Georg Letham, médecin et meurtrier - Ernst Weiss
Nous autres êtres humains imparfaits ne pourrons éviter d’assister en position d’accusés ou de témoins au procès du monde, qui est encore bien plus imparfait. La cruauté et l’absurdité sont le résultat de nos expériences, et ces observations se répètent à satiété tout au long de notre misérable existence. Nul ne se ferme à cette science fondamentale. Malheur sans fin de l’individu, vainement combattu par la lutte impitoyable de tous contre tous — la douleur, la souffrance de l’âme, le martyre démesuré du corps en même temps qu’un gaspillage idiot d’énergie et de biens de la nature dans ce monde, le plus ordonné de tous les mondes... qui pourrait comprendre quoi que ce soit à tout cela ?
Comprendre, acquérir le savoir... C’est ce qu’on essaie de faire du premier au dernier jour. On essaie, sans jamais y parvenir. A quoi un homme qui réfléchit et qui est doué d’une forte volonté peut-il bien aspirer si ce n’est au plaisir fugitif? Et ce plaisir peut-il être autre chose qu’une euphorie que l’on doit à chaque fois faire ressurgir de force au moyen de quantités toujours plus importantes de drogue ? Mais si l’on est à chaque fois contraint de faire des efforts toujours plus intenses pour rendre l’existence au moins un peu supportable, l’instant viendra bien vite où l’on enfreindra la loi de la communauté sociale et de la solidarité humaine, puisqu’on s'en prend sans scrupules aux droits des autres, et il n’y a rien de plus naturel que ces autres se défendent et cherchent à mettre ce criminel hors d’état de nuire.
Le désordre profond, vraiment effroyable et catastrophique de la nature et de notre univers, ainsi que leur absurdité — ce que nous appelons le pathologique dans l'univers scientifique et la criminalité dans l’univers moral —, ces deux aspects subsistent, ils ne les abandonnent pas au gré des époques et des événements ; même après la plus terrible des catastrophes, le visage de la nature et la structure de la société gardent toujours leur expression absurde et stupide, après comme avant. Cependant, personne en dehors de l’homme — pitoyable parce que pensant — n’est contraint de savoir tout cela et d’y assister consciemment. Rentre dans le moule de la communauté!Mais comment ? Les Etats sont aussi stupides que les individus. Mets tes énergies à profit ! Apporte ton aide! Essaie de changer les choses ? Mais où cela ? Si seulement on pouvait apporter son aide! Dans neuf cent quatre-vingt-dix-neuf cas sur mille l’énergie de l'individu flanche. Si seulement on pouvait au moins croire à un ordre transcendant du monde, si l’on pouvait se raccrocher à une grande pensée, qu'on l'appelle Jésus Christ ou la Patrie ou ... la Science!
La beauté, la paix, l'harmonie, tout cela aussi n'est qu'une euphorie. Seuls l’argent et le savoir sont d’un certain secours pour l'individu.
Trop faible pour apporter une aide et devenu incapable de croire dès ma plus tendre enfance, livré sans défense à toutes les pulsions antisociales de mon être (au péché originel ?), jamais compris par mes semblables et de ce fait toujours seul au plus profond de moi-même; tiraillé entre des contradictions internes comme un malade atteint de malaria l'est entre l’hypothermie et l'hyperthermie, entre la chaleur infernale et les frissons de fièvre, des ébauches de recherche scientifique dans la tête, mais sans espoir au fond de l’âme — qui se contente de vieillir, d’année en année, sans mûrir pour autant —, avec une vie humaine sur la conscience, mais dépourvu de véritable conscience dans ses traits de caractère contradictoires et irréductibles, est-ce là ce qu’est mon moi ? Non, ce n'est qu'une partie de mon moi.
Oui, décrire une telle existence non pas simplement en partie, mais dans sa totalité, voilà qui pourrait être la tâche du roman moderne.
N'est-ce pas déjà beaucoup que je ne me sois pas contenté de supporter ma vie, mais que j'essaie en plus de la raconter? Cette tentative nécessite de l'énergie et de la clarté, plus d’énergie et de clarté, peut-être, que je ne devrais en attendre de moi-même. Il sera difficile — je le sais confusément dès aujourd'hui — de faire naître une confession cohérente à même d’émouvoir le cœur de tous les hommes, une œuvre d'an éclairant l'esprit de tous les hommes. En effet : j'ai toutes les raisons de craindre que l'on ne me comprenne pas et que, par conséquent, mes efforts ne soient pas couronnés de succès.
Si seulement je pouvais faire comprendre tout ce que j'ai vécu! C'est uniquement de cela qu’il s'agit. Mais je vais essayer. C'est peut-être une expérience. Peut-être la dernière que je tenterai.
Bien sûr, tout cela est loin d'être simple. Je suis en même temps la personne qui agit et qui souffre. Savant et criminel. Médecin et meurtrier. Les deux choses sont difficiles à concilier. Il doit nécessairement y avoir des erreurs entre les deux. Mais parviendrai-je à reproduire fidèlement ces erreurs ? Ou dois-je simplement me contenter de décrire ce qui, selon moi, s’est passé ? Les règles de l’art me sont inconnues elles aussi. A l’âge où j’écris, à plus de quarante ans, il est peu probable que je parvienne à percer le secret de ces lois esthétiques malgré tout mon amour pour les choses belles et accomplies, pour les choses parfaites. Ma main, loin d’être maladroite et qui est même plutôt habile quand elle effectue une expérience, refusera de se prêter à de tels artifices.
C’est sans y croire beaucoup, sans optimisme que je me mets à l’ouvrage. Mais le réalisme et l’œuvre sont-ils possibles sans optimisme ? Pourtant, je vais essayer. Je vais me tendre à moi-même un miroir. D’une main qui ne tremble pas. Avec le regard objectif de la science. Sans pitié vis-à-vis de moi-même, de la même façon que je n’en ai pas eu à l’égard des autres. Qu’est donc l’homme pour que l’homme ait pitié de lui ?
Je ne peux rien faire de plus. Un autre, peut-être, forgera à partir de ces procès-verbaux d'«expériences sur des âmes vivantes» un roman authentique.
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Dans ma jeunesse, après que mon père eut expérimenté sur moi ses conceptions éducatives, je vouais un culte au savoir objectif, représenté par les sciences de la nature, et aux joies de l’existence, représentées par l’argent. L’argent était pour moi plus qu’une jouissance superficielle ; il me semblait être la jouissance suprême, car elle était la seule qui pût remplacer Dieu à notre époque par ailleurs impie. L’argent est une base solide. Celui qui en a possède au moins quelque chose. Il s’appuie sur l’ordre social le plus solide du monde actuel.
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Mon père — j’aurai l’occasion plus loin de raconter cela dans les moindres détails — m’avait endurci contre les atrocités de l’existence telle qu’elle se présente dans la réalité. Sans cela, je n’aurais jamais choisi l’étude de la médecine ; j’aurais également résisté à la tentation de percer les secrets de la vie physique. J’aurais été contraint d’y résister ! Je me croyais donc invulnérable à toutes les impressions, même aux plus abominables. Je voulais l’être.
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Mais tant que les animaux restèrent les seuls objets de mes expériences, les choses étaient en ordre. Le monde civilisé a tendance à fermer les yeux sur ce problème, comme sur la guerre, par exemple. La société ne se rebella et ne porta un jugement impitoyable sur mon être que lorsque la victime fut un être humain. Donc, quand je dis que je décidai un jour de supprimer ma femme — une résolution prise avec un calme comparable à celui avec lequel je sélectionnais un animal pour mes expériences —, cela ne veut pas dire que j’ai accompli ces deux actions avec un calme total et une parfaite bonne conscience. Sur ce point, donc, j’étais en accord avec moi-même: je ne décidais jamais d’entreprendre ces choses sans scrupule.
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Au cours de ma vie, je n’ai jamais été totalement exempt de sentiments de pitié. « Notre conscience fait de nous tous des lâches ». Hamlet, archétype du dernier Européen. Pourtant, ma conscience ne tut jamais telle qu’elle eût pu influer sur ma vie de façon contraignante. J’ai toujours éprouvé une pitié mal placée, et ce d’autant plus que je m’en défendais. Dans mon enfance, mon père avait tenté d’extirper ce travers (c’est un travers et il le restera) avec sa racine. Mais qui est capable de prendre les traits de caractère d’un homme à leur racine? Je savais ce que je faisais quand je couchais un animal — un être vivant, sensible à la douleur et doté jusqu’à un certain point d’une âme — sur le chevalet de torture. D’autres ne le savaient pas. D’autres, après leurs expériences sinistres et sanglantes, n’avaient pas besoin de l’ivresse, de l’étourdissement de l’âme, de l’apaisement par des moyens violents; d’autres ne souffraient pas constamment d’une boulimie jamais assouvie. Mais à quoi bon parler d’animaux alors qu’il s’agit d’un être humain qui me fut assez proche pour...
Il faut s’en tenir aux faits. Lorsque le caractère insupportable de l’ensemble de mes conditions de vie se fut manifesté chaque jour plus clairement (si cela ne me menait pas aussi loin, j’aimerais bien décrire une journée de cette époque-là dans toute la longueur interminable et infernale de ses vingt-quatre heures), lorsque j’eus suffisamment pris conscience du caractère insupportable de mes conditions de vie, je fis une dernière tentative pour me séparer de ma femme à l’amiable. Nous nous étions mariés à l’église comme tous les gens de mon milieu et du sien. Mais le lien dont on attend en général qu’il unisse le couple, à savoir l’amour conjugal, n’existait que de son côté. Moi, je ne l’aimais pas. Je ne sais même pas à ce jour si je suis resté capable de ce sentiment souvent évoqué, voire si j’ai jamais été capable d’aimer. Qui le sait?
La pierre angulaire du mariage devrait être la communauté des deux sexes, celle à laquelle aspire le désir naturel et à laquelle on s’engage dans l’espoir d’une aide mutuelle. Voilà le discours de l’Église qui définit la procréation comme le but premier du mariage. J’aurais désiré ardemment avoir un enfant. Mais en même temps, cela m'inquiétait. J’avais peur de la responsabilité que cela représentait de donner naissance à un être de plus dans le plus terrible des mondes, et ce fut pour moi l’une des raisons de contracter mariage avec mon épouse, car l’âge de ma femme excluait à lui seul qu’il lui fût donné encore d’avoir un enfant. Elle non plus n’y croyait pas. Mais elle ne se départit pas pour autant de sa conviction que tout mariage entre catholiques est un lien indestructible, existant objectivement et qui ne saurait être rompu, même lorsque l’amour tourne à la haine et à la répulsion.
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Je ne trouvais pas le sommeil. Je me glissai sans bruit dans la salle de bain où se trouvaient toujours des pyjamas dans un placard. Le placard, cependant, était verrouillé, et j’avais donné la clef à ma femme. Je ne me dévêtis donc pas. Le bruit de pas dans la chambre de ma femme avait cessé, à présent, et le son de sa voix s’était tu lui aussi. J’étais sur le point d’aller me coucher lorsqu’elle apparut sur le palier, vêtue d’une chemise de nuit précieuse, couleur saumon, richement brodée de perles de verre. Dans ses yeux, je lus une expression qui m’a toujours tout autant attiré que repoussé de la façon la plus incompréhensible; une tendresse de chienne soumise, une sorte de volupté à l’idée d’être battue. Mes épaules se raidirent, et je baissai la tête. Je sentis monter en moi la rage éprouvée à l’endroit de cette femme qui était encore capable en un tel moment de sourire. Je lui fis comprendre que je n’avais qu’un seul désir; être seul. En allumant les lumières du fumoir, elle avait remarqué le flacon de verre étincelant contenant la toxine. Elle pensa que c’était de la morphine. Elle commença par m’adresser des reproches pour mille et une vétilles, puis elle pleura et, sans transition, avec un sourire un peu niais, me demanda de lui administrer la même injection que celle que je lui avais faite avant son voyage.
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Pour moi, l’univers n’a jamais reposé sur un fondement totalement inébranlable. J’ai déjà dit que dès ma jeunesse, sous l’influence de mon père, j’étais devenu anarchiste, athée et nihilistes jusqu’au cynisme ; ajoutez la pression intérieure (appelez cela la conscience, faites comme bon vous semble — de toute façon, vous ne le comprendrez pas), ajoutez le manque de sommeil, ajoutez le fait d’être soumis à une observation permanente et les questions stéréotypées qu’on fait pénétrer de force dans l’âme d’un être faible comme avec un burin bien affûté et que posent ces messieurs les experts psychiatres près le tribunal — l’accent se trouve sur le mot « tribunal » —, ajoutez la mauvaise nourriture, la saleté d’autant plus affreuse qu’on cède soi-même à la pulsion d’autodestruction qui vous fait démolir dans votre cellule tout ce qu’il est possible de démolir (qui n’est pas tenté de temps à autre de tout mettre en pièces autour de lui !).
Quiconque n’a pas vécu cela ne peut pas s’imaginer ce que la confrontation permanente avec soi-même peut avoir de terriblement fatigant et d’épuisant nerveusement, ces nuits, ces rêves, et constamment cette ambiance hostile autour de soi — eh bien, Georg Letham le Jeune, t’attendais-tu par hasard à un voyage d’agrément au bord de la mer?
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Mon frère me faisait souvent souffrir par ses questions idiotes; pour l’amour du Ciel, comment as-tu pu... un homme comme toi,etc. Il n’aurait plus manqué qu’il découvrît en moi un «cœur aimant», comme cela avait été le cas de mon patient souffrant de débilité sénile. Voilà à quel point il se trompait sur mon compte. Mais moi, moi qui n’étais ni sénile ni débile, ne me trompais-je pas également sur le sien ? Seul l’avocat ne s’étonnait de rien ni de personne. En effet, si « la chose » s’était produite, c’est qu’elle devait forcément se produire. Les faits = la loi, la réalité = la nécessité.
Si on l’écoutait, la mort de ma femme pouvait être présentée aux jurés — des gens aux capacités intellectuelles médiocres — comme les conséquences d’une négligence grossière de ma part. Il bâtit son système de défense, son plan, sur l’idée que par une inadvertance incompréhensible j’avais administré à ma femme une autre injection que celle, analgésique, qu’elle réclamait, et que je m’étais trompé a cause de l’obscurité et de mon énervement. Ce qui expliquait mon comportement écervelé par la suite. A l’en croire, j’avais toujours été un mauvais médecin et j’avais eu de bonnes raisons de délaisser mon cabinet — moins j’en faisais en tant que médecin, plus j’avais de chance d’être un bienfaiteur de l’humanité. J’avais tout simplement commis une tragique «erreur».
A son avis, tout était possible. Mais j’étais convaincu que seules les choses qui avaient effectivement eu lieu étaient possibles. Les faits devaient avoir un sens, même destructeur ou négatif, à savoir celui qui s’était manifesté dans les conséquences de mon acte, lesquelles s’étaient à nouveau transformées en causes agissantes. Mais il comptait sur mon instinct de conservation et, tout en replaçant machinalement mon (son) monocle, il remarqua que ce type de calcul n'avait jamais échoué, et que, pour me sauver, je jouerais devant le tribunal le pécheur effondré, pétri de remords, le médecin maladroit qui a commis une erreur sur la personne de sa chère épouse.
Existe-t-il en effet quelque chose de plus naturel pour un homme qui risque sa tête que de tenter par lui-même tout ce qui est en son pouvoir pour échapper à la peine de mort ? Mais nous reviendrons plus tard sur ce calcul. A ce moment-là, d’autres calculs nous préoccupaient encore, des factures qui avaient été présentées entretemps, des sommes relativement élevées réclamées par mes anciens créanciers, et d’autres, relativement modestes, concernant le loyer de notre appartement, l’enterrement de ma pauvre femme, la concession au cimetière, d’autres sommes encore pour les dépenses courantes, pour le salaire des employés de maison, l’éclairage, le téléphone, etc.
Mon père ne voulait plus être mon père. Gendre et belle-fille ne payèrent pas un sou. On ne pouvait pas les y contraindre. L’institut pathologique envoyait lui aussi tous les mois au cabinet de mon avocat des factures concernant l’entretien des animaux de laboratoire. Un soir, alors que mon avocat venait de repartir, mon frère se présenta (grâce à mon nom et à mon ancienne position sociale, on m’accordait en effet beaucoup plus de temps de parloir qu’à la plupart des autres), je proposai au brave homme mes animaux de laboratoire — des cochons d’Inde, des petits chiens ainsi que quelques chèvres et quelques singes, sorte de petite ménagerie privée, pour ses garçons. Le fait que j’y eusse pensé le fit rayonner de joie ! Auparavant, je n’avais jamais fait le moindre cadeau à mes neveux. Mais ensuite, il eut des réticences à cause du risque de contagion et des frais d’entretien. Nous envoyâmes les animaux au parc zoologique de la ville. Il semblait heureux de les avoir arrachés à la vivisection. Il était d’un naturel bon enfant. Comme il pouvait rire, à présent, même là, même près de moi, puisqu’il partageait l’optimisme de l’avocat ! Il me communiqua son rire et me rendit heureux l’espace d’un instant. J'imitai son rire — ce qui le fit rire de plus belle. Ce soir-là (nous approchions déjà de l’automne), je ne disséquai pas ses fleurs. Plus tard, la soirée fut calme et mon sommeil profond.
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Le châtiment suprême se situe ailleurs. Etre dépendant de gens et voir en eux tout autre chose que des compagnons d’infortune compatissants, n’avoir d’autre choix que de les considérer comme des ennemis mortels — j’ai mesuré ce que signifie la déportation, ce que signifie la prison. Ici, des conflits intérieurs, là des épidémies mortelles. Mais rester debout sans se laisser abattre malgré la mort et le diable et tant qu’il y aura une étincelle de vie en toi, G. L. le Jeune, n’est-ce pas là une tâche qui devrait rendre ta vie digne d’être vécue, où que ce soit et quels que soient les moyens? Oui ! Peut-être parviendrai-je à me préserver. Peut-être reviendrai-je tout de même un jour de cette île pénitentiaire.
Si seulement je pouvais être au tréfonds de mon être en accord avec moi-même ! Oui, oui ! Si seulement je pouvais simplement approuver globalement l’existence! Si je pouvais me prosterner devant le « miracle de la création divine » et le vénérer sans la moindre distance critique! Prier! Si je parvenais enfin à maîtriser la désespérance logique qui m'enlève mes racines mais me rend également lucide, qui m’a paralysé, mais aussi protégé et préservé depuis les expériences décisives que mon père a pratiquées sur moi lorsque j’étais enfant ! Alors laissez-moi approcher de la roue du destin ! Je la ferai tourner. Les morts ne ressusciteront jamais. Mais peut-être quelqu’un accédera-t-il à une vie nouvelle. Aucune difficulté ne serait trop grande pour moi. Je ne serais pas le premier à réussir son évasion.
Dans cet élan d’énergie, j’ai porté brusquement ma main gauche sur mon coeur. La main droite de mon compagnon est obligée de suivre. Il éclate de rire. Mais pourquoi son regard rayonnant et fébrile m’ignore-t-il? Ce rire splendide et sublime ne m’est-il donc pas destiné? Non, c’est au photographe qu’il a fait un signe de tête en riant, c’est au reporter de presse que s’adressait son rire avec lequel il fanfaronne : regardez un peu par ici ! Je suis chargé de chaînes, condamné à x années de travaux forcés, et j’arrive encore à rire !
La vanité est le trait fondamental de ce caractère-là aussi. Est-ce également le trait fondamental du mien? En tout cas, l’élan que je viens d’avoir s’achève dans une illusion anéantie. La prochaine fois, je serai encore plus endurci, plus insensible. Mon vieux avait raison. La vie était bien comme il la voyait après son expédition malheureuse au Pôle Nord.
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Un chapitre très important de son enseignement était la connaissance des hommes et leur traitement méthodique. Là aussi, il n’utilisait pas un savoir un peu sec, mais se servait d’exemples pratiques, avec une intelligence froide et un humour satanique. Il disait qu’il ne voulait pas classer les hommes en deux catégories, les bons et les méchants, ceux qui étaient humains et ceux qui ne l’étaient pas (il ne croyait pas à une telle classification, et il avait raison), ni même les gagnants et les perdants — parce que le succès ne peut pas toujours être évalué exactement à un moment précis —, ni les sots et les intelligents — car dans chaque être humain, ces deux aspects sont intimement liés —, mais il me demandait d’un air tout à fait détaché s’il ne serait pas éventuellement possible de distinguer parmi les hommes ceux qui étaient des grenouilles et ceux qui étaient des rats (à l’école, nous venions d’étudier le poème des grenouilles et des souris de Homère, une œuvre d’ailleurs assez controversée). Il ne voulait pas entendre parler des grenouilles dont il trouvait le caractère trop insipide; mais les rats, il les connaissait, il les haïssait du fond du cœur. Pour lui, ils étaient limpides, car ils annonçaient la couleur. Les rats étaient des caractères collants et tenaces, les grenouilles des caractères gluants et équivoques. Les premiers étaient des meurtriers, les secondes, des escrocs. Les premiers étaient chauds, les secondes, froides. Il disait que parmi les humains il n'existait que peu d’exemplaires purs de ces deux types et qu’il fallait donc tenter d’avoir l’intuition de ce qui, chez un homme, relevait de la grenouille et de ce qui relevait du rat. A l’en croire, le rat est monarchiste, c'est un soldat, et il tue gaillardement. Il aime bien manger et boire et laisse les autres vivre tant qu’il a lui-même ce qu’il lui faut. Il accepte un maître et un chef au-dessus de lui, mais ce qu’il préfère, c’est jouer lui-même le maître et le héros; il aime passionnément et respecte la famille ; il est courageux, il ne crache ni ne siffle longtemps : il mord. La grenouille, par contre, est républicaine; elle est pour l’égalité des droits de tout un chacun. Elle s’intéresse plus aux activités inoffensives, même si elles la nourrissent plutôt mal que bien. C’est pourquoi elle n’a pas de prétentions, loue Dieu, notre Seigneur, mais pratique le mensonge et l’hypocrisie jour et nuit, ne croit au fond d’elle-mcme à rien de plus élevé qu’à sa propre majesté batracienne. Elle dépose son frai sans bruit, discrètement, et ne reconnaît pas ses enfants dans la masse. C’est ce qui explique qu’elle ne les dévore pas, comme c’est le cas parfois du rat mâle. Le rat siffle quand il est en danger et se dresse sur ses pattes de derrière; la grenouille lance sans cesse son propre nom en coassant et, face au danger, plonge dans l’eau en affirmant qu’elle avait trop chaud dehors. Le rat est insolent et aime se montrer aussi bien en grand nombre que seul ; les grenouilles sont modestes, et au lieu de s’intéresser à leurs semblables, elles remontent leurs maigres épaules. C’est elle, la grenouille, qui a l’arrogance intellectuelle la plus dangereuse ; si elle pouvait, elle ne ferait rien du tout et préférerait faire travailler pour elle le rat, ce nigaud, mais celui-ci s’en garde bien. A moins qu’il n’y soit contraint.
Je ne sais pas d’où il tenait ces comparaisons, et je ne peux pas non plus chercher à savoir dans quelle mesure elles étaient exactes. Mais pendant un temps, il posait son diagnostic pour tous les gens qui venaient chez nous et me faisait un clin d’œil. Les rats devaient avoir des mains chaudes et sèches et ne devaient pas lâcher volontiers celle qu’on leur tendait tout en vous regardant en même temps droit dans les yeux. Les grenouilles, par contre, auraient aimé retirer leur patte palmée, froide et humide avant même de l’avoir tendue, et elles louchaient vers les coins ou vers la porte.
Le mieux, disait mon père, qui était le bras gauche du ministre (dont le bras droit ne devait jamais apprendre ce que faisait l’autre), le mieux, c’était de cultiver de bons rapports avec ces deux catégories de gens. Mais si par hasard ce n’était pas possible, il fallait immédiatement rabattre le caquet du rat et ne pas lui donner l’occasion de devenir insolent. Les grenouilles, il fallait les exploiter, les fatiguer au cours de longues négociations et les jeter. Si nécessaire, il fallait les désarmer en les piquant dans le postérieur. Les grands artistes savaient selon lui provoquer le reflexe de l'etreinte chez ces animaux à sang froid (imagine que tu as affaire à une dame, disait mon père en plaisantant), car si on passait le doigt au bon moment sur la petite poitrine ou le ventre d’une grenouille (j’ai assisté un jour à une telle expérience), elle refermait ses petites pattes sur le doigt avec une ferveur et une passion toute batracienne. Elle le serrait, ce doigt humain qu’elle tenait pour une dame grenouille. Mais à peine un homme sur mille avait un don pareil! La plupart du temps, la grenouille cédait quand elle se savait découverte, tandis que le rat, quand on avait mis à jour sa bassesse, n’en répondait qu’avec plus d’insolence.
Je raconte ces choses comme elles me passèrent alors par la tête : sur la place du port, enchaîné à un homme qui se taisait. Bien que ma situation fût terrible, je ne pus m’empêcher de rire. J’étais secoué par les hoquets, et mon poignet aussi, et sans le vouloir, je réveillai le joli garçon, à côté de moi. Il sursauta et me regarda d’un air ébahi.
Il ne se joignit pas à mon rire discret, étouffé. J’aimais tant imiter le rire des autres. Il n’avait vraisemblablement pas besoin de cela; il gardait au fond de lui-même assez d’humour noir et faisait preuve dans toutes les situations difficiles de la vie d’un naturel extrêmement gai... Il avait tout simplement une autre éducation et un autre caractère.
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