L’homme de cour - Baltasar Gracián
III
Ne
se point ouvrir, ni déclarer.
L’admiration
que l’on a pour la nouveauté est ce qui fait estimer les succès. Il n’y a point
d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. De ne se pas déclarer
incontinent, c’est le moyen de tenir les esprits en suspens, surtout dans les
choses importantes, qui font l’objet de l’attente universelle. Cela fait croire
qu’il y a du mystère en tout, et le secret excite la vénération. Dans la
manière de s’expliquer, on doit éviter de parler trop clairement ; et, dans la
conversation, il ne faut pas toujours parler à coeur ouvert. Le silence est le
sanctuaire de la prudence. Une résolution déclarée ne fut jamais estimée. Celui
qui se déclare s’expose à la censure, et, s’il ne réussit pas, il est
doublement malheureux. Il faut donc imiter le procédé de Dieu, qui tient tous
les hommes en suspens.
IV
Le savoir et la
valeur font réciproquement les grands hommes.
Ces
deux qualités rendent les hommes immortels, parce qu’elles le sont. L’homme
n’est grand qu’autant qu’il sait ; et, quand il sait, il peut tout. L’homme qui
ne sait rien, c’est le monde en ténèbres. La prudence et la force sont ses yeux
et ses mains. La science est stérile, si la valeur ne l’accompagne.
V
Se
rendre toujours nécessaire.
Ce n’est
pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur. L’homme d’esprit aime mieux
trouver des gens dépendants que des gens reconnaissants.
XI
Traiter
avec ceux de qui l’on peut apprendre.
La
conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses
amis, il en faut faire ses maîtres, assaisonnant le plaisir de converser de
l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque.
XII
La
nature et l’art ; la matière et l’ouvrier.
Il n’y a point de beauté sans aide, ni de perfection qui ne donne
dans le barbarisme, si l’art n’y met lamain. L’art corrige ce qui est mauvais,
et perfectionne ce qui est bon. D’ordinaire, la nature nous épargne le
meilleur, afin que nous ayons recours à l’art. Sans l’art, le meilleur naturel
est en friche ; et, quelque grands que soient les talents d’un homme, ce ne
sont que des demi-talents, s’ils ne sont pas cultivés. Sans l’art, l’homme ne
fait rien comme il faut, et est grossier en tout ce qu’il fait.
XIII
Procéder
quelquefois finement, quelquefois rondement.
La vie
humaine est un combat contre la malice de l’homme même. L’homme adroit y emploie
pour armes les stratagèmes de l’intention. Il ne fait jamais ce qu’il montre
avoir envie de faire ; il mire un but, mais c’est pour tromper les yeux qui le
regardent. Il jette une parole en l’air, et puis il fait une chose à quoi
personne ne pensait. S’il dit un mot, c’est pour amuser l’attention de ses
rivaux, et, dès qu’elle est occupée à ce qu’ils pensent, il exécute aussitôt ce
qu’ils ne pensaient pas. Celui donc qui veut se garder d’être trompé prévient
la ruse de son compagnon par de bonnes réflexions. Il entend toujours le
contraire de ce qu’on veut qu’il entende, et, par là, il découvre incontinent
la feinte. Il laisse passer le premier coup, pour attendre de pied ferme le
second, ou le troisième. Et puis, quand son artifice est connu, il raffine sa
dissimulation, en se servant de la vérité même pour tromper. Il change de jeu
et de batterie, pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus, et
toute sa finesse est de passer de la dissimulation précédente à la candeur.
Celui qui l’observe, et qui a de la pénétration, connaissant l’adresse de son
rival, se tient sur ses gardes, et découvre les ténèbres revêtues de la
lumière. Il déchiffre un procédé d’autant plus caché que tout y est sincère. Et
c’est ainsi que la finesse de Python combat contre la candeur d’Apollon.
XVII
Ne
pas tenir toujours un même procédé.
Il est bon
de varier, pour frustrer la curiosité, surtout celle de vos envieux. Car, s’ils
viennent à remarquer l’uniformité de vos actions, ils préviendront et, par conséquent,
ils feront avorter vos entreprises. Il est aisé de tuer l’oiseau qui vole
droit, mais non celui qui n’a point de vol réglé. Il ne faut pas aussi toujours
ruser, car, au second coup, la ruse serait découverte. La malice est aux
aguets, il faut beaucoup d’adresse pour se défaire d’elle. Le fin joueur ne
joue jamais la carte qu’attend son adversaire, encore moins celle qu’il désire.
XIX
N’être
point trop prôné par les bruits de la renommée.
L’espérance
falsifie toujours la vérité. C’est pourquoi la prudence doit la corriger, en
faisant en sorte que la jouissance surpasse le désir.
XXIII
N’avoir
point de tache.
À toute
perfection il y a un si, ou un mais. Il y a très peu de gens qui
soient sans défauts, soit dans les moeurs, ou dans le corps. Mais il y en a
beaucoup qui font vanité de ces défauts, qu’il leur serait aisé de corriger.
Quand on voit le moindre défaut dans un homme accompli, l’on dit que c’est
dommage, parce qu’il ne faut qu’un nuage pour éclipser tout le soleil. Ces
défauts sont des taches, où l’envie s’attache d’abord pour contrôler. Ce serait
un grand coup d’habileté de les changer en perfections, comme fit Jules César
qui, étant chauve, couvrit ce défaut de l’ombre de ses lauriers.
XXVI
Trouver
le faible de chacun.
Tous les
hommes sont idolâtres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérêt, et la
plupart de leur plaisir. L’habileté est donc de bien connaître ces idoles, pour
entrer dans le faible de ceux qui les adorent : c’est comme tenir la clef de la
volonté d’autrui.
XXVII
Préférer
l’intension à l’extension.
Quelques-uns
estiment les livres par la grosseur, comme s’ils étaient faits pour charger les
bras, plutôt que pour exercer les esprits.
XXVIII
N’avoir
rien de vulgaire.
Ô
que celui-là avait bon goût, qui se déplaisait de plaire à plusieurs ! Les
sages ne se repaissent jamais des applaudissements du vulgaire. Il y a des
caméléons de goût si populaire qu’ils prennent plus de plaisir à humer un air
grossier qu’à sentir les doux zéphyrs d’Apollon. Ne te laisse point éblouir à
la vue des miracles du vulgaire. Les ignorants sont toujours dans l’étonnement.
C’est par où la folie commune admire que le discernement du sage se désabuse.
XXIX
Être
homme droit.
Il faut
toujours être du côté de la raison, et si constamment que ni la passion
vulgaire, ni aucune violence tyrannique ne fasse jamais abandonner son parti.
Mais où trouvera-t-on ce phénix ? Certes, l’équité n’a guère de partisans,
beaucoup de gens la louent, mais sans lui donner entrée chez eux. Il y en a
d’autres qui la suivent jusqu’au danger, mais quand ils y sont, les uns, comme
faux amis, la renient, et les autres, comme politiques, font semblant de ne la
pas connaître. Elle, au contraire, ne se soucie point de rompre avec les amis,
avec les puissances, ni même avec son propre intérêt ; et c’est là qu’est le
danger de la méconnaître. Les gens rusés se tiennent neutres, et, par une
métaphysique plausible, tâchent d’accorder la raison d’État avec leur
conscience. Mais l’homme de bien prend ce ménagement pour une espèce de
trahison, se piquant plus d’être constant que d’être habile. Il est toujours où
est la vérité, et s’il laisse quelquefois les gens, ce n’est pas qu’il soit
changeant, mais parce qu’ils ont été les premiers à abandonner la raison.
XXXI
Connaître
les gens heureux, pour s’en servir ; et les malheureux, pour s’en écarter.
D’ordinaire,
le malheur est un effet de la folie ; et il n’y a point de contagion plus
dangereuse que celle des malheureux. Il ne faut jamais ouvrir la porte au
moindre mal, car il en vient toujours d’autres après, et même de plus grands
qui sont en embuscade. La vraie science au jeu est de savoir écarter ;
la plus basse de la couleur qui tourne vaut mieux que la plus haute de la
partie précédente. Dans le doute, il n’y a rien de meilleur que de s’adresser
aux sages ; tôt ou tard on s’en trouvera bien.
XXXIII
Savoir
se soustraire.
On ne doit
point abuser de ses amis, ni rien exiger d’eux au delà de ce qu’ils accordent
volontiers. Tout ce qui est excessif est vicieux, surtout dans la conversation
; et l’on ne saurait se conserver l’estime et la bienveillance des gens, sans
ce tempérament, d’où dépend la bienséance. Il faut mettre toute sa liberté à si
bien choisir que l’on ne pèche jamais contre le bon goût.
XXXV
Peser
les choses selon leur juste valeur.
Les fous ne
périssent que faute de ne penser à rien. Comme ils ne conçoivent pas les
choses, ils ne voient ni le dommage, ni le profit ; et, par conséquent, ils ne
s’en mettent point en peine. Quelques-uns font grand cas de ce qui importe peu,
et n’en font guère de ce qui importe beaucoup, parce qu’ils prennent tout à
rebours. Plusieurs, faute de sentiment, ne sentent pas leur mal. Il y a des
choses où l’on ne saurait trop penser. Le sage fait réflexion à tout, mais non
pas également. Car il creuse où il y a du fond, et quelquefois il pense qu’il y
en a encore plus qu’il ne pense : si bien que sa réflexion va jusqu’où est
allée son appréhension.
XLIII
Parler comme le
vulgaire, mais penser comme les sages.
Vouloir
aller contre le courant, c’est une chose où il est aussi impossible de réussir
qu’il est aisé de s’exposer au danger ; il n’y a qu’un Socrate qui le pût
entreprendre. La contradiction passe pour une offense, parce que c’est
condamner le jugement d’autrui. Les mécontents se multiplient, tantôt à cause
de la chose que l’on censure, tantôt à cause des partisans qu’elle avait. La
vérité est connue de très peu de gens, les fausses opinions sont reçues de tout
le reste du monde. Il ne faut pas juger d’un sage par les choses qu’il dit, attendu
qu’alors il ne parle que par emprunt, c’est-à-dire par la voix commune, quoique
son sentiment démente cette voix. Le sage évite autant d’être contredit que de contredire.
Plus son jugement le porte à la censure, et plus il se garde de la publier.
L’opinion est libre, elle ne peut ni ne doit être violentée. Le sage se retire
dans le sanctuaire de son silence ; et, s’il se communique quelquefois, ce
n’est qu’à peu de gens, et toujours à d’autres sages.
XLV
User
de réflexion, sans en abuser.
La
réflexion ne doit être ni affectée, ni connue. Tout artifice doit se cacher,
d’autant qu’il est suspect ; encore plus toute précaution, parce qu’elle est
odieuse. Si la tromperie est en règne, redoublez votre vigilance, mais sans le
faire connaître, de peur de mettre les gens en défiance. Le soupçon provoque la
vengeance, et fait penser à des moyens de nuire auxquels on ne pensait pas
auparavant.
L
Ne
se perdre jamais le respect à soi-même.
Il faut
être tel que l’on n’ait pas de quoi rougir devant soi-même. Il ne faut point
d’autre règle de ses actions que sa propre conscience. L’homme de bien est plus
redevable à sa propre sévérité qu’à tous les préceptes. Il s’abstient de faire
ce qui est indécent, par la crainte qu’il a de blesser sa propre modestie,
plutôt que pour la rigueur de l’autorité des supérieurs. Quand on se craint
soi-même, l’on n’a que faire du pédagogue imaginaire de Sénèque.
LII
Ne
s’emporter jamais.
C’est un
grand point que d’être toujours maître de soi-même. C’est être homme par
excellence, c’est avoir un coeur de roi, attendu qu’il est très difficile
d’ébranler une grande âme. Les passions sont les humeurs élémentaires de
l’esprit : dès que ces humeurs excèdent, l’esprit devient malade ; et si le mal
va jusqu’à la bouche, la réputation est fort en danger. Il faut donc se
maîtriser si bien que l’on ne puisse être accusé d’emportement, ni au fort de
la prospérité, ni au fort de l’adversité ; qu’au contraire on se fasse admirer
comme invincible.
LXV
Le
goût fin.
Le goût se
cultive aussi bien que l’esprit. L’excellence de l’entendement raffine le
désir, et puis le plaisir de la jouissance. L’on juge de l’étendue de la
capacité par la délicatesse du goût. Une grande capacité a besoin d’un grand
objet pour se contenter. Comme un grand estomac demande une grande nourriture,
il faut des matières relevées à des génies sublimes. Les plus nobles objets
craignent un goût délicat, les perfections universellement estimées n’osent
espérer de lui plaire.
LXVIII
Faire
comprendre est bien meilleur que faire souvenir.
Quelquefois
il faut remémorer, quelquefois aviser. Quelques-uns manquent de faire des
choses qui seraient excellentes, parce qu’ils n’y pensent pas. C’est alors
qu’un bon avis est de saison pour leur faire concevoir ce qui importe. Un des
plus grands talents de l’homme est d’avoir la présence d’esprit pour penser à
ce qu’il faut, faute de quoi plusieurs affaires viennent à manquer. C’est donc
à celui qui comprend de porter la lumière ; et à celui qui a besoin d’être
éclairé de rechercher l’autre. Le premier doit se ménager, et le second
s’empresser.
LXXII
Avoir
de la résolution.
L’irrésolution
est pire que la mauvaise exécution. Les eaux ne se corrompent pas tant quand
elles courent que lorsqu’elles croupissent. Il y a des hommes si irrésolus
qu’ils ne font jamais rien sans être poussés par autrui ; et quelquefois cela
ne vient pas tant de la perplexité de leur jugement, qui souvent, est vif et
subtil, que d’une lenteur naturelle.
LXXIV
N’être
point inaccessible.
Les vraies
bêtes sauvages sont où il y a le plus de monde. Le difficile abord est le vice
des gens dont les honneurs ont changé les moeurs. Ce n’est pas le moyen de se
mettre en crédit que de commencer par rebuter autrui. Qu’il fait beau voir un
de ces monstres intraitables prendre son air impertinent de fierté ! Ceux qui
ont le malheur d’avoir affaire à eux vont à leur audience comme s’ils allaient
combattre contre des tigres, c’est-à-dire armés d’autant de crainte que de précaution.
Pour monter à ce poste, ils faisaient la cour à tout le monde ; mais, depuis
qu’ils le tiennent, il semble qu’ils veulent prendre leur revanche à force de
braver les autres. Leur emploi demanderait qu’ils fussent à tout le monde ;
mais leur superbe et leur mauvaise humeur font qu’ils ne sont à personne.
Ainsi, le vrai moyen de se venger d’eux, c’est de les laisser avec eux-mêmes,
afin que, tout commerce leur manquant, ils ne puissent jamais devenir sages.
LXXX
Être
soigneux de s’informer.
La vie se
passe presque toute à s’informer. Ce que nous voyons est le moins essentiel.
Nous vivons sur la foi d’autrui. L’ouïe est la seconde porte de la vérité, et
la première du mensonge.
LXXXII
Ne
pas trop approfondir le bien, ni le mal.
Un
sage a compris toute la sagesse en ce précepte : Rien de trop. Une
justice trop exacte dégénère en injustice. L’orange qui est trop pressurée
donne un jus amer. Dans la jouissance même, il ne faut jamais aller à pas une
des extrémités. L’esprit même s’épuise à force de se raffiner. À vouloir tirer
trop de lait, on fait venir le sang.
LXXXIII
Faire
de petites fautes à dessein.
Une petite
négligence sert quelquefois de lustre aux bonnes qualités. L’envie a son
ostracisme, et cet ostracisme est d’autant plus à la mode qu’il est injuste.
LXXXIV
Savoir
tirer profit de ses ennemis.
Toutes les choses se doivent prendre, non par le tranchant, ce qui
blesserait, mais par la poignée, qui est le moyen de se défendre ; à plus forte
raison l’envie. Le sage tire plus de profit de ses ennemis que le fou n’en tire
de ses amis. Les envieux servent d’aiguillon au sage à surmonter mille
difficultés, au lieu que les flatteurs en détournent souvent. Plusieurs sont
redevables de leur fortune à leurs envieux. La flatterie est plus cruelle que
la haine, d’autant qu’elle pallie des défauts où celle-ci fait remédier. Le
sage se fait de la haine de ses envieux un miroir où il se voit bien mieux que
dans celui de la bienveillance. Ce miroir lui sert à corriger ses défauts, et
par conséquent à prévenir la médisance ; car on se tient fort sur ses gardes
quand on a des rivaux ou des ennemis pour voisins.
LXXXV
Ne
se point prodiguer.
C’est le
malheur de tout ce qui est excellent, de dégénérer en abus quand on en fait un
fréquent usage. Ce que tout le monde recherchait avec passion vient enfin à
déplaire à tout le monde. Grand malheur de n’être bon à rien ; comme aussi de
vouloir être bon à tout ! Ces gens-là perdent toujours pour avoir voulu trop
gagner ; et à la fin ils sont aussi haïs qu’ils ont été chéris auparavant.
Toutes les perfections sont sujettes à ce sort ; dès qu’elles perdent le renom
d’être rares, elles ont celui d’être vulgaires.
LXXXVI
Se
munir contre la médisance.
Le vulgaire
a beaucoup de têtes et de langues, et, par conséquent, encore plus d’yeux.
Qu’il coure un mauvais bruit parmi ces langues, il ne faut que cela pour ternir
la plus haute réputation ; et si ce bruit vient à se tourner en sobriquet, c’en
est fait pour jamais de tout ce qu’un homme avait acquis d’estime. Ces railleries
tombent d’ordinaire sur de certains défauts qui sautent aux yeux et qui, pour
être singuliers, donnent ample matière aux lardons. Et comme il y a des
imperfections que l’envie particulière étale aux yeux de la malice commune, il
y a aussi des langues affilées qui détruisent plus promptement une grande
réputation avec un mot jeté en l’air, que ne font d’autres avec toute leur
impudence. Il est très facile d’avoir mauvais renom, parce que le mal se croit
aisément, et que les sinistres impressions sont très difficiles à effacer.
C’est donc au sage à se tenir sur ses gardes, car il est plus aisé de prévenir
la médisance que d’y remédier.
LXXXVII
Cultiver
et embellir.
L’homme
naît barbare, il ne se rachète de la condition des bêtes que par la culture ;
plus il est cultivé, plus il devient homme. C’est à l’égard de l’éducation que
la Grèce a eu droit d’appeler barbare tout le reste du monde. Il n’y a rien de
si grossier que l’ignorance ; ni rien qui rende si poli que le savoir. Mais la
science même est grossière, si elle est sans art. Ce n’est pas assez que
l’entendement soit éclairé, il faut aussi que la volonté soit réglée, et encore
plus la manière de converser. Il y a des hommes naturellement polis, soit pour
la conception, ou pour le parler ; pour les avantages du corps, qui sont comme
l’écorce ; ou pour ceux de l’esprit, qui sont comme les fruits. Il y en a
d’autres, au contraire, si grossiers que toutes leurs actions, et quelquefois
même de riches talents qu’ils ont sont défigurés par la rusticité de leur
humeur.
LXXXVIII
S’étudier
à avoir les manières sublimes.
Un grand
homme ne doit jamais être vétilleux en son procédé. Il ne faut jamais trop
éplucher les choses, surtout celles qui ne sont guère agréables ; car, bien
qu’il soit utile de tout remarquer en passant, il n’en est pas de même de
vouloir expressément tout approfondir. Pour l’ordinaire, il faut procéder avec
un dégagement cavalier, ce qui fait partie de la galanterie. Dissimuler est le
principal moyen de gouverner. Il est bon de laisser passer quantité de choses
qui surviennent dans le commerce de la vie, mais particulièrement parmi ses
ennemis. Le trop est toujours ennuyeux, et dans l’humeur il est
insupportable. C’est une espèce de fureur que d’aller chercher le chagrin, et,
d’ordinaire, la manière est telle qu’est l’humeur dans laquelle on agit. Nos
actions prennent le caractère de l’humeur où nous sommes quand nous les
faisons.
LXXXIX
Connaître parfaitement
son génie, son esprit, son coeur, et ses passions.
L’on
ne saurait être maître de soi-même que l’on ne se connaisse à fond. Il y a des
miroirs pour le visage, mais il n’y en a point pour l’esprit. Il y faut donc
suppléer par une sérieuse réflexion sur soi-même. Quand l’image extérieure
s’échappera, que l’intérieure la retienne et la corrige. Mesure tes forces et
ton adresse avant que de rien entreprendre ; connais ton activité pour
t’engager ; sonde ton fonds, et sache où peut aller ta capacité pour toutes
choses.
XC
Le
moyen de vivre longtemps.
C’est de
vivre bien. Il y a deux choses qui abrègent la vie : la folie et la méchanceté.
XCII
L’esprit
transcendant en toutes choses.
C’est la
principale règle, soit pour agir, ou pour parler. Plus les emplois sont
sublimes, et plus cet esprit est nécessaire. Un grain de prudence vaut mieux
qu’un magasin de subtilité. C’est un chemin qui mène à l’infaillible, quoiqu’il
n’aille pas tant au plausible. Quoique le renom de sagesse soit le
triomphe de la renommée, il suffira de contenter les sages, dont l’approbation
sert de pierre de touche aux entreprises.
XCV
Savoir
entretenir l’attente d’autrui.
Le moyen de l’entretenir est de lui fournir toujours de nouvelle
nourriture. Le beaucoup doit promettre davantage ; une grande action doit
servir d’aiguillon à d’autres encore plus grandes. Il ne faut pas tout montrer
dès la première fois. C’est un coup d’adresse de savoir mesurer ses forces au
besoin et au temps, et de s’acquitter de jour en jour de ce que l’on doit à
l’attente publique.
XCVI
La
syndérèse.
C’est le
trône de la raison et la base de la prudence. Quand on la consulte, il est aisé
de ne point faillir. C’est un don du ciel et qui, de l’importance qu’il est, ne
saurait être trop désiré. C’est la première pièce du harnois de l’homme ; et
elle lui est si nécessaire qu’elle lui suffirait, quand même tout le reste lui
manquerait. Toutes les actions de la vie dépendent de son influence, et sont
estimées bonnes ou mauvaises selon qu’elle en juge, attendu que tout doit être
fait par raison. Elle consiste dans une inclination naturelle qui porte à
l’équité, et prend toujours le parti le plus sûr.
XCVIII
Dissimuler.
Les passions sont les brèches de l’esprit. La science du plus
grand usage est l’art de dissimuler. Celui qui montre son jeu risque de perdre.
Que la circonspection combatte contre la curiosité. À ces gens qui épluchent de
si près les paroles, couvre ton coeur d’une haie de défiance et de réserve.
Qu’ils ne connaissent jamais ton goût, de peur qu’ils ne te préviennent, ou par
la contradiction, ou par la flatterie.
XCIX
La
réalité et l’apparence.
Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce
dont elles ont l’apparence. Il n’y a guère de gens qui voient jusqu’au-dedans,
presque tout le monde se contente des apparences. Il ne suffit pas d’avoir
bonne intention, si l’action a mauvaise apparence.
CI
Une
partie du monde se moque de l’autre, et l’une et l’autre rient de leur folie
commune.
Tout est
bon ou mauvais, selon le caprice des gens ; ce qui plaît à l’un déplaît à
l’autre. C’est un insupportable fou que celui qui veut que tout aille à sa
fantaisie. Les perfections ne dépendent pas d’une seule approbation. Il y a
autant de goûts que de visages, et autant de différence entre les uns qu’entre
les autres. Nul défaut n’est sans partisan, et il ne faut point te décourager
si ce que tu fais ne plaît pas à quelques-uns, attendu qu’il y en aura toujours
d’autres qui en feront cas. Mais ne t’enorgueillis point de l’approbation de
ceux-ci, d’autant que les autres ne laisseront pas de te censurer. La règle
pour connaître ce qui est digne d’estime, c’est l’approbation des gens de
mérite et des personnes reconnues capables d’être bons juges de la chose. La
vie civile ne roule pas sur un seul avis, ni sur un seul usage.
CXIV
Ne
compéter jamais.
Toute
prétention qui est contestée ruine le crédit. La compétence ne manque jamais de
noircir pour obscurcir ; il est rare de faire bonne guerre. L’émulation
découvre les défauts que la courtoisie cachait auparavant. Plusieurs ont vécu
très estimés tant qu’ils n’ont point eu de concurrents. La chaleur de la
contradiction anime ou ressuscite des infamies qui étaient mortes ; elle
déterre des ordures que le temps avait presque consumées. La compétence
commence par un manifeste d’invectives, s’aidant de tout ce qu’elle peut et ne
doit pas. Et bien que quelquefois, et même le plus souvent, les injures ne
soient pas des armes de grand secours, si est-ce qu’elle s’en sert pour se
donner le plaisir d’une vile vengeance ; et elle y va avec tant d’impétuosité
qu’elle fait voler la poussière de l’oubli qui couvrait les imperfections. La
bienveillance a toujours été pacifique, et la réputation toujours indulgente.
CXVII
Ne
parler jamais de soi-même.
Se louer,
c’est vanité ; se blâmer, c’est bassesse. Et ce qui est un défaut de sagesse
dans celui qui parle, est une peine pour ceux qui l’écoutent. Si cela est à
éviter dans les entretiens familiers ou domestiques, cela est encore moins à
faire lorsqu’on parle en public, et que l’on occupe quelque grand poste ; car
alors la moindre apparence de folie passe pour une faiblesse toute pure. C’est
faire la même faute contre la prudence, que de parler de ceux qui sont présents
; car il y a danger que l’on ne tombe dans l’un de ces deux écueils : dans la
flatterie, ou dans la censure.
CXX
S’accommoder
au temps.
On ne sait
déjà plus ce que c’est que de dire la vérité, que de tenir sa parole.
CXXI
Ne
point faire une affaire de ce qui n’en est pas une.
Comme il y
a des gens qui ne s’embarrassent de rien, d’autres s’embarrassent de tout, ils
parlent toujours en ministres d’État. Ils prennent tout au pied de la lettre ou
au mystérieux. Des choses qui donnent du chagrin, il y en a peu dont il faille
faire cas ; autrement on se tourmente bien en vain. C’est faire à contresens
que de prendre à coeur ce qu’il faut jeter derrière le dos. Beaucoup de choses,
qui étaient de quelque conséquence, n’ont rien été, parce que l’on ne s’en est
pas mis en peine ; et d’autres, qui n’étaient rien, sont devenues choses
d’importance, pour en avoir fait grand cas. Du commencement, il est aisé de
venir à bout de tout ; après cela, non. Très souvent le mal vient du remède
même. Ce n’est donc pas la pire règle de la vie que de laisser aller les
choses.
CXXVI
Ce
n’est pas être fou que de faire une folie, mais bien de ne la savoir pas
cacher.
Si l’on
doit cacher ses passions, l’on doit encore plus cacher ses défauts. Tous les
hommes manquent, mais avec cette différence que les gens d’esprit pallient les
fautes faites, et que les fous montrent celles qu’ils vont faire. La réputation
consiste dans la manière de faire, plutôt que dans ce qui se fait. Si tu n’es
pas chaste, dit le proverbe, fais semblant de l’être. Les fautes des grands
hommes sont d’autant plus remarquables que ce sont des éclipses de grandes
lumières. Quelque grande que soit l’amitié, ne lui fais jamais confidence de
tes défauts ; cache-les même à toi-même, si cela se peut. Du moins, on pourra
se servir de cette autre règle de vie, qui est de savoir oublier.
CXXIX
Ne
se plaindre jamais.
Les
plaintes ruinent toujours le crédit ; elles excitent plutôt la passion à nous
offenser que la compassion à nous consoler ; elles ouvrent le passage à ceux
qui les écoutent, pour nous faire la même chose que ceux de qui nous nous
plaignons ; et la connaissance de l’injure faite par le premier sert d’excuse
au second. Quelques-uns, en se plaignant des offenses passées, donnent lieu à celles
de l’avenir ; et, au lieu du remède et de la consolation qu’ils prétendent, ils
donnent du plaisir aux autres, et s’attirent même leur mépris. C’est bien une
meilleure politique de publier les obligations que l’on a aux gens, afin
d’exciter les autres à nous obliger aussi. Parler souvent des grâces reçues des
personnes absentes, c’est rechercher celles de ceux qui sont présents ; c’est
vendre le crédit des uns aux autres. Ainsi l’homme prudent ne doit jamais
publier, ni les disgrâces, ni les défauts, mais bien les faveurs et les honneurs
; ce qui sert à conserver l’estime des amis, et à contenir les ennemis dans
leur devoir.
CXXX
Faire,
et faire paraître.
Les choses
ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent être.
CXXXIII
Être
plutôt fou avec tous, que sage tout seul.
Car si tous
le sont, il n’y a rien à perdre, disent les politiques ; au lieu que si la
sagesse est toute seule, elle passera pour folie. Il faut donc suivre l’usage.
CXXXIV
Avoir
le double des choses nécessaires à la vie.
C’est vivre
doublement. Il ne faut pas se restreindre à une seule chose, bien même qu’elle
soit excellente. Tout doit être au double, et surtout ce qui est utile et
délectable. La lune, toute changeante qu’elle est, l’est encore moins que la
volonté humaine, tant cette volonté est fragile. C’est pourquoi il faut mettre
une barrière à son inconstance. Tenez donc pour règle principale de l’art de
vivre, d’avoir au double tout ce qui sert à la commodité. Comme la nature nous
a donné le double des membres les plus nécessaires et les plus exposés au
danger, l’art doit pareillement doubler les choses dont dépend le bonheur de la
vie.
CXXXVIII
L’art
de laisser aller les choses comme elles peuvent, surtout quand la mer est
orageuse.
Il y a des
tempêtes et des ouragans dans la vie humaine ; c’est prudence de se retirer au
port pour les laisser passer. Très souvent les remèdes font empirer les maux.
Quand la mer des humeurs est agitée, laissez faire à la nature ; si c’est la
mer des moeurs, laissez faire à la morale. Il faut autant d’habileté au médecin
pour ne pas ordonner que pour ordonner ; et quelquefois la finesse de l’art
consiste davantage à ne point appliquer de remède. Ce sera donc le moyen de
calmer les bourrasques populaires, que de se tenir en repos ; céder alors au
temps fera vaincre ensuite. Une fontaine devient trouble pour peu qu’on la
remue, et son eau ne redevient claire qu’en cessant d’y toucher. Il n’y a point
de meilleur remède à de certains désordres que de les laisser passer, car à la
fin ils s’arrêtent eux-mêmes.
CXXXIX
Connaître
les jours malheureux.
Car il y en
a où rien ne réussira. Tu auras beau changer de jeu, tu ne changeras point de
sort. C’est au second coup qu’il faudra prendre garde si l’on a le sort
favorable, ou contraire. L’entendement même a ses jours ; car il ne s’est
encore vu personne qui fût habile à toutes heures. Il y va de bonheur à
raisonner juste, comme à bien écrire une lettre. Toutes les perfections ont
leur saison, et la beauté n’est pas toujours de quartier. La discrétion se
dément quelquefois, tantôt en cédant, tantôt en excédant. Enfin, pour bien
réussir, il faut être de jour. Comme tout réussit mal aux uns, tout réussit
bien aux autres, et même avec moins de peine et de soin ; et il y a tel qui
trouve d’abord toute son affaire faite. L’esprit a ses jours ; le génie son
caractère ; et toutes choses leur étoile. Quand on est de jour, il n’en faut
pas perdre un moment. Mais l’homme prudent ne doit pas prononcer définitivement
qu’un jour est heureux, à cause d’un bon succès, ni qu’il est malheureux, à
cause d’un mauvais ; l’un n’étant peut-être qu’un effet du hasard, et l’autre
du contretemps.
CXLI
Ne
se point écouter.
Il sert de
peu d’être content de soi-même, si l’on ne contente pas les autres.
D’ordinaire, l’estime de soi-même est punie par un mépris universel. Celui qui
se paye de lui-même reste débiteur de tous les autres. Il sied mal de vouloir
parler pour s’écouter. Si c’est une folie de se parler à soi-même, c’en est une
double de s’écouter devant les autres. C’est un défaut des grands de parler
d’un ton impérieux, et c’est ce qui assomme ceux qui les écoutent. À chaque mot
qu’ils disent, leurs oreilles mendient un applaudissement, ou une flatterie,
jusqu’à l’importunité. Les présomptueux aussi parlent par écho ; et, comme la
conversation roule sur des patins d’orgueil, chaque parole est escortée de
cette impertinente exclamation : Que cela est bien dit ! Ah le beau mot !
CXLVII
N’être
point inaccessible.
Quelque
parfait que l’on soit, on a quelque fois besoin de conseil. Celui-là est fou
incurable, qui n’écoute point. L’homme le plus intelligent doit faire place aux
bons avis. La souveraineté même ne doit pas exclure la docilité. Il y a des
hommes incurables, à cause qu’ils sont inaccessibles. Ils se précipitent, parce
que personne n’ose approcher d’eux pour les en empêcher. Il faut donc laisser
une porte ouverte à l’amitié ; et ce sera celle par où viendra le secours. Un
ami doit avoir pleine liberté de parler, et même de réprimander ; l’opinion
conçue de sa fidélité et de sa prudence lui doit donner cette autorité. Mais
aussi il ne faut pas que cette familiarité soit commune à tous. Il suffit
d’avoir un confident secret, dont on estime la correction, et de qui l’on se
serve, comme d’un miroir fidèle, pour se détromper.
CL
Savoir
faire valoir ce que l’on fait.
Ce n’est
pas assez que les choses soient bonnes en elles-mêmes, parce que tout le monde
ne voit pas au fond, ni ne sait pas goûter. La plupart des hommes vont à cause
qu’ils voient aller les autres, et ne s’arrêtent qu’aux lieux où il y a grand
concours. C’est un grand point que de savoir faire estimer sa drogue, soit en
la louant (car la louange est l’aiguillon du désir), soit en lui donnant un
beau nom, qui est un beau moyen d’exalter ; mais il faut que tout cela se fasse
sans affectation. N’écrire que pour les habiles gens, c’est un hameçon général,
parce que chacun le croit être ; et, pour ceux qui ne le sont pas, la privation
servira d’éperon au désir. Il ne faut jamais traiter ses projets de communs, ni
de faciles, car c’est les faire passer pour triviaux. Tout le monde se plaît au
singulier, comme étant plus désirable et au goût et à l’esprit.
CLIV
N’être
facile ni à croire, ni à aimer.
La maturité
du jugement se connaît à la difficulté de croire. Il est très ordinaire de
mentir, il doit donc être extraordinaire de croire. Celui qui est facile à
remuer se trouve souvent décontenancé. Mais il faut bien se garder de montrer
du doute de la bonne foi d’autrui ; car cela passe de l’incivilité à l’offense,
attendu que c’est le traiter de trompeur, ou de trompé ; encore n’est-ce pas là
le plus grand mal. Car, outre cela, ne point croire est un indice de mentir, le
menteur étant sujet à deux maux : à ne point croire, et à n’être point cru. La
suspension du jugement est louable en celui qui écoute ; mais celui qui parle
peut s’en rapporter à son auteur. C’est aussi une espèce d’imprudence d’être
facile à aimer, car si l’on ment en parlant, l’on ment bien aussi en faisant ;
et cette tromperie est encore plus pernicieuse que l’autre.
CLXII
Savoir
triompher de la jalousie et de l’envie.
Bien que ce
soit prudence de mépriser l’envie, ce mépris est aujourd’hui peu de chose ; la
galanterie fait bien un meilleur effet. Il n’y saurait avoir assez de louanges
pour celui qui dit du bien de celui qui dit du mal. Il n’y a point de vengeance
plus héroïque que celle qui tourmente l’envie à force de bien faire. Chaque bon
succès est un coup d’estrapade à l’envieux, et la gloire de son émule lui est
un enfer. Faire de sa félicité un poison à ses envieux, on tient que c’est la
plus rigoureuse peine qu’ils puissent endurer. L’envieux meurt autant de fois
qu’il entend revivre les louanges de l’envié. Ils disputent tous deux
l’immortalité, mais l’un pour vivre toujours glorieux, et l’autre pour être
toujours misérable. La trompette de la renommée, qui sonne pour immortaliser
l’un, annonce la mort à l’autre, en le condamnant au supplice d’attendre en
vain que le sujet de ses peines cesse.
CLXXII
Ne
s’engager point avec qui n’a rien à perdre.
C’est
combattre à forces inégales, car l’autre entre en lice sans embarras. Comme il
a perdu toute honte, il n’a plus rien à perdre, ni à ménager ; et ainsi il se
jette à corps perdu dans toutes sortes d’extravagances. La réputation, qui est
d’un prix inestimable, ne se doit jamais exposer à de si grands risques. Après
avoir coûté beaucoup d’années à acquérir, elle vient à se perdre en un moment.
Il ne faut qu’un petit vent pour geler une abondante sueur. La considération
d’avoir beaucoup à perdre retient un homme prudent. Dès qu’il pense à sa
réputation, il envisage le danger de la perdre. Et moyennant cette réflexion,
il procède avec tant de retenue, qu’il a le temps de se retirer et de mettre
tout son crédit à couvert. L’on n’arrivera jamais à regagner par une victoire
ce que l’on a déjà perdu en s’exposant à perdre.
CLXXV
L’homme
substantiel.
Celui qui
l’est ne se contente point de ceux qui ne le sont pas. Malheureuse est
l’éminence qui n’a rien de substantiel. Tous ceux qui paraissent être des
hommes ne le sont pas tous. Il y en a d’artificiels, qui conçoivent de chimère
et accouchent de tromperie. Il y en a d’autres qui leur ressemblent, lesquels
les font valoir, et se payent plus de l’incertain que promet une fausse
apparence, à cause que le beaucoup y est, que du certain qu’offre la
vérité, parce que cela paraît peu : mais à la fin leurs caprices aboutissent à
mal, d’autant qu’ils n’ont point de fondement solide. Il n’y a que la vérité
qui puisse donner une véritable réputation ; et que la substance qui tourne à
profit. Une tromperie a besoin de beaucoup d’autres, et, par conséquent, tout
l’édifice n’est que chimère ; et comme il est fondé en l’air, il est de
nécessité qu’il tombe par terre. Un dessein mal conçu ne vient jamais à
maturité ; le beaucoup qu’il promet suffit pour le rendre suspect ;
ainsi que l’argument qui prouve trop ne prouve rien.
CLXXIX
Se
retenir de parler, c’est le sceau de la capacité.
Un coeur
sans secret, c’est une lettre ouverte. Où il y a du fonds, les secrets y sont
profonds, car il faut qu’il y ait de grands espaces et de grands creux, là où
peut tenir à l’aise tout ce qu’on y jette. La retenue vient du grand empire que
l’on a sur soi-même, et c’est là ce qui s’appelle un vrai triomphe. L’on paie
tribut à autant de gens que l’on se découvre. La sûreté de la prudence consiste
dans la modération intérieure. Les pièges qu’on tend à la discrétion sont de
contredire, pour tirer une explication ; et de jeter des mots piquants, pour
faire prendre feu. C’est alors que l’homme sage doit se tenir plus resserré.
Les choses que l’on veut faire ne se doivent pas dire, et celles qui sont
bonnes à dire ne sont pas bonnes à faire.
CLXXXI
Ne
point mentir, mais ne pas dire toutes les vérités.
Rien ne
demande plus de circonspection que la vérité, car c’est se saigner au coeur que
de la dire. Il faut autant d’adresse pour la savoir dire que pour la savoir
taire. Par un seul mensonge l’on perd tout ce que l’on a de bon renom. La
tromperie passe pour une fausse monnaie ; et le trompeur pour un faussaire, qui
est encore pis. Toutes les vérités ne se peuvent pas dire ; les unes parce
qu’elles m’importent à moi-même, et les autres parce qu’elles importent à
autrui.
CLXXXVI
Discerner les défauts,
quoiqu’ils soient devenus à la mode.
Bien que le
vice soit paré de drap d’or, l’homme de bien ne laisse pas de le reconnaître.
Il a beau être quelquefois couronné d’or, il ne saurait jamais se déguiser si
bien que l’on ne s’aperçoive qu’il est de fer. Il veut se couvrir de la
noblesse de ses partisans, mais il ne dépouille jamais sa bassesse, ni la
misère de son esclavage. Les vices peuvent bien être exaltés, mais non pas
exalter. Quelques-uns remarquent que tel héros a eu tel vice ; mais ils ne
considèrent pas que ce n’est pas ce vice qui l’a érigé en héros. L’exemple des
grands est si bon rhétoricien qu’il persuade jusqu’aux choses les plus infâmes.
Quelquefois la flatterie a bien affecté jusqu’à des laideurs corporelles, faute
d’observer que si elles se tolèrent dans les grands, elles sont insupportables
dans les petits.
CLXXXVII
Faire soi-même tout
ce qui est agréable, et par autrui tout ce qui est odieux.
L’un
concilie la bienveillance, l’autre écarte la haine. Il y a plus de plaisir à
faire du bien qu’à en recevoir. C’est là que les hommes généreux font consister
leur félicité. Il arrive rarement de donner du chagrin à autrui sans en prendre
soi-même, soit par compassion, ou par répassion. Les causes supérieures
n’opèrent jamais qu’il ne leur en revienne ou louange ou récompense. Que le
bien vienne immédiatement de toi, et le mal par un autre. Prends quelqu’un sur
qui tombent les coups du mécontentement, c’est-à-dire la haine et les murmures.
Il en est du vulgaire comme des chiens : faute de connaître la cause de son
mal, il jette sa rage sur l’instrument ; en sorte que l’instrument porte la
peine d’un mal dont il n’est pas la cause principale.
CXC
Trouver
sa consolation partout.
Ceux même
qui sont inutiles ont celle d’être éternels. Il n’y a point d’ennui qui n’ait
sa consolation ; les fous trouvent la leur dans le bonheur. La chance en dit
à femme laide, dit le proverbe. Pour vivre longtemps, il n’y a qu’à valoir
peu. Le pot fêlé ne se casse presque jamais, il dure tant qu’on se lasse de
s’en servir. Il semble que la fortune porte envie aux gens d’importance,
puisqu’elle joint la durée avec l’incapacité dans les uns, et le peu de vie
avec beaucoup de mérite dans les autres. Tous ceux qu’il importera qui vivent,
manqueront toujours de bonne heure ; et ceux qui ne seront bons à rien seront
éternels, soit à cause qu’ils paraissent être tels, ou parce qu’ils le sont en
effet. Il semble que le sort et la mort sont de concert à oublier un
malheureux.
CXCVII
Ne
s’embarrasser jamais avec les sots.
C’en est un
que celui qui ne les connaît pas, et encore davantage celui qui, les
connaissant, ne s’en défait pas. Il est dangereux de les hanter, et pernicieux
de les appeler à sa confidence, car, bien que leur propre timidité et l’oeil
d’autrui les retiennent quelque temps, leur extravagance s’échappe toujours à
la fin, parce qu’ils n’ont différé de la montrer que pour la rendre plus
solennelle. Il est bien difficile que celui qui ne sait pas conserver son
propre crédit puisse soutenir celui d’autrui. D’ailleurs, les sots sont très
malheureux ; car la misère est attachée à l’impertinence, comme la peau aux os.
Ils n’ont qu’une seule chose, qui n’est pas tant mauvaise : c’est que, comme la
sagesse des autres ne leur sert de rien, ils sont au contraire très utiles aux
sages qui s’instruisent et se précautionnent à leurs dépens.
CCIV
Ce
qui est facile se doit entreprendre comme s’il était difficile ; et ce qui est
difficile comme s’il était facile.
L’un, de
peur de se relâcher par trop de confiance ; l’autre, de peur de perdre courage
à force de trop craindre. Pour manquer à faire une chose, il n’y a qu’à la
compter pour faite ; au contraire la diligence surmonte l’impossibilité. Quant
aux grandes entreprises, il n’y faut pas raisonner, il suffit de les embrasser
quand elles se présentent, de peur que la considération de leur difficulté ne
les fasse abandonner.
CCXVII
Il
ne faut ni aimer, ni haïr pour toujours.
Vis
aujourd’hui avec tes amis comme avec ceux qui peuvent être demain tes pires
ennemis. Puisque cela se voit par l’expérience, il est bien juste de donner
dans la prévention. Garde-toi de donner des armes aux transfuges de l’amitié,
d’autant qu’ils t’en font la plus cruelle guerre. Au contraire, à l’égard de tes
ennemis, laisse toujours une porte ouverte à la réconciliation, c’est-à-dire
celle de la galanterie, qui est la plus sûre. Quelquefois la vengeance
d’auparavant a été la cause du regret d’après, et le plaisir pris à faire du
mal s’est tourné en déplaisir de l’avoir fait.
CCXIX
Ne
point passer pour homme d’artifice.
Véritablement,
on ne saurait vivre aujourd’hui sans en user ; mais il faut plutôt choisir
d’être prudent que d’être fin. L’humeur ouverte est agréable à tout le monde,
mais bien des gens n’en veulent point chez eux. La sincérité ne doit jamais
dégénérer en simplicité, ni la sagacité en finesse. Il vaut mieux être respecté
comme sage, que craint comme trop pénétrant. Les gens sincères sont aimés, mais
trompés. Le plus grand artifice est de bien cacher ce qui passe pour tromperie.
La candeur florissait dans le siècle d’or, la malice règne à son tour dans ce
siècle de fer. Le renom de savoir ce que l’on a à faire est honorable, et
attire la confiance ; mais celui d’être artificieux est sophistiqué, et
engendre la défiance.
CCXXVIII
N’avoir ni le bruit
ni le renom d’avoir méchante langue.
Car c’est
passer pour un fléau universel. Ne sois point ingénieux aux dépens d’autrui :
ce qui est encore plus odieux que pénible. Chacun se venge du médisant en
disant mal de lui ; et comme il est seul, il sera bien plutôt vaincu, que les
autres, qui sont en grand nombre, ne seront convaincus. Le mal ne doit jamais
être un sujet de contentement ni de commentaire. Le médisant est haï pour
toujours ; et, si quelquefois de grands personnages conversent avec lui, c’est
plutôt pour le plaisir d’entendre ses lardons, que par aucune estime qu’ils
fassent de lui. Celui qui dit du mal s’en fait toujours dire encore davantage.
CCXXXI
Ne laisser jamais
voir les choses qu’elles ne soient achevées.
Tous les
commencements sont défectueux, et l’imagination en reste toujours prévenue. Le
souvenir d’avoir vu un ouvrage encore imparfait ne laisse pas la liberté de le
trouver beau quand il est fait. Jouir tout à la fois d’un grand objet, c’est un
obstacle à bien juger de chaque partie ; mais aussi c’est un plaisir qui remplit
toute l’idée. Ce n’est rien avant que d’être tout ; et quand une chose
commence d’être, elle est encore bien avant dans le rien. Voir apprêter
le manger le plus exquis, cela provoque plus le dégoût que l’appétit. Que tout
habile maître se garde donc bien de laisser voir ses ouvrages en embryon ;
qu’il apprenne de la nature à ne les point exposer qu’ils ne soient en état de
pouvoir paraître.
CCXXXV
Savoir
demander.
Il n’y a
rien de plus difficile pour quelques-uns, ni de plus facile pour quelques
autres. Il y en a qui ne sauraient refuser, et, par conséquent, il ne faut
point de crochet pour tirer d’eux ce qu’on veut. Il y en a d’autres dont le
premier mot à toute heure est non ; il est besoin d’adresse avec eux.
Mais à quelques gens qu’on ait à demander, il faut bien prendre son temps,
comme, par exemple, au sortir d’un bon repas, ou de quelque autre récréation
qui a mis en belle humeur, en cas que la prudence de celui qui est prié ne
prévienne pas l’artifice de celui qui prie. Les jours de réjouissance sont les
jours de faveur, parce que la joie du dedans rejaillit au-dehors. Il ne faut
pas se présenter lorsqu’on en voit refuser un autre, d’autant que la crainte de
dire non est surmontée. Quand la tristesse est au logis, il n’y a rien à
faire. Obliger par avance, c’est une lettre de change, lorsque le correspondant
n’est pas un malhonnête homme.
CCXXXVII
N’être
jamais en part des secrets de ses supérieurs.
Tu croiras
partager des poires, et tu partageras des pierres. Plusieurs ont péri d’avoir
été confidents. Il en est des confidents comme de la croûte du pain dont on se
sert en guise de cuiller, laquelle risque d’être avalée avec la soupe. La
confidence du prince n’est point une faveur, mais un impôt. Plusieurs cassent
leur miroir, à cause qu’il leur montre leur laideur. Le prince ne saurait voir
celui qui l’a pu voir ; et jamais un témoin du mal n’est vu de bon oeil. Il ne
faut jamais être trop obligé à personne, encore moins aux grands. Services
rendus sont plus sûrs auprès d’eux que grâces reçues ; mais surtout, les
confidences d’amitié sont dangereuses. Celui qui a confié son secret à un autre
s’est fait son esclave ; et dans les souverains, c’est une violence qui ne peut
pas être de durée ; car ils aspirent avec impatience à racheter la liberté
perdue, et pour y réussir, ils bouleverseront tout, et même la raison. Maxime
pour les secrets : ni les ouïr, ni les dire.
CCXL
Savoir
faire l’ignorant.
Quelquefois
le plus habile homme joue ce personnage ; et il y a des occasions où le
meilleur savoir consiste à feindre de ne pas savoir. Il ne faut pas ignorer,
mais bien en faire semblant. Il importe peu d’être habile avec les sots, et
prudent avec les fous. Il faut parler à chacun selon son caractère. L’ignorant
n’est pas celui qui le fait, mais celui qui s’y laisse attraper ; c’est celui
qui l’est, et non pas celui qui le contrefait. L’unique moyen de se faire aimer
est de revêtir la peau du plus simple des animaux.
CCXLIII
N’être
pas colombe en tout.
Que la
finesse du serpent ait l’alternative de la candeur de la colombe. Il n’y a rien
de plus facile que de tromper un homme de bien. Celui qui ne ment jamais croit
aisément, et celui qui ne trompe jamais se confie beaucoup. Être trompé, ce
n’est pas toujours une marque de bêtise, car c’est quelquefois la bonté qui en
est cause. Deux sortes de gens savent bien prévenir le mal, les uns parce
qu’ils ont appris que c’est à leurs dépens, et les autres parce qu’ils l’ont
appris aux dépens d’autrui. L’adresse doit donc être aussi soigneuse de se
précautionner, que la finesse l’est de tromper. Prenez garde de n’être pas si
homme de bien que d’autres en prennent occasion d’être malhonnêtes gens. Soyez
mêlé de colombe et de serpent ; ne soyez pas monstre, mais prodige.
CCLXII
Savoir
oublier.
C’est un bonheur plutôt qu’un art. Les choses qu’il vaut mieux
oublier sont celles dont on se souvient le mieux. La mémoire n’a pas seulement
l’incivilité de souvent à contretemps. Dans tout ce qui doit faire de la peine
elle est prodigue ; et dans tout ce qui pourrait donner du plaisir elle est
stérile. Quelquefois le remède du mal consiste à l’oublier, et l’on oublie le
remède. Il faut donc accoutumer la mémoire à prendre un autre train, puisqu’il
dépend d’elle de donner un paradis ou un enfer. J’excepte ceux qui vivent
contents, car, en l’état de leur innocence, ils jouissent de la félicité des
idiots.
CCLXIII
Beaucoup de choses
qui servent au plaisir ne se doivent pas posséder en propre.
L’on jouit
davantage de ce qui est à autrui que de ce qui est à soi. Le premier jour est
pour le maître, et tous les autres pour les étrangers. On jouit doublement de
ce qui est aux autres, c’est-à-dire non seulement sans craindre de le perdre,
mais encore avec le plaisir de la nouveauté. La privation fait trouver tout meilleur.
L’eau de la fontaine d’autrui est aussi délicieuse que le nectar. Outre que la
possession diminue le plaisir de la jouissance, elle augmente le chagrin, soit
à prêter, soit à ne pas prêter ; elle ne sert qu’à conserver les choses pour
autrui ; et d’ailleurs le nombre des mécontents est toujours plus grand que
celui des gens reconnaissants.
CCLXVII
Paroles
de soie.
Les flèches
percent le corps, les mauvaises paroles l’âme. Une bonne pate fait bonne
bouche. C’est une grande adresse dans la vie que de savoir vendre l’air.
Presque tout se paye avec des paroles, et elles suffisent pour tirer d’affaire
dans l’impossible. L’on négocie en l’air, et avec de l’air ; et une haleine
vigoureuse est de longue durée. Il faut avoir la bouche toujours pleine de
sucre pour confire les paroles, car alors les ennemis même y prennent goût.
L’unique moyen d’être aimable, c’est d’être affable.
CCLXXIII
Connaître à fond le
caractère de ceux avec qui l’on traite.
L’effet est
bientôt connu, quand on connaît la cause ; on le connaît premièrement en elle,
et puis en son motif. Le mélancolique augure toujours des malheurs, et le
médisant des fautes. Tout le pire s’offre toujours à leur imagination ; et
comme ils ne voient point le bien présent, ils annoncent le mal qui pourrait
arriver. L’homme prévenu de passion parle toujours un langage différent de ce
que sont les choses, la passion parle en lui, et non pas la raison ; chacun
juge selon son caprice ou son humeur, et pas un selon la vérité. Apprends donc
à déchiffrer un faux-semblant, et à épeler les caractères du coeur. Étudie-toi
à connaître celui qui rit toujours sans raison et celui qui ne rit jamais à
faux. Défie-toi d’un grand questionneur, comme d’un imprudent ou d’un espion.
N’attends presque rien de bon de ceux qui ont quelque défaut naturel au corps ;
car ils ont coutume de se venger de la nature, en lui faisant aussi peu d’honneur
qu’elle leur en a fait. D’ordinaire la sottise est à proportion de la beauté.
CCLXXIX
Laisser
contredire sans dire.
Il faut
distinguer quand la contradiction vient de finesse, ou de rusticité ; car ce n’est
pas toujours une opiniâtreté, quelquefois c’est un artifice. Prends donc garde
à ne te pas engager dans l’une, ni laisser tomber dans l’autre. Il n’y a point
de peine mieux employée que celle d’épier ; ni de meilleure contrebatterie
contre ceux qui veulent crocheter la serrure du coeur, que de mettre la clef de
la retenue en dedans.
CCLXXXIV
Ne
te mêle point des affaires d’autrui, et tu ne seras point mal dans les tiennes.
Estime-toi,
si tu veux que l’on t’estime. Sois plutôt avare que prodigue de toi. Fais-toi
désirer, et tu seras bien reçu. Ne viens jamais que l’on ne t’appelle, et ne va
jamais que l’on ne t’envoie. Celui qui s’engage de son chef se charge de toute
la haine s’il ne réussit pas ; et, quand il réussit, on ne lui en sait point de
gré. L’homme qui est trop intrigant est le but du mépris ; et, comme il
s’introduit sans honte, il est repoussé avec confusion.
CCLXXXV
Ne
se pas perdre avec autrui.
Sache
que celui qui est dans le bourbier ne t’appelle que pour se consoler à tes
dépens, quand tu seras embourbé avec lui. Les malheureux cherchent quelqu’un
qui leur aide à porter leur affliction. Tel qui, durant leur prospérité, leur
tournait le dos, leur tend maintenant la main. Il faut bien aviser à ne se pas
noyer en voulant secourir ceux qui se noient.
CCLXXXVI
Ne se pas laisser
obliger entièrement, ni par toutes sortes de gens.
Car ce
serait devenir l’esclave commun. Les uns sont nés plus heureux que les autres :
les premiers pour faire du bien, et les seconds pour en recevoir. La liberté
est plus précieuse que tout don, et c’est la perdre que de recevoir. Il vaut
mieux tenir les autres dans la dépendance, que de dépendre d’un seul. La souveraineté
n’a point d’autre commodité que de pouvoir faire plus de bien. Surtout,
garde-toi de tenir aucune obligation pour faveur ; sois persuadé que le plus
souvent l’on ne cherchera à t’obliger que pour t’engager.
CCLXXXVII
N’agir
jamais durant la passion.
Autrement,
on gâtera tout. Que celui qui n’est pas à soi se garde bien de rien faire par
soi, car la passion bannit toujours la raison ; qu’il substitue pour lors un
médiateur prudent, lequel sera tel, s’il est sans passion. Ceux qui voient
jouer les autres jugent mieux que ceux qui jouent, parce qu’ils ne se
passionnent pas. Quand on se sent de l’émotion, la retenue doit battre la
retraite, de peur de s’échauffer davantage la bile ; car alors tout se ferait
violemment, et par quelques moments de furie, l’on s’apprêterait le sujet d’un
long repentir et d’un grand murmure.
CCLXXXVIII
Vivre
selon l’occasion.
Soit
l’action, soit le discours, tout doit être mesuré au temps. Il faut vouloir
quand on le peut ; car ni la saison, ni le temps n’attendent personne. Ne règle
point ta vie sur des maximes générales, si ce n’est en faveur de la vertu ; ne
prescris point de lois formelles à ta volonté, car tu seras dès demain forcé de
boire de la même eau que tu méprises aujourd’hui. L’impertinence de
quelques-uns est si paradoxe, qu’elle va jusqu’à prétendre que toutes les
circonstances d’un projet s’ajustent à leur manie, au lieu de s’accommoder
eux-mêmes aux circonstances. Mais le sage sait que le nord de la prudence
consiste à se conformer au temps.
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