Un monde ouvert - Kenneth White
Le territoire de l’être
•... face à tous mes poèmes arrogants, le vrai Moi reste encore intouché, inédit, jamais atteint » WALT WHITMAN
C’était le soir quand j’arrivai à cette plage après avoir parcouru deux cents kilomètres en stop — cherchai d’abord un endroit convenable pour étendre mon sac de couchage (à l’abri d’un tronc d’arbre flotté, blanchi par l’océan), et puis je me contentai de rester assis là, à écouter le mouvement de la mer et à regarder les étoiles apparaître, jusqu’au moment de me coucher. Pendant la nuit il y eut un orage, un théâtre d’électricité ambre et bleue là-bas à l’horizon, et la pluie venait du large par rafales. Quand je m’éveillai, le ciel était miraculeusement clair, et j'avais cette côte entière, dix à douze kilomètres ininterrompus, toute à moi. Je me mis à marcher...
Combien de formes abandonnées
combien de moi détruits
combien d’aurores et de nuits
avant que je n’atteigne
ce lieu de lumière et de vide
où des oiseaux blancs crient
une présence —
ou n'est-ce encore qu’un signe?
tant de vie vécue
pour cette seule flamme
tant de chemin parcouru
pour cet unique point —
l'intelligence tremble
à l'approche de l’être nu
les durs chemins de l’esprit
mènent à de tels lieuxmène à ces déserts
le destin des mots
à ces silences mouvants
ou n'est-ce encore qu’un signe? —
couvrir mon corps nu
de signes
et être un signe parmi les signes
ou aller au-delà des signes
dans la lumière
qui n'est pas le soleil
dans les eaux
qui ne sont pas l'océan
5
toujours le paysage métaphysique
mais de plus en plus abstrait
de plus en plus abrupt
où les plus distantes irréalités
sont la réalité
et la vie
cette écume dansante
cette ligne blanche
cette lisière incandescente
qui avance
au-delà des phrases et des problèmes
métaphysique?
— le physique absolu l'opaque consumé
la lourdeur dissoute
cette flaque d eau
miroir du ciel et des rochers
sillonnée de coups d ailes
présente mieux mon visage originel
que même le visage du Bouddha
colonie panique :
architraces sur le sable
une envolée blanche dans l'air
les
principes sont là —
mon espèce
corps cosmique
cosmo-comédie.
La vallée des bouleaux
1
Entrer dans cette valléeest comme entrer dans un souvenir
obscur le sentiment
d'une plénitude perdue
près d’être retrouvée
quelle est donc cette vallée
qui me parle comme un souvenir
chuchotant de toutes ses branches
ce matin de novembre?
Les mots pour cela ne peuvent venir que de régions mentales qui me sont encore inconnues, comme ces phrases avec lesquelles parfois je m'éveille et dont la fraîcheur et la simple complexité me ravissent — ainsi lorsque, il y a seulement quelques jours, je me suis réveillé avec en tète les mots « KanaanRoss», satisfait par l'étrange ambiguïté du nom et par le lien qu'il établissait entre le Nord et l'Est. Et cest comme si j’étais moi-même, maintenant, ce Kancutn Ross, marchant en ce lieu, à la recherche d’une parole.
Je dois entrer dans cet univers de bouleaux
et parler de l’intérieur
je dois entrer
dans ce silence incandescent
la contemplation ne suffit pas
n’est jamais réalisée sans les mots nécessaires.
4
Sans les mots nécessairessont aussi les plus rares
et comment venir à eux
mutilés que nous sommes
hors du labyrinthe et des vacarmes de l’ignorance
et nous permet
de tranquillement
pénétrer la réalité —
rien ici de laborieuxEt pourtant tout le travail, toute la recherche que j’ai effectués ne sont pas sans rapport avec cette rencontre. Depuis quelque temps déjà j'étudie, avec une sensation aiguë de reconnaissance, la géog et la du Nord-Est asiatique, cette contrée habitée par les tribus hyperboréennes des Tchouktchesdes Bouriates, des Koryàks... Là-haut, dans ces régions pour lesquelles j’éprouve un attachement très fort, si fort qu’elles doivent en un certain sens être "mon monde", bouleau est sacré. En vérité le bouleau est au Nord-Est ce que le bambou est aux pays qui s’étendent plus au sud: le cœur même d’une culture. C'est la civilisation du bouleau qui explique la fascination exercée sur moi par ce de bouleaux ce matin. Comme toute culture totale, la civilisation du bouleau unit la sexualité (pour les tribus sibériennes l’arbre est la Fille de la forêt) aux plus hautes conceptions de l’esprit. De là également cette plénitude que j’ai éprouvée tout à l’heure, et que jespréserve maintenant au plus profond de moi, la protégeant pour ainsi dire par cette périphérie de prose, comme par une écorce...
Attendant que les mots
sortent du silence
des mots pour ce vide-plénitude
cette absence-présence
des mots pour l'esprit sensuel
qui imprègne ces arbres
des mots comme la nichtwesende wesenheit
de Maître Eckhart
des mots comme la çunyata bouddhique
mais plus enracinés, plus enracinés
enracinés et branchus
et débordants de sève.
« Aucun peuple maintenant ne connaît le langage sensuel », écrit Jakob Bôhme. Victimes du concept et du modèle, notre vie subtile écrasée sous le poids du général, nous évoluons dans des mondes stériles, faisant violence à tout, y compris à nous-mêmes. Avant de pouvoir parler, de pouvoir dire quoi que ce soit, nous devons nous unir, par un long processus silencieux, à la réalité. Seules de longues heures de silence peuvent nous conduire à notre langage, seules de longues étendues d’inconnu peuvent nous conduire à notre monde.
La pluie tombe des immensités bleues.
Je suis venu sous les arbres
leur faire l'amour avec mes mains muettes
car la beauté se laisse au moins caresser par les sens
j'ai suivi des doigts le noir sur le blanc
comme un poème inachevé —
sans cesse interrompu, sans cesse recommencé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire