jeudi 10 août 2023

Histoire au crépuscule - Stefan Zweig


Histoire au crépuscule - Stefan Zweig

 Si Élisabeth s’était fait connaître plus tôt, c'est elle qu'il aurait aimée, car sa passion était encore juvénile, mais désormais le nom de Margot est à ce point marqué au fer dans tous ses rêves qu'il lui serait impossible de le radier de sa vie.


Puis il sent que tout se brouille devant ses yeux, et les idées ressassées se noient peu à peu dans un flot de larmes. C’est en vain qu’il essaie d’évoquer l’image de Margot comme dans les premiers jours de sa maladie, durant ces longues heures solitaires : l'ombre d’Élisabeth vient toujours s’y mêler, avec ses yeux profondément nostalgiques, et puis tout devient confus et il doit faire un effort pour reconstituer la succession des événements. Et la honte le gagne quand il songe qu’il s’est tenu sous la fenêtre de Margot et qu'il a crié son nom, puis il ressent de la compassion envers la douce et blonde Élisabeth pour laquelle il n’a jamais eu un seul mot ni même un seul regard durant tout ce temps, alors que sa gratitude aurait dû exploser comme un feu d’artifice.


Le lendemain matin, Margot vient s’asseoir auprès de lui. Sa présence lui donne le frisson et il n’ose pas la regarder. Que lui dit-elle ? Il ne l’entend guère, car le violent bourdonnement des veines dans ses tempes couvre sa voix. Ce n’est que quand elle quitte sa chambre qu’il embrasse une fois encore toute sa silhouette d’un regard nostalgique. Et il le sent : jamais il ne l’a tant aimée.


L’après-midi, c’est Élisabeth qui revient. Il y a une certaine familiarité dans ses mains qui effleurent parfois les siennes, et sa voix est très basse, un peu voilée. Elle parle avec une certaine angoisse de choses et d’autres, comme si elle craignait de se trahir en parlant d’elle-même ou de lui. Il ne sait pas vraiment ce qu’il éprouve pour elle. Parfois une sorte de pitié, parfois de la reconnaissance pour l’amour qu’elle lui porte, mais il ne saurait quoi lui dire. Et il ose à peine la regarder de crainte de lui mentir.


Maintenant elle revient chaque jour auprès de lui et reste aussi plus longtemps. Ils semblent tous les deux apaisés depuis ce moment où le voile s’est levé sur leur secret. Pourtant ils n’osent jamais parler de ces heures passées ensemble dans l’obscurité des jardins.

 

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Et pourtant, lorsque les chevaux furent attelés, qu’il vit l’indifférente Margot se détourner et gravir le perron et qu’il aperçut un éclat humide passer dans les yeux d’Élisabeth qui se cramponnait soudain à la rampe, l’intensité de ces sensations neuves pour lui le terrassa avec une telle force qu’il éclata en sanglots et pleura tout son soûl comme un enfant.


La silhouette claire du château disparaissait dans le lointain, les jardins obscurs semblaient de plus en plus petits dans la poussière soulevée par les roues de la voiture, le paysage s’estompait et tout ce qu'il avait vécu là-bas finit par se soustraire à son regard pour n'être plus qu’un souvenir pressant. Au bout de deux heures de voyage, on le déposa à la gare. Et le matin suivant, il était à Londres.


Quelques années encore, et il était sorti de l’adolescence. Pourtant cette première expérience demeurait trop vivace pour qu’elle pût jamais se flétrir. Margot et Élisabeth s’étaient mariées toutes les deux, mais il ne voulut plus jamais les revoir car le souvenir de ces heures passées là-bas lui revenait parfois avec une telle impétuosité que toute sa vie ultérieure ne lui apparaissait plus que comme un rêve, une illusion en comparaison de la réalité du souvenir. Il est devenu un de ces hommes désormais incapables d’être comblé par l’amour et les femmes ; car lui qui, en cette infime parcelle de son existence, avait pu marier si intimement les deux sentiments, celui d’aimer et celui d’être aimé, n’était plus habité par le désir de chercher ce qui lui était tombé du ciel si tôt déjà, et qu’avaient craintivement recueilli ses jeunes mains tremblantes. Il a parcouru de nombreux pays, c’est un de ces Anglais paisibles et corrects que d’aucuns jugent insensibles parce qu’ils sont silencieux et parce que leur regard passe froidement outre aux visages des femmes et à leurs sourires. Et, en effet, qui croirait que les images auxquelles leurs yeux restent accrochés sont à l'intérieur d’eux-mêmes, inextricablement mêlées à leur sang qui les irrigue de sa brûlante chaleur comme une lumière éternelle baigne l'image d’une madone ? 

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