Le témoin oculaire - Ernst Weiss
Je n’avais pas la conscience totalement pure. Très tôt, j’avais eu le désir de prendre quelques notes pour moi-même, pour être également seul en esprit ; mais, d’avoir des secrets m’enrichissait, me mettait aussi au-dessus des autres. Je n’appréciais pas du tout de voir que ma mère les dénichait. C’étaient les années où l’on évolue. Doutes religieux, tentations de mon âge me donnaient fort à faire, mon journal m’aidait beaucoup, car j’y étais témoin de moi-même. Je notais tout aussi fidèlement que possible, et en racontant je me jugeais. Constatant que ma mère en avait pris connaissance — elle ne put en effet le taire complètement, pas plus qu’elle n’avait pu garder pour elle l’affaire de la chambre d’enfants — je m’habituai à consigner mes notes, relativement brèves, en lettres grecques. C’était l’époque où j’apprenais le grec.
Je dois dire qu’on peut aimer une personne du plus profond de son âme, la considérer comme une partie de soi-même, tout en éprouvant le désir d’avoir un secret envers elle.
Cette explosion n’eut pas de suites heureuses. Elle ne profita pas à sa santé, le médecin avait raison : interdit de pleurer. Mon père continua à faire ses plans, peut-être se les était-il mis maintenant particulièrement en tête ; quant à moi, je cessai certes d’écrire des journaux intimes, mais je rangeai pour chaque journée un petit morceau de bois, tantôt une petite plaque, tantôt une petite branche gravée de runes qui me rappelaient quelque chose de précis et que je conservais dans une table de toilette qui ne servait plus. Personne, en dehors de moi, ne pouvait déchiffrer ces runes, et même moi, au bout d’un certain temps, je n’y parvenais plus qu’à grand-peine.
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