Le Paradis perdu - John Milton
1.
Et toi, profond enfer, reçois ton nouveau possesseur. Il t’apporte un esprit que ne changeront ni le temps ni le lieu. L’esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l’enfer, un enfer du ciel. Qu’importe où je serai, si je suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre que celui que le tonnerre a fait plus grand ! Ici du moins nous serons libres.
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La foule empressée entre en admirant, et les uns vantent l’ouvrage, les autres l’ouvrier. La main de cet architecte fut connue dans le ciel par la structure de plusieurs hautes tours où des anges portant le sceptre faisaient leur résidence et siégeaient comme des princes : le Monarque suprême les éleva à un tel pouvoir, et les chargea de gouverner, chacun dans sa hiérarchie, les milices brillantes.
2.
Mais enfin l’influence sacrée de la lumière commence à se faire sentir, et des murailles du ciel, un rayon pousse au loin dans le sein de l’obscure nuit une aube scintillante : ici de la nature commence l’extrémité la plus éloignée ; le Chaos se retire, comme de ses ouvrages avancés ; ennemi vaincu, il se retire avec moins de tumulte et moins d’hostile fracas. Satan, avec moins de fatigue, et bientôt avec aisance, guidé par une douteuse lumière, glisse sur les vagues apaisées, et comme un vaisseau battu des tempêtes, haubans et cordages brisés, il entre joyeusement au port.
3.
Les degrés étaient semblables à ceux par lesquels Jacob vit monter et descendre des anges (cohortes de célestes gardiens), lorsque pour fuir Ésaü, allant à Padan-Aram, il rêva la nuit dans la campagne de Luza, sous le ciel ouvert, et s’écria en s’éveillant : « C’est ici la porte du ciel ! » Chaque degré renfermait un mystère : cette échelle des degrés n’était pas toujours là ; mais elle était quelquefois retirée invisible dans le ciel : au-dessous roulait une brillante mer de jaspe ou de perles liquides, sur laquelle ceux qui, dans la suite, vinrent de la terre, faisaient voile conduits par des anges, ou volaient au-dessus du lac, ravis dans un char que tiraient des coursiers de feu.
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dis-moi où je puis trouver, où je puis contempler, avec un secret étonnement, ou avec une admiration ouverte, celui à qui le Créateur a prodigué des mondes, et sur qui il a répandu toutes ses grâces ? Tous deux ensuite et dans l’homme et dans toutes ces choses, nous pourrons, comme il convient, louer le Créateur qui a justement précipité au plus profond de l’enfer ses ennemis rebelles, et qui, pour réparer cette perte, a créé cette nouvelle et heureuse race d’hommes pour le mieux servir, sages sont toutes ses voies ! »
7.
« — Faisons à présent l’Homme à notre image et à notre ressemblance ; et qu’il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux bêtes des champs, à toute la terre et à tous les reptiles qui se remuent sur la terre. »
« Cela dit, il te forma, toi, Adam ; toi, ô Homme poussière de la terre ; et il souffla dans tes narines le souffle de la vie : il te créa à sa propre image, à l’image exacte de Dieu, et tu devins une âme vivante. Mâle il te créa, mais il créa femelle ta compagne, pour ta race. Alors il bénit le genre humain, et dit :
« Croissez, multipliez ; et remplissez la terre et vous l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux vivants qui se meuvent sur la terre, partout où ils ont été créés, car aucun lieu n’est encore désigné par un nom. » De là, comme tu sais, il te porta dans ce délicieux bocage, dans ce jardin planté des arbres de Dieu, délectables à voir et à goûter. Et il te donna libéralement tout leur fruit agréable pour nourriture (ici sont réunies toutes les espèces que porte toute la terre, variété infinie !) ; mais du fruit de l’arbre qui goûté, produit la connaissance du bien et du mal, tu dois t’abstenir ; le jour où tu en manges, tu meurs. La mort est la peine imposée ; prends garde, et gouverne bien ton appétit, de peur que le péché ne te surprenne, et sa noire suivante, la mort.
« Ici Dieu finit : et tout ce qu’il avait fait, il le regarda, et vit que tout était entièrement bon : ainsi le soir et le matin accomplirent le sixième jour ; toutefois non pas avant que le Créateur cessant son travail, quoique non fatigué, retournât en haut, en haut au ciel des cieux, sa sublime demeure, pour contempler de là ce monde nouvellement créé, cette addition à son empire, pour voir comment il se montrait en perspective de son trône, combien bon, combien beau, répondant à sa grande idée.
10.
Mais l’homme est tombé, et maintenant que reste-t-il à faire, sinon à prononcer l’arrêt mortel contre sa transgression, la mort dénoncée pour ce jour même ? Il la présume déjà vaine et nulle, parce qu’elle ne lui a pas encore été infligée, comme il le craignait, par quelque coup subit ; mais bientôt il trouvera, avant que le jour finisse, que sursis n’est pas acquittement : la justice ne reviendra pas dédaignée comme la bonté.
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La Mort et le Péché, par un art merveilleux, avaient maintenant poussé leur ouvrage (chaîne de rochers suspendus sur l’abîme tourmenté, en suivant la trace de Satan) jusqu’à la place même où Satan ploya ses ailes, et s’abattit, au sortir du chaos, sur l’aride surface de ce monde sphérique. Ils affermirent le tout avec des clous et des chaînes de diamant : trop ferme ils le firent et trop durable ! Alors, dans un petit espace, ils rencontrèrent les confins du ciel empyrée et de ce monde ; sur la gauche était l’enfer avec un long gouffre interposé. Trois différents chemins en vue conduisaient à chacune de ces trois demeures. Et maintenant les monstres prirent le chemin de la terre qu’ils avaient aperçue, se dirigeant vers Éden : quand voici Satan, sous la forme d’un ange de lumière, gouvernant sur son zénith entre le Centaure et le Scorpion, pendant que le soleil se levait dans le Bélier. Il s’avançait déguisé ; mais ceux-ci, ses chers enfants, reconnurent vite leur père, bien que travesti.
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Adam n’ajouta plus rien, et se détourna d’Ève. Mais Ève non rebutée, avec des larmes qui ne cessaient de couler et les cheveux tout en désordre, tomba humble à ses pieds, et les embrassant, elle implora sa paix et fit entendre sa plainte :
« Ne m’abandonne pas ainsi, Adam ; le ciel est témoin de l’amour sincère et du respect que je te porte dans mon cœur. Je t’ai offensé sans intention, malheureusement trompée ! Ta suppliante, je mendie la miséricorde et j’embrasse tes genoux. Ne me prive pas de ce dont je vis, de tes doux regards, de ton conseil, qui dans cette extrême détresse sont ma seule force et mon seul appui. Délaissée de toi, où me retirer ? où subsister ?
11.
« Ô malheureuse espèce humaine ! à quel abaissement descendue ! à quel misérable état réservée ? mieux vaudrait n’être pas née ! Pourquoi la vie nous a-t-elle été donnée, si elle nous devait être ainsi arrachée ? plutôt, pourquoi nous a-t-elle été ainsi imposée ? Qui, si nous connaissions ce que nous recevons, ou voudrait accepter la vie offerte, ou aussitôt ne demanderait à la déposer, content d’être renvoyé en paix ? L’image de Dieu, créée d’abord dans l’homme si belle et si droite, quoique depuis fautive, peut-elle être ravalée à des souffrances hideuses à voir, à des tortures inhumaines ? Pourquoi, l’homme retenant encore une partie de la ressemblance divine, ne serait-il pas affranchi de ces difformités ? pourquoi n’en serait-il pas exempté, par égard pour l’image de son Créateur ? »
12.
« Tu abhorres justement ce fils qui apportera un pareil trouble dans l’état tranquille des hommes, en s’efforçant d’asservir la liberté rationnelle. Toutefois apprends de plus que depuis ta faute originelle, la vraie liberté a été perdue ; cette liberté jumelle de la droite raison, habite toujours avec elle, et hors d’elle n’a point d’existence divisée : aussitôt que la raison dans l’homme est obscurcie ou non obéie, les désirs désordonnés et les passions vives saisissent l’empire de la raison, et réduisent en servitude l’homme, jusque alors libre. Conséquemment, puisque l’homme permet au dedans de lui-même, à d’indignes pouvoirs de régner sur la raison libre, Dieu, par un juste arrêt, l’assujettit au-dehors à de violents maîtres qui souvent aussi asservissent indûment son extérieure liberté : il faut que la tyrannie soit, quoique le tyran n’ait point d’excuse. Cependant quelquefois les nations tomberont si bas au-dessous de la vertu (qui est la raison) que non l’injustice, mais la justice, et quelque fatale malédiction annexée, les privera de leur liberté extérieure, leur liberté intérieure étant perdue : témoin le fils irrévérent de celui qui bâtit l’arche, lequel, pour l’affront qu’il fit à son père, entendit contre sa vicieuse race cette pesante malédiction : Tu seras l’esclave des esclaves.
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L’Ange à Adam répliqua aussi pour la dernière fois :
« Ayant appris ces choses, tu as atteint la somme de la sagesse. N’espère rien de plus haut quand même tu connaîtrais toutes les étoiles par leur nom, et tous les pouvoirs éthérés, tous les secrets de l’abîme, tous les ouvrages de la nature, ou toutes les œuvres de Dieu dans le ciel, l’air, la terre ou la mer ; quand tu jouirais de toutes les richesses de ce monde, et le gouvernerais comme un seul empire. Ajoute seulement à tes connaissances des actions qui y répondent ; ajoute la vertu, la patience, la tempérance ; ajoute l’amour, dans l’avenir nommé charité, âme de tout le reste. Alors tu regretteras moins de quitter ce paradis, puisque tu posséderas en toi-même un paradis bien plus heureux.
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