dimanche 18 avril 2021

Offensés et humiliés – Dostoïevski

Offensés et humiliés – Dostoïevski

 

— Natacha, dis-je, il n’y a qu’une chose que je ne comprends pas : comment peux-tu l’aimer après ce que tu viens de me dire toi-même sur lui ? Tu ne le res­pectes pas, tu ne crois même pas en son amour, et tu vas vers lui sans retour, et, pour lui, tu fais le malheur de tout le monde ? Qu’est-ce que c’est donc que ça ? Il va te martyriser toute ta vie, et tu feras pareil. Tu l’aimes trop, Natacha, tu l’aimes trop ! Ce genre d’amour, je ne le comprends pas.

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Il m’a juré, tiens, de m’aimer, il m’a fait toutes les promesses ; mais je n’y crois pas du tout, à ses serments, je ne m’y attache pas le moins du monde, et jamais je ne m’y suis attachée, même si je savais qu’il ne me mentait pas, et qu’il est incapable de mentir. Je lui ai dit moi-même, moi-même, que je ne voulais le lier en rien. Avec lui, ça vaut mieux ; personne n’aime qu’on l’attache, moi la première. Et malgré tout, je suis heureuse d’être son esclave, son esclave volontaire : de tout supporter de lui, tout, pourvu qu’il soit à côté de moi, pourvu que je puisse le voir !

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Je suis persuadé que, dans son âme à lui, tout gémis­sait et se retournait de douleur, à voir les larmes et la peur de sa pauvre compagne ; je suis persuadé qu’il souffrait bien plus qu’elle ; mais il n’arrivait pas à se retenir. Cela arrive parfois aux gens les plus gentils mais qui n’ont pas les nerfs solides et qui, malgré toute leur bonté, se laissent entraîner jusqu’à la jouissance par leur propre malheur et leur colère, et cherchent à s’ex­primer à tout prix, même s’ils offensent quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’y est pour rien, et qui, généralement, est l’être auquel ils tiennent le plus. Les femmes, par exemple, ont parfois le besoin de se sentir malheureuses, offensées, même s’il n’y a eu ni offense ni malheur. Je connais beaucoup d’hommes qui, dans ce cas-là, ressemblent aux femmes, et même des hommes assez forts, qui n’ont quasiment rien de féminin. Le vieillard sentait le besoin d’une dispute, même s’il souffrait de ce besoin.

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D'un ton sévere et insistant, il avait exige la rupture ; mais, très vite, il avait eu l’idée d’employer une méthode bien meilleure et avait conduit Aliocha chez la comtesse. Sa belle-fille était presque une beauté, presque encore une petite fille, mais un cœur rare, une âme claire, immaculée, elle était gaie, intelligente, tendre. Le prince s’était dit que, malgré tout, six mois devaient avoir fait leur affaire, que Natacha devait avoir perdu aux yeux de son fils le charme de la nouveauté et qu’à présent il allait regarder sa future fiancée avec d’autres yeux que six mois auparavant. Il n’avait deviné juste qu’en partie... Aliocha s’était réellement laissé séduire.

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— Je ne connais qu’un seul moyen, dis-je, arrêter complètement de l’aimer et en aimer un autre. Mais je doute que ce soit un moyen. Tu connais bien son caractère ? Voilà cinq jours qu’il n’est pas venu te voir. Imagine qu’il t’ait laissée complètement ; il suffit juste que tu lui écrives que c’est toi qui le laisses, et, tout de suite, il accourra.

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                 Comment ! Lui raconter quoi, lui avouer quoi ? demanda Natacha d’une voix inquiète.

                 Tout, absolument tout, répondit Aliocha, et je remercie le bon Dieu qui m’a inspiré cette idée ; mais écoutez, écoutez ! Il y a quatre jours, voilà ce que j’avais décidé : m’éloigner de vous, et tout régler tout seul. Si j’avais été avec vous, j’aurais toujours hésité, je vous aurais écoutés et je ne me serais jamais lancé. Tout seul, en me plaçant, justement, dans une situation où je suis obligé de me répéter, à chaque seconde, qu’il faut en finir, et que je dois en finir, j’ai rassemblé tout mon cou­rage et - j’en ai fini ! J’avais décidé de revenir vous voir avec une décision, et je reviens avec une décision !

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— Oui, elle était heureuse d’avoir fait une noble action, elle pleurait. Parce qu’elle aussi, tu comprends, elle m’aime, Natacha ! Elle m’a avoué qu’elle commen­çait déjà à m’aimer ; qu’elle ne voyait personne et que, moi, je lui avais plu depuis longtemps ; que, si elle m’avait distingué, c’est qu’autour d’elle, ce n’était que ruse et que mensonge, et, moi, je lui avais semblé un homme sincère et honnête. Elle s’est levée et elle a dit : “Enfin, que Dieu vous aide, Alexéï Pétrovitch, moi qui pensais..Elle n’a pas fini, elle s’est mise à pleurer et elle est sortie.

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Elle a dit de but en blanc qu’elle ne pouvait pas être ta femme. Elle a dit en plus qu’elle voulait entrer au couvent, que tu lui avais demandé de t’aider, et que tu lui avais avoué toi-même que tu aimais Natalia Nikolaïevna...

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Or, malgré tout, je restais obstinément votre ennemi. Je n’essaierai pas de me justifier, mais je ne vous cacherai pas mes raisons. Les voici : vous n’êtes pas née dans une maison puissante et riche. Je possède, certes, une fortune, mais nous avons besoin de plus. Notre famille est en déclin.

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Elle est belle, elle a reçu une éducation remarquable, elle a un caractère irréprochable et une intelligence parfaite, même si, à bien des égards, c’est encore une enfant. Aliocha n’a pas de caractère, il est frivole, irréfléchi au plus haut point, et, à vingt-deux ans, c’est encore un enfant complet, et il n’a sans doute qu’une seule qualité, je veux dire qu’il a bon cœur, - une qualité qui est même un danger avec ses autres défauts.

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Bref, j’en suis venu à la conclusion qu’Aliocha ne devait pas vous quitter, parce qu’il serait perdu sans vous. Et puis, vous l’avouerai-je ? Voilà déjà un mois, peut-être, que je l’avais décidé, et c’est seulement maintenant que j’ai compris que ma décision était juste.

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                 Vania ! Qu’est-ce que tu penses du prince ?

                 S’il a été sincère, je crois que c’est un homme tout à fait honnête.

                 S’il a été sincère ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il aurait pu ne pas être sincère ?

                 Moi aussi, j’ai cette impression, répondis-je. “Donc, elle aussi, une idée lui est passée par la tête, me dis-je. C’est étrange !”

                 Tu étais toujours en train de le regarder... et si attentivement...

                 Oui, il est un peu étrange ; une impression que j’ai eue.

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Moi, tu comprends, vieux, par ma nature et ma situation sociale, j’appartiens à ces gens qui, eux-mêmes, ne font rien de bon, mais qui lisent des sermons aux autres, pour qu’ils fassent.

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Voilà ce que vous cherchez à obtenir, vous vous inclinez devant l’opinion du prince lui-même, vous cherchez à obtenir que, lui-même, il reconnaisse sa faute. Vous voulez le ridiculiser, vous venger de lui, et c’est pour cela que vous sacrifiez le bonheur de votre fille. Est-ce que ce n’est pas de l’égoïsme ?

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— Attends, mon petit gars, attends ! Tu me tues, tout simplement, là ! Comment ça il n’accepterait pas ? Non, Vania, je ne sais pas, tu es vraiment un poète ; c’est ça, oui, un vrai poète ! Alors quoi, d’après toi, tout simplement, là ! Comment ça il n’accepterait pas ? Non, Vania, je ne sais pas, tu es vraiment un poète ; c’est ça, oui, un vrai poète ! Alors quoi, d’après toi,

c’est indécent, ou quoi, de se battre avec moi ? Je le vaux bien, lui. Je suis un vieillard, un père offensé ; toi, tu es un homme de lettres russe, et donc, toi aussi, une personne honorable, tu peux être témoin, et... et... Je ne comprends même pas ce que tu cherches...

                 Vous verrez. Il va vous trouver de ces prétextes que vous serez le premier, vous, à trouver que, vous battre avec lui - c’est tout ce qu’il y a de plus impossible.

Hum... bon, mon ami, qu’il en soit comme tu penses ! J’attendrai, jusqu’au bon moment, s’entend. Voyons ce que fera le temps.

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C’était une histoire lugubre, l’une de ces histoires lugubres et torturantes qui, si souvent, et sans qu’on les remarque, presque mystérieusement, se jouent sous le ciel lourd de Péters- bourg, dans des recoins obscurs et cachés de cette ville immense, parmi le bouillonnement débridé de la vie, de l’égoïsme obtus, du choc des intérêts, de la débauche la plus ténébreuse, des crimes dissimulés, dans toute l’obs­curité de cet enfer d’une vie absurde et anormale...

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L’amour tout seul ne suffit pas ; l’amour se prouve par les actes ; et toi, voilà comment tu penses : “Tu souffres peut-être avec moi, mais partage ma vie”, - mais ça, ce n’est pas humain, ce n’est pas noble ! Parler de l’amour universel, s’exalter devant les problèmes de toute l’humanité, et, en même temps, commettre des crimes contre son amour à soi et ne pas les remarquer - c’est incompréhensible ! Ne m’interrompez pas, Natalia Nikolaïevna, laissez-moi finir ; je me sens trop amer, et je dois m’exprimer.

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Tu as même avoué dans ton débat avec Katérina Fiodorovna que Natalia Nikolaïevna t’aimait tellement, qu’elle était si généreuse qu’elle te pardonnerait ta faute. Mais quel droit as-tu de compter sur ce pardon, et de proposer de parier dessus ? Et n’as-tu donc pas pensé une seule fois à toutes les pensées amères, à tous les doutes, tous les soupçons que tu as fait naître tous ces jours-ci chez Natalia Nikolaïevna ? Est-ce donc parce que tu t’es tellement passionné là-bas pour je ne sais quelles idées nouvelles que tu as eu le droit de dédaigner ton tout premier devoir ?

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                 Je m’en souviens.

                 Eh bien, c’est pour ça, c’est pour obtenir cet argent, pour obtenir tous ces succès qui vous glissaient des mains, que vous êtes venu mardi et que vous avez inventé ce mariage, en pensant que cette plaisanterie vous permettrait de rattraper ce qui était en train de vous échapper.

                 Natacha, m’écriai-je, réfléchis à ce que tu dis !

Une plaisanterie ! Un calcul ! répétait le prince, avec un air de dignité profondément blessée.

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La date du mariage, pensiez-vous, pouvait être repoussé autant qu’il vous plairait ; or, pendant ce temps, un nouvel amour avait commencé ; vous l’aviez remarqué. Et c’est sur le début de ce nouvel amour que vous avez tout basé.

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Et pourquoi avez-vous tant eu besoin de moi ? J’ai marché de long en large ici tous ces quatre jours ; j’ai tout réfléchi, tout pesé, chacune de vos paroles, chaque expression de votre visage et je me suis convaincue que, tout cela, c’était un masque, une plaisanterie, une comédie, offensante, indigne, infâme...

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                 Je dirais que... vous êtes devenu fou.

                 Ha-ha-ha ! Bah ! Mais c’est tout juste si vous n’allez pas me frapper ?

De fait, j’étais prêt à me jeter sur lui. Je ne pouvais plus en supporter davantage. Il me faisait l’impression d’une espèce de reptile, d’un genre d’araignée gigan­tesque, que j’avais une envie terrible d’écraser. Il jouis­sait de ses sarcasmes ; il jouait avec moi comme un chat d’une souris, supposant que j’étais tout entier en son pouvoir.

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Mais, déjà maintenant, il y a un proverbe : heureux les imbéciles, et, vous savez, il n’y a rien de plus agréable que de vivre avec des imbéciles et de les approuver : ça rapporte ! ne faites pas attention si je res­pecte les préjugés, je m’en tiens à des règles données, j’essaie de gagner en importance ; je vois bien que je vis dans une société creuse ; mais, pour l’instant, je m’y sens bien au chaud, et moi, je l’approuve, je montre que je la soutiens corps et âme, mais, si besoin est, je serai le pre­mier à l’abandonner.

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Vous savez à qui vous avez affaire, elle, vous l’aimez, et c’est pourquoi j’espère maintenant que vous utilise­rez toute votre influence (et quand même vous avez de l’influence sur elle), pour la soustraire à un certain nombre de soucis.

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                 Nelly ! maintenant, tout l’espoir est en toi ! Il y a un père ; tu l’as vu et tu le connais ; il a maudit sa fille et, hier, il est venu te demander de venir chez lui, pour prendre sa place. Maintenant, elle, Natacha (et tu disais que tu l’aimes), elle a été abandonnée par celui qui l’ai­mait et pour lequel elle a quitté son père. Il est le fils de ce prince qui est venu, tu te souviens, l’autre soir, chez moi, et qui t’a trouvée seule, et, toi, tu t’es sauvée, et ensuite tu es tombée malade... Tu le connais bien ? C’est un homme méchant !

                 Je le connais, répondit Nelly, qui tressaillit et devint blême.

Oui, c’est un homme méchant. Il détestait Nata­cha parce que son fils, Aliocha, voulait se marier avec elle. Aujourd’hui, Aliocha est parti et, une heure à peine plus tard, son père était déjà chez elle et il l’a offensée, il l’a menacée de la faire mettre en prison, et il s’est moqué d’elle. Tu me comprends, Nelly ?

Ses yeux noirs étincelèrent, mais elle les rebaissa tout de suite.

— Je comprends, chuchota-t-elle, d’une voix à peine audible.

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— Elle est la, revenue, sur mon cœur ! s'écria-t-il, ô, je Te remercie, mon Dieu, pour tout, pour tout, pour Ta colère et pour Ta grâce !... Pour Ton soleil, qui vient de luire maintenant après l’orage, sur nous ! Pour toute cette minute, je Te remercie ! Oh ! Oui, nous sommes humiliés, oui, nous sommes offensés, mais nous sommes ensemble, à nouveau, et tant pis, et tant pis s’ils triomphent maintenant, ces orgueilleux et ces hau­tains qui nous ont humiliés et qui nous ont offensés ! Qu’ils nous jettent la pierre, eux !

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Quand tu auras lu ce qui est écrit dedans, va le voir, lui, et dis-Iui que je suis morte mais que je ne lui ai pas pardonné. Dis-lui aussi que j’ai lu l’Evangile, ces temps-ci. Il est dit : pardonnez à vos ennemis. Bon, j’ai lu, mais, lui, je ne lui ai pas pardonné, parce que, quand maman était en train de mourir et qu’elle pouvait encore parler, la der­nière chose qu’elle a dite, c’est : “Je le maudis”, et donc, lui, je le maudis, pas pour moi, mais pour maman...

 

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