Journal d'un observateur de soi-même - Lavater
10 janvier.
Aujourd’hui est le jour de l’enterrement de mon ami. Comment pourrai-je rassembler et diriger mes sentimens et mes pensées? Combien peu suis-je encore accoutumé à réfléchir sur les objets les plus importans à l’homme! Déjà la moitié de ma vie est écoulée, et je n’ai pu encore parvenir à réfléchir sur moi-même, sur ma destination, sur mon immortalité, pendant une demi-journée! O soif effrayante de la distraction, ennemie de la raison et de la vraie sagesse, destructive de la paix et de la félicité, quand serai-je débarrassé des entraves que tu mets à mon commerce avec moi-même? Maintenant je veux m’approcher du cercueil de mon ami avant qu’il soit fermé, et là, en présence de Dieu, m’abandonner à mes sentimens. Dieu me fera peut-être la grâce de bénir mes méditations, et de rendre ce jour, si important et si triste pour moi, le premier d’une vie nouvelle et meilleure, un jour dont je me réjouirai dans l’éternité.
17 janvier.
Jour perdu, jour dans lequel je n’ai pu, ni rassembler mes pensées de manière à former quelques réflexions raisonnables et chrétiennes, ni bien moins encore inscrire mes idées et mes sentimens dans mon journal. Jour consumé dans la folie et la vanité, jour dont le souvenir me fera toujours rougir. Et c’est là avoir vécu un jour pour l’éternité !
31 janvier, cinq heures du soir.
Maintenant j'ai atteint le dernier jour de ce premier mois. Je veux employer cette heure silencieuse du soir à faire le compte des pensées de mon cœur. Je veux relire mon journal, depuis le premier jour de cette année jusqu'à cette heure. — 0 mon Dieu! combien de choses passées dans ce mois! Mon ami, mon ami, je t'ai perdu, et des demi-journées, des journées entières se sont passées, cela est-il bien possible ? pendant lesquelles je n'ai que peu ou point pensé à toi. J’ai honte de moi-même. Ah ! que celui qui est maintenant immortel, ignore que dans un temps si court, j’ai pu l’oublier un jour entier!
En vérité, je ne sais par où commencer à m’accuser. Combien inconstant et léger j’ai été, combien peu conséquent avec moi-même ! Combien d’heures bonnes, belles, douces, bienheureuses, mais hélas, combien d’autres consumées dans le babil, la paresse, le sommeil, la légèreté. Si j’avais devant moi le dessin fidèle de toutes ces différentes situations, comment oserais-je les considérer? comment les comparer les unes avec les autres? Ah ! qu'elles puissent cependant se représenter souvent à mon esprit sous leur vraie forme , comme un avertissement salutaire ! Puissé-je aussi toujours écouter cet avertissement. Non, rien ne peut m’humilier plus profondément que cette lamentable inconséquence d’avec moi-même! Ici, prosterné devant Dieu; là ronflant entre mes draps, tandis que j’aurais dû veiller, prier, travailler. Ici, près du lit de mort d'un ami sublimé, là une heure entière devant le miroir, à un dîner, dans un traîneau. Ici, près du cercueil d’un ami défunt, et de pieux sermons sur les lèvres; là, emporté pour une bagatelle, insensé, devrais-je dire. V A T H — non, il faut que cela soit écrit clairement et sans chiffre, il faut que je puisse le lire même eu feuilletant d’un regard. Brute! ai-je pu, moi, être humain, appliquer ce mot à un autre être humain! chrétien, à une chrétienne ! Oh odieux ! la langue qui a prié le matin, le soir, auprès d’un lit de mort, cette langue a nommé du nom de bête brute, une créature humaine faite à l’image de Dieu! Je n’ose plus me regarder, je n’ose ni ouvrir la bouche, ni lever les yeux.
Il est vrai que dans ce mois, j’ai appris, j’ai enseigné , j’ai fait assez de bien ; j’ai éprouvé beaucoup de sentimens pieux, droits, pleins d’amour dès hommes, je les ai en général exprimés avec simplicité. Je les ai presque tous consignés ici, mais non pas tous ceux dont j’ai eu honte devant Dieu et ma conscience. Beaucoup de pensées m’ont traversé l’ame, telles peut-être que mon ennemi le plus acharné n’y ajouterait pas foi; il est vrai que je les ai bientôt eues en horreur, mais elles m’ont cependant fait sentir avec effroi combien le fond de mon cœur est encore impur et bourbeux.
Mes Résolutions! Hélas, combien peu les ai-je lues, et combien peu y ai-je réfléchi comme je m’étais proposé de le faire ! Combien les ai-je oubliées, que d’échappatoires je me suis cherchées quand l’obligation de les remplir se présentait devant moi !
Combien rarement j'ai marqué à la fin de la journée, celles que je n'avais pas consciencieusement observées !
Combien aurais-je pu prier plus que je ne l'ai fait? et en particulier dans la journée, que de fois n’aurais-je pas pu et dû m'entretenir familièrement avec mon Dieu?
Quant aux œuvres de charité et de bienfaisance, il est vrai que j'en ai fait plusieurs, plus qu'aupa-ravant en deux mois entiers; mais j'aurais dû en faire quelques-unes avec un cœur plus pur et plus généreux, j’aurais surtout dû en faire davantage. Envers ma femme, j’ai été tendre, mais, Dieu le sait, combien n’aurais-je pas pu l’étre avec pins d'utilité? Je ne sais pourquoi, lorsque je suis auprès d'elle, qui est cependant si avide de chaque bonne parole, je l'entretiens rarement avec quelque développement, de notre grande affaire commune. Je crains qu'un damnable amour de mes aises n’en soit la cause. Il me semble surtout que je ne suis pas avec elle sur le vrai ton d'un époux chrétien. Il est des momens où je le suis, ou plutôt elle avec moi ; mais cette vraie confiance, cette commune participation à la même grande chose, ne nous est pas encore assez courante et facile. Le devoir, mais ce mot est trop raide dans la bouche d'un ami, quand il s'agit de sa plus intime amie ; le plaisir de l'entretenir, de l’éclairer, de rasséréner ses pensées, de les coordonner, de lui communiquer une certaine fermeté d’esprit, m'a paru souvent trop pénible.
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