vendredi 19 juillet 2024

Écrire la vie – Annie Ernaux

Écrire la vie – Annie Ernaux

Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie.

Brusquement m’est venu, comme une évidence : écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Par-dessus tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruite et la renouveler. Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des évènements, généralement ordinaires, qui l’ont traversé, des situations, et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. J’ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent.

Mais la vie de dicte rien. Elle ne s’écrit pas d’elle-même. Elle est muette et informe. Écrire la vie en se tenant au plus près de la réalité, sans inventer ni transfigurer, c’est l’inscrire dans une forme, des phrases, des mots. C’est s’engager - et de plus en plus au fil des années - dans un travail exigeant, une lutte, que je tente de cerner et de comprendre dans le texte lui-même, au fur et à mesure que je m’y livre. Dans cette phrase de Proust qui m’accompagne depuis l’adolescence, « les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’emprise de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui, par des voies souterraines, nous mènent à la vérité et à la mort », je m’aperçois que je mets de plus en plus « l’écriture » à la place des « chagrins ». Ou avec.

PHOTOJOURNAL

Des instants brefs où, ainsi, j’ai fait le chemin inverse de la mémoire, non de l’adulte vers l’enfant mais de l’enfant vers l’adulte

23 janvier 1998

Je ne souhaite rien tant qu’une chose : revenir à la solitude, l’anonymat, l’indifférence au monde, retrouver l’irresponsabilité de l’enfance, les après-midi dans le jardin, les oiseaux, quand je rêvais d’aller dans les pays lointains, connaître le monde, qu’il m’arrive des choses.

Juin 1998

Dans l’enfance : grande responsabilité, culpabilité : je ne dois pas mourir, mes parents auraient trop de peine

5 mai 2000

J’allais écrire… Je possédais le monde.

29 septembre 1993

Écrire n’’est pas pour moi un substitut de l’amour, mais quelque chose de plus que l’amour ou que la vie.

15 janvier 1963

Je ne travaille pas sur des mots, je travaille sur ma vie.

6 août 1990

LITTÉRATURE ET POLITIQUE

L’une des idées les plus répandues en ces années quatre-vingt – et rien n’annonce son extinction, tant elle a force d’évidence pour la majorité des écrivains et du public – est celle-ci : la littérature n’a rien à voir avec la politique. Elle doit s’en préserver comme de la peste pour mériter d’être de la « vraie littérature ». Elle n’a pas à renvoyer à un sens politique, non plus que social, au réel en général, seulement à l’imagination de son auteur (qui – c’est devenu un cliché – n’écrit que pour lui), un imaginaire curieusement vide de représentations politico-sociales.

---

Rien n’est moins sûr. L’écriture, quoi qu’on fasse, « engage », véhiculant, de manière très complexe, au travers de la fiction, une vision consentant plutôt à l’ordre social ou au contraire le dénonçant. Si l’écrivain et ses lecteurs n’en ont pas conscience, la postérité ne s’y trompe pas. Il n’y a pas d’apolitisme au regard de l’histoire littéraire. Roland Barthes a eu un jour cette formule sur l’écriture : « c’est le choix de l’aire sociale au sein de laquelle l’écrivain décide de situer la Nature de son langage ». Elle est sans doute plus juste que toutes les affirmations sur l’innocence de l’art et de l’artiste.

---

La conception d’une littérature miroir d’elle-même, s’écartant des phénomènes historiques et sociaux qui constituent « le politique », ou les déréalisant, si bien qu’ils ne peuvent plus toucher ou déranger, je ne la comprends pas, elle m’est presque douloureuse. Sans doute parce que, à l’adolescence, si la littérature a contribué à me séparer de mon milieu social d’origine, où on ne lisait pas, elle a été aussi prise de conscience, ouverture sur des problèmes insoupçonnés.

Annie Ernaux

 

 Les armoires vides

De toute façon, je les aurai toujours, mes parents, leurs criailleries, leurs goûts, leur manière de parler... Ça m'empêchera de sortir de là, de m'élever. Je ne suis pas comme les autres, elles parlent de leur famille, de leur parrain, elles sont heureuses. Et moi, quand on me parle de ma famille, je fais comme si j'en avais une vraie, « votre papa, votre maman », le prof dit « demandez à votre famille », nous inviterons les familles, le cercle de famille applaudit à grands cris...

---

Les mots s'embuent, lourds et noirs, gargouillants, mouches à moitié crevées. J'agite mes scrupules, mes envies, je n'arrive à penser à rien d'autre. Se toucher, mélanger la salive, les cheveux, le gluant, éblouissement de la peau, des formes que j'enferme... « La loi de Joule ! Denise Lesur ! » Ce bonheur muet d'être arrachée à des rêves sensuels par quelqu'un qui ne se doute pas, qui n'imagine pas, vieux prof desséché.

---

. Quand on baise seulement, il n'y a pas de preuves, on peut toujours se dire que ce n'est pas vrai, non, Ninise, elle n'a pas fait ça, mais là, enceinte, ils verront tout de suite, les jambes écartées, la danse, fini, emballé, c'est plus des idées. J'en crevais presque de fierté, ils avaient eu les chocottes, avec le petit rouquin, et après peut-être, quand ils ne disaient rien, les filles du quartier à qui ça arrive, mariées vite fait... A leur tour maintenant de gémir.

 

La honte

  Le langage n’est pas la vérité.Il est notre manière d’exister dans l’univers.

Paul Auster  L’invention de la solitude

 

Et je dois admettre ceci : rien ne pourra faire que, jusqu’à l’adolescence, la croyance en Dieu n’ait été pour moi la seule normalité et la religion catholique la seule vérité. Je peux lire L’Être et le Néant, trouver drôle que Jean-Paul II soit dénommé le « travelo polonais » dans Charlie Hebdo, je ne peux empêcher qu’en 52 je croyais vivre en état de péché mortel depuis ma première communion, parce que j’avais, du bout de la langue, délité l’hostie qui s’était collée au palais, avant de parvenir à l’avaler. J’étais sûre d’avoir détruit et profané ce qui était alors pour moi le corps de Dieu. La religion était la forme de mon existence. Croire et l’obligation de croire ne se distinguaient pas.)

---

Ma mère est le relais de la loi religieuse et des prescriptions de cette école. Elle va à la messe plusieurs fois par semaine, aux vêpres en hiver, au salut, au sermon du carême, au chemin de croix du vendredi saint.

---

Pour ma mère, la religion fait partie de tout ce qui est élevé, le savoir, la culture, la bonne éducation. L’élévation, faute d’instruction, commence par la fréquentation de la messe, l’écoute du sermon, c’est une façon de s’ouvrir l’esprit. Elle se démarque donc des préceptes et de la visée de l’école privée, enfreignant par exemple ses interdictions en matière de lecture (elle achète et lit une grande quantité de romans et de journaux, qu’elle me passe), refusant ses injonctions au sacrifice et à la soumission, nuisibles à la réussite. Elle redoute l’embrigadement du patronage et des Croisées, un excès d’instruction religieuse empiétant sur le calcul et l’orthographe. La religion doit rester un adjuvant de l’instruction, non s’y substituer. Que je me fasse religieuse lui déplairait, ruinant ses espérances.

La place

 

 « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. » JEAN GENET

 

Naturellement, aucun bonheur d’écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. Et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre.

---

Obsession : « Quest-ce qu’on va penser de nous ? » (les voisins, les clients, tout le monde).

Règle : déjouer constamment le regard critique des autres, par la politesse, l’absence d’opinion, une attention minutieuse aux humeurs qui risquent de vous atteindre. Il ne regardait pas les légumes d’un jardin que le propriétaire était en train de bêcher, à moins d’y être convié par un signe, sourire ou petit mot. Jamais de visite, même à un malade en clinique, sans être invité. Aucune question où se dévoileraient une curiosité, une envie qui donnent barre à l’interlocuteur sur nous. Phrase interdite : « Combien vous avez payé ça ? »

Je dis souvent « nous » maintenant, parce que j’ai longtemps pensé de cette façon et je ne sais pas quand j’ai cessé de le faire.

---

Le patois avait été l’unique langue de mes grands-parents.

Il se trouve des gens pour apprécier le « pittoresque du patois » et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n’a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément.

---

La dispute éclatait à table pour un rien. Je croyais toujours avoir raison parce qu’il ne savait pas discuter. Je lui faisais des remarques sur sa façon de manger ou de parler. J’aurais eu honte de lui reprocher de ne pas pouvoir m’envoyer en vacances, j’étais sûre qu’il était légitime de vouloir le faire changer de manières. Il aurait peut-être préféré avoir une autre fille.

 

Journal du dehors


Avant-propos inédit de l’auteur


AVANT-PROPOS

J’ai prêté attention aux propos qui s’échangeaient dans le R.E.R. J’ai eu envie de transcrire des scènes, des paroles, des gestes d’anonymes, qu’on ne revoit jamais, des graffiti sur les murs, effacés aussitôt tracés. Tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, provoquait en moi une émotion, un trouble ou de la révolte.

---

J’ai évité le plus possible de me mettre en scène et d’exprimer l’émotion qui est à l’origine de chaque texte. Au contraire, j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme. (Plus tard, en voyant les photographies que Paul Strand a faites des habitants d’un village italien, Luzzano, photographies saisissantes de présence violente, presque douloureuse — les êtres sont là, seulement là —, je penserai me trouver devant un idéal, inaccessible, de l’écriture.)

Mais, finalement, j’ai mis de moi-même beaucoup plus que prévu dans ces textes : obsessions, souvenirs, déterminant inconsciemment le choix de la parole, de la scène à fixer. Et je suis sûre maintenant qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime — lequel, né il y a deux siècles, n’est pas forcément éternel. Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes.

ANNIE ERNAUX 1996

 

1987

Après Noël, Marguerite Duras et Jean-Luc Godard ont eu un « dialogue » à la télé. C’est-à-dire qu’une conversation, normalement privée, chez soi, ou au café, entre artistes, est montrée à tout le monde. Ils parlent sans aucune gêne, comme s’il n’y avait pas de caméras, de techniciens plein le salon (forme supérieure de « naturel »). Duras dit à Godard : « Tu as un problème avec l’écriture, c’est ton infirmité. » Il dit oui, non. Ce qu’ils disent n’a pas d’importance mais seulement le fait qu’il s’agisse d’une conversation d’intellectuels, d’artistes offerte aux gens. Un modèle idéal de conversation.

Respect inspiré par Godard et Duras. Est culturel ce qui provoque le respect. Aucun respect pour Bourvil, Fernandel autrefois, pour Coluche naguère. La mort rend aussi culturel.

1988

Je m’aperçois qu’il y a deux démarches possibles face aux faits réels. Ou bien les relater avec précision, dans leur brutalité, leur caractère instantané, hors de tout récit, ou les mettre de côté pour les faire (éventuellement) « servir », entrer dans un ensemble (roman par exemple). Les fragments, comme ceux que j’écris ici, me laissent insatisfaite, j’ai besoin d’être engagée dans un travail long et construit (non soumis au hasard des jours et des rencontres). Cependant, j’ai aussi besoin de transcrire les scènes du R.E.R., les gestes et les paroles des gens pour eux-mêmes, sans qu’ils servent à quoi que ce soit.

 

Une femme

 

 Ceci n'est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire. Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire, pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée.

 

Passion simple

 

Il m'a semblé que l'écriture devrait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l'acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral.

---

je prenais garde à ne laisser aucun signe de moi sur ses vêtements et je ne lui faisais pas de marques sur la peau. Autant que le désir de lui éviter toute scène avec sa femme, il y avait celui de ne pas encourir de sa part une rancune qui l'aurait conduit à me quitter. Pour cette même raison, j'évitais de le rencontrer dans des endroits où elle l'accompagnait. J'avais peur de trahir devant elle, par un geste spontané – caresser la nuque de A., arranger un détail de sa tenue –, le lien que nous avions. (Je ne voulais pas non plus souffrir inutilement en me représentant, comme chaque fois que je la voyais, A. lui faisant l'amour – que je la juge insignifiante, qu'il le fasse peut-être parce qu'il l'avait « sous la main », ne pouvait rien contre la torture d'une telle vision.)

Ces contraintes, même, étaient source d'attente et de désir. Comme il m'appelait toujours depuis les cabines téléphoniques, au fonctionnement imprévisible, quand je décrochais il n'y avait souvent personne au bout du fil. À la longue, j'ai appris que ce « faux » appel en précédait un vrai, au plus un quart d'heure après, le temps de trouver un appareil en état de marche. Ce premier appel muet était le signe avant-coureur de sa voix, une (rare) promesse certaine de bonheur, et l'intervalle qui me séparait de l'appel suivant où il dirait mon prénom et « on peut se voir ? » l'un des plus beaux moments qui soient.

 

---

 Il m'avait dit « tu n'écriras pas un livre sur moi ». Mais je n'ai pas écrit un livre sur lui, ni même sur moi. J'ai seulement rendu en mots – qu'il ne lira sans doute pas, qui ne lui sont pas destinés – ce que son existence, par elle seule, m'a apporté. Une sorte de don reversé.

 

Se perdre

1989

Vendredi 6

Je comprends ce désir de couvrir de cadeaux un être qu'on aime pour manifester l'appartenance (Proust, La prisonnière). Tout en sachant que cela ne sert pas à vous l'attacher, puisqu'il en est seulement fier (de susciter autant d'amour), que cela renforce son narcissisme, lequel joue contre celui qui donne. Ce dernier n'a pas assez de narcissisme. Enfin, moi je l'aime de tout mon vide.

 

1990

Mardi 16

Nulle parole ne s'oublie. Toute est principe d'action.

Jeudi 29

Je ne suis même plus sûre que la liberté existe dans l'écriture, je me demande même si ce n'est pas le domaine de la pire aliénation, où le passé, les horreurs du vécu font retour. Mais en revanche le résultat, le livre, peut fonctionner comme moyen de liberté pour les autres.

Samedi 31

Repenser à Spinoza : le désir sans cesse fuyant sur des objets, informe. L'œuvre fixe. Je m'accroche toujours à ma volonté d'un livre historique, mais ne devrais-je pas voir en face ce problème de l'amour vécu avec S. et de l'écriture ?

 

L'occupation

  

. Il me semblait que mettre un nom sur cette femme m’aurait permis de me figurer, d’après ce qu’éveillent toujours un mot et des sonorités, un type de personnalité, de posséder intérieurement – fût-elle complètement fausse – une image d’elle. Connaître le nom de l’autre femme, c’était, dans le manque d’être qui était le mien, accaparer un petit quelque chose d’elle.

 

Les années

  

On préférait les textes avec des mots et des phrases qui résumaient l’existence, la nôtre et celle des femmes de ménage de la cité, des livreurs, et nous distinguaient cependant d’eux, parce qu’à leur différence nous nous « posions des questions ». Il nous fallait des mots qui contiennent en eux des principes d’explication du monde et de soi, nous dictent une morale : « l’aliénation » et ses satellites, la « mauvaise foi » et la « mauvaise conscience », « immanence » et « transcendance ». On évaluait tout à l’aune de « l’authenticité ». Sans la crainte de se fâcher avec les parents qui unissaient dans le même opprobre les divorcés et les communistes, on aurait adhéré au Parti. Dans un café, au milieu du brouhaha et de la fumée, d’un seul coup le décor perdait sa signification, on se sentait étranger au monde, sans passé ni avenir, « une passion inutile ».

---

Penser, parler, écrire, travailler, exister autrement : on estimait n’avoir rien à perdre de tout essayer.

1968 était la première année du monde.

---

Les « nouveaux philosophes » surgissaient sur les plateaux de télévision, ils ferraillaient contre les « idéologies », brandissaient Soljenitsyne et le goulag pour faire rentrer sous terre les rêveurs de révolution. À la différence de Sartre, dit gâteux, et qui refusait toujours d’aller à la télévision, de Beauvoir et son débit de mitraillette, ils étaient jeunes, ils « interpellaient » les consciences en mots compréhensibles par tout le monde, ils rassuraient les gens sur leur intelligence. Le spectacle de leur indignation morale était plaisant à regarder mais on ne voyait pas où ils voulaient en venir — sinon à décourager de voter pour l’Union de la gauche.

Pour nous, à qui il avait été prescrit durant l’enfance de sauver notre âme par de bonnes actions, en classe de philo de mettre en pratique l’impératif catégorique de Kant agis de telle sorte que ton action puisse s’ériger en maxime universelle, avec Marx et Sartre de changer le monde — qui y avions cru en 68 —, il n’y avait aucune espérance là-dedans.

---

 Les jeunes étaient raisonnables, pour l’essentiel ils pensaient comme nous. Ils ne chahutaient pas au lycée, ne contestaient ni les programmes, ni le règlement, ni l’autorité et ils acceptaient de s’ennuyer pendant les cours. Au-dehors ils se mettaient à vivre. Ils jouaient sur leur Playstation, la console Atari, à des jeux de rôle, s’enthousiasmaient pour les micro-ordinateurs dont ils avaient réclamé la première version, Oric 1, regardaient Les Enfants du rock, Les Nuls, Bonsoir les clips, lisaient Stephen King et, pour nous faire plaisir, Phosphore. Ils écoutaient du funk ou du hard rock ou du rockabilly. Entre disques et Walkman ils vivaient en musique. Ils « s’éclataient » dans des teufs, fumaient sûrement des joints. Révisaient. Parlaient peu de leur avenir. Ils ouvraient le frigo et les placards à leur guise pour manger des Danette, des Bolinos et du Nutella à n’importe quelle heure, couchaient avec leur petite amie chez nous. Ils n’avaient pas le temps de tout faire, du sport, de la peinture, le ciné-club et les voyages scolaires. Ils ne nous en voulaient de rien. Les journalistes les appelaient la « bof génération ».

Mêlés depuis la maternelle, les filles et les garçons évoluaient tranquillement ensemble dans une espèce d’innocence et d’égalité à nos yeux. Les uns et les autres parlaient le même langage rude et grossier, se traitaient d’enculés et envoyaient chier. On les trouvait « eux-mêmes », « naturels » vis-à-vis de tout ce qui nous avait torturés à leur âge, le sexe, les profs et les parents. On les interrogeait avec circonspection par peur de s’attirer l’accusation d’être lourds et de les gonfler. Nous les laissions dans une liberté que nous aurions aimé avoir pour nous, tout en continuant d’exercer sur leur comportement et leurs silences la surveillance discrète transmise de mère en fille sur la descendance. Nous regardions leur autonomie et leur indépendance avec étonnement et satisfaction : comme quelque chose de gagné dans l’histoire des générations.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire