La marche du cheval - Victor Chklovski
« Oula, oula, les Marsiens ! (De la Trompette des Marsiens5)
J'écris ceci avec un sentiment de profonde amitié pour les gens avec qui je polémique.
Mais les erreurs qui se commettent aujourd’hui sont pour moi si manifestes et auront des conséquences si graves pour l'art qu'il est impossible de les taire.
La plus grave erreur de ceux qui écrivent actuellement sur l’art me paraît être l'équation entre la révolution sociale et la révolution des formes artistiques qu’ils tentent d’imposer.
« Scythes »6, « Futuristes-Communistes »7, « Proletkults » 8 proclament et ressassent une Seule et même idée : à un monde nouveau, à une idéologie de classe nouvelle doit correspondre un art nouveau. La seconde prémisse est connue : notre art est précisément un art nouveau, un art qui exprime la révolution, la volonté de la nouvelle classe, et une conception du monde nouvelle. Les preuves apportées à cet effet sont généralement des plus naïves : les Proletkults démontrent leur adéquation au moment présent par le fait que leurs poètes sont eux-mêmes fils de prolétaires, les Scythes invoquent le procédé purement littéraire de la langue « populaire » en poésie, obtenu par la fusion de l’ancienne langue littéraire et du parler des villes, procédé dont l’histoire remonte à Leskov9 en passant par Remizov10 et montent en épingle cette langue qui témoigne à leurs yeux de la potchvennost du groupe, tandis que les futuristes citent comme garant de leur hostilité organique au régime capitaliste la haine que nous a manifestée la bourgeoisie aux premiers jours de notre apparition sur terre.
Les preuves sont plutôt minces, et faibles les raisons de briguer une place dans l’histoire de la révolution sociale — place qui ne nous est peut-être pas plus nécessaire que ne l’est la lumière solaire à un appartement de trois pièces avec salle de bains sur la perspective Nevski.
Mais toutes ces preuves présentent un point commun : ceux qui les fournissent pensent, sans exception, que les formes nouvelles du mode de vie créent de nouvelles formes d’art. En d’autres termes, ils estiment que l’art est une des fonctions de la vie. Par conséquence : posons que les faits de la vie sont une série de nombres, les phénomènes artistiques se comporteront comme les logarithmes de ces nombres.
Nous avions pourtant, nous autres futuristes, arboré un drapeau nouveau : « Une forme nouvelle engendre un contenu nouveau. » Nous avions délivré l’art des chaînes de la vie quotidienne, qui, s’agissant de la création, ne sert qu’à remplir la forme et peut même être totalement bannie, comme le montre l’exemple de Khlebnikov et Kroutchonykh lorsqu’ils ont voulu, suivant Guyau, « combler avec la poésie la distance entre les rimes » et qu’ils l’ont fait à l’aide des libres taches de la sonorité transrationnelle. Mais les futuristes n’ont fait que prendre conscience du travail des siècles. L’art a toujours été autonome par rapport à la vie, et sa couleur n’a jamais reflété celle du drapeau hissé sur la citadelle.
Si la vie de tous les jours et les rapports de production avaient une influence sur l’art, les fables ne seraient-elles pas attachées au lieu où elles correspondent à ces rapports ? Mais les fables n’ont pas de domicile fixe.
Si la vie quotidienne s’exprimait dans les récits, la science européenne ne se casserait pas les dents sur la question de savoir où — Egypte, Inde ou Perse ? — et quand ont été créés les contes des Mille et Une Nuits.
Si les traits de classe et de caste se déposaient dans l'art, serait-il possible que les récits russes sur les seigneurs soient les mêmes que ceux sur les popes ?
Si les caractéristiques ethnographiques marquaient l'art de leur empreinte, les récits sur les étrangers ne seraient pas réversibles, ne seraient pas racontés par n'importe quel peuple donné à propos de son voisin.
Si l'art était assez souple pour pouvoir épouser les modifications des conditions de vie, le sujet de l'enlèvement, qui relevait déjà de la pure tradition littéraire du temps de Ménandre (comme l’indiquent les paroles de l’esclave dans la comédie Epitrepontes) ne se serait pas transmis jusqu’à Ostrovski et ne serait pas, dans la littérature russe, chose aussi courante que les fourmis dans la forêt.
En art, des formes nouvelles viennent remplacer les anciennes, qui ont cessé d’être artistiques.
Tolstoï disait déjà qu’on ne pouvait plus créer dans les formes de Gogol et de Pouchkine, parce que ce sont des formes déjà découvertes.
Alexandre Vesselovski11 a déjà jeté les bases d'une libre histoire de la forme littéraire.
Et nous, les futuristes, nous lions notre création artistique à la Troisième Internationale.
Mais camarades, ceci équivaut à un abandon sans condition de toutes nos positions ! Cest Belinski-Vengerov et l' Histoire de l'intelligentsia russe !
Le futurisme a été une des plus authentiques conquêtes du génie humain. Il a marqué à quelle hauteur pouvait atteindre la compréhension des lois de la liberté de la création. Et la vue n’est-elle pas blessée par cette queue froufroutante d’un éditorial de revue qu’on attache aujourd’hui au futurisme ?
5. Manifeste futuriste dû à Khlebnikov, publié à Kharkov (1916). Voir H. G. Wells, La Guerre des Mondes.
6. Les Scythes (Skify) : almanach politico-littéraire qui publia deux numéros (en 1917 et 1918). Rassemblait des < slavophiles révolutionnaires » qui tentaient de concilier le populisme traditionnel avec les nouvelles réalités de la vie russe. Dans le cadre de leur activité d’édition, les Scythes publièrent des œuvres de Blok, Biély, Essenine — et le premier numéro de Vechtch/Gegenstand/L’Objet.
7. Futuristes-communistes (Komfut) : mouvement créé par Kouchner en janvier 1919, pour tenter de jeter un pont entre le futurisme et le formalisme.
8. Proletkult : Organisation de la Culture Prolétarienne créée en 1917 (lre conférence des Proletkult) par Bogdanov. Pour celui-ci, lecteur assidu de Mach et Avenarius, le prolétariat, à la fois producteur et organisateur de la production, était seul capable de réaliser l’unité de l’expérience et se posait donc en « héritier légitime » de la culture antérieure. Pratiquement, ce projet se concrétisa par la création de « studios » ou ateliers sur tous les lieux de travail (plus de 80 000 en 1920) où l’on apprenait aussi bien à lire qu’à faire des vers ou monter des pièces de théâtre. Au terme de nombreuses frictions avec les dirigeants, Lénine et Lounatcharski notamment, l’organisation disparut en 1932, dans le cadre de la « dissolution des groupes ».
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Création collective
La question de la création collective a fait surface dans le champ radieux de la conscience contemporaine.
Evidemment, beaucoup de gens ont une conception très naïve de la collectivité de création. On a ainsi pu lire dans un journal datant de cette semaine un entrefilet révélant qu’on se préparait à monter une pièce due à la plume collective de quatre auteurs, à raison d’un acte par plume.
Evidemment, il est très possible de créer ainsi : nous connaissons les romans d’Erckmann et Chatrian, des frères Goncourt ; Dumas père entretenait à domicile une véritable usine à romans, et Sardou commandait à des nègres des scènes entières qu’il se bornait à relier et à retravailler pour en faire ses pièces.
Mais dans tous ces cas, il s’agit moins de création collective que de création multiple.
Le véritable collectivisme créateur se situe à un niveau à la fois plus profond et plus étendu.
Quand on délivre un brevet d’invention, on inscrit non seulement le jour, mais aussi l’heure et la minute de la présentation de la demande. Car l’expérience a montré qu’il peut très bien se trouver un autre inventeur apportant la même invention : on l’a bien vu pour le téléphone ! De toute façon, il est très difficile d’établir l’antériorité d’une invention ou d’une découverte. C’est le temps qui a préparéle terrain, et plusieurs individus que rien ne relie entre eux se sentent créateurs. Dans ce cas, l'homme et le cerveau humain ne sont pas autre chose que le lieu géométrique des points d’intersection des lignes d’une création collective.
Je m’explique par une comparaison. Si nous jetons dans un verre d’eau totalement calme une poudre très finement broyée, nous nous apercevons que, après que l’eau s’est à nouveau calmée, les minuscules particules en suspension continuent à se mouvoir comme un essaim de moucherons au soleil, quoique de manière nettement plus ralentie. On appelle ce mouvement « brownien », du nom du savant qui l’a découvert et nous a expliqué que les particules en suspension dans le liquide s’assimilent, du fait de l’insignifiance de leur masse, le mouvement des molécules et se mettent à vibrer à l’unisson.
Le rôle du créateur — poète ou inventeur du moteur à combustion interne — rejoint ] précisément celui de ces particules qui mettent en évidence un mouvement invisible à l’œil, nu.
De nombreux lecteurs savent sans doute ! comment se donne ou se donnait la comédie d’improvisation italienne appelée « commedia dell'arte » : on prenait un scénario, sur lequel se greffait un « sujet » quelconque ; les « sujets », comme vous le savez, ne sont pas le produit d’une création individuelle : ils passent d’une couche temporelle de créateurs à une autre, en se modifiant pour répondre au désir d’avoir toujours un matériau sensible éprouvable, et c’est sur cette base que les interprètes des rôles déployaient leurs facéties, animant et ornant les paroles traditionnelles.
Tous ceux qui ont entendu ou raconté des anecdotes savent très bien que ces anecdotes constituent une sorte de dépôt de pièces de rechange : le comédien improvisateur introduit dans un cadre traditionnel au sens large du terme un remplissage traditionnel. C’est également sur ce mode-là que se manifeste l’art du chantre épique.
Rybnikov décrivait ainsi la création des contes oraux, en parlant d’un fonds commun à tous les conteurs.
Nous avons l’impression que notre création « personnelle » n’obéit pas à ces lois, mais ceci n’est dû qu’à l’impossibilité, ou plus exactement la difficulté, d’avoir une vue globale du moment que nous vivons.
Nous sentons bien que la poésie lyrique médiévale opère sur une tradition d’école, que le roman de chevalerie, par exemple, n’est qu’une transposition perpétuelle des mêmes ornements stéréotypés à travers des schémas identiques, nous sentons enfin que les récits post-révolutionnaires de la littérature russe sont tout aussi traditionnels que ceux touchant au « problème du sexe », mais nous ne sentons pas qu’aujourd’hui encore nous nous référons à une création collective traditionnelle (j’entends ici par « collectivité » non pas la masse globale de la population, mais la société des chantres-écrivains, qu’il s’agisse de la création dite « populaire » ou de celle dite « artistique »).
Pouchkine et Gogol sont des manifestations de leur école, au même titre que n’importe quel auteur. Si nous les isolons de la masse | indifférenciée, c’est, entre autres, parce que nous ne savons pas penser en termes de processus. Il nous faut des alinéas.
La création, fût-elle artistique-révolutionnaire, est traditionnelle. Pour transgresser une norme, il faut que celle-ci existe, et le blasphème suppose une religion non encore morte.
Il existe une « église » de l’art en tant que congrégation de tous ceux qui le ressentent. Cette église a ses canons, formés par la stratification des hérésies.
S’inquiéter de créer un art collectif revient à peu près à s’agiter pour faire en sorte que la Volga se jette dans la mer Caspienne.
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L’espace en peinture et les Suprématistes
Le matérialisme historique est très utile pour la sociologie, mais on ne peut pas lui demander de remplacer les sciences mathématiques et astronomiques, pas plus que de construire un pont ou déterminer les lois du mouvement d’une comète.
On ne peut pas davantage, à partir du matérialisme historique, expliquer et rejeter ou accepter une œuvre d’art ou l’ensemble d’une école artistique. C’est pourquoi j’essaie d’expliquer le phénomène de l’art : « le chêne croît à partir du gland ».
L’art représentatif n’a jamais eu pour but de représenter les objets existants ; le but des arts représentatifs a été et sera de créer des objets artistiques — une forme artistique.
Tenter d’« imiter la nature » dans les arts représentatifs, reviendrait à vouloir atteindre un objet non adéquat avec des moyens non adéquats. Exemple : Helmholtz34 a démontré que le rapport entre l’intensité de la lumière dans un morceau de ciel et la pénombre d’une forêt peut être exprimé comme allant de vingt mille à un. Dans un tableau en revanche, la différence entre la tache la plus vive et la tache la plus sombre ne peut excéder soixante à un. On voit ainsi que le tableau ne peut rendre au moyen de ses couleurs le rapport de la lumière, mais ce n’est pas là sa destination. Un tableau est quelque chose de construit selon des lois qui lui sont propres, et non quelque chose d’imitatif.
La forme, maintenant. On croit communément que, grâce à la perspective, nous pouvons reproduire sur la surface plane du tableau la forme de l’objet. Cette opinion est erronée.
Premièrement : la perspective, même la plus académique, n’est pas une construction suivant les lois de la géométrie descriptive.
Sur un grand tableau, par exemple, les bords sont traités comme si l’observateur se tenait directement devant eux, et non devant le centre du tableau. De sorte que les objets représentés sur une toile de ce type sont donnés à partir de deux points de vue, ou davantage.
De là découle la « loi » de la peinture académique : ne pas raccourcir les horizontales. C’est pourquoi, quand on représente l’intérieur d’un édifice, on le peint selon un raccourci donné, tandis qu’un groupe de personnes qui s’y trouvent sera exécuté dans un raccourci différent, obéissant à d’autres lois.
On peut s’en rendre compte en consultant un simple dictionnaire encyclopédique — chose que je conseille comme programme minimum à ceux qui se lancent aujourd’hui de but en blanc dans la rédaction d’articles sur l’art.
Deuxièmement : si l’on accroche un tableau au mur à un niveau autre que celui auquel il a été peint sans que cela ait été expressément prévu par le peintre (cas général dans la peinture de chevalet), la ligne d’horizon se trouvera faussée et la perspective à nouveau déformée. C’est pourtant le sort de la plupart des tableaux placés dans les musées. Il arrive d’ailleurs que, au stade même de l’exécution, des tableaux (chez Véronèse par exemple) comportent deux lignes d’horizon, ou davantage.
Mais même si la perspective obéissait aux lois de la géométrie descriptive, même alors elle ne pourrait pas restituer objectivement les formes.
Représentons-nous un petit carré à l’intérieur d’un grand. Réunissons-en les angles. Considérons maintenant l’ensemble en fixant notre attention sur le petit carré : nous nous trouvons en présence d’une pyramide tronquée à base carrée dont le sommet est tourné vers nous.
Fixons ensuite notre attention sur le grand carré : nous voyons alors la même pyramide, mais cette fois avec la base tournée vers nous, comme si elle était creuse.
Si en revanche nous ne jetons sur le dessin qu’un regard rapide, sans privilégier par l’attention aucun des contours, nous n’obtenons pas de sensation de forme. Cette expérience, analysée par Wundt, a été par la suite élaborée dans le détail et appliquée à la peinture par Christiansen dans sa Philosophie de fart.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec certaines des conclusions de Christiansen, mais
ce n’est pas ici le lieu de les examiner en détail. Je dirai seulement ceci : notre dessin constitue un schéma perspectif. Le grand carré peut être considéré comme le premier plan, le petit comme l'arrière-plan. Mais le contraire est aussi possible. On peut, comme nous l’avons vu, renverser le tracé, transformer le plan antérieur en plan postérieur.
On peut enfin l’écraser, le ressentir comme une surface plane. Ainsi, par là encore la perspective est conventionnelle, fondée sur la tradition de l’obstacle extérieur à tout.
La peinture européenne a canonisé le second cas, c’est-à-dire la perspective des parallèles convergentes. Les peintures japonaise et byzantine ont canonisé le premier pour obtenir la perspective dite renversée. La fresque et la mosaïque sont construites selon une troisième méthode : la profondeur proprement dite en est absente. En conséquence, le dessin est appliqué à plat sur le mur, les fresques sont peintes sur le mur même, tandis que le tableau est détaché du mur et pend avec une certaine inclinaison de manière à suggérer à l’œil la perception de l’espace grâce à un cadre fait de barres à section oblique.
Comme on voit, l’espace lui-même est dans la peinture représentative une convention, une convention picturale. Et ceci vaut autant pour les académistes que pour les futuristes.
Ainsi, il est tout à fait illégitime de remplacer une mosaïque par une « copie » exécutée, par exemple, à la peinture à l’huile, étant donné que les principes de construction de l’espace sont entièrement différents selon qu’il s’agit de l’un ou de l’autre de ces « systèmes picturaux ».
C’est une erreur de ce genre que s’apprêtait à commettre le régime tsariste en voulant remplacer dans la cathédrale de Saint-Isaac la peinture de manière italienne (non à fresque) par des copies sur mosaïque. Ces travaux ont aujourd’hui été suspendus.
Mais la structure d’un tableau ne s’explique ni par la perspective droite, ni par la perspective inversée.
Ce qui forme un tableau, c’est son caractère objectai. Je m’explique : si nous opérons de la cataracte un aveugle de naissance et lui rendons ainsi la vue, le monde ne sera pas pour lui fait d’objets disposés l’un derrière l’autre dans l’espace. Le monde lui apparaîtra comme un écran coloré, un rideau coloré situé immédiatement devant ses yeux (Ribot). Seule l’expérience musculaire nous apprend à construire l’espace qui nous entoure dans le monde extérieur.
C’est pourquoi, lorsque nous voyons un objet, nous n’obtenons la sensation de la forme qu’après avoir reconnu cet objet, après avoir reconnu qu’il est tel.
Dans son ouvrage intitulé Le Problème de la forme, Hildebrand15 signale que pour créer l’impression de profondeur et de hauteur dans un tableau il ne suffit pas de représenter un champ qui s’éloigne, mais qu’il est nécessaires d’y placer, par exemple, un arbre, et d’indiquer l’ombre portée par cet arbre, qui nous suggérera la profondeur du tableau. De même, quand nous voyons tracée sur un vase grec ou une tasse contemporaine la silhouette noire d’un corps quelconque, qui peut quelquefois! se présenter en raccourci, ce n’est qu’en reliant à cette silhouette la notion de ce qu’elle est — le contour d’une chèvre par exemple — que nous percevons le volume. Et si la silhouette admet non pas une, mais plusieurs interprétations, la diversité des objets interprétables nous fournira plusieurs mises en formes contradictoires.
Ainsi, le matériau de la peinture est constitué d’ordinaire non par les couleurs, mais par les représentations colorées des objets.
On a établi dans l’histoire de l’art (Grosse) le fait de la tendance de l’ornement animal et végétal à se transformer en ornement géométrique.
Ceci n’est peut-être pas sans rapport avec un phénomène signalé par Meumann : dans les dessins d’enfants, la forme n’apparaît qu’une fois que ceux-ci ont élaboré une idée (non scientifique) de la forme géométrique.
Quoi qu’il en soit, le style géométrique-cubiste s’est manifesté périodiquement dans l’art. On en a eu un exemple en Grèce, je crois, après l’époque des figures noires. On trouve notamment à l’Ermitage une coupe ornée de dessins géométriques.
Avec la géométrisation des représentations, l’objet se détache rapidement de l’objet pour devenir un motif.
Une fois détachés de l’objectivisme, nous perdons un des objets de la création de formes et arrivons aux représentations planes. Le non-objectivisme des suprématistes est ainsi étroitement lié à leur rejet de l’espace.
Giotto écrivait déjà qu’un tableau était pour lui, avant tout, une combinaison de surfaces colorées. Mais seuls les suprématistes, qui, par un long travail effectué sur l’objet en tant que matériau, ont pris conscience des éléments de la peinture, seuls les suprématistes ont su s’affranchir de la servitude de l’objet et, en mettant à nu le procédé, présenter au spectateur des tableaux qui sont des surfaces colorées, et rien d’autre.
Je ne crois pas que la peinture restera toujours non-objective. Si les peintres se sont toujours efforcé d’accéder à la quatrième dimension, ce n’est pas pour se contenter de deux. Mais je vois bien d’où procèdent les suprématistes, et je ressens clairement la nécessité de ce mouvement. Si les peintres devaient en revenir à la représentation des objets, ou même à la « sujétalité » qui, au sens que nous donnons à ce mot •— c’est-à-dire création d’une structure à marches — existe aussi chez les futuristes (quand ils décomposent un objet en divers plan), c’est alors et alors surtout que le chemin qui passe par les suprématistes n’aura pas été parcouru en vain.
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