Sentiment et raison – William Hazlitt
DU GUSTO
En art, le gusto est la puissance ou la passion qui définit n’importe quel objet. - Il est moins difficile d’expliquer ce terme dans son rapport à l’expression (on peut dire qu’il en est le degré le plus élevé) que dans son rapport aux choses sans expression - l’apparence naturelle des objets, comme les formes ou les couleurs. En un sens, cependant, presque aucun objet n’est dépourvu d’expression, sans qu’il ne possède un caractère de puissance qui lui revienne ou quelque lien précis avec le plaisir ou la douleur : le gusto consiste donc à tirer cette vérité de la vérité du sentiment, que ce soit au plus haut ou au plus bas degré, mais toujours au degré le plus élevé dont est capable le sujet.
Il y a du gusto dans la couleur de Titien. Non seulement ses tètes ont l’air de penser, mais ses corps semblent sentir. C’est ce que les Italiens veulent dire en parlant de la morbidezza de son ton de chair qui, dans son ensemble, paraît sensible et vivant et présente non seulement l’apparence et la texture de la chair, mais aussi la sensation en elle-même. Les membres de ses figures féminines, par exemple, ont une délicatesse et une douceur voluptueuse, qui semblent conscientes du plaisir du spectateur. Comme les objets tels qu’ils sont dans la nature produisent évidemment une impression sur les sens, distincte de tout autre objet, et ayant quelque chose de divin en elle que le cœur possède et que l’imagination consacre, les objets dans le tableau préservent une impression identique, absolue, inaltérée, marquée par toute la vérité de la passion, l’orgueil de l’œil et le charme de la beauté. Rubens rend son ton de chair pareil aux fleurs, l’Albane à l’ivoire, Titien à la chair - et à rien d’autre que de la chair. Il est aussi différent de celui des autres peintres que la peau l’est d’un drapé rouge ou blanc qui la recouvre. Le sang circule çà et là, les veines bleutées affleurent, le reste au-delà se distingue seulement par cette espèce d’excitation de l’œil, que le corps sent en lui-même. Cela, c’est le gusto. Le ton de chair de Van Dyck, bien que possédant un grand sens de vérité et de pureté, est dénué de gusto. Il n’a pas de caractère intérieur, de principe vivant en lui. C’est une surface lisse, non pas une masse chaude et mouvante. Cela est peint sans passion, avec indifférence. La main seule était impliquée. L’impression glisse sur l’œil, et ne laisse pas, comme les tons de crayon de Titien, une piqûre dans l’esprit du spectateur. L'œil n acquiert nul goût ou appétit pour ce qu’il voit. En un mot, il y a du gusto en peinture quand l’impression faite sur un des sens produit par affinité une impression sur un autre sens.
Les formes de Michel-Ange sont remplies de gusto. Partout elles imposent à l’oeil le sentiment de la puissance. Ses membres traduisent une idée de force musculaire, de grandeur morale, et même de dignité intellectuelle : ils sont fermes, impérieux, larges et massifs, capables d’exécuter avec aisance les résolutions de la volonté. Ses visages n’ont pas d’autres expressions que ses figures : la force consciente et la puissance. Us ont l’air de ne penser qu’à ce qu’ils vont faire, tout en sachant qu’ils savent le faire. Voilà ce que cela signifie lorsque l’on dit de son style qu’il est dur et masculin. C’est l’inverse du Corrège, qui est efféminé. C’est-à-dire que le gusto de Michel-Ange réside dans son expression de l’énergie de la volonté dénuée de sensibilité à proportion, celui du Corrège dans l’expression d’une exquise sensibilité sans l’énergie de la volonté. Dans les visages du Corrège, tout comme dans ses figures, on ne voit ni os ni muscles, mais alors quelle âme est donc présente, pleine de douceur et de grâce - pure, espiègle, tendre, angélique! Il y a assez de sentiment dans une main peinte par le Corrège pour monter toute une école de peintres d’histoire. Quand on regarde les mains d’une femme du Corrège ou de Raphaël, on désire toujours les toucher.
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De l’humour et du spirituel
La contradiction fortuite entre nos attentes et l’événement cependant, qu’à peine s’élever aux dimensions du grotesque : elle n’est que risible. Le grotesque intervient lorsque se produit la même contradiction entre l’objet et nos attentes, mais intensifiée par une difformité ou une inconvenance quelconque, c’est-à-dire par une manière d’être contraire à ce qui est coutumier ou désirable. Le ridicule, quant à lui, représente le plus haut degré du risible, et va à rebours non seulement de l’habitude, mais aussi du bon sens et de la raison ; il peut aussi être le choix volontaire du contraire de ce qu’on est en droit d’attendre de la part de ceux qui sont conscients de l’absurdité et de la propriété des mots, des expressions et des actions.
De ces différents types ou degrés du grotesque, le premier est le plus superficiel et le plus court en durée ; car, aussitôt passée la surprise immédiate d’une chose qui se produit simplement d’une façon ou d’une autre, il ne reste rien pour nous renvoyer à nos vieilles attentes et nous faire rejoindre notre émerveillement premier une seconde fois. Le deuxième type — le grotesque émanant de l’improbable ou de l’angoisse - est plus profond et persistant, soit qu’une catastrophe pénible éveille une plus grande curiosité, soit que l’ancienne impression, conservant son ascendant sur l’imagination, reparaît encore mécaniquement, de telle sorte que trop de temps se passe avant que nous ne puissions nous décider de manière sérieuse à l’éviter sans plus d’explications. Le troisième type, à savoir le ridicule, est le plus raffine de tous : il jaillit aussi bien de l’absurde que de l’improbable, lorsque le defaut ou la faiblesse sont imputables à un homme par sa propre faute. Le ridicule n’est cependant pas aussi plaisant que le précédent, car un mépris ou une désapprobation similaire, aiguisant et raffinant notre sens de l’inconvenance, lui ajoute une sévérité qui est incompatible avec l’aise ou avec le plaisir. Cette dernière espèce appartient proprement à la province de la satire. Le principe du contraste est, toutefois, le même dans tous les ordres - le risible, le grotesque et le ridicule - et leur effet est simplement plus complet, plus persistant et ostensible lorsqu opère ce principe.
Des marbres d’Eglin : l’ilissos
1. Que l’art est (en premier et dernier lieu) une imitation de la nature.
2. Que la plus haute forme d’art est l’imitation de la plus belle nature, c’est-à-dire, celle qui traduit le plus fort sentiment de plaisir ou de puissance, du sublime ou du beau.
3. Que l'idéal est seulement le choix d’une forme particulière qui exprime le plus complètement possible l’idée d’un caractère ou d’une qualité donnés, tels que la beauté, la force, l’activité, la volupté, etc. et qui conserve ce caractère avec la plus grande cohérence.
4. Que l'historique est la nature en action. Relativement au visage, c’est l’expression.
5. Que la grandeur revient à lier un nombre de parties en un tout, et non à laisser les parties de côté.
6. Que, tout comme la grandeur est le principe de connexion entre les différentes parties, la beauté est le principe d’affinité entre les différentes formes, ou de leur progressive transformation les unes dans les autres. Les unes harmonisent, les autres augmentent nos impressions des choses.
7. Que la grâce est le beau ou l’harmonieux, pour ce qui est de la position ou du mouvement.
8. Que la grandeur du mouvement est l’unité du mouvement.
9. Que la force est de faire fléchir les extrêmes, la douceur de les unifier.
10. Que la vérité est, dans une certaine mesure, la beauté et le grand style, puisque toutes les choses sont connectées, et que toutes les choses se modifient les unes les autres dans la nature. La simplicité est aussi grandiose et belle pour les mêmes raisons. L’élégance est l’aisance et la légèreté, alliées à la précision.
Nous croyons avoir dit tout ceci dit auparavant : nous avancerons les preuves et les explications, autant qu’il nous sera possible de le faire, dans un autre article,
The London Magazine, février 1822.
Du génie et du sens commun
C’est l’imagination qu’il s’agit d’émouvoir. Y réussissez-vous, je proclame votre conclusion bien déduite; y manquez-vous, n’essayez pas de justifier votre raisonnement. Il est faux, puisque votre conclusion n’est point atteinte. L’effet seul porte ici témoignage de la vérité et de l’efficacité des moyens.
Il y a dans les rencontres de la vie comme dans l’art, une sagacité qui est loin de contredire à la saine raison, et qui est supérieure à n’importe quel exercice partiel de cette dernière ; elle la domine, elle précède le lent progrès de ses déductions; par une démarche qui imite l’intuition, elle atteint immédiatement ses conclusions. L’homme qui possède cette faculté sent et reconnaît la vérité, quoiqu’il ne soit peut-être pas toujours en son pouvoir d’en donner la raison, parce qu’il ne peut rappeler à sa mémoire et rassembler toutes les matières d’où son opinion prend naissance ; car il peut arriver qu’un grand nombre de remarques, et de très compliquées, dont les objets sont petits et dépendent d’un système fort étendu, aient concouru en s’unissant à former le principe d’après lequel on juge. Avec le temps ces considérations s’oublient; mais l’impression demeure et fait son office.
Cette impression est le résultat des expériences accumulées de toute notre vie : elle a été ramassée sans qu’on sache toujours où ni comment. Mais de quelque manière qu’on l’ait acquise, cette masse d’observations doit prévaloir sur une raison qui, tournée de toute sa puissance sur quelque cas particulier, n’en risque pas moins de n’embrasser qu’une vue partielle du sujet ; ainsi notre conduite dans la vie aussi bien qu’à l’égard des arts, est gouvernée en général par cette raison habituelle ; et c’est le salut de notre existence que nous puissions recourir à ce guide. Si à chaque occasion il nous fallait entrer dans des discussions théoriques avant de passer à l’action, la vie s’arrêterait et l’art serait impossible.
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Le talent n’est pas la même chose que le génie. On peut décrire le talent comme ce qui concerne la quantité de savoir, quelle que soit la manière dont elle fut acquise -, et le génie comme ce qui concerne sa qualité et son mode d’acquisition. Le talent est un pouvoir exercé sur les idées reçues ou sur les combinaisons d’idées ; le génie est un pouvoir sur les idées qui ne sont pas reçues, et pour lesquelles aucune règle précise ou évidente ne peut être établie. Ou encore, le talent est un pouvoir d’une espèce quelconque ; le génie est un pouvoir d’une espèce différente de ce qui a été montré jusqu’à présent. Une mémoire fidèle, un entendement clair relèvent du talent, et non du génie. L’Admirable Crichton était une personne d’un talent prodigieux, mais il n’y a aucune preuve (autant que je le sache) qu’il possédât un seul atome de génie. Les vers qui restent de lui sont ennuyeux et stériles. Il pouvait apprendre tout ce qui était connu à propos de n’importe quel sujet; il pouvait faire n’importe quoi si quelqu’un d’autre pouvait lui montrer la manière de le faire. Ceci était très extraordinaire, mais c’est tout ce que l’on peut en dire. Jouer aux échecs requiert un certain talent, mais, après tout, c’est un jeu de réflexion et non de génie.
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Tel est le modèle d’un style parfait; mais je ne prétends pas être un parfait écrivain. In fine, nous ne chassons pas de nos tables les vins légers de France, ni ne refusons de goûter au Champagne pétillant quand nous en avons l’occasion, j sous prétexte qu’il n’a pas le corps d’un vieux porto.
D’un cadran solaire
Horas non numeros nisi serenas est la devise d’un cadran solaire près de Venise. Il y règne dans les mots et dans la pensée une douceur et une harmonie restées sans égales. De toute maxime, c’est sûrement la plus classique. «Je compte seules les heures sereines». Quel sentiment suave et soulageant! Comme les ombres semblent s’estomper sur le cadran alors que le ciel tombe, et que le temps se vide - à moins que son cours ne soit marqué par ce qui est joyeux, et que tout ce qui n’est pas gai sombre dans l’oubli ! Quelle belle leçon est transmise à la pensée : ne prendre guère note du temps que par ses avantages, ne regarder seulement aux sourires et négliger les aléas du sort, composer nos vies de moments lumineux et doux, obliquant toujours à la face ensoleillée des choses, et laissant le reste glisser sur notre imagination, ignoré ou oublié! Quelle différence avec l’art commun de la torture de soi! Quant à moi, comme je faisais route au long de la Brenta3, et que le soleil brûlait sur ses eaux stagnantes et boueuses, mes sensations étaient loin d’être confortables ; mais de lire cette inscription sur le côté d’un mur éblouissant me rendit à moi-même en un instant ; et pourtant, sitôt que j’y pense ou que je me la répète, elle a le pouvoir de m’emporter dans une région de pure et délicieuse abstraction.
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