samedi 6 juillet 2024

Une trop bruyante solitude - Bohumil Hrabal

 Une trop bruyante solitude - Bohumil Hrabal

 

Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c’est toute ma love story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que, lentement, je m’encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j’ai bien comprimé trois tonnes; je suis une cruche pleine d’eau vive et d’eau morte, je n’ai qu’à me baisser un peu pour qu’un flot de belles pensées se mette à couler de moi; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j’ai lues. C’est ainsi que, pendant ces trente-cinq ans, je me suis branché au monde qui m’entoure : car moi, lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu’à ce que l’idée se dissolve en moi comme l’alcool; elle s’infiltre si lentement qu’elle n’imbibe pas seulement mon cerveau et mon cœur, elle puise cahin-caha jusqu’aux racines des mes veines, jusqu’aux radicelles des capillaires. Et c’est comme ça qu’en un seul mois je compresse bien deux tonnes de livres, mais pour trouver la force de faire mon travail, ce travail béni de Dieu, j’ai bu tant de bière pendant ces trente-cinq ans qu’on pourrait en remplir une piscine olympique, tout un parc de bacs à carpes de Noël.

---

Quand mes yeux se posent sur un vrai livre et que j’en supprime les mots imprimés, il ne reste plus que des pensées immatérielles qui voltigent dans l’air et reposent sur de l’air, c’est l’air qui les nourrit, c’est à l’air qu’elles retournent, parce que tout est air à la fin, de même que dans la sainte hostie il y a du sang sans y en avoir. Voilà trente-cinq ans que j’emballe des livres et du vieux papier et je vis dans un pays qui sait lire et écrire depuis quinze générations; j’habite un ancien royaume où c’est depuis toujours l’usage et la folie de s’entasser patiemment dans la tête images et pensées porteuses de joies inexprimables et de douleurs plus fortes encore, je vis au milieu de gens prêts à donner jusqu’à leur vie pour un paquet d’idées bien ficelées.  Et maintenant, tout cela se répète en moi; voilà trente-cinq ans que j’appuie sur les boutons vert et rouge de ma presse, mais aussi trente cinq ans que je bois des litres de bière, pas pour boire - j'ai la terreur des ivrognes -,mais pour aider la pensée, pour mieux pénétrer au cœur même des textes, parce que lorsque je lis, ce n’est pas pour m’amuser ou faire passer le temps ou encore pour mieux m’endormir; moi qui vis dans un pays où, depuis quinze générations, on sait lire et écrire, je bois pour que le lire m’empêche à jamais de dormir, pour que le lire me fasse attraper la tremblote, car je pense avec Hegel qu’un homme noble de cœur n’est pas forcément gentilhomme ni un criminel assassin. Si je savais écrire, moi, j’écrirais un livre sur les plus grands malheurs et les plus grands bonheurs des hommes. Par les livres et des livres, j’ai appris que les deux ne sont pas humains et qu’un homme qui pense ne l’est pas davantage, non qu’il ne le veuille, mais parce que cela va contre le sens commun. Sous mes mains, dans ma presse mécanique, s’éteignent des livres rares, et ce flux je ne peux l’empêcher. Je ne suis guère plus qu’un tendre boucher. Les livres m’ont enseigné le goût et le bonheur du ravage, j’adore les pluies qui tombent en trombes et les équipes de démolition, je reste debout des heures durant à regarder les pyrotechniciens faire sauter des blocs entiers de maisons, toute une rue, comme s’ils pompaient de gigantesques pneus, je ne peux me rassasier de cette première seconde qui soulève toutes les briques, les pierres, les poutres... puis vient l’instant où les maisons s’effondrent, silencieuses, comme des vêtements, comme un paquebot qui s’affaisse brusquement dans l’océan après l’explosion des chaudières. Je me tiens là dans un nuage de poussière et dans la musique des craquements, et je pense aux profondeurs des caves où je travaille, à ma presse sur laquelle, depuis trente-cinq ans, je besogne à la lueur des ampoules électriques. 

---

J’avais déjà trouvé en moi la force de fixer froidement le malheur, d’étouffer mes émotions, je commençais alors à comprendre la beauté qu’il y a à détruire. Je chargeai bien d’autres wagons, bien d’autres trains qui partirent eux aussi en direction de l’ouest avec leur cargaison à une couronne le kilo! 

---

Et, pendant que dans les égouts de la capitale deux clans de rats se repoussent en une guerre apparemment absurde, des anges déchus travaillent dans les caves, des hommes cultivés, vaincus dans une bataille qu'ils ne menèrent jamais, mais qui, malgré tout, ne cessent de perfectionner la description du monde.
 ---

Ainsi travaillais-je en parsemant mon œuvre de tombeaux de souris; à tout moment, je m'arrêtais pour lire la Théorie générale du ciel, j’en attrapais une petite phrase que je suçais comme un berlingot, pénétré que j’étais de la grandeur démesurée de la beauté, de l’infinie pluralité qui me frappaient de tout côté, le ciel étoilé dans le boyau troué au-dessus de ma tête, sous mes pieds, les guerres de deux clans de rats dans tous les égouts et cloaques de la capitale, les vingt paquets en route vers le monte-charge, comme un convoi de vingt wagons, tout illuminés de la lumière des tournesols; dans la cuve de ma presse remplie à ras bord la vis horizontale réduisait en purée les petites souris sans qu ’elles poussent un cri, comme lorsqu ’un cruel matou les attrape pour s’en faire un jouet, la nature miséricordieuse dévoilait l’horreur où s’évanouissent toutes les sécurités, horreur plus forte que la douleur qui voile celui qu’elle visite en la minute de vérité. Tout cela me frappait d’une stupeur sans bornes, je me sentais soudain sanctifié, embelli d’avoir eu le courage de ne pas sombrer dans la folie avec ce que j’avais vu ou vécu, corps et âme, dans ma trop bruyante solitude, je m’étonnais de constater que ce travail me propulsait dans le champ infini de la toute-puissance. L’ampoule éclairait la cave de sa faible lumière, au signal vert ou rouge le plateau de la presse s’avançait, reculait, j’entamai enfin la dernière couche, mon effort touchait à sa fin, je dus m’aider du genou pour permettre à ma pelle de vaincre ce papier transformé en une sorte de glaise. En jetant la dernière pelletée de cette matière humide et visqueuse, je me faisais l’idée d’être un égoutier récurant le fond d’un cloaque abandonné dans les profondeurs des égouts de la ville. Je déposai grande ouverte dans le dernier paquet la Théorie générale du ciel, je serrai bien les fils de fer, le fis rouler jusqu’au chariot qui l’envoya rejoindre les autres, vingt et un paquets identiques, et me laissai tomber sur une marche, les bras ballants, les mains pendantes à toucher le ciment froid du sol. Vingt et un tournesols réchauffaient cet abri sombre et souterrain, çà et là quelques souris frissonnaient, privées de leurs cachettes de papier;l’une d’elles se planta soudain devant moi, la mine menaçante, en position d’attaque, cette minuscule petite bête, sautillant sur ses pattes de derrière, essayait de me mordre, de me renverser, qui sait, ou de me blesser tout simplement; de toute la force de son corps fluet, elle bondissait et se jetait sur mes semelles humides où elle plantait ses dents.

Je repoussais avec douceur chacun de ses assauts, mais, infatigable, elle revenait toujours à la charge : enfin, à bout de forces, ramassée dans un coin, elle se mit à me fixer, à me regarder dans les yeux, et moi, tremblant comme une feuille, je vis dans son regard quelque chose de plus que le ciel étoilé, de plus que la loi morale en mon âme. Alors, dans le fracas du tonnerre, m’apparut Arthur Schopenhauer... L’amour est la loi la plus haute et cet amour est compassion. Je compris soudain pourquoi Arthur haïssait tant cette brute de Hegel, mais je fus soulagé qu’ils ne conduisent ni l’un ni l’autre des armées adversaires, la guerre de ces deux-là aurait été aussi impitoyable que celle des clans de rats dans les canaux des profondeurs praguoises. Cette nuit-là, éreinté, couché en travers de mon lit sous mes deux tonnes de livres, je distinguai, dans le jour grisâtre qui filtrait de la rue chichement éclairée, les dos des volumes à travers les planches mal jointes du baldaquin. Brusquement, des bruits de grignotement brisèrent le silence, des souris travaillaient, rongeaient mon ciel de lit, et ce léger bruissement, ce tic-tac régulier de chronomètre, encore limité à quelques livres, me pétrifia d’effroi : s’il y avait là des souris, on trouverait bientôt des nids, et quelques mois plus tard une colonie, puis des villages et, en un an, conformément à la progression géométrique, une ville entière de rongeurs tarauderait mes étagères et un beau jour, un jour pas si éloigné que cela, un frôlement imprudent, un souffle suffiraient et ces deux tonnes de livres, dégringolant du ciel, me tomberaient sur la tête. Belle revanche pour ces souris que j’avais si souvent laminées dans mes paquets! Terrassé par ces grignotements, je gisais dans un demi-sommeil et comme toujours une petite Tsigane en forme de Voie lactée vint me rejoindre sur les vagues de ma rêverie, mon amour de jeunesse, une Tsigane silencieuse et candide qui m’attendait toujours à la porte des bistrots, une jambe rejetée à la façon des ballerines, la beauté qui enchanta mes jeunes années et que j’avais depuis longtemps oubliée, avec son corps graisseux, couvert de sueur, dégageant une odeur de pommade et de musc, une forte odeur de gibier, chaque fois que je la caressais, j’avais l’impression de mettre les doigts dans du beurre, toujours fagotée dans la même méchante robe pleine de taches de sauce et de soupe, avec sur les épaules des traînées de chaux et de bois vermoulu laissées là par les planches glanées dans les décombres qu'elle emportait chez moi. Je l’avais rencontrée à la fin de la guerre, je sortais de l’auberge, oui, de l’auberge Horky, elle m'emboîta le pas pour ne plus me lâcher d'une semelle, sans jamais se faire attendre ni jamais me dépasser, trottinant sans bruit derrière moi. Je lui parlai par-dessus mon épaule, « Bonsoir, je dois y aller maintenant », lui dis-je, arrivé au croisement; mais, c’était son chemin, disait-elle; j’enfilai 1a rue Ludmila et voulus la quitter, mais elle avait à faire plus bas; j’arrivai tout exprès au lieu-dit du Sacrifice et lui tendis la main, mais non, sa route était la mienne, et nous continuâmes donc notre chemin jusqu’au quai de l'Eternité où j’habitais alors; même sous le réverbère de notre immeuble, elle me suivit : « Adieu », lui dis-je, mais c’était aussi sa maison, je m' effaçai alors pour lui laisser le passage, mais rien à faire, die tenait à me voir entrer le premier dans le couloir obscur; je descendis les marches de la cour et, la dé sur la porte, je me retournai pour lui dire au revoir, mais elle était aussi chez elle, elle entra donc chez moi et partagea mon lit. Au matin, quand je me réveillai, le lit encore tout chaud de sa présence, elle avait disparu. Depuis ce jour, je m’arrangeai pour rentrer chez moi à la nuit elle m’attendait toujours, assise devant ma porte, avec sous ma fenêtre un tas de planches blanchies en emporter deux ou trois dans mon cartable ou dans les poches de mon manteau; le parfum des waters envahit la cour : il va bientôt pleuvoir, me dis-je; abruti de bière et de travail, je ne puis remuer un seul membre, en deux jours j’ai nettoyé ma cave aux dépens des souris, de ces humbles bestioles qui ne veulent rien d’autre, elles non plus, que grignoter les livres et habiter les trous du vieux papier, y mettre au monde d’autres souris et les nourrir dans ce petit nid, petites souris pelotonnées en boules comme ma petite Tsigane dans le creux de mon corps quand la nuit était froide. Les cieux ne sont pas humains, mais il y a sans doute quelque chose de plus que ces cieux-là, la pitié et l’amour que j’ai depuis longtemps oubliés, effacés totalement de ma mémoire. 

---

Mais voilà, nous entrions dans une nouvelle époque, un monde nouveau, ça leur passait bien au-dessus de la tête, à ces jeunes gens, tout sans doute était déjà bien différent.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire