Cioran - Syllogismes de l’amertume
Atrophie du verbe
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Les « vérités », nous ne voulons plus en supporter le poids, ni en être dupes ou complices. Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule.
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Avec des certitudes, point de style : le souci de bien-dire est l’apanage de ceux qui ne peuvent s’endormir dans une foi. À défaut d’un appui solide, ils s’accrochent aux mots, — semblants de réalité ; tandis que les autres, forts de leurs convictions, en méprisent l’apparence et se prélassent dans le confort de l’improvisation.
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Méfiez-vous de ceux qui tournent le dos à l’amour, à l’ambition, à la société. Ils se vengeront d’y avoir renoncé.
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Luther, préfiguration de l’homme moderne, a assumé tous les genres de déséquilibre : un Pascal et un Hitler cohabitaient en lui.
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« ... le vrai seul est aimable. » — C’est de là que proviennent les lacunes de la France, son refus du Flou et du Fumeux, son anti-poésie, son anti-métaphysique.
Plus encore que Descartes, Boileau devait peser sur tout un peuple et en censurer le génie.
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L’Enfer — aussi exact qu’un procès-verbal ;
Le Purgatoire — faux comme toute allusion au Ciel ;
Le Paradis — étalage de fictions et de fadeurs...
La Trilogie de Dante constitue la plus haute réhabilitation du diable qu’ait entreprise un chrétien.
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Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache...
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Rater sa vie, c’est accéder à la poésie — sans le support du talent.
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Les modes d’expression étant usés, l’art s’oriente vers le non-sens, vers un univers privé et incommunicable. Un frémissement intelligible, que ce soit en peinture, en musique ou en poésie, nous semble à juste titre désuet ou vulgaire. Le public disparaîtra bientôt ; l’art le suivra de près.
Une civilisation qui commença par les cathédrales devait finir par l’hermétisme de la schizophrénie.
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Être un Raskolnikov — sans l’excuse du meurtre.
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Il est aisé d’être « profond » : on n’a qu’à se laisser submerger par ses propres tares.
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Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide. Depuis, on le bâcle... Pour en améliorer la qualité, nous avons grand besoin d’un nouveau mal du siècle.
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Le pessimiste doit s’inventer chaque jour d’autres raisons d’exister : c’est une victime du « sens » de la vie.
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La poursuite du signe au détriment de la chose signifiée ; le langage considéré comme une fin en soi, comme un concurrent de la « réalité » ; la manie verbale, chez les philosophes même ; le besoin de se renouveler au niveau des apparences ; — caractéristiques d’une civilisation où la syntaxe prime l’absolu, et le grammairien le sage.
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On ne saurait trop blâmer le XIXe siècle d’avoir favorisé cette engeance de glossateurs, ces machines à lire, cette malformation de l’esprit qu’incarne le Professeur, — symbole du déclin d’une civilisation, de l’avilissement du goût, de la suprématie du labeur sur le caprice.
Voir tout de l’extérieur, systématiser l’ineffable, ne regarder rien en face, faire l’inventaire des vues des autres !... Tout commentaire d’une œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n’est pas direct est nul.
Jadis, les professeurs s’acharnaient de préférence sur la théologie. Du moins avaient-ils l’excuse d’enseigner l’absolu, de s’être limités à Dieu, alors qu’à notre époque, rien n’échappe à leur compétence meurtrière.
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Ce qui nous distingue de nos prédécesseurs, c’est notre sans-gêne à l’égard du Mystère. Nous l’avons même débaptisé : ainsi est né l’Absurde...
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« Il avait du talent : pourtant plus personne ne s’en occupe. Il est oublié.
— Ce n’est que justice : il n’a pas su prendre toutes ses précautions pour être mal compris. »
L’escroc du Gouffre
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Nous sommes tous des farceurs : nous survivons à nos problèmes.
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Je me suis enfoncé dans l’Absolu en fat ; j’en suis sorti en troglodyte.
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Le cynisme de l’extrême solitude est un calvaire qu’atténue l’insolence.
La philosophie sert d’antidote à tristesse. Et beaucoup croient encore à la profondeur de la philosophie.
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Objection contre la science : ce monde ne mérite pas d’être connu.
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Comment peut-on être philosophe ? Comment avoir le front de s’attaquer au temps, à la beauté, à Dieu, et au reste ? L’esprit s’enfle et sautille sans vergogne. Métaphysique, poésie, — impertinences d’un pou...
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Non content des souffrances réelles, l’anxieux s’en impose d’imaginaires ; c’est un être pour qui l’irréalité existe, doit exister ; sans quoi où puiserait-il la ration de tourments qu’exige sa nature ?
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Nous souffrons : le monde extérieur commence à exister... ; nous souffrons trop : il s’évanouit. La douleur ne le suscite que pour en démasquer l’irréalité.
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Il nous répugne de mener jusqu’au bout une pensée déprimante, fût-elle inattaquable ; nous lui résistons au moment où elle affecte nos entrailles, où elle devient malaise, vérité et désastre de la chair. — Je n’ai jamais lu un sermon de Bouddha ou une page de Schopenhauer sans broyer du rose...
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On rencontre la Subtilité :
chez les théologiens. Ne pouvant prouver ce qu’ils avancent, ils sont tenus de pratiquer tant de distinctions qu’elles égarent l’esprit : ce qu’ils veulent. Quelle virtuosité ne faut-il pas pour classer les anges par dizaines d’espèces ! N’insistons pas sur Dieu : son « infini », en les usant, a fait tomber en déliquescence nombre de cerveaux ;
chez les oisifs, — chez les mondains, chez les races nonchalantes, chez tous ceux qui se nourrissent de mots. La conversation — mère de la subtilité... Pour y avoir été insensibles, les Allemands se sont engloutis dans la métaphysique. Mais les peuples bavards, les Grecs anciens et les Français, rompus aux grâces de l’esprit, ont excellé dans la technique des riens ;
chez les persécutés. Astreints au mensonge, à la ruse, à la resquille, ils mènent une vie double et fausse : l’insincérité — par besoin — excite l’intelligence. Sûrs d’eux, les Anglais sont endormants : ils payent ainsi les siècles de liberté où ils purent vivre sans recourir à l’astuce, au sourire sournois, aux expédients. On comprend pourquoi, à l’antipode, les Juifs ont le privilège d’être le peuple le plus éveillé ;
chez les femmes. Condamnées à la pudeur, elles doivent camoufler leurs désirs, et mentir : le mensonge est une forme de talent, alors que le respect de la « vérité » va de pair avec la grossièreté et la lourdeur ;
chez les tarés — qui ne sont pas internés..., chez ceux dont rêverait un code pénal idéal.
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Vient l’heure où le sceptique, après avoir mis tout en question, n’a plus de quoi douter ; et c’est alors qu’il suspend pour de bon son jugement. Que lui reste-t-il ? S’amuser ou s’engourdir, — la frivolité ou l’animalité.
Temps et anémie
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L’ennui est une angoisse larvaire ; le cafard, une haine rêveuse.
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Nos tristesses prolongent le mystère qu’ébauche le sourire des momies.
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J’ai longtemps cru aux vertus métaphysiques de la Fatigue : il est vrai qu’elle nous plonge jusqu’aux racines du Temps ; mais qu’en rapportons-nous ? Quelques fadaises sur l’éternité.
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« Je suis comme une marionnette cassée dont les yeux seraient tombés à l’intérieur. » Ce propos d’un malade mental pèse plus lourd que l’ensemble des œuvres d’introspection.
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Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter.
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L’intérêt que nous portons au Temps émane d’un snobisme de l’Irréparable.
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Pour s’initier à la tristesse, à l’artisanat du Vague, certains mettent une seconde, d’autres une vie.
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Nous ne pouvons agir qu’en fonction d’une durée limitée : une journée, une semaine, un mois, un an, dix ans ou une vie. Que si, par malheur, nous rapportons nos actes au Temps, temps et actes s’évaporent : et c’est l’aventure dans le rien, la genèse du Non.
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S’ennuyer c’est chiquer du temps.
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Obligez les hommes à s’allonger pendant des jours et des jours : les canapés réussiraient où les guerres et les slogans ont échoué. Car les opérations de l’Ennui dépassent, en efficacité, celles des armes et des idéologies.
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Quand je surprends en moi un mouvement de révolte, j’avale un somnifère ou consulte un psychiatre. Tous les moyens sont bons pour celui qui poursuit l’Indifférence sans y être prédisposé.
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Si une seule fois tu fus triste sans motif, tu l’as été toute ta vie sans le savoir.
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Je vadrouille à travers les jours comme une putain dans un monde sans trottoirs.
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On ne lie partie avec la vie que lorsqu’on dit — de tout cœur — une banalité.
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Nous nous retranchons derrière notre visage ; le fou se trahit par le sien. Il s’offre, se dénonce aux autres. Ayant perdu son masque, il publie son angoisse, l’impose au premier venu, affiche ses énigmes. Tant d’indiscrétion irrite. Il est normal qu’on le ligote et qu’on l’isole.
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La tristesse : un appétit qu’aucun malheur ne rassasie.
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Nous ne méditons guère debout, encore moins en marchant. C’est de notre acharnement à garder la position verticale que l’Action est née ; ainsi, pour protester contre ses méfaits, devrions-nous imiter le maintien des cadavres.
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Don Quichotte représente la jeunesse d’une civilisation : il s’inventait des événements ; — nous ne savons comment échapper à ceux qui nous pressent.
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Par la barbarie, Hitler a essayé de sauver toute une civilisation. Son entreprise fut un échec ; — elle n’en est pas moins la dernière initiative de l’Occident.
Sans doute, ce continent aurait mérité mieux. À qui la faute s’il n’a pas su produire un monstre d’une autre qualité ?
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Quiconque, par distraction ou incompétence, arrête tant soit peu l’humanité dans sa marche, en est le bienfaiteur.
Le cirque de la solitude
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Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée du suicide, je me serais tué depuis toujours.
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On cesse d’être jeune au moment où l’on ne choisit plus ses ennemis, où l’on se contente de ceux qu’on a sous la main.
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Nous naissons avec une telle capacité d’admirer que dix autres planètes ne sauraient l’épuiser ; — la terre y réussit d’office.
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Sans Dieu tout est néant ; et Dieu ? Néant suprême.
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Au beau milieu d’études sérieuses, je découvris que j’allais mourir un jour... ; ma modestie en fut ébranlée. Convaincu qu’il ne me restait plus rien à apprendre, j’abandonnai mes études pour mettre le monde au courant d’une si remarquable découverte.
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Espérer, c’est démentir l’avenir.
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Quelque intime que l’on soit des opérations de l’esprit, on ne peut penser plus de deux ou trois minutes par jour ; — à moins que, par goût ou profession, l’on ne s’exerce, pendant des heures, à brutaliser les mots pour en extraire des idées.
L’intellectuel représente la disgrâce majeure, l’échec culminant de l’homo sapiens.
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Passé la trentaine, on ne devrait pas plus s’intéresser aux événements qu’un astronome aux potins.
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Ne se suicident que les optimistes qui ne peuvent plus l’être. Les autres, n’ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ?
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Ce ne sont pas les préceptes du stoïcisme qui nous signaleront l’utilité des avanies ou la séduction des coups du sort. Les manuels d’insensibilité sont trop raisonnables. Mas si chacun faisait sa petite expérience de clochard ! Endosser des loques, se poster à un carrefour, tendre la main aux passants, essuyer leur mépris ou les remercier de leur obole, — quelle discipline ! Ou sortir dans la rue, insulter des inconnus, s’en faire gifler...
Longtemps j’ai fréquenté les tribunaux à seule fin d’y contempler les récidivistes, leur supériorité sur les lois, leur empressement à la déchéance. Et pourtant ils sont piteux comparés aux grues, à l’aisance qu’elles montrent en correctionnelle. Tant de détachement déconcerte ; point d’amour-propre ; les injures ne les font pas saigner ; aucun adjectif ne les blesse. Leur cynisme est la forme de leur honnêteté. Une fille de dix-sept ans, majestueusement affreuse, réplique au juge qui essaie de lui arracher la promesse de ne plus hanter les trottoirs : « Je ne peux pas vous le promettre, monsieur le Juge. »
On ne mesure sa propre force que dans l’humiliation. Pour nous consoler des hontes que nous n’avons pas connues, nous devrions nous en infliger à nous-même, cracher dans le miroir, en attendant que le public nous honore de sa salive. Que Dieu nous préserve d’un sort distingué !
Religion
Si je croyais en Dieu, ma fatuité n’aurait pas de bornes : je me promènerais tout nu dans les rues...
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La Création fut le premier acte de sabotage.
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Depuis deux-mille ans, Jésus se venge sur nous de n’être pas mort sur un canapé.
Vitalité de l’amour
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Un amour qui s’en va est une si riche épreuve philosophique que, d’un coiffeur, elle fait un émule de Socrate.
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Dans la recherche du tourment, dans l’acharnement à la souffrance, il n’est guère que le jaloux pour concurrencer le martyr. Cependant on canonise l’un et on ridiculise l’autre.
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Onan, Sade, Masoch, — quels veinards ! Leurs noms, comme leurs exploits, ne dateront jamais.
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Il n’est que les passions simulées, les délires feints pour avoir quelques rapports avec l’esprit, avec le respect de nous-mêmes ; les sentiments sincères supposent un manque d’égards envers soi.
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Il est des performances qu’on ne pardonne qu’à soi : si on se représentait les autres au plus fort d’un certain grognement, il serait impossible de leur tendre encore la main.
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Concevoir un amour plus chaste qu’un printemps qui — attristé par la fornication des fleurs — pleurerait à leurs racines...
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Si les impuissants savaient combien la nature fut maternelle pour eux, ils béniraient le sommeil des glandes et le vanteraient aux coins des rues.
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Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de réagir en midinette.
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Deux voies s’ouvrent à l’homme et à la femme : la férocité ou l’indifférence. Tout nous indique qu’ils prendront la seconde voie, qu’il n’y aura entre eux ni explication ni rupture, mais qu’ils continueront à s’éloigner l’un de l’autre, que la pédérastie et l’onanisme, proposés par les écoles et les temples, gagneront les foules, qu’un tas de vices abolis seront remis en vigueur, et que des procédés scientifiques suppléeront au rendement du spasme et à la malédiction du couple.
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Mélange d’anatomie et d’extase, apothéose de l’insoluble, aliment idéal pour la boulimie de la déception, l’Amour nous mène vers des bas-fonds de gloire...
Sur la musique
Sans l’impérialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de philosophie : c’eût été le paradis de l’évidence inexprimable, une épidémie d’extases.
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Beethoven a vicié la musique : il y a introduit les sautes d’humeur, il y a laissé entrer la colère.
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À quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ?
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L’infini actuel, non-sens pour la philosophie, est la réalité, l’essence même de la musique.
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La musique, système d’adieux, évoque une physique dont le point de départ ne serait pas les atomes, mais les larmes.
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Peut-être ai-je trop misé sur la musique, peut-être n’ai-je pas pris toutes mes précautions contre les acrobaties du sublime, contre le charlatanisme de l’ineffable...
Vertige de l’histoire
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L’homme sécrète du désastre.
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Pour avoir rangé l’intelligence parmi les vertus et la bêtise parmi les vices, la France a élargi le domaine de la morale. De là son avantage sur les autres nations, sa vaporeuse suprématie.
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Un livre sur la guerre — celui de Clausewitz — fut le livre de chevet de Lénine et de Hitler. — Et l’on se demande encore pourquoi ce siècle est condamné !
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Les grands peuples, ayant l’initiative de leurs misères, peuvent les varier à volonté ; les petits sont réduits à celles qu’on leur impose.
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La fin de l’histoire, la fin de l’homme ? est-il sérieux d’y songer ? — Ce sont là événements lointains que l’Anxiété — avide de désastres imminents — veut précipiter à tout prix.
Aux sources du vide
Je crois au salut de l’humanité, à l’avenir du cyanure...
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L’homme se relèvera-t-il jamais du coup mortel qu’il a porté à la vie ?
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Je ne puis contempler un sourire sans y lire : « Regarde-moi ! c’est pour la dernière fois. »
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Quand je m’avise que les individus ne sont que des postillons que crache la vie, et que la vie elle-même ne vaut guère mieux en regard de la matière, je me dirige vers le premier bistro avec l’idée de n’en jamais sortir. Et cependant y viderais-je mille bouteilles, qu’elles ne sauraient me donner le goût de l’Utopie, de cette croyance que quelque chose est encore possible.
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Chacun se confine dans sa peur, — sa tout d’ivoire.
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Chaque jour est un Rubicon où j’aspire à me noyer.
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Qui tremble pour sa mélancolie, qui a peur d’en guérir, avec quel soulagement il constate que ses craintes sont mal fondées, qu’elle est incurable !
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J’assiste, terrifié, à la diminution de ma haine des hommes, au relâchement du dernier lien qui m’unissait à eux.
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N’atteignent à la folie que les bavards et les taciturnes : ceux qui se sont vidés de tout mystère et ceux qui en ont trop emmagasiné.
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« Quand je me rase, me disait un demi-fou, qui, sinon Dieu, m’empêche de me couper la gorge ? » — La foi ne serait, en somme, qu’un artifice de l’instinct de conservation. De la biologie partout...
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Qui ne voit pas la mort en rose est affecté d’un daltonisme du cœur.
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Pour n’avoir pas su célébrer l’avortement ou légaliser le cannibalisme, les sociétés modernes auront à résoudre leurs difficultés par des procédés autrement expéditifs.
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Plus nous fréquentons les hommes, plus nos pensées noircissent ; et lorsque, pour les éclaircir, nous retournons à notre solitude, nous y trouvons l’ombre qu’elles y ont répandue.
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