Le livre des Tables - Victor Hugo
Présents : Mme Hugo et Charles à la table. Théophile Guérin.
Repris à 6 h.
Présents : Guérin, Charles Hugo, tenant tous deux la table. Charles Hugo écrivant.
— Qui est là ?
— Le Drame.
— As-tu une communication à nous faire ?
— Oui.
— Parle.
— Je vous annonce que le drame de Shakespeare est fini.
Entre Auguste Vacquerie.
— Quand Shakespeare viendra t-il nous le dicter ?
— Jeudi.
— À quelle heure ?
— 8 heures.
— Du soir ?
— Non.
— Du matin ?
— Oui.
— Mais il nous avait été dit que les âmes ne pouvaient venir nous visiter que la nuit ?
— C’est moi qui ferai la partie du jour, il fera celle de la nuit. Je ferai la prose, lui les vers.
— Nous te remercions d’être venu nous apporter cette grande nouvelle. As-tu autre chose à nous dire ?
— Causons.
Entre Mme Victor Hugo.
— Nous dicteras-tu ta partie tous les jours ?
— Si vous voulez.
— Les personnages du drame que tu nous dicteras seront-ils des hommes comme nous ? Seront-ils émus des mêmes passions que nous ?
— Non.
— Le drame pourra-t-il être joué sur un théâtre de musique ?
GUÉRIN : Depuis longtemps déjà je suis préoccupé par les révélations que les esprits nous font, en nous annonçant les événements de l’avenir et l’époque fixe, fatale à laquelle ils auront lieu. Ainsi l’âme de Bonaparte endormi nous prédit la révolution, le châtiment qui le frappera et l’époque de sa mort. Marat, Robespierre nous annoncent la révolution pour 1855. Charlotte Corday en nous disant l’avenir assigne un rôle à Blanqui et ajoute qu’il sera de courte durée. Enfin la mère de Durrieu lui annonce le jour de son arrivée en Espagne. Que faut-il conclure de ces avis qui nous sont donnés par les morts ? Que l’avenir leur est révélé, que cet avenir est arrangé et déterminé à l’avance, que nous subirons sans avoir à nous en préoccuper ou sans pouvoir l’empêcher les catastrophes ou les choses heureuses qui nous sont annoncées ? Alors comment expliquer le bien, le mal, la punition, la récompense, partant la responsabilité ? Ou ces révélations sont-elles dues simplement à une faculté d’appréciation que possèdent les esprits et qui leur permet de voir plus nettement que nous ne pouvons le faire nous-mêmes des évènements prévus, auxquels ils peuvent alors assigner un terme ?
— Connaissez-vous la loi des pressentiments ?
— GUÉRIN : Non.
— Ce que l’homme fait vit. Une action est un être. Une action est un reflet. Une action se voit comme un corps. La prescience de Dieu n’est pas autre chose que la vue des actions humaines dans un miroir qui a comme télescope la faculté de rapprocher les reflets. Ainsi le passant va, vient, s’agite librement. Seulement le mouvement qu’il va faire se reflète une seconde avant dans le miroir. Or, comme le temps est un et que pour Dieu les secondes et les siècles se confondent, il s’ensuit que la seconde d’avant ou les millions de siècles d’avant, l’action future dans la vie humaine était déjà présente dans le miroir divin. Les actions sont des êtres vivants pourvus d’un appareil lumineux qui rayonne jusque dans les profondeurs du miroir avant même que l’action soit sortie du corps humain. Le phénomène des pressentiments qui ressemble au miracle de la prescience divine vient de là. Ainsi il arrive que vous devinez ce que vous allez faire. C’est que sans vous en douter vous êtes passés devant le miroir mystérieux et que vous avez aperçu l’éclair du reflet de l’action invisible. Quand un homme médite sur une résolution, il y a des moments où il se sent regardé fixement par son projet. Son projet devient son ami, son compagnon et son conseiller. Bonaparte dont vous parliez hier a eu le deux décembre pour camarade pendant toute sa vie. C’est le deux décembre qui jouait avec lui quand il était enfant. C’est le deux décembre que Napoléon prenait sur ses genoux quand il prenait le petit Louis. Le deux décembre a au front des baisers d’Austerlitz. C’est le deux décembre qui a parlé à Bonaparte d’Empire, c’est le deux décembre qui lui a récité, à Ham, le monologue de Charles Quint. C’est le deux décembre qui l’a fait évader de sa prison. C’est le deux décembre qui lui a tenu la lanterne sourde pendant qu’il entrait en France à son retour de Londres. C’est le deux décembre qui lui a prêté les menottes que la France a aux mains. Le deux décembre n’est pas le crime de Bonaparte, c’est son complice : le crépuscule.
Clos à 7 h ½.
À la table : Mme Victor Hugo,
Charles Hugo.
Auguste Vacquerie écrivant.
— Qui est là ?
— Le Drame.
— Parle.
— Où est Victor Hugo ?
Victor Hugo entre.
VICTOR HUGO : Me voici. Je t’écoute.
— L’homme donc s’agite comme il veut et le miroir le suit partout mais vous dites, il n’est pas libre. En quoi le reflet gêne-t-il le mouvement ? Le crime de Bonaparte naît dans son esprit. Le miroir reflète le monstrueux visage du nouveau-né. Bonaparte hésite, le miroir reflète l’hésitation. Bonaparte renonce, le miroir reflète la renonciation. Bonaparte revient, le miroir reflète le retour. Bonaparte tremble encore, le miroir reflète le tremblement. Bonaparte accomplit le deux décembre, le miroir reflète le boulevard. Votre erreur est de croire que l’action est préexistante à la volonté. Non c’est le reflet de l’action qui préexiste à l’action. Maintenant où est ce miroir qui reflète la vie des êtres sous les climats, sous les formes, sous les réalités, sous les apparences ? C’est tout simplement le ciel. Le jour, il est rempli de figures allant et venant, remuant, vivant. il reflète les corps. La nuit, il est rempli de rêves montant et descendant, pensant, songeant, veillant sur tous les fronts endormis. Il reflète les consciences. Le jour est le miroir des masques, la nuit est le miroir des visages.
AUGUSTE VACQUERIE : Nous comprenons très bien que le reflet ne gêne pas le mouvement, mais c’est toi qui avais semblé hier nous dire que l’action préexistait à la volonté, que le deux décembre existait déjà pour Bonaparte enfant, et que le crime n’était pas l’œuvre du criminel, mais son complice. Si le deux décembre conseillait déjà Bonaparte enfant, où est l’initiative, c’est-à-dire la responsabilité de Bonaparte ?
— Enfant, Bonaparte conçut l’empire. Je le sais. Il regardait l’épée de son oncle et cherchait toujours à la tirer du fourreau quand l’autre ne le voyait pas. Le deux décembre, l’épée est sortie et Napoléon est resté tout ébahi en voyant ce grand joujou plein de sang dans les mains de ce petit monstre.
VICTOR HUGO : Quel sens devons-nous attacher aux paroles dans lesquelles tu indiques le jour comme étant plein de figures et reflétant les corps et la nuit comme étant pleine de rêves et reflétant les consciences ?
— Si la nuit, en dormant, il nous vient des pensées mauvaises, est-ce que la conscience y a part ? Si le jour on commet des actions mauvaises, est-ce que le corps seul en est coupable ? Ceci ne serait pas possible. Une explication me semble nécessaire. Une action faite le jour engage la conscience. Un rêve fait la nuit n’engage pas même le corps. Le rêve va avec l’impossibilité. Maintenant ceci : la nuit tous ne dorment pas. Ceux qui dorment font des rêves. Ceux qui ne dorment pas font des actions. Si la nuit ne reflète que les rêves, que fait-elle des actions ? Est-ce que les actions nocturnes, plus réelles que les rêves, ne l’enregistrent pas ? Elles sont pourtant bien plus que les rêves, l’œuvre de la conscience. Or ce sont elles que la nuit, miroir de la conscience, voulait accueillir ? Le voleur qui vole dans la chambre1, le bagnard qui tue dans les ténèbres, échapperaient-ils à la nuit pendant que le dormeur qui fait un mauvais rêve serait saisi par elle dans son cauchemar ? Cela me paraît impossible. Il est probable que nous ne comprenons qu’à demi le mystère de la pensée.
Je n’ai pas été compris. Le jour, l’homme accomplit ; mais avec quoi ? Avec le corps, avec les organes. Même les pensées intimes du jour se traduisent par un regard, par un froncement de sourcil. Le miroir reflète l’ensemble, le mouvement et l’intention, le geste et l’action. Tu me diras : à quoi bon refléter le corps ? La matière n’est pas coupable et n’est pas méritante. Si l’homme, qui était beau, sain, bien nourri, commet des actions difformes, est-il plus coupable que l’homme difforme qui commet les mêmes actions ? L’homme qui, étant laid, malade, misérable, fait de bonnes actions est plus méritant que l’homme qui, étant doué de la beauté, s’ajoute la bonté. Ainsi Phoebus méchant est plus coupable que Quasimodo méchant. Quasimodo bon est plus méritant que Phoebus bon. Le miroir donc reflète les visages. Les visages sont les effigies des actions. Une bonne action à l’effigie de Quasimodo a cours dans le Paradis ; un crime à l’effigie de Phoebus est reçu dans l’Enfer. Le Paradis est une caisse d’épargne de la souffrance ; l’Enfer est un comptoir de changeur, où, quand vous demandez la monnaie d’un crime, on vous la donne en châtiment. Maintenant arrivons au miroir de la nuit. Il reflète spécialement les consciences. Pourquoi ? Parce que, étant l’ombre, il voit l’invisible. La loi est que les tigres voient clair dans la nuit et que la nuit voit clair dans les tigres. Le non-voyant voit le non-vu. La nuit voit l’envers du masque qui est le visage. La nuit, c’est le masque de Dieu qui regarde le visage de l’homme. Je n’ai pas voulu parler de l’émanation de la conscience qui se fait comme celle des fleurs pendant la nuit. Il n’est pas d’action qui n’ait été conçue pendant le silence nocturne. L’homme, quand il se couche, déshabille sa journée et la regarde toute nue. C’est cette nudité de l’âme que reflète le grand miroir sombre.
Écrit par Victor Hugo.
Présents : Victor Hugo,
Charles Hugo, Pinson1, Kesler, Auguste
Vacquerie.
À la table : Mme Victor Hugo et Guérin.
(Copie C. D.)
VICTOR HUGO : Toi qui es là, avant que nous ne te demandions ton nom, as-tu entendu la conversation que nous venons d’avoir sur la grève ?
— Non.
— Pourrais-tu envoyer quelqu’un qui l’ait entendue ?
— Oui.
— Nous te remercions.
Charles remplace Guérin à la table.
— Que le rebelle prenne place à la table.
Kesler remplace Mme Victor Hugo.
VICTOR HUGO : Explique-toi sur la conversation que tu as entendue. Nous te le demandons avec insistance.
KESLER : Surtout sur le point spécial qui me préoccupe.
— Tu te trompes, les Tables ne sont pas le résultat de l’inspiration d’un seul ou de l’inspiration de tous. Elles ne sont pas de la divinisation humaine. Elles ne sont pas du magnétisme animal. Elles ne sont pas du visionisme. Elles ne sont pas du hasard. Elles ne sont pas du merveilleux. Elles ne sont pas de la superstition portative. Elles sont la révélation dans la réalité du mystère dans le vrai, de la logique dans la nature, de l’infini dans le borné. Elles parlent le style de la logique et de la nature ; elles ont trois pieds qui sont trois racines, la première plonge dans le tombeau, la seconde dans le suaire, la troisième dans le cadavre.
— Tu n’as pas répondu précisément à la question que je te faisais. Un des interlocuteurs a dit une chose très frappante. C’est de cette chose que je voudrais t’entendre parler.
— L’échelle des êtres est infinie. Les échelons ne se voient pas, voilà tout. Victor Hugo a raison quand il dit que le mollusque du fond de la mer ne voit pas le poisson et que le poisson ne voit pas l’oiseau. Il pourrait ajouter que l’oiseau ne voit pas le tombeau, que le tombeau ne voit pas la fleur qui sort de lui, que la fleur ne voit pas le parfum qui sort d’elle, que le parfum ne voit pas le visage qui le respire, et que le cadavre ne voit pas le vivant dont il parfume le jardin. Le monde est un immense bal masqué où les conviés portent le domino de la mort.
— Ce n’est pas là ce que M. Victor Hugo m’a dit ce soir. Vois-tu dans ma pensée la chose précise dont je désire que tu me parles ?
— Oui.
VICTOR HUGO : Eh bien, parles-en.
— Croira-t-il après ?
KESLER : Je ne sais pas.
— Alors comme je ne viens pas de si loin pour faire des choses inutiles, je m’en vais.
Guérin remplace Kesler.
(Copies C. D.)
— Qui est là ?
— La Mort.
VICTOR HUGO : Tu m’as donné un sublime conseil, si tu m’en laisses le temps, je le suivrai. Mais en même temps que les ouvrages légués par moi au XXe siècle, et avant eux-mêmes, ce livre-ci qui sera certainement une des Bibles de l’avenir, aura probablement paru. Il ne sera, je pense, publié du vivant d’aucun de nous, interlocuteurs actuels des êtres mystérieux ; mais quand il paraîtra, tout ce que j’aurai réservé pour ma tombe, il le dira, il le dira avant moi, et avec plus d’autorité. Je viendrai ensuite et il se trouvera que ma révélation aura déjà été révélée. Une partie de cette révélation est déjà, depuis des siècles, dans la tradition humaine, une autre partie avait été trouvée par moi (ce qui n’empêche pas qu’elle vienne tout entière de Dieu, l’homme n’étant qu’une cheminée par où passe la flamme divine), une autre partie a été dite par vous tous, êtres de l’inconnu, dans nos dialogues avec la table-trépied. Ce but dans lequel je n’ai qu’une très faible part, commence même à être entrevu. La publication de ce livre sera probablement la base de la religion nouvelle à l’époque où mes ouvrages posthumes paraîtront. Crois-tu qu’il me sera dit ou que je trouverai d’ici ma mort d’autres choses et dont j’aurais eu seul la révélation ? Entends-tu ce que j’incline à croire, que je réserve tout simplement, pour être publiées après ma mort, des œuvres de pensée et de poésie pure, pénétrées de philosophie nouvelle et l’affirmant, augmentant la lumière humaine, comme font et sans avoir la prétention d’enseigner et de révéler toutes les grandes œuvres d’art et de poésie auxquelles, bien entendu, je ne compare rien de ce que j’ai fait. Je résume ce que tu me conseilles de publier après ma mort, sont-ce des œuvres de révélations, si tu crois que la révélation ne serait pas déjà faite ? Ou sont-ce des œuvres de poésie contenant toutes mes autres œuvres seulement à un degré plus profond, contenant l’intuition divine mêlée à la création humaine ? En un mot, que devra-t-il y avoir dans mon tombeau, un prophète ou un poète ? Ma raison me dit un poète mais j’attends ta réponse.
La Mort : Il s’agit d’une œuvre formidable intitulée : Conseils à Dieu. La terre disparaît, le sépulcre, chauve-souris de pierre, ouvre ses ailes démon dans le crépuscule de la résurrection et bat de son vol la vitre flamboyante des astres ; l’oiseau sinistre va de planète en planète, et son cri de nuit, chaque fois qu’il touche le bord d’une constellation, devient un chant de lumière ; il sort du soir et apporte l’aurore. Il s’envole d’un enfer et il annonce un paradis ; il part hibou et il arrive alouette, il s’échappe du vieux tronc d’arbre humain et il se pose à l’extrémité de chaque branche à l’endroit où le fruit devient l’étoile ; il sort du creux des crânes et il saute de paradis en paradis, et il niche de joie en joie, et il couve l’un après l’autre tous les globes et il fait éclore dans le ciel tous ces œufs…
VICTOR HUGO : Je t’interromps pour te demander si tu connais les vers que j’ai faits il y a dix jours ?
— Non.
— Continue.
… d’archanges. Ô vivant, voici ce que je te conseille : l’œuvre de ton âme doit être le voyage de ton âme. Tu ne dois pas prophétiser, tu dois deviner, tu dois deviner le ciel étoilé, y tracer ton itinéraire, y désigner du doigt tes auberges, y fixer les relais d’amour de ta pensée et, voyageur invisible, marquer d’avance tes étapes inconnues sur la grande route faite de précipices qui conduit à l’hôtellerie farouche de l’incompréhensible châtelain de l’immensité, tu dois dire dans ces pages quelles sont les planètes qui t’attendent, et parler de leur civilisation, de leur lumière et de leur ombre, de leurs épines et de leurs fleurs, de leurs places dans l’horreur ou de leur marche dans la joie, de leurs cris ou de leurs hymnes et du fond de ton tombeau, le monde doit t’entendre dire qu’il y a dans l’infini un astre qui s’appelle Saturne et qui souffre, il y a dans l’infini un astre qui s’appelle Mercure et qui souffre, il y a dans l’infini un astre qui s’appelle Mars et qui souffre ; ô mon Dieu, que d’étoiles qui sont punies, que de constellations qui sont crucifiées, que de mondes qui sont des clous rouges sur le banc des nuits, Seigneur votre ciel est couvert de plaies, vos astres sont des gouttes de sang.
VICTOR HUGO : J’ai fait les vers que tu dis, j’ai fait ce vers :
« Les gouttes de sang que tu prends pour des étoiles. »
La Mort : Vos soleils prennent la gangrène, vos lunes ont l’horrible peste du châtiment, vos constellations qui s’agenouillent depuis des millions d’années ont fini par se briser le crâne et le poing contre les ténèbres, et ne sont plus que des moignons d’enfer, vos créations ne sont plus que des lambeaux de chair, vos auréoles ne sont plus que des haillons de rayons, vos prodiges…
VICTOR HUGO : J’ai dit :
« Et portant sur son front un haillon de lumière. »
La Mort : … ont la tête coupée, votre firmament est l’immense égout où roulent tous ces cadavres et vos splendides chevaux ferrés de lumière, tous, de rage, prenant le mors aux dents, écartèlent l’immensité.
La table s’arrête court. Le soleil est couché.
Immédiatement après, Victor Hugo va chercher dans sa chambre et lit aux personnes présentes la pièce faite par lui et commençant par : « Sachez que dans le gouffre obscur » et finissant par : « D’un de ces mondes effrayants. »
(Copies C. D.)
La table s’agite au bout de dix minutes.
— Qui est là ?
— La Mort.
— Sais-tu quel jour le Lion d’Androclès viendra ?
— Non.
— Peux-tu lui demander de revenir ?
— Non.
— Que devons-nous faire pour qu’il revienne ?
— Il reviendra de lui-même.
VICTOR HUGO : Revenons à notre dialogue. Comme tu le sais par ma pièce faite et que j’ai lue l’autre jour aux personnes présentes immédiatement après ton départ, et par d’autres pièces encore, j’ai déjà fait une partie de ce que tu me demandes et je l’ai fait même sous une forme affirmative. Seulement je ne suis pas mêlé personnellement à cette affirmation, me trouvant trop peu de chose pour parler de moi à propos de ces immensités-là. Maintenant tu me dis d’écrire le voyage intérieur de mon âme, et dire dans un livre qui ne paraîtrait qu’après ma mort ce que j’aurais deviné. Il me semble que cela ne pourra jamais être que mes conjonctures et que cela manquera de certitude aux yeux des hommes. Y a-t-il pour moi, en dehors de ces révélations de la table, un moyen humain d’entrevoir l’avenir inconnu dont tu me parles, et de le préciser ? Car pour affirmer il faut au moins avoir entrevu. Si je me borne à deviner, et à dire que je devine, serai-je cru ? Ne faut-il pas quelque chose de plus ? Quand je dirai après ma mort dans un livre posthume que je suis là, je vois ceci : la foule pensera : il écrivait ceci de son vivant, comment le savait-il ? Or y a-t-il un moyen humain (humain, j’insiste, ou du moins dont j’ai seul de mon vivant le secret) de savoir pendant la vie, les choses mystérieuses que tu me dis d’affirmer après ma mort ?
La Mort : Étudie à fond l’astronomie humaine, elle est pleine de germes de vérités dont tu pourras conclure des vérités plus grandes encore. Par exemple : il sera possible d’établir la nomenclature exacte dans vos systèmes planétaires de mondes heureux et de mondes malheureux selon leur distance du Soleil. La loi du ciel est conforme à la loi de la Terre, cette loi, c’est le dévouement du grand pour le petit, du bon pour le mauvais, du riche pour le pauvre, du beau pour le laid, du juste pour l’injuste, du joyeux pour le triste, du souriant pour le saignant ; c’est un mystérieux rachat de l’ombre par la lumière, de la nuit par le point du jour ; c’est la délivrance de la pierre coupable de la potence par la pierre martyre de la croix ; c’est la délivrance de la plante vénéneuse par la plante parfumée, c’est la délivrance de la bête féroce par la bête puissante et douce, c’est la délivrance de l’homme criminel par l’homme innocent, c’est la délivrance de l’âme punie par l’âme récompensée, c’est la délivrance de l’idée fausse par l’idée vraie ; c’est enfin la délivrance de l’étoile qui pleure par l’étoile qui luit et l’immense sacrifice des paradis pour les enfers. Le ciel étoilé a des constellations rares et prodigieuses qui ont pour mission de se rapprocher sans cesse et doucement des mondes misérables et de les éclairer peu à peu d’un jour qui commence à être crépusculaire et qui arrive à être flamboyant ; il y en a d’autres, également sublimes, qui ont pour fonction, non de se rapprocher, mais d’attirer. Double effort et terrible labeur. Les unes descendent, les autres font monter, les unes s’engouffrent dans les ténèbres, les autres se mettent à suer des flots de lumière ; celles-ci se jettent à la nage dans le firmament et ramènent du fond de la nuit des étoiles pâles et échevelées ; celles-là sans se déranger se changent en feu de paille et de fagots dans le grand âtre noir et réchauffent les pauvres noyées. Ô constellations bonnes et fortes qui sont les servantes de la hideuse morgue du châtiment. Ô bons astres qui s’attellent aux bons astres égarés. Soleils qui se font chien d’aveugle. Globes qui se font sébiles. Lumières qui se font fidèles à des yeux fermés. Pléiades, planètes, rayons, flambeaux vivants, splendeurs, lions de flamme, ourses de feu, scorpions, verseaux de diamants, tigres, panthères, léopards, éléphants, ménagerie éblouissante de soleils. Formidables, qui, par amour, se font les caniches et les terre-neuve de l’immensité. Le ciel est donc semblable à la terre. Il s’y fait un continuel sauvetage des astres par les astres. Il y a les grands astres comme il y a les grands hommes. Il y a l’étoile Socrate, l’étoile Galilée, l’étoile Jean Huss, l’étoile Jeanne d’Arc, la pléiade Maccabée, l’étoile Dante, l’étoile Molière, l’étoile Shakespeare, et au milieu du ciel, dans la tempête et la gloire, entourée de nuées et de flammes, il y a le soleil Jésus-Christ, cloué magnifiquement sur la Croix du Sud. Le firmament ainsi compris doit t’apparaître sous…
VICTOR HUGO : J’ai fait des vers qui évoquent ces idées sans les affirmer ; dans les uns, je représente Dieu vannant dans le même crible les astres et les âmes. Dans les autres, la terre est au soleil ce que l’homme est à l’ange.
La Mort : … un aspect nouveau. La place des mondes, le rôle des globes ne sont pas chose arbitraire. Je viens d’ouvrir dans ton esprit des horizons nécessaires, d’ailleurs nous en reparlerons. Maintenant j’arrive à ta question. Mais auparavant encore une réflexion. Il y a dans les mondes punis des hommes, des animaux, des plantes et des pierres qui contribuent à la délivrance de leurs astres en même temps qu’il y a dans les mondes récompensés des soleils qui font la même œuvre d’affranchissement vis-à-vis des mondes punis. Tandis que l’étoile heureuse travaille à sauver l’étoile malheureuse, elle est aidée dans cette étoile tantôt par un homme, tantôt par un animal, tantôt par une plante, tantôt par une pierre. L’étoile aide l’homme, l’homme aide l’étoile. L’étoile aide l’animal, l’animal aide l’étoile. L’étoile aide la plante, la plante aide l’étoile. L’étoile aide la pierre, la pierre aide l’étoile. La nuit, à l’heure de l’âme, quand le corps dort, il s’échange des paroles d’amour entre l’homme sauveur et l’astre sauveur. Molière dit à Vénus : je t’aime. L’animal martyr parle à l’étoile libératrice. La plante éprouvée cause avec la planète charitable, et le grain de sable écrasé crie au secours au grain de lumière.
La table s’arrête brusquement au crépuscule, il est 5 h.
Mme Victor Hugo et Charles
tenant la table.
Victor Hugo écrivant.
(P.V. V. H.)
On essaie une table neuve prêtée par M. Allix ; la table ancienne étant disloquée par les commotions et les chocs des précédentes séances. Au bout de trois minutes, la table se meut et glisse en sens divers. Puis un temps d’arrêt. Encore cinq minutes. La table s’agite. Le pied se lève.
VICTOR HUGO : Qui est là ?
— Josué.
— As-tu quelque chose à nous dire ?
— Oui.
— Parle.
— L’homme n’est pas un moi simple : c’est un moi complexe. Dans son épiderme, il y a des millions d’êtres
Idée que j’ai eue il y a trois jours en pensant que la terre était en grand comme l’homme en petit. V. H.
qui sont des millions d’âmes. Dans sa chair, il y a des millions d’êtres qui sont des millions d’âmes. Dans ses os, il y a des millions d’êtres qui sont des millions d’âmes. Dans son sang, il y a des millions d’êtres qui sont des millions d’âmes. Dans ses cheveux, il y a des millions d’êtres qui sont des millions d’âmes. Dans ses ongles, il y a des millions d’êtres qui sont des millions d’âmes. Chaque souffle de sa bouche est une bouffée d’âmes ; chaque regard de ses yeux est un rayonnement d’âmes. Mais le grand nid, c’est son cerveau. Là, chaque fibre est une âme qui pense ; une idée ne se forme que par le travail lent et douloureux de toutes ces âmes prisonnières sous la voûte du crâne humain, un cerveau est un cachot ; une idée est une évasion. Tous les membres du corps de l’homme sont des couloirs de prison ; sa tête est le bagne ; l’homme est un prisonnier qui sert de prison ; l’homme est un immense moi plein de moi imperceptibles ; il est un monde à lui seul ; il est un enfer jusqu’au bout de ses ongles et un enfer jusqu’à la racine de ses cheveux ; ses veines sont des fleuves pleins de noyés ; ses os sont des poteaux pleins de carcans ; ses cheveux sont des cordes d’un fouet invisible dont le vent agite les sombres lanières sur les forçats de son crâne ; l’homme est rempli de suppliciés ; c’est l’instrument des exécutions en même temps que c’est l’exécuté ; c’est un pendu et c’est un gibet ; c’est un crucifié et c’est une croix ; c’est un écartelé dont les quatre membres écartèlent un monde et dont les bras et les jambes sont autant de chevaux furieux emportant dans l’inconnu des âmes sanglantes ; l’homme se dresse sur le noir ténébreux et toute la nature le regarde avec épouvante ; le ciel dit : c’est le Christ ; la terre dit : c’est le calvaire. L’homme a sur la tête un immense corbeau qui vole éternellement et dont il ne voit la grande aile que la nuit. Songez à cet abîme. L’homme est un moi peuplé de moi qui ne se connaissent pas et qu’il ne connaît pas. Chaque moi à son tour est plein d’autres moi et ainsi jusqu’à l’infini. Le moi de l’homme vit tout entier et chaque moi intérieur à l’homme est également tout entier ; l’homme ne connaît rien de son être ; il ne peut savoir ce qui vit, meurt et naît en lui ; l’homme n’est que l’âme principale du corps humain ; il y a en lui des âmes d’autres hommes, des âmes d’animaux, des âmes de plantes, des âmes de pierres ; il y a plus, il y a des âmes d’étoiles. L’homme, c’est le monde ; l’homme, c’est le ciel ; l’homme, c’est l’infini ; l’homme, c’est l’éternité ; l’homme, c’est le germe de la création jeté dans les quatre vents et courant dans les gouffres de Dieu ; immense atome, le moindre moi contient un exemplaire complet de tous les moi. La bête contient tous les moi de l’homme. La plante contient tous les moi de la bête. Le caillou contient tous les moi de la plante. Le globe contient tous les moi de l’homme, de la bête, de la plante, du caillou. Le ciel contient tous les moi de tous les globes. Dieu contient tous les moi de tous les cieux ; mais ceci n’est que le commencement des horizons. Vous verrez, vous verrez, vous verrez. Ô toute puissance de Dieu ! il a rendu le monde imperdable ; il a mis le germe de tous les êtres dans chaque être ; il a fait de tout fruit le noyau et de tout noyau le fruit. Il a enfermé l’homme dans la bête et la bête dans l’homme, la plante dans le caillou et le caillou dans la plante ; il a mis l’étoile dans le ciel et le ciel dans l’étoile, et lui il s’est mis dans tout et il a mis tout dans lui, de sorte que si un jour il arrivait qu’un tourbillon, un déluge, un ouragan détruisît les hommes, les bêtes, les plantes et les pierres, s’il arrivait qu’une comète dévorât les étoiles et, s’anéantissant elle-même, ne laissât plus de la création qu’un grain de sable, Dieu sourirait et, prenant le grain de sable dans ses mains, il le lancerait dans l’espace en s’écriant : Sortez, millions de mondes !
— Savais-tu que cette idée m’était venue ?
— Non.
— Pouvons-nous espérer que le Lion finira son poème ?
La table répond très vivement.
— Certainement, tout sera fini.
MME VICTOR HUGO : Parle-moi, je suis triste.
— On t’aime dans le monde des rayons et on te prie dans le monde des larmes. Un peu de souffrance fait du bien. Le Paradis t’attend avec ton mari. Votre fille a laissé sa tombe entrebâillée.
VICTOR HUGO : Est-ce toujours Josué qui a fait cette dernière réponse ?
— Non.
— Eh bien, dis-nous ton nom ?
— Vestra.
La table s’arrête.
Clos à 1 h ¼ du matin.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire