertus, nous cultivons aussi nos défauts. Nos vertus reposent sur nos défauts comme sur leurs racines, et nos défauts se ramifient en secret avec autant de force et de diversité que nos vertus à la lumière du jour. Or, comme nous exerçons le plus souvent nos vertus avec volonté et conscience, tandis que nous sommes surpris à noire insu par nos défauts, elles nous procurent rarement quelque joie, lundis qu’ils nous causent sans cesse douleur et tourment. C’est ce qui nous rend surtout difficile et presque impossible la connaissance de nous-mêmes. Qu’on se représente avec cela un jeune sang qui bouillonne, une imagination que les objets particuliers enchaînent aisément, puis les alternatives du jour, et l’on trouvera assez naturel un impatient désir de s’affranchir d’une pareille gêne.

Cependant ces sombres réflexions, qui égarent dans l’infini celui qui s’y abandonne, n’auraient pu se développer d’une manière aussi marquée dans les cœurs de la jeunesse allemande, si une cause extérieure ne l’avait excitée et encouragée à ce funeste travail. Ce fui l’œuvre de la littérature et surtout de la poésie anglaise, dont les grands mérites sont accompagnés d’une grave mélancolie, qu’elle communique à quiconque s’occupe d’elle. L’Anglais intelligent se voit dès son enfance entouré d’une société puissante, qui stimule toutes ses forces ; il s’aperçoit lot ou tard que, pour s’accommoder avec elle, il doit rassembler toute son intelligence. Combien de leurs poëtes n’ont-ils pas mené dans leur jeunesse une vie dissolue et tumultueuse, et ne se sont-ils pas crus du bonne heure autorisés à se plaindre de la vanité des choses humaines ! Combien se sont essayés dans les affaires publiques, et, dans le parlement, à la cour, dans le ministère, dans les ambassades, ont joué, soit les premiers rôles, soit des rôles inférieurs ; ont pris une part active aux troubles intérieurs, aux révolutions politiques, et ont fait, sinon par eux-mêmes, du moins par leurs amis et leurs protecteurs, des expériences plus souvent tristes que satisfaisantes ! Combien se sont vus bannis, chassés, emprisonnés, lésés dans leurs biens !

Mais il suffit d’être spectateur de si grands événements pour être porté au sérieux ; et, le sérieux, où peut-il nous conduire qu’à la pensée de la fragilité et de la vanité de toutes les choses terrestres ? L’Allemand aussi est sérieux, et, par conséquent, la poésie anglaise lui convenait parfaitement, et, parce qu’elle émanait d’une condition supérieure, elle lui paraissait imposante. On trouve partout en elle une intelligence grande, forte, éprouvée, un sentiment profond, délicat, une excellente volonté, une action passionnée, les plus nobles qualités qu’on admire chez des hommes intelligents et cultivés ; mais tout cela réuni ne fait pas encore un poêle. La véritable poésie se révèle à ceci, que, par une sérénité intérieure, par un bien-être extérieur, comme un évangile mondain, elle t-ait nous délivrer des fardeaux terrestres qui pèsent sur nous. Comme un aérostat, elle nous élève, avec le lest qui s’attache à nous, dans des régions supérieures, et laisse les confus labyrinthes de la terre se développer devant nous à vol d’oiseau. Les œuvres les plus gaies et les plus sérieuses ont le même but, de modérer la joie aussi bien que la douleur par une heureuse et spirituelle peinture. Que l’on considère dans cet esprit ta plupart des poésies anglaises, le plus souvent morales et didactiques, et l’on verra qu’elles ne témoignent, en général, qu’un sombre dégoût de la vie. Non-seulement les Nuits d’Young, où ce thème est essentiellement développé, mais aussi les autres poésies contemplatives nous égarent insensiblement dans ce triste champ, où est proposé à l’esprit un problème qu’il ne suffit pas à résoudre, car la religion elle-même, quelle que soit celle qu’il pourra se construire, le laisse sans secours. On pourrait réunir des volumes entiers, qui serviraient de commentaires à ce texte terrible :

« Le vieil âge et l’expérience, la main dans la main. le mènent à la mort, et lui font comprendre, après une recherche si douloureuse et si longue, que toute sa vie il a été dans l’erreur. »

Ce qui achève de rendre misanthropes les poêles anglais, et ce qui répand dans leurs écrits le pénible sentiment du dégoût de toutes choses. c’est que les nombreuses dissidences de leur vie publique les contraignent, les uns et les autres, de vouer, sinon toute leur vie, du moins la pari la meilleure, à toi ou lui parti. Comme un écrivain ainsi placé ne peut ni louer ni prôner les amis auxquels il est dévoué, la cause qu’il a embrassée, parce qu’il ne ferait qu’exciter la haine et l’envie, il exerce son talent à dire des adversaires tout te mal possible, à aiguiser, à empoisonner même, autant qu’il peut, les traits de la satire. Que cela se fasse de part et d’autre, et le monde intermédiaire est détruit et anéanti, en sorte que, chez une grande nation, active, intelligente, on ne peut, avec la plus extrême indulgence, découvrir que sottise et folie. Leurs poésies tendres s’occupent elles-mêmes de tristes objets. Ici meurt une jeune fille abandonnée, là se noie un amant fidèle, ou bien, tandis qu’il nage précipitamment, il est dévoré par un requin avant d’atteindre sa bien-aimée ; et, lorsqu’un porte comme Gray s’établit dans un cimetière de village, et rechante ces mélodies connues, il peut être assuré de rassembler en foule autour de lui les amis de la mélancolie. Il faut que l’Allegro de Millon commence par exorciser le chagrin en vers énergiques, avant de pouvoir arriver à une gaieté très-modérée, et le joyeux Goldsmith lui-même se perd dans des sentiments élégiaques, quand son Village abandonné nous retrace, avec autant de grâce que de tristesse, un paradis perdu, que son Voyageur recherche sur toute la terre. Je ne doute pas qu’on ne puisse me citer aussi et m’opposer des œuvres gaies, des poésies sereines ; mais la plupart et les meilleures appartiennent certainement y l’époque antérieure, et les plus récentes qu’on pourrait ranger dans le nombre inclinent également vers la satire : elles sont amères et surtout elles rabaissent les femmes.

Enfin ces poëmes, que je viens de rappeler en ternies généraux, ces poèmes sérieux, qui sapaient la base de la nature humaine, étaient nos auteurs favoris, préférés entre tous les autres ; l’un, selon son caractère, recherchait la tristesse légère, élégiaque, l’autre, le désespoir accablant, qui rejette tout salut. Chose étrange ! notre père et maître Shakspeare. qui sait répandre une si pure allégresse, fortifiait lui-même cette hypocondrie. Hamlet et ses monologues demeuraient comme des fantômes qui ne cessaient d’apparaître à toutes les jeunes imaginations. Chacun savait par cœur les principaux endroits et se plaisait à les réciter ; et chacun croyait devoir être mélancolique comme le prince de Danemark, sans avoir vu toutefois comme lui aucun fantôme et sans avoir un auguste père à venger.

Mais, afin que toute cette mélancolie eût un théâtre fait pour elle, Ossian nous avait attirés dans la Thulé lointaine, où, parcourant l’immense bruyère grisâtre, parmi les pierres moussues des tombeaux, nous voyions autour de nous les herbes agitées par un vent horrible, et sur nos têtes un ciel chargé de nuages. La lune enfin changeait en jour cette nuit calédonienne ; des héros trépassés, des beautés pâlies, planaient autour de nous ; enfin nous croyions voir, dans sa forme effroyable, l’esprit même de Loda.

Dans un pareil milieu, aven une pareille société, avec des goûts et des études de ce genre, tourmenté de passions non satisfaites, n’étant excité par aucun mobile extérieur à une sérieuse activité, sans autre perspective que l’obligation de se renfermer dans une insipide et languissante vie bourgeoise, on se familiarisait, dans son orgueil chagrin. avec la pensée de pouvoir à volonté quitter la vie, quand on ne la trouverait plus à son gré, et, par là, on se dérobait quelque peu aux injustices et à l’ennui journaliers. Cette disposition était générale, et, si Werther produisit un grand effet, c’est qu’il était à l’unisson de toutes les âmes, et qu’il exprimait ouvertement et clairement le secret d’une maladive et juvénile rêverie. A quel point les Anglais connaissaient cette maladie, c’est ce que prouvent ces lignes significatives, écrites avant l’apparition de Werther :

« Enclin à des douleurs qu’il aimait, il connut plus de souffrances que la nature ne lui en avait imposé, cependant que son imagination lui présentait le malheur sous des couleurs idéales et sombres, cl avec des horreurs étrangères. »

Le suicide est un événement de la nature humaine, qui, après tout ce qu’on a dit et débattu sur ce sujet, réclame l’attention de chacun, et qui veut qu’on le traite de nouveau à chaque époque. Montesquieu accorde a ses héros et ses grands hommes le droit de se donner la mort à volonté, en disant qu’il doit être loisible à chacun de finir où il lui plaît le cinquième acte de sa tragédie. Mais il n’est pas ici question de ces personnages qui ont mené une vie active, marquante, qui ont consacré leurs jours à un grand État ou à la cause de la liberté, et qu’on ne saurait guère blâmer lorsque, voyant disparue de et ; monde l’idée qui les animait, ils songent à la poursuivra au delà du tombeau. Nous avons affaire à des gens qui, par défaut d’activité dans la condition la plus paisible du monde, prennent la vie en dégoût, grâce à leurs prétentions exagérées pour eux-mêmes. Comme j’ai connu moi-même cet état, et que je sais parfaitement quelles peines il m’a fait souffrir, quels efforts il m’en a coûté pour y échapper, je ne veux pas taire les réflexions que j’ai faites mûrement sur les différents genres de mort qu’on pourrait choisir. Qu’un homme se sépare violemment de lui-même, qu’il en vienne non-seulement à se blesser, mais à se détruire, c’est une chose si contraire à la nature, qu’il recourt le plus souvent à des moyens mécaniques pour mettre son projet à exécution. Quand Ajax se jette sur son épée, c’est le poids de son corps qui lui rend le suprême service ; quand le guerrier fait promettre à son écuyer de ne pas le laisser tomber dans les mains des ennemis, c’est encore une force extérieure dont il s’assure : seulement c’est une force morale au lieu d’une force physique. Les femmes cherchent dans l’eau l’apaisement de leur désespoir, et In moyen essentiellement mécanique de l’arme à feu assure un prompt effet avec le plus léger effort. On ne parle guère de la pendaison, qui est une mon ignoble. C’est en Angleterre que ce cas doit être le plus fréquent, parce qu’on y est accoutumé dès l’enfance à voir pendre nombre de gens, sans que la mort soit précisément déshonorante. Avec le poison, avec l’ouverture des veines, on se propose de ne quitter la vie que lentement, et la mort la plus raffinée, la plus prompte, la moins douloureuse, par la blessure d’un aspic, était digne d’une reine qui avait passé sa vie dans le faste et les plaisirs. Mais tout cela sont des "ressources extérieures, ce sont des ennemis avec lesquels l’homme conclut une alliance contre lui-même.

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Je m’arrêtai peu aux critiques. Pour moi la question était complètement résolue. Ces bonnes gens n’avaient qu’à s’en démêler à leur tour. Cependant mes amis ne manquèrent pas de recueillir ces choses, et ils s’en divertirent, parce qu’ils étaient déjà mieux initiés à mes vues. Les Joies du jeune Werther, œuvre de Nicolai, nous inspirèrent mille plaisanteries. Cet homme, d’ailleurs estimable, plein de mérite et de science, avait déjà entrepris de rabaisser et d’exclure tout ce qui ne s’accordait pas avec son sentiment, que son esprit, très-borné, regardait comme unique et véritable. Il fallut qu’il s’essayât aussi contre moi, et cette brochure nous tomba bientôt dans les mains. La délicieuse vignette de Chodowiecki me fit grand plaisir, car j’avais pour cet artiste la plus haute estime. Cette fadaise même était fabriquée de cette grossière toile de ménage que le sens commun se fatigue en famille à préparer aussi dure qu’on peut. Il ne sent point qu’il n’y a pas de remède possible, que la jeunesse de Werther paraît, dès l’origine, rongée dans sa fleur par un ver qui la tue, et il laisse subsister mon travail jusqu’à l’endroit où le furieux se prépare à l’acte fatal : alors l’intelligent médecin de l’âme glisse subtilement dans les mains de son malade un pistolet chargé de sang de coq, d’où il ne résulte qu’un vilain spectacle, mais heureusement aucun mal. Charlotte devient la femme de Werther, et tout se termine à la satisfaction générale.

Je n’en ai pas retenu davantage, car je n’ai jamais revu le livre. J’en avais détaché la vignette, et je l’avais placée parmi mes gravures favorites. Par une secrète et innocente vengeance, je composai un petit poëme satirique, Nicolaï au tombeau de Werther, qui n’est pas fait pour être publié. Mon goût de tout dramatiser s’éveilla de nouveau dans cette occasion. J’écrivis un dialogue en prose entre Werther et Charlotte, d’un ton assez railleur. Werther se plaint amèrement que sa délivrance par le sang du coq ait si mal tourné. Il est resté vivant, mais l’explosion lui a crevé les yeux. Il est au désespoir d’être le mari de Charlotte et de ne pas la voir ; car la vue de toute sa personne lui serait presque plus douce que les aimables détails dont il ne peut s’assurer que par le toucher. Charlotte, comme on la connaît, n’est pas non plus fort satisfaite d’un mari aveugle, et l’occasion se trouve ainsi de reprocher hautement à Nicolaï son entreprise de se mêler sans aucune mission des affaires d’autrui. Tout cela était écrit fort gaiement, et faisait allusion librement à cette malheureuse et présomptueuse tendance de Nicolaï à s’occuper de choses au-dessus de sa portée, par où il attira dans la suite à lui-même et à d’autres beaucoup de chagrin, et perdit enfin, malgré ses mérites incontestables, toute sa considération littéraire. Le manuscrit original de ce badinage ne fut jamais copié, et il est détruit depuis nombre d’années. J’avais pour cette production une prédilection particulière. L’amour ardent et pur des deux jeunes gens était plutôt augmenté qu’affaibli par la situation tragi-comique à laquelle ils se trouvaient réduits. Il régnait dans celte composition la plus grande tendresse, et l’adversaire lui-même était traité non pas avec amertume, mais avec gaieté. Je faisais parler moins poliment le petit livre, qui, imitant de vieilles rimes, s’exprimait ainsi : « Que ce présomptueux me déclare dangereux, si cela lui plaît ! Le lourdaud, qui ne sait pas nager, veut s’en prendre à l’eau ! Que m’importent l’anathème de Berlin et ces pédants en soutane ? Qui ne peut me comprendre apprenne à mieux lire ! »

Préparé à tout ce qu’on avancerait contre Werther, je ne me fâchai nullement de toutes ces critiques, mais je n’avais pas prévu que les âmes bienveillantes et sympathiques me préparaient un insupportable tourment. Car, au lieu de me dire sur mon livre, tel qu’il était, quelques paroles obligeantes, chacun voulait savoir une bonne fois ce qu’il y avait de vrai dans le fonds. J’en fus très-choqué et, le plus souvent, je m’exprimai à l’encontre d’une manière fort brutale. Car, pour répondre à cette question, il m’aurait fallu disséquer et défigurer mon petit ouvrage, que j’avais si longtemps médité, pour donner à tant d’éléments l’unité poétique, et, de la sorte, ses véritables parties constitutives auraient été elles-mêmes sinon anéanties, du moins éparpillées et dispersées. En y réfléchissant davantage, je ne pouvais trouver déplacée l’exigence du public. L’aventure de Jérusalem avait produit une grande sensation. Un jeune homme cultivé, aimable et sans reproche, le fils d’un théologien, d’un écrivain éminent, jouissant de l’aisance et de la santé, renonçait tout à coup à la vie sans motif connu. Chacun demanda comment une pareille chose avait été possible ; et toute la jeunesse, lorsqu’on entendit parler d’un amour malheureux, et toute la classe moyenne, lorsqu’on rapporta les petits dégoûts qu’il avait essuyés dans la haute société, furent vivement émues, et chacun désira connaître les faits exactement. Alors parut dans Werther une peinture détaillée, dans laquelle on pensait retrouver la vie et le caractère de ce jeune homme. Le lieu et la personne s’accordaient ; la peinture était si naturelle, qu’on se croyait parfaitement instruit et satisfait. Mais, après un plus mûr examen, bien des choses ne s’accordaient pas, et ceux qui cherchaient la vérité s’imposaient un travail insupportable, car l’analyse critique fait naître mille doutes. Pénétrer au fond de ce mystère était chose impossible : ce que j’avais mis de ma vie et de mes souffrances dans cette composition ne se pouvait démêler : jeune homme inaperçu, j’avais vécu, sinon dans le mystère, du moins dans l’obscurité.

Pendant mon travail, je n’ignorai pas le bonheur insigne de cet artiste à qui l’on avait fourni l’occasion d’étudier plusieurs beautés pour en composer une Vénus, et je me permis aussi de former ma Charlotte d’après la figure et les qualités de plusieurs aimables personnes, bien que les traits principaux fussent empruntés à la plus aimée. Le public curieux put donc découvrir des ressemblances avec plusieurs dames, et ce n’était pas non plus pour les dames une chose indifférente de passer pour la véritable. Toutes ces Charlottes me causèrent des tourments infinis ; quiconque me rencontrait m’exprimait le désir de savoir tout de bon où demeurait la véritable. Je cherchais à me tirer d’affaire comme Nathan avec les trois anneaux : expédient qui peut convenir à des natures élevées, mais qui ne saurait contenter le public lisant et crédule. J’espérais être délivré au bout de quelque temps de ces recherches importunes, mais elles m’ont poursuivi pendant toute ma vie. Je tâchai de leur échapper en voyage par l’incognito, et cette ressource me fut encore enlevée insensiblement. Si donc l’auteur de cet opuscule a fait quelque chose de nuisible et de criminel, il en a été suffisamment et même trop sévèrement puni par ces inévitables importunités.

Tourmenté de la sorte, je reconnus trop bien que les auteurs et le public sont séparés par un immense abîme, dont on n’a heureusement de part et d’autre aucune idée. Aussi avais-je senti depuis longtemps combien toutes les préfaces sont inutiles. En effet, plus on croit rendre clair son dessein, plus on donne lieu à la confusion. En outre, un auteur à beau répondre, le public continuera toujours de lui adresser les réclamations qu’il a déjà essayé d’écarter. J’appris aussi de bonne heure à connaître une singularité des lecteurs, voisine de celle-là, et qui nous cause une surprise comique, surtout chez les lecteurs qui font imprimer leurs jugements. Ils se figurent, en effet, qu’en publiant quelque chose, on devient leur débiteur, et qu’on reste toujours fort au-dessous de ce qu’ils voulaient et désiraient, bien qu’un moment plus tôt, avant qu’ils eussent vu notre ouvrage, ils n’eussent pas l’idée qu’il existât ou qu’il put exister quelque chose de pareil.

LIVRE XIV.

Dans ces moments, faits pour serrer le cœur plus que pour l’élever, je ne prévoyais pas les impressions tendres et sublimes qui m’attendaient près de là. On me conduisit dans la maison de Jabach, où s’offrit à ma vue, et réalisé, ce que jusqu’alors je n’avais fait que me figurer. Toute cette famille était morte depuis longtemps ; mais, dans le rez-de-chaussée, contigu au jardin, rien n’avait subi aucun changement ; un pavé rouge brun formé régulièrement de briques en losanges, de grands fauteuils sculptés, aux sièges et aux dossiers brodés, des dessus de tables incrustés artistement, posés sur des pieds pesants, des lustres de métal, une vaste cheminée, avec ses ustensiles en proportion ; tout en harmonie avec ce vieux temps, et, dans tout l’appartement, rien de nouveau, rien d’actuel, que nous-mêmes. Mais ce qui augmenta, ce qui compléta et fit déborder les impressions merveilleusement excitées en nous à ce spectacle, ce fut un grand tableau de famille, placé au-dessus de la cheminée. L’ancien et riche propriétaire de cette demeure était représenté assis avec sa femme, entouré de ses enfants ; tous étaient là, frais et vivants, comme d’hier, comme d’aujourd’hui, et pourtant tous étaient morts. Ces fraîches et rondes joues d’enfants avaient aussi vieilli et, sans cette ingénieuse imitation, il n’en serait resté aucun souvenir. Dominé par ces impressions, je ne saurais dire ce que je devins. Mes dispositions morales et mes facultés poétiques les plus intimes se manifestèrent par la profonde émotion de mon cœur, et sans doute on vit s’épanouir et se répandre tout ce qu’il y avait de bon et d’affectueux dans mon âme ; car, dès ce moment, sans autre examen, j’obtins, pour la vie, l’affection et la confiance de ces hommes excellents.

Dans le cours de cette réunion des âmes et des intelligences, où se produisait au jour tout ce qui vivait dans chacun de nous, j’offris de réciter les plus nouvelles de mes ballades favorites. Le Roi de Thulé] et Il était un gars assez hardi produisirent un bon effet, et je les récitai avec d’autant plus de sentiment, que mes poésies étaient encore enchaînées à mon cœur et ne s’échappaient que rarement de mes lèvres, car j’étais arrêté par la présence de certaines personnes, auxquelles auraient pu nuire mes sentiments trop tendres. Cela me troublait quelquefois au milieu de ma récitation, et je ne pouvais plus en reprendre le fil. Combien de fois n’ai-je pas été accusé pour cela d’obstination et de bizarrerie !

Quoique la composition poétique fût mon occupation principale et celle qui allait le mieux à ma nature, je ne laissais pas de méditer sur des sujets de toute espèce, et je trouvais infiniment attrayante £t agréable la tendance originelle et naturelle de Jacobi à poursuivre l’impénétrable. Ici ne se produisait aucune controverse chrétienne, comme avec Lavater, ni didactique, comme avec Basedow. Les pensées que me communiquait Jacobi jaillissaient directement de son cœur, et comme j’étais pénétré, lorsqu’il me révélait, avec une confiance absolue, les plus intimes aspirations de l’âme ! Cependant ce singulier mélange de besoins, de passions et d’idées, ne pouvait éveiller en moi que des pressentiments de ce qui peut-être s’éclaircirait pour moi dans la suite. Heureusement je m’étais déjà formé ou du moins exercé à ces études, et j’avais reçu en moi la personnalité et la doctrine d’un homme extraordinaire, d’une manière incomplète, il est vrai, et comme à la dérobée, mais j’en éprouvais déjà de remarquables effets. Cet esprit, qui exerçait sur moi une action si décidée, et qui devait avoir sur toute ma manière de penser une si grande influence, c’était Spinoza. En effet, après avoir cherché vainement dans le monde entier un moyen de culture pour ma nature étrange, je finis par tomber sur l’Éthique de ce philosophe. Ce que j’ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j’ai pu y mettre du mien, je ne saurais en rendre compte ; mais j’y trouvais l’apaisement de mes passions ; une grande et libre perspective sur le monde sensible et le monde moral semblait s’ouvrir devant moi. Toutefois, ce qui m’attachait surtout à Spinoza, c’était le désintéressement sans bornes qui éclatait dans chacune de ses pensées. Cette parole admirable : « Celui qui aime Dieu parfaitement ne doit pas demander que Dieu l’aime aussi, » avec toutes les prémisses sur lesquelles elle repose, avec toutes les conséquences qui en découlent, remplissait toute ma pensée. Être désintéressé en tout, et, plus que dans tout le reste, en amour et en amitié, était mon désir suprême, ma devise, ma pratique, en sorte que ce mot hardi, qui vient après : « Si je t’aime, que t’importe ? » fut le véritable cri de mon cœur. Au reste on ne peut non plus méconnaître ici, qu’à proprement parler, les plus intimes unions résultent des contrastes. Le calme de Spinoza, qui apaisait tout, contrastait avec mon élan qui remuait tout ; sa méthode mathématique était l’opposé de mon caractère et de mon exposition poétique, et c’était précisément cette méthode régulière, jugée impropre aux matières morales, qui faisait de moi son disciple passionné, son admirateur le plus prononcé. L’esprit et le cœur, l’intelligence et le sentiment, se recherchèrent avec une affinité nécessaire, et par elle s’accomplit l’union des êtres les plus différents.

Mais, dans la première action et réaction, tout fermentait et bouillonnait en moi. Frédéric Jacobi, le premier à qui je laissai entrevoir ce chaos, lui, qui était naturellement porté à descendre dans les profondeurs, accueillit avec cordialité ma confiance, y répondit et s’efforça de m’initier à ses idées. Lui aussi, il éprouvait d’inexprimables besoins spirituels ; lui aussi, il refusait de les apaiser par des secours, étrangers ; il voulait se former et s’éclairer par lui-même. Ce qu’il me communiquait sur l’état de son être moral, je ne pouvais le comprendre, d’autant moins que je ne pouvais me faire aucune idée du mien. Bien plus avancé que moi dans la méditation philosophique, même dans l’étude de Spinoza, il cherchait à diriger, à éclairer, mes aveugles efforts. Cette pure parenté intellectuelle était nouvelle pour moi, et m’inspirait un ardent désir de continuer ces échanges d’idées. La nuit, quand nous étions déjà séparés et retirés dans nos chambres, j’allais le visiter encore ; le reflet de la lune tremblait sur le large fleuve, et nous, à la fenêtre, nous nous abandonnions avec délices aux épanchements mutuels, qui jaillissent avec tant d’abondance dans ces heures admirables d’épanouissement.

LIVRE XV.

Le chemin était ouvert, disait-on, quoique, dans toutes les choses terrestres, il puisse rarement être question de chemin. En effet, comme l’eau qui est écartée par un navire se précipite aussitôt derrière lui, l’erreur, que des esprits excellents ont écartée pour se faire place, se reforme bien vile derrière eux par une force naturelle.

C’est là ce que l’honnête Zimmermann nu voulait absolument pas reconnaître ; il ne voulait pas convenir que l’absurde remplit le monde. Impatient jusqu’à la fureur, il frappait sur tout ce qu’il reconnaissait et tenait pour faux. Qu’il se chamaillât avec le garde-malade ou avec Paracelse, avec un uromante ou un chimiste, c’était égal : il frappait toujours de même, et, quand il s’était mis hors d’haleine, il était bien étonné de voir l’hydre, qu’il croyait avoir foulée aux pieds, redresser ses télés innombrables et lui montrer les dents. En lisant ses ouvrages, et particulièrement le solide traité sur l’Expérience, on comprendra mieux quels furent les sujets de mes débats avec cet homme éminent. Il dut exercer sur moi une action d’autant plus marquée, qu’il avait vingt ans de plus que moi. Médecin renommé, il s’occupait surtout des hautes classes de la société, et cela le conduisait à parler à chaque instant de la corruption du temps, amenée par l’amollissement et par l’excès des jouissances ; et les discours du médecin, comme ceux des philosophes et de mes poétiques amis, me ramenaient aussi vers la nature. Je ne pouvais partager tout à fait sa fureur réformatrice. Loin de là, quand nous nous fûmes séparés, je me retirai bientôt dans mon véritable domaine, et je cherchai à employer, avec des efforts modérés, les dons que m’avait départis la nature, et à me donner un peu carrière dans une lutte joyeuse avec les choses que je désapprouvais, sans m’inquiéter de savoir jusqu’où mon action pourrait s’étendre, où elle pourrait me conduire.

QUATRIÈME PARTIE.

LIVRE XVI.

Pour accomplir cette tâche difficile, la nature a doté l’homme richement de force, d’activité et de persistance ; mais il est surtout secondé par la légèreté, son impérissable apanage. Par elle, il est capable, à chaque moment, de renoncer à une chose, pourvu qu’un moment après il en puisse saisir une nouvelle ; et c’est ainsi qu’à notre insu nous réparons sans cesse toute notre vie, nous mettons une passion à la place d’une autre ; occupations, inclinations, fantaisies, marottes, nous essayons tout, pour nous écrier à la fin que tout est vanité. Elle ne fait horreur à personne, cette maxime fausse et même blasphématoire ; bien plus, en la prononçant, on croit avoir dit quelque chose de sage et d’irréfutable. Il n’y a que peu d’hommes qui pressentent cette impression insupportable, et, qui, pour se dérober à toutes les résignations partielles, se résignent absolument une bonne fois. Ces hommes se persuadent de ce qui est éternel, nécessaire, légitime, et cherchent à se former des idées qui soient indestructibles, qui, loin d’être abolies par la considération des choses passagères, en soient au contraire confirmées. Mais, comme il y a dans cela quelque chose de surhumain, ces personnes sont d’ordinaire considérées comme inhumaines, impies, insociables ; on ne peut leur attribuer assez de cornes et de griffes.

Ma confiance en Spinoza reposait sur l’effet paisible qu’il produisait en moi, et elle ne fit que s’accroître quand on accusa de spinozisme mes respectables mystiques, quand j’appris que Leibnitz lui-même n’avait pu échapper à ce reproche, et que Boerhaave, soupçonné des mêmes opinions, avait dû passer de la théologie à la médecine. Mais qu’on ne pense pas que j’eusse voulu signer les écrits de Spinoza et les avouer littéralement : j’avais trop bien reconnu qu’aucune personne n’en comprend une autre, qu’une conversation, une lecture, éveille chez différentes personnes différents ordres d’idées, et l’on voudra bien accorder à l’auteur de Werther et de Faust que, profondément pénétré de ces malentendus, il n’a pas eu lui-même la présomption de croire entendre parfaitement un homme, qui, disciple de Descartes, s’est élevé par une culture mathématique et rabbinique à une hauteur de pensée où l’on voit, jusqu’à nos jours, le terme de tous les efforts de la spéculation.

On aurait une idée assez claire de ce que j’avais emprunté à Spinoza, si j’avais couché par écrit et conservé la visite que le juif errant faisait au philosophe, et que j’avais jugée un digne ingrédient de ce poëme. Mais je me complaisais si fort dans cette conception, et je m’en occupais en secret avec tant de plaisir, que je ne parvins pas à en écrire quelque chose, en sorte que l’idée, qui n’aurait pas été sans mérite comme plaisanterie de passage, s’étendit tellement qu’elle en perdit sa grâce, et que je la chassai de mon esprit comme importune. En quel sens les points principaux de mes rapports avec Spinoza sont demeurés chez moi ineffaçables, en exerçant une grande influence sur la suite de ma vie, c’est ce que je vais exposer aussi brièvement que possible.

La nature agit selon des lois éternelles, nécessaires et tellement divines, que la divinité elle-même n’y pourrait changer rien. Sur ce point tous les hommes sont parfaitement d’accord sans le savoir. Qu’on réfléchisse à l’étonnement et même à l’effroi que produit un phénomène naturel qui annonce de l’intelligence, de la raison ou seulement de la volonté ! S’il se manifeste chez des animaux quelque chose qui ressemble à la raison, nous ne pouvons revenir de notre surprise ; en effet, si près qu’ils soient de nous, ils nous semblent en être séparés par un abîme, et relégués dans le domaine de la nécessité. On ne peut donc blâmer les penseurs qui déclaraient purement machinale la technique infiniment ingénieuse, mais pourtant exactement limitée, de ces créatures. Si nous passons aux plantes, notre assertion est confirmée d’une manière encore plus éclatante. Rendons-nous compte de la sensation qui nous saisit, quand la sensitive, touchée, replie deux à deux ses feuilles pennées, et abaisse enfin le pétiolule comme au moyen d’une charnière. Elle est plus vive encore, la sensation inqualifiable qu’on éprouve en observant l’hedysarum gyrans, qui, sans cause extérieure visible, élève et abaisse ses folioles, et semble jouer avec lui-même comme avec nos pensées. Qu’on se figure un bananier qui aurait reçu cette propriété, de sorte que, par lui-même, il abaisserait et relèverait tour à tour ses vastes éventails : quiconque verrait la chose pour la première fois reculerait de frayeur. L’idée de nos propres avantages est tellement enracinée chez nous que nous ne voulons absolument en accorder au monde extérieur aucune part et que, si cela pouvait se faire, nous les refuserions même à nos semblables. La même frayeur nous saisit, quand nous voyons l’homme agir d’une manière déraisonnable, contre les lois morales généralement reconnues, d’une manière inintelligente, contre ses intérêts ou contre ceux d’autrui. Pour nous délivrer de l’horreur que ce spectacle nous cause, nous la transformons aussitôt en blâme, en abomination, et nous cherchons à repousser loin de nous la présence ou l’idée d’un tel homme.

Ce contraste que Spinoza fait ressortir avec tant d’énergie, je l’appliquai d’une façon très-singulière à mon individualité, et ce qui précède ne doit proprement servir qu’à rendre intelligible ce qui me reste à dire. J’étais parvenu à regarder comme un don entièrement naturel le talent poétique qui était en moi, d’autant plus que j’étais conduit à considérer la nature extérieure comme son objet. L’exercice de cette faculté poétique pouvait, il est vrai, être excité et déterminé par une occasion, mais c’était involontairement, et même contre ma volonté, qu’elle se produisait avec plus de joie et d’abondance. « Courir les bois et les campagnes, fredonner ma chansonnette, ainsi se passait tout le jour. » La même chose arrivait quand je me réveillais la nuit, et j’eus souvent envie de porter un gilet de cuir, comme avait fait un de mes prédécesseurs, pour m’accoutumer à fixer dans les ténèbres, au moyen du toucher, les vers qui me venaient à l’improviste. Il m’arrivait si souvent de me réciter une chansonnette sans pouvoir la retrouver, que je courais quelquefois à mon pupitre, sans me donner le temps de redresser une feuille posée de travers, et, sans bouger de la place, j’écrivais la poésie d’un bout à l’autre en diagonale. Dans ce même esprit, je prenais de préférence le crayon, qui traçait plus facilement les caractères, car il était arrivé quelquefois que le murmure et le craquement de la plume me réveillaient de mon poétique somnambulisme, me distrayaient et étouffaient, à sa naissance, une petite production. J’avais pour ces sortes de poésies un respect particulier, parce que je me comportais avec elles comme la poule avec les poulets qu’elle a couvés, et qu’elle entend piauler autour d’elle. Mon ancien goût de ne communiquer ces choses que par la lecture se renouvela : il me semblait abominable de les échanger contre de l’argent.

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Travailler à sa culture morale est ce que l’homme peut entreprendre de plus simple et de plus faisable ; il y est porté par une impulsion naturelle ; il y est conduit et même contraint dans la vie civile par le bon sens et l’amour. Stilling vivait dans un sentiment de sympathie morale et religieuse ; il ne pouvait exister sans se communiquer et sans éprouver à son tour la bienveillance ; il demandait une affection mutuelle ; où l’on ne le connaissait pas, il était silencieux ; où l’on ne l’aimait pas, le connaissant, il était triste : c’est pourquoi il ne se trouvait jamais mieux qu’avec les personnes bien intentionnées, qui, dans une sphère bornée et tranquille, sont occupées paisiblement à se perfectionner.

Ces personnes sauront se défaire de la vanité, renoncer à la poursuite de l’honneur mondain, se former un langage réservé, observer une conduite égale et bienveillante avec leurs amis et leurs voisins. Ici se trouve souvent, à la base, une forme de l’intelligence difficile à définir, modifiée par l’individualité : ces personnes attachent une grande importance à leur carrière pratique ; on regarde tout comme détermination surnaturelle, avec la conviction que Dieu agit directement. D’ailleurs, il y a chez l’homme un certain penchant à persister dans son état, mais aussi à se laisser pousser et conduire, et une certaine hésitation à agir soi-même. Elle s’accroît par la ruine des plans les plus sages, tout comme par la réussite accidentelle d’un heureux concours de circonstances imprévues. Et comme un pareil genre de vie est un obstacle à une conduite mâle et attentive, la manière de tomber dans un semblable état mérite également d’être observée et considérée.

L’objet dont ces adeptes s’entretiennent de préférence, est ce qu’on nomme réveils, conversions, auxquels nous ne contestons pas leur valeur, psychologique. C’est proprement ce que nous appelons, en matière de science et de poésie, des aperçus, la reconnaissance d’une grande maxime, ce qui est toujours une opération spontanée de l’esprit ; on y arrive par la contemplation, et non par la méditation, l’enseignement ou la tradition. Ici, c’est la reconnaissance de la force morale, qui s’appuie sur l’ancre de la foi, et se sentira dans une orgueilleuse sûreté au milieu des flots. Un pareil aperçu donne à celui qui le découvre la plus grande joie, parce qu’il porte, d’une manière originelle, la pensée vers l’infini ; il n’est besoin d’aucun laps de temps pour opérer la conviction ; elle naît entière et parfaite en un moment ; de là le bon vieux proverbe français : « En peu d’heures Dieu labeure. » Des impulsions extérieures déterminent souvent l’explosion soudaine d’une pareille conversion ; on croit voir des signes et des miracles.

La confiance et l’amitié m’unissaient de la manière la plus cordiale avec Stilling ; au reste, j’avais eu aussi sur sa carrière une heureuse et bonne influence, et il était fait pour garder un délicat et reconnaissant souvenir de tout ce qu’on faisait pour lui : mais, dans la direction que j’avais prise alors, son commerce ne m’était ni agréable ni avantageux. À la vérité, je laissais volontiers chacun arranger et régler l’énigme de sa vie ; mais attribuer à une intervention divine, immédiate, tout ce qui nous arrive raisonnablement d’heureux me semblait une prétention excessive, et l’idée que toute précipitation, toute négligence, qui résultent de notre légèreté et de notre vanité, ont des suites fâcheuses et pénibles, je ne pouvais non plus la concevoir comme un enseignement divin. Je pouvais donc tout au plus prêter l’oreille à cet excellent ami, mais sans rien lui répondre qui dût le satisfaire. Toutefois je lui laissais le champ libre comme à tant d’autres, et, comme auparavant, je pris sa défense dans la suite, quand des personnes par trop mondaines ne craignaient pas de blesser sa nature délicate. Aussi ne laissai-je pas arriver jusqu’à son oreille la boutade d’un esprit goguenard, qui disait un jour d’un ton sérieux : « En vérité, si j’étais aussi bien avec Dieu que Joung, ce n’est pas de l’argent que je demanderais à l’Être suprême, mais de la sagesse et de la prudence, pour me faire éviter tant de sottises qui coûtent de l’argent et qui nous endettent misérablement pour de longues années. »

LIVRE XVII.

En Allemagne, on ne s’était guère avisé encore de porter envie à cette puissante classe privilégiée ou de voir avec peine ses précieux avantages sociaux. La classe moyenne s’était vouée paisiblement au commerce et aux sciences, et, par là, comme par l’industrie, qui, y touche de près, elle était parvenue à peser d’un grand poids dans la balance ; des villes libres ou à peu près favorisaient cette activité, et leurs habitants jouissaient d’une sorte de bien-être paisible. Celui qui voyait sa richesse augmenter, son activité intellectuelle se développer, surtout dans la pratique du droit et les affaires d’État, avait la satisfaction d’exercer partout une grande influence. Dans les premiers tribunaux de l’Empire, et même ailleurs, on plaçait vis-à-vis du banc des nobles celui des savants ; le coup d’œil plus libre des uns s’accordait fort bien avec la pensée plus profonde des autres, et l’on n’apercevait dans la vie aucune trace de rivalité. Le noble jouissait tranquillement de ses privilèges inaccessibles, consacrés par le temps, et le bourgeois dédaignait deviser à l’apparence de ces avantages en ajoutant à son nom une particule. Le marchand et l’industriel avaient assez à faire de rivaliser, en quelque mesure, avec les nations qui avançaient d’un pas plus rapide. Si l’on veut ne pas s’arrêter aux fluctuations ordinaires du jour, on pourra dire que ce fut, en somme, un temps de nobles efforts, tel qu’on n’en avait pas vu auparavant, et qui ne pouvait longtemps se maintenir dans la suite, à cause des prétentions du dedans et du dehors.

J’étais alors à l’égard des classes supérieures dans une position très-favorable. Bien que, dans Werther, les désagréments qu’on essuie à la limite de deux catégories déterminées soient exprimés avec impatience, on le pardonnait en considération des autres emportements de l’ouvrage, car chacun sentait bien qu’on n’avait ici en vue aucune action immédiate. Mais Gœtz de Berlichingen me posait très-bien vis-à-vis des hautes classes. Si le goût littéraire qui avait régné jusqu’alors s’y trouvait blessé, on y voyait représentés, d’une manière savante et vigoureuse, l’état de la vieille Allemagne, l’inviolable empereur à sa tête, avec des personnages de conditions diverses, et un chevalier qui, au milieu de l’anarchie générale, se proposait d’agir, sinon légalement, du moins justement, et tombait ainsi dans une situation très-fâcheuse. Et cet ensemble n’était pas pris en l’air ; il était plein d’une agréable vie, et par conséquent aussi un peu moderne ça et là, mais pourtant toujours exposé dans l’esprit avec lequel le digne et vaillant homme s’était représenté lui-même, et sans doute avec quelque faveur, dans son propre récit. La famille florissait encore ; ses rapports avec la noblesse de Franconie s’étaient conservés dans leur intégrité, quoique ces rapports, comme bien d’autres choses de ce vieux temps, fussent devenus moins vivants et moins efficaces. Tout à coup la petite rivière de la Jaxt et le château de Jaxthausen avaient pris une valeur poétique ; on les visitait, ainsi que l’hôtel de ville de Heilbronn. On savait que j’avais porté ma pensée sur plusieurs autres points de l’histoire de ce temps-là, et plus d’une famille, qui remontait incontestablement à cette époque, avait la perspective de voir en quelque sorte ressusciter son ancêtre.

Il se produit chez un peuple un sentiment de satisfaction universelle, quand on lui rappelle d’une manière ingénieuse son histoire ; il prend plaisir aux vertus de ses ancêtres et sourit de leurs défauts, dont il se croit dès longtemps corrigé : la sympathie et l’approbation ne sauraient donc manquer à une œuvre pareille, et je pus, dans ce sens, me féliciter des effets divers que la mienne produisit. Il est toutefois remarquable que, parmi les nombreuses liaisons, et dans la foule des jeunes gens qui vinrent à moi, il ne se trouva pas un gentilhomme. En revanche, plusieurs hommes qui avaient passé la trentaine me recherchèrent, me visitèrent, et, dans leur volonté et leurs efforts, perçait une joyeuse espérance de se former sérieusement pour le bien de la patrie et de l’humanité.

Dans ce temps, la tendance générale portait donc l’activité des esprits vers l’époque intermédiaire entre le quinzième et le seizième siècle. Les ouvrages d’Ulric de Hutten me tombèrent dans les mains, et il me parut assez extraordinaire de voir se manifester de nouveau en notre temps ce qui s’était produit alors. La lettre suivante, adressée par Ulric de Hutten à Bilibad Pirkheimer, trouvera donc ici sa place convenable :

LIVRE XIX.

À proprement parler, Lavater était tout réaliste, et ne connaissait l’idéal que sous la forme morale. C’est là ce qu’il ne faut pas perdre de vue pour s’expliquer cet homme rare et singulier. Ses Perspectives sur l’éternité ne sont proprement que des continuations de l’existence actuelle, dans des conditions plus faciles que celles auxquelles nous sommes soumis ici-bas. Sa Physiognomonie repose sur la croyance que l’extérieur de l’homme correspond parfaitement à l’intérieur, en rend témoignage et même le représente. Il ne pouvait se faire à l’idéal de l’art, parce que, avec son regard pénétrant, il voyait trop bien chez de tels êtres l’impossibilité de l’organisation vivante, et les rejetait par conséquent dans le domaine des fables et même des monstres. Sa tendance irrésistible à réaliser l’idéal lui fit la réputation d’un enthousiaste, tout persuadé qu’il était que personne plus que lui ne poursuivait la réalité. C’est pourquoi il ne put jamais découvrir la méprise dans sa manière de penser et d’agir.

Peu de gens ont pris à tâche plus vivement de se manifester aux autres, et c’est par là essentiellement qu’il fut instituteur. Cependant, quoique ses efforts eussent aussi pour objet le perfectionnement intellectuel et moral des autres, ce n’était pas le dernier terme auquel il tendait.

Son occupation principale était la réalisation de la personne du Christ : de là cet empressement presque fou de faire dessiner, copier, imiter, l’une après l’autre, une image du Christ, dont aucune à la fin ne pouvait naturellement le satisfaire.

Ses écrits sont déjà difficiles à comprendre ; car il n’est pas aisé de pénétrer son véritable dessein. Personne n’a autant écrit de l’époque et sur l’époque ; ses écrits sont de véritables journaux, que l’histoire du temps peut seule expliquer ; ils sont rédigés dans un langage de coterie, qu’il faut connaître pour être juste envers lui : autrement le lecteur intelligent y trouvera bien des choses dépourvues de raison et de goût, ce qu’on lui a suffisamment reproché de son vivant et après sa mort. Nous lui avions, par exemple, échauffé tellement la tête avec nos idées dramatiques, en ne présentant jamais que sous cette forme tout ce qui survenait, et n’en admettant aucune autre, qu’il sentit l’aiguillon, et s’efforça de montrer dans son Ponce Pilate que la Bible est le plus dramatique des livres, et, particulièrement, que la Passion est le drame des drames.

LIVRE XX.

Grâce à ses persécutions physiognomoniques (car on peut donner ce nom à l’ardeur impatiente avec laquelle Lavater voulait obliger tout le monde, non-seulement à la contemplation des physionomies, mais aussi à l’imitation pratique des traits du visage, artistement ou grossièrement exécutée), j’avais acquis une certaine facilité à dessiner sur papier gris, aux crayons noir et blanc, les portraits de mes amis. La ressemblance était frappante, mais la main de mon artiste était nécessaire pour les faire ressortir de leur fond obscur.

Quand je feuilletais et parcourais les riches portefeuilles que le bon Kraus avait rapportés de ses voyages, il se plaisait surtout, lorsqu’il décrivait les paysages et les personnes, à discourir sur la société de Weimar. Je m’y arrêtais aussi volontiers ; le jeune homme était charmé de considérer toutes ces images comme un texte à la déclaration détaillée et répétée qu’on désirait m’y voir. Kraus savait animer avec beaucoup de grâce ses rencontres, ses invitations, en représentant les personnes. Dans un tableau à l’huile, bien réussi, on voyait au clavecin Wolf, le maître de chapelle, et, derrière lui, sa femme, se disposant à chanter. L’artiste savait me dire en même temps, d’une manière fort pressante, que ce couple aimable me ferait le plus gracieux accueil. Parmi ses dessins, il s’en trouvait plusieurs des montagnes et des forêts voisines de Burgel. Pour le plaisir de ses charmantes filles, plus peut-être que pour le sien, un forestier diligent avait rendu hospitaliers et praticables des rochers, des buissons et des bois sauvages, au moyen de ponts, de balustrades et de doux sentiers ; on voyait les demoiselles en robes blanches dans de gracieux chemins ; elles n’étaient pas seules : dans un jeune homme, on reconnaissait Bertouch, dont les vues sérieuses sur l’aînée n’étaient pas un mystère, et Kraus ne trouvait pas mauvais que l’on se permît, à la vue d’un autre jeune homme, de faire allusion à lui et à sa passion naissante pour la sœur.

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