La servitude humaine – Somerset Maugham
Enfin, il reprit :
Sans en être prié, il le récita, très lentement, en soulignant le rythme avec son index. Peut-être était-ce un très beau poème, mais, à ce moment, entra une jeune femme. Ses lèvres écarlates, le ton vif de ses joues n’étaient certes pas un simple présent de la nature. Elle s’était noirci les cils et les sourcils et un bleu audacieux ombrait ses paupières, prolongé en triangle dans le coin des yeux. Des bandeaux noirs à la Cléo de Mérode cachaient ses oreilles. Philip louchait de son côté, et Cronshaw, après avoir récité ses vers, lui sourit avec indulgence.
— Vous n’écoutiez pas, dit-il.
— Oh ! si.
— Je ne vous le reproche pas, vous illustrez ainsi ce que je viens justement de dire : l’art compte peu auprès de l’amour. Je respecte et j’applaudis votre indifférence à la belle poésie, devant les charmes factices de cette jeune personne.
Elle passa près de leur table et il lui prit le bras.
— Assieds-toi près de moi, chère enfant, et jouons la divine comédie de l’amour.
— La ferme ! dit-elle, en le repoussant.
— L’art est tout simplement le refuge des gens ingénieux pour échapper, une fois la question boulot et femmes réglée, à la monotonie de l’existence.
Son verre de nouveau rempli, Cronshaw ne cessa plus de discourir. Il s’exprimait avec rondeur, en choisissant ses mots. Il mélangeait de la façon la plus stupéfiante la sagesse et l’absurdité, se moquant avec gravité de ses auditeurs et leur donnait, pourtant, des avis pleins de bon sens. Il se montra tour à tour dévot et obscène, gai et larmoyant. Une fois complètement ivre, il se mit à déclamer des vers : de Cronshaw et de Milton, de Cronshaw et de Shelley, de Cronshaw encore et ceux de Kit Marlowe. À bout de forces, Lawson finit par se lever.
— Je rentre aussi, dit Philip.
Clutton, silencieux et sardonique, continua à écouter les divagations de Cronshaw. Une fois couché, Philip ne parvint pas à s’endormir. Toutes ces idées nouvelles bouillonnaient dans son cerveau. Il se découvrait de grands moyens. Jamais il n’avait éprouvé une telle confiance en soi.
— Je serai un grand artiste, se dit-il. Je le sens.
Un frisson le saisit quand lui vint une autre idée :
— Ma parole, je crois que j’ai du génie !
Il était complètement ivre, mais, comme il n’avait pris qu’un verre de bière, son état devait provenir d’un ---
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Depuis quelque temps, Clutton s’était un peu retiré du groupe qui prenait ses repas chez Gravier et vivait beaucoup seul. Flanagan le disait amoureux, mais la contenance austère de Clutton n’était pas celle d’un homme dominé par la passion. Peut-être se séparait-il de ses amis afin de voir plus clair dans ses nouvelles idées ? Ce soir-là, les autres venaient de quitter le restaurant pour le théâtre, Philip était seul, quand Clutton entra et commanda son dîner. Ils se mirent à bavarder, et Philip, le trouvant plus abordable qu’à l’ordinaire, résolut d’en profiter.
— Dis-moi, je voudrais te montrer mon portrait, dit-il. J’aimerais savoir ce que tu en penses.
— Non, je ne veux pas.
— Pourquoi ? demanda Philip en rougissant.
Jamais, dans leur bande, on ne se refusait ce service. Clutton haussa les épaules.
— Les gens vous demandent une critique alors qu’ils ne cherchent que des compliments. Qu’importe si la toile est bonne ou mauvaise ?
— Pour moi, c’est très important.
— Non. L’unique raison qu’on a de peindre est qu’on ne peut pas s’en empêcher. On peint pour soi-même ; autrement, on se donnerait la mort. Pense donc ! Ce temps qu’on passe à suer sur sa toile en y mettant tout son cœur, et le résultat ? Neuf fois sur dix, un refus au Salon. Quand elle est acceptée, les gens y jettent un coup d’œil de dix secondes en passant ; si la chance vous favorise, quelque philistin l’achète pour l’accrocher à ses murs et ne la regarde pas plus que sa table de salle à manger. La critique n’a rien à voir avec l’artiste. Elle juge objectivement, et l’artiste n’a que faire du point de vue objectif.
Clutton se mit les mains sur les yeux, afin de mieux concentrer sa pensée.
— Chez l’artiste, reprit-il, la vision se traduit par une sensation particulière. Or, sans savoir pourquoi, il ne peut l’exprimer qu’au moyen de traits et de couleurs. C’est comme le musicien : il lit un ou deux vers, et une combinaison de notes se présente à son esprit. Pourquoi tels mots font-ils naître en lui telles notes ? Je vais te donner une autre raison qui prouve que la critique est dénuée de sens : un grand peintre oblige la foule à voir la nature comme il la voit. Si, dans la génération suivante, un autre peintre voit le monde d’une façon différente, le public le jugera, non d’après son œuvre, mais d’après son prédécesseur. La bande de Barbizon a habitué nos pères à sa façon de comprendre les arbres et, quand Monet est arrivé et s’est mis à peindre autrement, les gens ont dit : « Mais les arbres ne sont pas ainsi. » Jamais ils ne l’avaient compris : les arbres sont faits comme un peintre veut les voir. Nous peignons du dedans au-dehors. Si nous imposons notre vision au monde, il nous sacre « grands peintres » ; sinon, il nous ignore, mais nous n’en valons pas moins. Nous n’attachons aucun sens aux mots grandeur et médiocrité. Ce qui advient ensuite de notre travail ne compte plus ; nous en avons tiré tout ce que nous pouvions pendant notre effort.
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Mais, ce soir-là, il voulait parler de lui-même. Par bonheur, la soirée s’avançait, et on pouvait juger, à la pile de soucoupes dressées devant Cronshaw, que le poète était déjà en état de considérer toutes choses avec un détachement suffisant.
— Je voudrais vous demander un conseil, dit soudain Philip.
— Comme si vous comptiez le suivre !
Philip haussa les épaules.
— Je n’espère pas arriver à grand-chose comme peintre. Je ne me soucie guère de devenir un artiste de second ordre. Je pense à abandonner.
— Pourquoi pas ?
Philip hésita.
— J’aime cette vie.
La physionomie ronde et placide de Cronshaw changea. Les coins de la bouche tombèrent et les yeux s’enfoncèrent dans leurs orbites, il parut soudain vieux et courbé.
— Ça ? s’écria-t-il, en jetant un regard sur la salle de café. (Sa voix tremblait.) Si vous pouvez en sortir, faites-le pendant qu’il est encore temps.
Philip l’observait avec surprise, mais l’émotion d’autrui l’intimidait toujours et il baissa les yeux. Il assistait à la tragédie de l’échec. Il y eut un silence. Cronshaw considérait sa propre existence. Peut-être revoyait-il sa jeunesse avec ses brillantes espérances et les déceptions qui en avaient effacé la splendeur, la misérable monotonie du plaisir et l’avenir sombre. Le regard de Philip s’était posé sur la pile de soucoupes et il sentit que celui de Cronshaw y restait aussi attaché.
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Il songea en souriant à la réflexion de son oncle. Quelle chance d’avoir le caractère léger ! Il commençait à sentir la perte qu’il avait faite à la mort de son père et de sa mère. C’était une des choses qui l’empêchaient d’être comme les autres. L’affection des parents pour leurs enfants est le seul sentiment désintéressé. Il avait grandi de son mieux dans un milieu étranger, sans y rencontrer ni patience ni indulgence. Il était fier de son empire sur lui-même. Il l’avait acquis au contact des moqueries de ses camarades. Ensuite, ils avaient eu beau jeu pour parler de son cynisme et de son insensibilité. Il était parvenu à se composer un maintien froid et à garder, presque toujours, un masque impassible au point de ne pouvoir plus manifester ses sentiments. Il passait pour manquer de cœur. On le déclarait incapable d’émotion, mais un acte de bonté imprévue le touchait au point que, parfois, il n’osait parler, dans la crainte de révéler le tremblement de sa voix. Il se rappelait l’amertume de sa vie au collège, les humiliations, les railleries, cause initiale de sa terreur morbide du ridicule ; et aussi combien il s’était senti seul depuis que, mis en face du monde, il avait mesuré la distance qui séparait ses chimères de la réalité. Malgré tout, il pouvait s’observer objectivement et s’amuser de cet examen.
« Ma parole, si je ne prenais pas les choses du bon côté, je me pendrais », se dit-il, joyeusement.
Il réfléchit à la réponse qu’il venait de faire à son oncle au sujet de ce qu’il avait appris à Paris. Il y avait appris bien plus encore. Une certaine conversation avec Cronshaw restait gravée dans sa mémoire ; une phrase bien banale, pourtant, avait fait travailler son esprit.
— Mon cher ami, lui avait dit Cronshaw, la morale pure n’existe pas.
Quand Philip avait perdu la foi, il s’était trouvé soulagé d’un grand fardeau. En rejetant la responsabilité qui pesait sur chacune de ses actions, et son importance infinie pour le bonheur éternel, il avait éprouvé un sentiment de libération. Mais, il s’en rendait compte à présent, c’était une illusion. De la religion, il avait conservé intacte la morale qui en est partie intégrante. Il décida de ne plus se laisser influencer par des préjugés. Vertus et vices, morale conventionnelle, il balaya tout avec l’idée de chercher sa propre règle de vie. D’abord, une règle était-elle nécessaire ? Nombre de principes ne sont intangibles que du fait de l’éducation. La lecture de beaucoup de livres ne l’avança guère, car ils s’appuyaient sur la morale chrétienne, et même les écrivains qui se donnaient pour de libres esprits ne se trouvaient jamais satisfaits, avant d’avoir créé un système d’éthique, d’accord avec celle du sermon sur la montagne. À quoi bon pâlir sur un gros bouquin pour apprendre que l’on doit agir comme tout le monde ? Philip se croyait capable d’échapper à l’influence de son entourage. Mais, en même temps, il fallait continuer à vivre et, en attendant de s’être forgé une théorie, il se donna à lui-même une règle provisoire.
« Suis ton bon plaisir en ne t’arrêtant qu’au gendarme. »
La liberté d’esprit était ce qu’il avait gagné de meilleur à Paris. Il avait étudié à bâtons rompus de nombreux ouvrages de philosophie et se réjouissait des loisirs que lui apporteraient les prochains mois. Il se mit à lire au hasard. Il abordait chaque nouveau système avec l’espoir d’y trouver une ligne de conduite. Il se faisait l’effet d’un voyageur en pays inconnu, et, à mesure qu’il avançait, l’aventure le fascinait. Son cœur battait quand il reconnaissait, exprimées en nobles paroles, ses aspirations obscures. Les esprits aussi concrets se meuvent avec difficulté dans le domaine de l’abstrait. Même s’il ne saisissait pas toujours le raisonnement, ces pensées subtiles qui évoluaient à la lisière de l’incompréhensible lui procuraient un curieux plaisir. De grands philosophes ne lui apportaient rien. Chez d’autres il reconnaissait une mentalité familière. Ainsi un explorateur de l’Afrique centrale rencontre parfois sur de larges plateaux couverts d’arbres et de prairies le mirage d’un parc anglais. Le robuste bon sens de Thomas Hobbes faisait ses délices. Spinoza lui en imposait ; jamais il ne s’était trouvé en contact avec un esprit si noble, si inaccessible et si austère ; il lui rappelait la statue de Rodin, L’Âge de bronze. Ensuite, venait Hume. Le scepticisme de ce charmant philosophe faisait vibrer chez Philip une corde sympathique, et Philip voyait trois points à régler : le rapport de l’homme avec le monde où il vit, son rapport avec les hommes parmi lesquels il vit, et finalement son rapport avec lui-même. Il établit soigneusement son plan d’étude.
L’avantage de vivre à l’étranger est qu’en observant du dehors les manières et les habitudes d’un milieu nouveau, on les juge avec détachement. Comment ne pas s’apercevoir que des principes, pour vous indiscutables, paraissent absurdes dans un autre pays ? Son année d’Allemagne et son long séjour à Paris avaient préparé Philip à l’enseignement qu’il recevait à présent avec tant de soulagement. Rien n’était bien et rien n’était mal. Les choses s’adaptaient simplement à une fin. L’Origine des espèces lui parut apporter une explication à beaucoup de points troublants. À présent, il ressemblait à l’explorateur qui, d’après ses conjectures, s’attend à rencontrer certains accidents géologiques. En battant les rives d’une large rivière, il découvre le cours d’eau tributaire espéré ; ici, les plaines fertiles et peuplées, plus loin, les montagnes. Après une grande découverte, l’humanité s’étonne de ne pas l’avoir accueillie immédiatement et, même sur les adeptes de la première heure, son effet demeure sans importance. Les premiers lecteurs de L’Origine des espèces admirèrent ces théories avec leur raison, mais leur sensibilité n’en fut pas ébranlée. Né une génération après la publication de ce grand livre, Philip put accepter d’un cœur léger beaucoup des choses choquantes pour les contemporains de cet ouvrage, mais passées depuis dans les mœurs. La grandeur de la lutte pour la vie lui paraissait émouvante et la règle morale qu’elle suggérait concordait avec ses propres aspirations. « Force vaut droit », se disait-il. D’un côté, la société avec ses lois d’accroissement et de préservation, de l’autre, l’individu. La société déclare vertueuses les actions qui sont à son avantage et vicieuses les autres. Le bien et le mal ne signifient rien de plus. Le péché ? Un préjugé dont l’homme libre doit se débarrasser. Dans sa lutte contre l’individu, la société dispose de trois armes : loi, opinion publique et conscience. Les deux premières peuvent se combattre par la ruse, seule défense du faible contre le fort – le vulgaire met la chose au point quand il dit que le péché consiste à se faire prendre –, mais la conscience joue le rôle du traître en menant le combat pour le compte de la société dans l’âme de chacun, et en obligeant l’individu à se sacrifier à la prospérité de son ennemi. L’État et l’individu conscient de soi-même sont, de toute évidence, irréconciliables. Celui-là se sert de l’individu pour arriver à ses fins, le foulant aux pieds s’il le contrecarre, et le récompensant par des décorations, des pensions et des honneurs s’il le sert fidèlement ; celui-ci, fort seulement de son indépendance, fraye son chemin dans l’État, payant certains avantages en argent ou en services, mais sans ressentir la moindre obligation. Indifférent aux récompenses, il demande seulement à être laissé tranquille. C’est un voyageur indépendant qui fait usage des billets Cook pour s’épargner de la peine, plein d’un dédain amusé pour les groupes livrés à un guide. L’homme libre ne peut faire de mal. Il fait tout ce qui lui plaît… quand il le peut. Sa force constitue la seule mesure de sa morale. Il reconnaît les lois de l’État et peut les enfreindre sans se sentir en faute ; en cas de punition, il se résigne sans rancœur. La société possède la force.
Mais si, pour l’individu, il n’existait ni bien ni mal, aux yeux de Philip, à quoi servait la conscience ? Avec un cri de triomphe, Philip la rejeta. Mais il n’avait pas fait un pas de plus vers la compréhension de la vie.
Pourquoi le monde avait-il été créé et pourquoi les hommes existaient-ils ? Pourtant, il y avait sûrement une raison. Il songea à Cronshaw et à sa parabole du tapis persan. Cronshaw la proposait comme solution de l’énigme et déclarait qu’elle ne pouvait fournir la réponse si on ne la découvrait pas soi-même.
« Que diable a-t-il voulu dire ? » se dit-il, en souriant.
Et ainsi, le dernier jour de septembre, désireux de mettre en pratique toutes ces nouvelles théories, Philip, avec seize cents livres et son pied bot, partit vers Londres pour la seconde fois, afin d’y faire sa troisième entrée dans la vie.
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Athelny s’approcha du meuble espagnol ; il en abaissa le devant avec ses grandes charnières dorées et sa serrure ouvragée, et découvrit une série de petits tiroirs. Il en sortit un paquet de photographies.
— Connaissez-vous Le Greco ? demanda-t-il.
— Non, mais il avait frappé un de mes camarades de Paris.
— Le Greco a été le peintre de Tolède. Betty a réussi à retrouver ce que je voulais vous montrer, un tableau de sa ville tant aimée. Aucune photo n’est plus exacte. Venez près de la table.
Philip avança son siège et Athelny plaça la reproduction devant lui. Il la regarda longtemps, avec curiosité et en silence. Puis Athelny lui en passa d’autres. Philip ne connaissait rien de ce maître énigmatique. Au premier moment, l’arbitraire l’embarrassa. Les personnages paraissaient extraordinairement allongés, leurs têtes toutes petites, les attitudes forcées. Ce n’était pas du réalisme, et cependant, même en photographie, on avait le sentiment d’une troublante réalité. Athelny décrivait avec ardeur, en phrases colorées, mais Philip l’écoutait à peine. L’émotion l’avait gagné. Ces œuvres lui disaient quelque chose, mais il n’en saisissait pas la signification. Des portraits d’hommes aux grands yeux mélancoliques, d’une expression énigmatique, des moines, tout en longueur, aux physionomies tourmentées sous la robe franciscaine ou dominicaine, faisaient des gestes dont le sens lui échappait. Il y avait une Assomption de la Vierge, une Crucifixion où, par une sorte de magie, le peintre était arrivé à donner au Christ défunt un corps non seulement de chair humaine, mais d’essence divine. Et dans une Ascension, le Sauveur paraissait s’élever vers l’Empyrée, avec autant d’assurance dans l’air que sur la terre ferme. Exultant de joie sainte, les apôtres tendaient les bras dans une pose extatique. Presque partout, l’arrière-plan se composait d’un ciel de nuit, la sombre nuit de l’âme, où, par les déchirures des nuées d’orage chassées par le vent, tombait la lueur blême d’une lune hésitante.
— J’ai vu bien souvent ce ciel-là à Tolède, dit Athelny. Le Greco a dû arriver pour la première fois par une nuit semblable, et il n’a jamais pu l’oublier.
Philip se souvenait de l’émotion provoquée chez Clutton par ce maître étrange, dont il venait d’avoir la révélation. Clutton était de beaucoup le plus intéressant de toute la bande de Paris. Son attitude distante le rendait difficile à connaître, mais, en se penchant sur le passé, Philip lui découvrait une force dont sa peinture n’était pas l’expression totale. Avec son caractère mystique, à une époque qui l’est si peu, il s’irritait de ne pas parvenir à extérioriser ses aspirations secrètes. Son intelligence ne s’adaptait pas aux exigences de l’esprit. Ainsi s’expliquait sa profonde sympathie pour Le Greco, inventeur d’une technique nouvelle pour traduire les élans du cœur.
Philip regarda encore les Espagnols, avec leurs fraises et leurs barbes pointues, leurs visages pâles contre le noir des costumes. Le Greco est le peintre de l’âme. Ces seigneurs aux faces ravagées, non par l’épuisement, mais par la contrainte, au cerveau torturé, semblent traverser le monde, indifférents à la beauté. Absorbés par la splendeur de l’invisible, leurs yeux sont fermés aux choses extérieures. Aucun peintre n’a montré avec une rigueur plus impitoyable que cette terre n’est qu’un lieu de passage. Par leurs regards, ses modèles trahissent leur étrange nostalgie : leurs sens, miraculeusement affinés, dédaignent parfums et couleurs pour saisir les nuances subtiles de l’âme. Le noble seigneur possède un cœur de moine, et ses yeux voient, sans s’en étonner, les mêmes choses que le saint dans sa cellule. Ses lèvres ont oublié le sourire.
Incapable de parler, Philip revint à la reproduction de Tolède, pour lui la plus saisissante. Il ne parvenait pas à s’en détacher. Il était ému comme devant une découverte. Un instant, il songea à la passion qui l’avait consumé. Qu’était l’amour à côté de cette exaltation ? Le tableau représentait des maisons blotties au flanc d’une montagne. Dans un coin, un petit garçon tenait un plan de la ville, ailleurs un personnage mythologique figurait le Tage ; et, dans le ciel, on apercevait la Vierge au milieu des anges. Ce paysage renversait toutes les notions de Philip. Dans les milieux où il avait vécu, on adorait le réalisme, et, cependant, aucun des maîtres sur les pas desquels il avait humblement cherché sa voie n’avait atteint à plus de réalisme. À en croire Athelny, la précision du Greco avait permis aux habitants de Tolède de reconnaître leur maison. Il peignait exactement ce qu’il voyait, mais il voyait avec les yeux de l’âme. Cette cité gris pâle a un aspect surnaturel. On dirait une cité spirituelle, sous une lumière froide qui n’est ni de jour ni de nuit. Dressée au sommet d’une colline verte, d’un vert irréel, elle est entourée de remparts et de bastions qu’aucune machine, aucun engin imaginés par l’homme ne pourra assaillir jamais, mais qu’emporteront la prière et le jeûne, les soupirs contrits et les mortifications de la chair. C’est une forteresse divine. Ces maisons grises construites en une pierre inconnue des maçons inspirent l’effroi. Quels hommes peuvent-elles abriter ? On pourrait parcourir ces rues sans s’étonner de les voir désertes et de ne pas les sentir vides, grâce à une présence invisible, mais tangible pour la sensibilité intérieure. Cité mystique où l’imagination trébuche comme celui qui passe de l’obscurité à la lumière. L’âme y va et vient toute nue, connaissant l’inconnaissable, étrangement consciente de son expérience profonde, mais impossible à exprimer, de l’absolu. Et, dans le ciel bleu, d’un bleu dont l’âme et non les yeux perçoivent la réalité, passent comme des cris et des soupirs d’âmes égarées, des brumes poussées par une brise mystérieuse. On voit sans surprise la Sainte Vierge en robe rouge avec un manteau bleu, entourée d’anges aux ailes déployées. L’apparition n’eût pas empêché les habitants, pleins de respect et de reconnaissance, de poursuivre paisiblement leur route.
Athelny l’entretint des écrivains mystiques de l’Espagne : Thérèse d’Avila, San Juan de la Cruz, Fray Diego de León. Chez tous, on retrouvait cette passion de l’invisible, devinée par Philip dans les tableaux du Greco : il semblait jouir du pouvoir de toucher l’immatériel et de voir l’invisible. En cette génération frémissaient encore les glorieux exploits d’une grande nation ; leurs imaginations s’enrichissaient des splendeurs de l’Amérique et des îles vertes de la mer Caraïbe ; ils charriaient en leurs veines la force de plusieurs siècles de combats contre les Maures. Fiers d’être les maîtres du monde, ils portaient en eux les grands espaces, les étendues dorées et les montagnes neigeuses de la Castille, le soleil, l’azur du ciel et les plaines fleuries d’Andalousie.
Ardente et diverse, cette vie si pleine et si riche leur donnait l’incessant désir d’obtenir davantage. Inassouvis comme tous les hommes, ils s’élançaient de toute leur énergie à la poursuite de l’ineffable.
Heureux de trouver quelqu’un à qui lire ses traductions, délassement des heures de loisir, Athelny, de sa voix vibrante, récita le « Cantique de l’âme et du Christ, son amant », le charmant poème En una noche oscura, puis la Noche serena de Fray Luis de León. Il les avait rendus, non sans talent, dans un style très simple. En tout cas, les mots laissaient transparaître la grandeur âpre de l’original. Les tableaux du Greco expliquaient les poèmes et les poèmes expliquaient les tableaux.
Philip avait professé le dédain de l’idéalisme. Avec sa passion de la vie, il y voyait, en général, la dérobade des poltrons. Incapable de supporter le contact de la foule, l’idéaliste s’isolait. La force lui manquait pour lutter, alors, il qualifiait la bataille de vulgaire ; il était vaniteux et comme ses semblables ne l’estimaient pas, selon lui, à sa juste valeur, il se consolait par le mépris. Pour Philip, Hayward en était le type : ce blond languissant, guetté par la graisse et la calvitie, soignait les restes de sa beauté et se réservait toujours le plaisir délicat de créer des œuvres parfaites dans un avenir incertain. Et, à l’arrière-plan, le whisky et les amours triviales. Pour se libérer de l’influence d’Hayward, Philip demandait à l’existence la réalité toute crue. Saleté, vice, laideur ne le choquaient pas. L’être humain, il le voulait dans toute sa faiblesse et, à chaque exemple de basse cruauté, d’égoïsme, de luxure, il se frottait les mains : ça, c’était la vie. Il avait appris à Paris qu’il n’existait ni laideur ni beauté, mais seulement le vrai. La recherche de la beauté était affaire de sentiment. N’avait-il pas campé un panneau-réclame du chocolat Menier au milieu d’un paysage, afin d’échapper à sa tyrannie ?
Ici, il devinait du nouveau. Depuis quelque temps, il cherchait à tâtons, mais à présent, seulement, il s’en rendait compte ; il se sentait à la veille d’une découverte. Existait-il donc quelque chose de mieux que le réalisme ? Certes, il ne s’agissait pas ici de l’idéalisme nébuleux toujours en marge de tout ; il y entrait trop de force. C’était plutôt l’acceptation virile de la vie : laideur et beauté, héroïsme et abjection. Du réalisme encore, mais un réalisme porté à un degré supérieur, où les faits se transformaient sous une clarté plus vive. Il lui semblait mieux approfondir les choses par les yeux de ces nobles castillans, et les gestes des saints, au premier abord barbares et torturés, prenaient une signification mystérieuse. Mais laquelle ? Il avait l’idée d’un message très important pour lui, transmis dans une langue inconnue. Il espérait toujours trouver le sens de la vie et là, quoique obscur encore, ne s’offrait-il pas ? L’émotion le bouleversait. Ce commencement de vérité, il le discernait comme on distingue une chaîne de montagnes, à la lueur des éclairs par une sombre nuit d’orage. Peut-être, à condition d’avoir une volonté forte, parvenait-on à arracher sa destinée au hasard. Le contrôle de soi-même pouvait être aussi ardent, aussi actif que l’abandon aux passions : la vie intérieure offrait autant de diversité, de richesses que la conquête des royaumes et l’exploration des terres inconnues.
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Il repartit. Un frisson secoua Philip. Jamais il n’avait perdu un ami de son âge. La mort de Cronshaw lui avait paru dans l’ordre normal des choses. Cette nouvelle lui donna un coup. Lui aussi il pouvait mourir. Parbleu, il savait bien que les hommes sont mortels, mais cette règle ne lui semblait pas s’appliquer à lui et la mort d’Hayward, malgré le refroidissement de leur amitié, l’affectait profondément. Il se rappelait tout à coup leurs bonnes causeries. Dire qu’ils ne bavarderaient jamais plus ensemble ! Il revoyait leur première rencontre et les mois agréables d’Heidelberg. Perdu dans ses souvenirs, il continuait à avancer, sans remarquer où il allait, et, soudain, il se retrouva dans Shaftesbury Avenue. Cela l’ennuya de revenir sur ses pas. Il n’avait plus aucune envie de lire. Il voulait être seul et penser. Il entra au British Museum. À présent, la solitude était son seul luxe. Depuis son entrée chez Lynn, il venait souvent s’asseoir devant les frises du Parthénon et laissait leurs masses divines apaiser son âme troublée. Mais, cet après-midi, elles ne lui disaient rien et, bientôt, il ressortit. Il y avait trop de monde : provinciaux à l’air niais, étrangers plongés dans leurs guides. Leur laideur était choquante devant ces immortels chefs-d’œuvre, et leur agitation troublait la paix éternelle des dieux. Il gagna une autre salle, presque vide, et se laissa tomber sur une banquette. Les nerfs tendus, il ne parvenait pas à oublier les visiteurs. Chez Lynn, il éprouvait la même horreur à les regarder défiler. Ils étaient si vilains et tant de médiocrité se lisait sur leurs visages. On les sentait conduits par les désirs les plus vils et incapables de comprendre la beauté. Leurs regards atones, leurs mentons fuyants dénotaient surtout la mesquinerie et la vulgarité. Parfois, Philip leur cherchait une ressemblance avec un animal et il voyait en eux tantôt un mouton, tantôt un cheval, un renard, une chèvre. Ses semblables le remplissaient de dégoût.
Mais l’influence du lieu agit sur lui. Il se mit à considérer des pierres tombales. Œuvres d’obscurs sculpteurs des IVe et Ve siècles avant Jésus-Christ, d’une facture très simple, ces pierres provenaient d’Athènes. Le temps avait donné au marbre la couleur du miel – on pensait aux abeilles de l’Hymette – et adouci leurs contours. Certaines représentaient un personnage nu, assis sur un banc, d’autres montraient le mort se séparant de ceux qu’il laissait derrière lui, ou serrant des mains amies. Sur toutes, le mot tragique : adieu, et rien de plus. L’ami quittait l’ami, le fils sa mère, et la douleur contenue du survivant n’en était que plus poignante. C’était si vieux, si vieux. Des siècles et des siècles avaient passé sur ce chagrin. Depuis deux mille ans, ceux qui pleuraient n’étaient plus que poussière, comme ceux qu’ils avaient pleurés, et, cependant, leur douleur vivait toujours et étreignait Philip.
« Pauvres, pauvres gens ! » songeait-il.
Eux aussi, ces visiteurs indifférents, ces étrangers, le guide à la main, tout comme la cohue des acheteurs de chez Lynn, avec leurs désirs, leurs soucis mesquins, ils mourraient un jour. Ils aimaient et ils devraient se séparer de ceux qu’ils aimaient, le fils de la mère, la femme de son mari, et la nullité de leur vie, leur ignorance de tout ce qui embellit l’univers rendaient leur sort encore plus poignant. Une des pierres, un très beau bas-relief, représentait deux jeunes gens, la main dans la main. La sobriété des lignes, la simplicité permettaient de supposer chez le sculpteur une émotion sincère. Monument adorable élevé à ce sentiment que seul un autre surpasse : l’amitié. Les yeux de Philip s’emplirent de larmes. Il songeait à Hayward, à son admiration pour lui à l’époque de leur première rencontre, puis à la désillusion, à l’indifférence. Rien ne les liait plus, sinon l’habitude et de vieux souvenirs. C’est là une des bizarreries de l’existence : on voit une personne chaque jour, pendant des mois, dans une intimité trop grande pour imaginer la vie sans elle ; puis vient la séparation et tout continue de la même façon. L’être qui paraissait indispensable ne vous manque même pas. Aux beaux jours d’Heidelberg, Philip avait cru Hayward capable de grandes choses. Peu à peu, Hayward s’était résigné à l’insuccès. À présent, il n’était plus. Sa mort avait été aussi inutile que sa vie. Il mourait sans gloire d’une maladie stupide.
Tout n’était que vanité. Cronshaw, par exemple : il était mort et oublié, et son livre traînait chez les revendeurs. Il n’avait vécu que pour fournir à un journaliste ambitieux un sujet d’article. Et Philip se demandait :
« À quoi bon naître ? »
Quelle disproportion entre l’effort et le résultat ! Les brillants espoirs de la jeunesse aboutissaient à la plus amère désillusion. Souffrance, maladie et malheur pesaient lourdement dans la balance. Il songeait à sa vie gâchée, à sa disgrâce physique, à sa solitude et à sa jeunesse sevrée d’affection. Pourtant, il croyait avoir toujours agi pour le mieux. Certains, sans être mieux doués, réussissaient et d’autres, beaucoup plus brillants, échouaient. La pluie tombait de la même façon sur les bons et sur les méchants.
En songeant à Cronshaw, Philip se rappela le tapis persan qu’il lui avait donné, en réponse à sa question sur le sens de la vie. Et soudain la réponse lui sauta aux yeux : il se mit à rire. À présent qu’il la tenait, elle le faisait songer à ces puzzles sur lesquels on se casse la tête tant qu’on n’en voit pas la solution ; ensuite, on se demande comment elle a pu vous échapper. Parbleu ! elle n’avait aucun sens. Sur la terre, satellite d’un astre lancé à travers l’espace, elle avait commencé sous l’influence de conditions dépendant de l’histoire de la planète et finirait de même. L’homme ne représentait guère plus que les autres êtres ; il était venu moins comme un couronnement de la création que comme une réaction physique contre l’entourage. Philip se rappela ce souverain oriental qui, désirant connaître l’histoire de l’homme, se vit apporter par un sage cinq cents volumes. Trop occupé par les affaires de l’État, il le pria de lui en faire un résumé. Au bout de vingt ans, le sage revint. Son histoire ne comprenait plus que cinquante volumes, mais le vieux roi, incapable de lire tant de pages, le pria, une fois de plus, de les condenser. Vingt ans passèrent encore et le sage branlant et chenu revint avec un livre unique. Il trouva le roi à l’agonie et lui résuma l’histoire de l’homme en une seule ligne : il est né, il a souffert et il est mort. L’homme ne servait à aucune fin. Ni la vie ni la mort n’avaient d’importance. Philip exultait comme il avait exulté dans sa jeunesse, une fois soulagé du fardeau de la religion. Pour la première fois, il connaissait la liberté. Son insignifiance se transformait en force et il se sentait tout à coup capable de tenir tête au destin acharné contre lui. Car, si la vie n’avait pas de sens, le monde était dépouillé de cruauté. L’échec ou le succès se réduisaient à rien. Si petit, parmi l’humanité grouillante jetée pour un temps très court sur la terre, il se trouvait tout-puissant ; il venait d’arracher au chaos le secret de son néant. Les pensées se bousculaient dans son cerveau excité. Il aspirait l’air à pleins poumons. Depuis des mois, il ne s’était senti aussi heureux.
« Ô vie, s’écria-t-il en son cœur, ô vie, où est ton aiguillon ? »
Car l’essor de l’esprit qui lui découvrait, avec la rigueur d’une démonstration mathématique, l’inanité de l’existence, lui montrait en même temps pourquoi Cronshaw lui avait donné le tapis persan. Comme le tisserand compose le dessin d’une étoffe, sans autre souci qu’un plaisir esthétique, un homme pouvait vivre sa vie. Si l’on admettait que les actes ne dépendent pas de la volonté, rien n’empêchait de considérer la vie comme un dessin. Mais il n’entrait dans cette recherche ni nécessité ni utilité, seulement l’espoir d’une satisfaction personnelle. Événements divers, actions, sentiments, pensées pouvaient composer un dessin artistique et compliqué. Cette conscience du libre arbitre n’était peut-être qu’une illusion, un prodigieux escamotage, grâce auquel les apparences s’irisaient de reflets chatoyants, mais qu’importait ? Dans le cours continu de la vie, ce fleuve sans source entraîné vers un océan irréel, un imaginatif, une fois convaincu de la vanité de l’existence, pouvait trouver une satisfaction délicate à trier les divers fils passés dans le canevas. Parmi ces solutions, la plus naturelle consistait à se marier, à avoir des enfants, et à gagner son pain jusqu’à la mort. Mais il en était d’autres, plus subtiles, où n’entrait pas l’espoir du bonheur ni du succès. Là se pouvait découvrir un charme plus troublant. L’indifférence aveugle du sort fauchait parfois une vie, celle d’Hayward, par exemple, au dessin encore imparfait.
Quelle consolation de savoir que cela n’avait aucune importance ! D’autres comme celles de Cronshaw offraient un dessin difficile à suivre : il fallait trouver dans une telle existence sa justification. En rejetant son désir de bonheur, Philip pensait écarter la dernière de ses illusions. À en juger d’après sa misère, sa vie paraissait horrible. Mais il reprenait courage en découvrant que le bonheur comptait aussi peu que la douleur. L’un et l’autre entraient, comme n’importe quel autre détail, dans la composition du dessin. Un instant, il se crut au-dessus de ces vicissitudes ; désormais, elles ne l’affecteraient plus. Tout ce qui lui arriverait ne serait qu’un motif à ajouter à la complexité du dessin et, au moment de la fin, il se réjouirait de le voir achevé. Seul, il en connaîtrait la beauté et, à sa mort, elle cesserait aussitôt d’être, mais elle n’en serait pas diminuée. Philip était heureux.
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