Hier - Hugo von Hofmannsthal
SCÈNE PREMIÈRE
ANDREA
Et quand bien même ! Je n'en demande pas les raisons !
Le flot de nos sensations trouve une porte derrière elle :
Impuissants ont les actes, vides les paroles :
Sonder les raisons rend la sensation insupportable,
Et tout ce que nous sentons vraiment est indicible...
Ce n'est pas ce que je pense, ce que je crois, entends ou vois,
Qui me lie à toi, mais ton charme envoûtant, le fait d'être près de toi...
Et même si tu me trompas, si tu me trahissais mon amour,
Tu resterais encore pour moi celle que tu es !
ARLETTE
Prends garde, cette croyance est dangereuse !
ANDREA
Oh non, seulement belle et audacieuse, enivrante, loyale !
C'est là une eau qui balaye les entraves de notre esprit,
Les scrupules qui le freinent, les remords qui l'affligent,
La menace de mille châtiment immérités
Qui nous pousse à mentir alors que nous ne ressentons plus rien;
Cette croyance nous apprend à considérer comme juste et sage
Ce que nous faisons d'ordinaire sans lui donner de nom...
Plus bas.
La vie, ce n'est que l'errance muette de millions d'êtres
Qui vont leur chemin dans se comprendre,
Et si par hasard deux regards se rencontrent,
Chacun ne voit que soi dans les yeux de l’autre.
ARLETTE
Et que sont-ils, ceux que nous appelons nos amis ?
ANDREA
Ceux en qui nous connaissons plus clairement notre Moi,
... Si je ses fermenter en mois une volonté sans mesure,
Celle de chevaucher ! l'envie d'un galop furieux, infernal...
[...]
ANDREA
Dois-tu sans cesse gâter le jour présent avec le souvenir d'hier ?
Devrai-je toujours entendre tinter la chaîne
A jamais rivée à ton pied, et qui t’entrave,
Quand, pour ma part, j'ai mille fois brisé la mienne !
Hier, un crépuscule livide planait autour de nous,
Et notre âme s'en allait rêver jusqu'au Nil vert ;
Des lumières imprécises autour de nous flottaient,
Et des nuages pâles passaient avec nostalgie dans le ciel ...
Mais un abîme nous sépare de tout cela : sept heures!
Ce jour d'hier s'est évanoui pour toujours !
[...]
Mets aujourd'hui ta robe jaune, au tissu riche et lourd,
Et prends des roses rouges sombres, ardentes et soyeuses...
Si tu pouvais te déprendre du jour d'hier,
Cesser de prêter l'oreille à l'appel creux de ce mort !
Laisse les forces changeantes du jour présent,
Ses plaisirs, ses souffrances, murmurer dans ton âme !
Oublie ce qui fut, que nul ne peut comprendre :
Hier ment, aujourd'hui seul est vrai !
Laisse-toi emporter au gré de chaque instant,
C'est là le moyen de demeurer fidèles à toi-même
SCÈNE TROISIÈME
ANDREA
Comprends-moi bien : tu en décideras toi-même !
N'est-il pas souvent bon de fuir ce que l'on a souvent recherché ?
Notre humeur, nos forces, ne varient-elles donc jamais ?
Toute passion ne connaît-elle pas l'éveil et la mort ?
Qui nous a enseigné à donner le nom d'"âme"
A la réunion de milles vies présentes côte à côte ?
Pourquoi l'ancien devrait-il être bon, mauvais ce qui est nouveau ?
Qui a le droit d'exiger la fidélité ? Qui peut la promettre ?
[...]
Je veux le libre jeu de mes libres instincts,
Sans se lier à rien - pas même à ton style !
FORTUNIO
Pourquoi tant de mots pour dire cette chose simple :
Tu ne portes pas tes états d'âme, tu te laisses porter par eux.
ANDREA
Mais "se laisser porter" ainsi, n'est-ce pas encore agir ?
N'est-il pas sage de changer volontairement
Puisque notre destin nous contraint à changer ?
D'éprouver de nouvelles jouissances avec des sens nouveaux
Quand les anciennes ont perdu leur charme ?
De s'arracher à l'hier, de tout la force de notre liberté,
Au lieu d'appeler fidélité ce qui n'est que faiblesse ?
SCÈNE QUATRIÈME
ANDREA
[...]
Chaque mouvement nous pousse à nous illusionner un peu plus !
C'est là ce que nous faisons tous chaque jour,
Et bien d'autres choses encore, inestimables, indicibles !
Monotone est le bien, sans saveur, sans couleur,
Le mensonge seul est d'une inépuisable richesse !
Et il n'est rien de plus méprisable sur terre
Que de tromper sottement, d'être trompé sottement !
SCÈNE HUITIÈME
FANTASIO
Cela éveille ne moi des pensées difficiles à élucider.
Il me semble avoir fait l'expérience d'une chose sainte.
Tout à fait comme quand des paroles prononcées chaque jour
Surgissent soudain, lumineuses, dans notre âme,
Et que, se dégagent de leur gangue de vulgarité.
Leur sens prend vie et s'éveille pleinement en nous !
ANDREA
continue
FANTASIO
Toujours autour de nous règne une demi-nuit.
Nous marchons sur des perles que recouvre la poussière du chemin
Tant qu'un rayon du hasard n'en a pas réveillé l'éclat.
La plupart des hommes ont seulement traversé la vie,
Peuple exsangue de contempteurs du présent
Qui cheminent comme des fantômes entre les générations,
Parmi l'ardent et vif éclat de toutes les couleurs,
Parmi le grand et saint effroi de toutes les tempêtes,
Sourds qui entendent, aveugles qui voient,
Perdus dans une vie dépourvue de sens :
Et parfois, rarement, s'approche d'eux ce qu'ils nomment la Grâce,
A laquelle nous aspirons comme à la plus haute faveur
Que dispensent le savoir suprême et le grand art.
Car il y a pour eux, dans la sainteté et la pureté, le m^me salut
Que nous trouvons, nous, dans l'unité de la vie.
SCÈNE NEUVIÈME
ANDREA, voyant que Fantasio se tourne vers le jardin, hésitant
Fantasio, reste mon cher : c'est à toi de répondre,
Ami fidèle, à la question que je cherche à formuler.
Tu dis que tu as faut de ton art cette expérience...
Avec lenteur, cherchant ses mots
Que, parfois, des paroles prononcées chaque jour
Surgissent soudain lumineuses, dans notre âme,
Et que, se dégagent de leur gangue de vulgarité,
Leur sens prend vie et s'éveille pleinement en nous ?
FANTASIO
En effet. Mais l'obtenir n'est pas en notre pouvoir.
ANDREA, comme précédemment
Ce n'est pas ce que je veux dire. Mais ne peut-il arriver
Que l'ancien nous apparaisse soudain sous un jour nouveau ?
Et ne peut-il se faire que, tels des enfants trop précoces,
Nous ignorions ce que nous sommes, en le voyant pourtant,
Et que, prenant la pose, nous jouions les désenchantés,
Pour plus tard, plus tard seulement, le payer de vraies souffrances !
FANTASIO
Cela aussi : car ce que nous appelons l'expérience
Est fait de ce que nous apprenons au contact d'autrui
ANDREA
Alors, est-il permis de s'en remettre au hasard,
A l'illumination soudaine qui nous traverse comme un éclair ?
FANTASIO
Nous devons nous abandonner au hasard
Parce que nous ne saisissons jamais les causes !
Car ce qui nous aide et nous alimente est bel et bien hasard,
Et hasard, pur hasard, tout ce qui nous est accordé !
ANDREA, à mi-voix
Ô l'éclair qui me l'a montré maintenant comme alors,
Sur le bateau... dans la tempête... appuyé contre sa poitrine,
Et ce front... ce front qui sait, qui s'incline...
Qu'est ce qui est conscient ? Qu'est-ce qui est inconscient ?
Seul l'instant a conscience de lui-même,
Et nul savoir ne s'étend au devant de nous ni en arrière !
Et tout homme est l'esclave de l'instant,
Et seuls le Maintenant, l'Aujourd'hui, l'Ici sont légitimes !
Cela vaut pour moi... cela ne vaut pas moins pour elle,
Mais je crois bien, étrangement, que je n'y avais jamais pensé...
Un silence
Ne peut-tu donc deviner ce qui me tourmente ?
FANTASIO, désireux de le ménager, mais sachant de quoi il retourne
La volonté de garder la foi alors que la foi te fait défaut.
Ce qui t'enchaine encore est une crainte illusoire,
Nous refusons de voir ce qui est mort à jamais :
Ce qui longtemps nous entoura doucement de sa grâce familière,
Quoique cela ne nous appartienne plus, nous l'envions à la tombe.
ANDREA
Ce qui longtemps nous entoura doucement de sa grâce familière...
C'est là de l'habitude, donc aussi un mensonge
Qui doucement altère la grâce des traits familiers.
Oui, voici l'image qui exprime ce que j'éprouve :
Des yeux privés du soyeux bandeau auquel ils étaient accoutumés,
Éblouis par la lumière aveuglante de la réalité.
Un Aujourd'hui dans joie, un Hier dépourvu de fard !
Une existence sans voile, exposée aux douleurs,
Tourmentée par la lumière, blessée par le moindre bruit !
Ah, que reviennent vite me réconforter, dans cet embarras,
Les états d'âme puissants des moments de transition :
Avec une douloureuse nervosité
Mieux vaudrait dans ce cas ne plus voir l'autre,
Ne pas être obligé de le sentir vivre près de nous paisiblement....
Alors qu'en nous-même les sentiments meurent,
Et que notre âme tremble délicatement, douloureusement....
Oui, nous ne pourrons plus supporter d'entendre la voix de cet être,
Un sourire de lui suffirait à nous plonger dans un cruel égarement.
Et seule la fin, seule une fin rapide
Étouffera les tourments que nous cause un tel changement !
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SCÈNE DIXIÈME
ANDREA
Je sais, Arlette, que tu me trompes !
Tu me trompes comme une putain, avec une lâcheté innommable.
C'en est presque ridicule et pourtant pitoyable !
Un silence
A ce qui s'est passé ici, à cet acte banal et vulgaire,
Je puis concéder une justification sans grâce ni couleur,
Une saveur, quoique inconcevablement insipide...
Mais comprendre : je voudrais seulement pour le comprendre.
Un silence
Feignant le mépris
Ce n'est pas ta faute si je souffre à présent,
Tu n'es pas responsable de cette folie stupide...
Je n'ai pas de raison de t'en vouloir ne de te fuir...
Tu ne m'as pas fait de mal, alors que tu le pouvais !
Après un silence, avec une violence croissante
Tu n'as nullement besoin de le dissimuler ni de la déplorer,
Tu dois seulement me dire... tout me dire... entièrement :
Il n'y a qu'une chose, je le crains, que je ne pourrais comprendre :
Pourquoi lui, pourquoi justement lui...
ARLETTE
Allons, cesse. Je vais te le dire.
ANDREA, reculant
Non - pas encore ! Il me semble que je ne le supporterai pas.
Il me semble ne pas avoir maintenant le droit d'entendre tes paroles.
Je vois clairement ce qu'il en est. Il ne faut pas me troubler.
Je devrais te frapper, je devrais hurler,
Laisser le sang me séduire, m'aveugler... non, non ! non :
Ce serait là m'illusionner, mentir, falsifier
Ma sensation lucide, froide et pénétrante.
Un silence
Méchamment et douloureusement
Pourtant, quand ma pensée se sera repue
De tous les détails de ta trahison,
Ta nature profonde m'apparaitra sous un nouveau jour,
Embellie, source pour moi d'une douce et cruelle jouissance.
Et la sourde douleur qui me torture aujourd'hui
Fera mes délices dans mon souvenir...
Toutes ces heures où je n'éprouvais rien
Alors même que tes bras trompeurs m'enlaçaient,
Je m'imaginais les avoir traversés en tremblant,
Transfigurés par les larmes de lucidité ou de pitié.
Parle, maintenant ; car voici qu'une certitude m'envahit : je sais
Quelles étendues sans limite déparent les êtres !
Dans quelle terrible solitude nos âmes se livrent à leurs pensées !
Parle : quoi que tu puisse dire, tu ne me blesseras pas.
Dis : quand fût la première fois ? comment cela s'est-il passé ?
T'es tu offerte à lui, ou bien t'a-t-il séduite ?
ARLETTE
La première fois ? Il n'y en a pas eu de deuxième.
C'est hier seulement ...
[...]
ARLETTE
C'était tout cela. Et pourtant je ne puis le comprendre.
Cela semble si étranger, si inconcevablement lointain.
Oui, il y avait ce que tu dis, mais pas seulement.
Il faut qu'il y ait eu davantage, bien davantage.
Un je ne sais quoi que je ne retrouve pas aujourd'hui,
Un envoutement qu'aujourd'hui je ne puis expliquer.
Et plus tu m'interroge, plus cela me devient obscur,
Il me semble être séparée d'hier par un abîme,
Et je me vois moi-même comme une étrangère... -
cachant son visage dans ses mains
Et ne m'ordonne pas de nommer ce que je ne comprends pas !
Pardonne, pardonne ce jour d'hier, permets que je demeure,
Laisse couler sur cet hier des nuits, passer des jours....
ANDREA, apaisé, d'un ton grave
Ce jour d'hier ne fait qu'un avec ton être
Et tu ne peux ni l'effacer, ni l'oublier :
il est, aussi longtemps que nous savons qu'il fut..
Et moi, il faudrait que je le serre dans mes bras chaque jour,
Que je l'absorbe en respirant le parfum de ta chevelure !
Aujourd'hui, hier - ce sont là des mots vides.
Ce qui fut une fois demeure vivant pour l'éternité.
Un silence
Avec une sérénité affectée
Nous allons nous quitter paisiblement
Et peut-être nous reverrons-nous paisiblement.
Et que tu m'aie trompé, que tu aies trahi mon amour,
Il n'en restera pas même une souffrance.
Mais il est une chose que je ne te pardonnerai jamais :
D'avoir détruit le chaud, le lumineux reflet
Dont se parait pour moi le temps désormais enfui.
Éclatant soudain
En ce temps-là, de l'avoir voué au dégoût !
Il lui fait signe de s'en aller. Elle sort lentement par la porte de droit. Il la luit longuement du regard. Sa voix tremble et lutte contre les larmes qui montent
Je les comprends si bien, les femmes infidèles...
Comme si je voyais au-dedans de leur âme.
Je lis dans leurs yeux le désir de s'abandonner,
De goûter en tremblant une jouissance inconnue, interdite...
Le désir de jouer, le désir de se mettre elles-mêmes en jeu,
Le désir de victoire et d'ivresse, celui de tromper et de blesser...
Je vois leur sourire et
Hésitant
Les larmes, les sottes larmes,
La quête mystérieuse, le désir qui ne connaît pas de répit...
Je sens ce qui les pousse à des décisions insensées, comment
Elles ferment les yeux et ne peuvent s'empêcher de faire souffrir,
Comment elles enterrent chaque Hier au nom de chaque Aujourd'hui,
Et ne comprennent pas, quand elles ont donné la mort.
Les larmes étouffent sa voix.
Rideau
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