La grand voyage de la vie - Tiziano Terzani
TIZIANO : [....] Nos actes sont déterminés par quelque chose que l'on porte en nous et qui n'est d'autre que notre instinct , et peut-être par quelque chose que tes amis indiens nomment le karma, terme avec lequel ils expliquent tout, même ce que, nous, nous considérons comme inexplicable.
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FOLCO : Le métier du journaliste était-il pris au sérieux de ton temps ?
TIZIANO : Tu sais, c'était l'époque héroïque du journalisme ... avant que le journalisme ne devienne du spectacle, par la force des choses, en cherchant à imiter la télévision qui a fini par totalement le détruire.
A cette époque, on écrivait vraiment. Malheureusement, la télévision - réduisant la durée d'attention que l'homme est désormais capable de consacrer à une tâche - a contribué à transformer les journaux en contenant fourre-tout, qui demandent une attention de trois minutes seulement, comme un spot publicitaire : tout se perd dans la grande macédoine des évènements qui surviennent dans le monde. Sans parler du problème terrible - partout présent - de la surabondance de tous ces produits qui sont là, à notre disposition, pour qu'on ait "le choix".
Aujourd'hui, il est impossible d'écrire des articles longs comme on le faisait autrefois. Alors, quelle est la tendance . Faire du spectacle. Ne pas essayer d'aller en profondeur. Créer une mise en scène : un petit machin de rien du tout, avec une photographie, une histoire à sensation. Un point, c'est tout, fini, on n'en parle plus. Cette situation reflète la fabuleuse décadence de la mission journalistique elle-même. Je crois, en effet, qu'il serait impossible aujourd'hui de faire ce que je faisais de mon temps, ce que nous faisions, car il n'y a plus le même espace.
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Le problème, c'est que tout est pollué désormais. La proximité du pouvoir, la nécessité d'être protégé par le pouvoir ont créé une situation qui n'est plus la même qu'autrefois, lorsque la force du journalisme était son indépendance. Je veux dire également une indépendance économique. Lorsque les journalistes dépendant de la publicité - comme c'est le cas en Italie - et que la publicité est entre les mains de ceux qui ont le pouvoir politique, comment peut-on être libre ? Lorsque les journaux appartiennent à de grandes entreprises contre lesquelles on ne pourra jamais s'opposer en tant que journaliste, et qui ont leur propres intérêts politiques, comment peut-on faire du vrai journalisme ?
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L'éducation devrait commencer par enseigner la valeur de la
non-violence, qui, du reste, est liée à des tas de domaines : au fait
d'être végétarien, de respecter le monde, à l'idée que cette terre, on
ne nous l'a pas donnée, qu'elle appartient à tout un chacun et qu'on ne
peut impunément se mettre à couper et à creuser n'importe où. Le
problème, c'est que, d'après moi, tout le système est fait de telle
sorte que l'homme, sans même s'en rendre compte, commence dès son plus
jeune âge à se fondre dans une mentalité qui lui interdit de penser
autrement. On aboutit à une situation dans laquelle on n'a même plus
besoin de dictature, désormais, car il y a la dictature de l'école, de
la télévision, de ce qu'on nous enseigne. Si on éteint la télévision, on
devient un homme libre.
La liberté. Elle n'existe plus. Je ne cesse de le répéter : nous n'avons
jamais été aussi peu libres, malgré cette énorme liberté apparente
d'acheter, de baiser, de choisir entre différentes sortes de
dentifrices, entre quarante mille voitures, entre tous ces téléphones
portables qui font aussi des photos. Il n'y a plus la liberté d'être
soi-même. Car tout est déjà prévu, tout est déjà mis sur des rails, et
il n'est pas facile d'en sortir, car cela crée des conflits. Combien de
gens sont rejetés par le système, sont marginalisés parce qu'ils ne
rentrent pas dans le monde ? Ah, s'ils faisaient autre chose, au
contraire ! Mais il n'y a rien d'autre à faire, il n'y a que cette
poussée vers le marché.
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C'est toujours la même rengaine : la liberté-é-é ! Aujourd'hui nous avons terriblement réduit cette liberté, au point de vivre actuellement en marge de notre liberté, à cause de tout ce qui est automatique dans notre façon de penser, de réagir, de faire les choses. C'est ça, la grande tragédie de notre temps. Aujourd'hui, les écoles ne sont pas destinées à enseigner aux jeunes comment penser, elles sont destinées à enseigner aux jeunes comment survivre, à leur enseigner des choses qui vont leur permettre ensuite de décrocher un poste à la la banque. Mais lorsqu'ils sortent de l’école, ils sont conditionnés. Ils répètent des schémas préétablis. Ce n'est pas facile de pouvoir s'inventer une autre voie.
L'économie est devenue le succube de l'homme. Toute notre vie est déterminée par l'économie. Je pense que la grande bataille de notre avenir sera la bataille contre l'économie qui domine nos vies, la bataille pour le retour à une forme de spiritualité - qu'on peut appeler religiosité, si l'on veut - à laquelle on puisse s'adresser. Car c'est une constante dans l'histoire de l'humanité, ce désir de savoir ce qu'on est venu faire sur Terre.
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FOLCO : Réussirons-nous à nous inventer une autre histoire ? Comment peut-on penser autrement?
TIZIANO : Je pensais justement à toutes ces questions ce matin même, en relisant Krishnamurti ; la connaissance est notre plus grande limite. La connaissance, qui devrait nous aider à grandir, à changer, est une limite; c'est un piège, car le mental est conditionné par tout ce qu'il sait, et il ne peut faire de culbutes il est habitué à ce savoir qu'il connait. Et là, il faut reconnaitre que Krishnamurti dit une chose très belle : il faut se libérer de la connaissance? Ce n'est qu'en se libérant de la connaissance qu'on peut s'ouvrir à autre chose; sinon, on ne fait que répéter. Regarde le monde: il ne fait que se répéter. Et essaie de lui dire ; "Cesse de te répéter !" Non, tout est déjà prévu, les petits sentiers, les sentiers moyens, les gros sentiers, les carrières.
FOLCO : aujourd'hui, nous sommes énormément sollicités, si bien que notre mental n'est jamais en paix. Le bruit de la télévision, le son de la radio dans la voiture, le téléphone qui sonne, le panneau publicitaire sur l'autobus qui passe juste devant. On n'arrive pas à avoir de pensées longues. Nous pensées sont courtes. Nos pensées sont courtes parce que nous sommes très souvent interrompus.
TIZIANO : Très juste. Nos pensées sont aussi courtes qu'une pub à la télévision. Et le silence n'existe plus.
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TIZIANO : Tout le monde est habillé pareil, tout le monde dit les mêmes choses. Ou le contraire de ces mêmes choses, c'est-à-dire encore les mêmes choses.
L'un est républicain, l'autre est démocrate. L'un a envie de tuer, l'autre un peut moins, ou un peu plus. Et puis, tout le monde se retrouve au bar, le soir. Ce ne sont pas des hommes.
FOLCO :Mais qu'est-ce qui fait que ce nee sont pas des hommes .
TIZIANO : Mais parce qu'ils ne se demandent pas qui ils sont ! Ils ont l'impression d'être leur costume Armani, d'être leur mobylette.
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FOLCO : Alors, cette civilisation mérite-t-elle d'être sauvée?
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