L'aristocrate - Ernst Weiss
Quel soulagement pour moi, mais pour vous aussi certainement, quand le talon de ma botte les écrase. Ainsi les enterre-t-il à la fleur de l’âge dans l’énorme houle de la prairie gorgée de parfums. J’éprouve de la pitié, une pitié que je n’aurais pas crue possible jusque-là. De quelle utilité serait en effet le sentiment de pitié quand on est dans l'ivresse de vivre ? Mais quand la vie tire à sa fin, c'est là que la pitié devient compréhensible et que l'on cesse de s’en défendre.
Garder l’ivresse de vivre dans les mauvais jours — quel bonheur! Quel bonheur d’affronter le danger comme le chat flambloyant et de triompher de la mort ! Quel bonheur de ne connaître ni le danger ni l’incertitude. De respirer avec une satisfaction si parfaite de tous les désirs vitaux que l’air ou le ruissellement de la pluie suffit à vous griser, qu’une course sur le dos d’un cheval permet l’oubli total de soi-même ! Quelle différence avec la situation dans laquelle je suis actuellement, trottant timidement sur mon grand cheval dans le soir diaphane, scintillant, rempli d’insectes grésillant et s’accouplant, où je frissonne de froid dans l’air brûlant. Où solitaire et brouillé avec moi-même, je détourne craintivement les yeux du soleil couchant, bien que sa flamme ait depuis longtemps perdu sa dangereuse intensité. Je le fuis, je fais glisser devant moi mon ombre fantastique, mince et allongée sur le tapis luxuriant de l’herbe, comme si cela me permettait de ne pas en casser un brin. Je vis furtivement, lâchement, me dissolvant dans l’instant et tremblant de crainte à la pensée du suivant car ce pourrait être le dernier. Où est l’autre Orlamünde ?
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Que faire d’autre que se taire? Le médecin jette un coup d’œil à travers les vitres sombres dans la rue emplie de vapeur de pluie. Puis, pour qu’il ne soit pas dit que rien n’a été fait, il trace à la plume quelques mots illisibles sur une feuille de papier et nous invite à suivre sa prescription. C’est une manière de nous consoler en signifiant que toute aide n’est pas absolument vaine, bien que ma mère soit la seule à se laisser abuser parce qu'elle le veut bien. Du silence du médecin sur une nouvelle visite, j’ai été obligé de conclure qu’il n’y songeait pas et que tout espoir était donc perdu. Je donne ici calmement les faits. Ce qui se passait à l’intérieur de moi-même, je suis incapable de le mettre en mots.
Il faut s’en tenir à la réalité tangible, si maigre, si insignifiante, si désespérante soit-elle. Comment un jeune homme peut-il soutenir son ambition et sa passion lorsqu’il voit ce que pèse la vie d’un homme aux yeux du monde, la vie de son père, ce qu’il a de plus important au monde, la seule chose importante de son existence? Il aura beau penser le monde dans son caractère infini, jusqu’aux espaces illimités de l’éternité et de l’univers, son seul recours solide sera toujours son père; le sentiment national lui-même n’est que le sentiment pour son père. Il aura beau se préoccuper de la plus amère des nécessités, lutter pour son bout de pain quotidien, ce n’est jamais que chez son père, ou chez ses descendants, qu’il trouvera paix et satisfaction. S il y a quelque part dans ce monde instable une possibilité d être soutenu, un vrai lien d’affinité, une compréhension immédiate, une communauté d’expérience sans conflit ni amertume, une véritable joie humaine, ce que j’espérais trouver chez Titurel et que je n ai pas pu vivre avec lui, mon père, lui, me l’aurait donné. Pas de place pour l’illusion, pour s’exprimer comme le professeur dans sa sagesse. Il n’a que trop raison. Il a effectivement raison de promener un regard sceptique sur la somptuosité vide et misérable de notre appartement, se demandant quel est le rapport entre ces pièces quasiment nues et inconfortables, où rien de ce qui est ancien n’est plus en état mais où manque pareillement tout objet neuf, entre ce pauvre mobilier usé et le nom prestigieux que nous portons. Il faut bien le dire, nous sommes la pauvre lignée et ne pouvons être pris en compte par personne.
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