Au café existentialiste – Sarah Bakewell
Qu’est-ce au juste que l’existentialisme ?
Certains livres sur l’existentialisme n’essaient jamais de répondre à la question, tant il est difficile à définir. Le désaccord était tel parmi ses principaux penseurs que, quoi que vous disiez, vous êtes sûrs de donner une image inexacte ou d’exclure quelqu’un. De plus, qui était ou n’était pas existentialiste est loin d’être évident. Sartre et Beauvoir faisaient partie du tout petit nombre qui en acceptait l’étiquette, bien que réticents au début. D’autres la refusèrent, souvent avec raison. Certains des principaux penseurs de ce livre étaient phénoménologues mais pas du tout existentialistes (Husserl, Merleau-Ponty), ou existentialistes mais pas phénoménologues (Kierkegaard) ; certains n’étaient ni l’un ni l’autre (Camus), et quelques-uns ont été l’un ou les deux mais changèrent ensuite d’avis (Levinas).
Malgré tout, je m’essaie ici à définir ce que font les existentialistes. Je l’indique maintenant pour référence, pour l’oublier aussi vite, quitte à y revenir si le besoin ou le désir s’en fait sentir.
– Les existentialistes s’intéressent à l’existence humaine concrète, à l’individu.
– Pour eux, l’existence humaine diffère de l’existence des autres choses. Les autres entités sont ce qu’elles sont, mais en tant qu’humain je suis tout ce que je choisis de faire de moi-même à tout moment. Je suis libre…
– et par conséquent, je suis responsable de tout ce que je fais, un élément vertigineux qui provoque…
– une angoisse indissociable de l’existence humaine elle-même.
– D’autre part, je ne suis libre qu’en situations, lesquelles intègrent des facteurs relevant de ma biologie, de ma psychologie ainsi que des variables physiques, historiques et sociales du monde dans lequel j’ai été plongé.
– Malgré les limites, je veux toujours plus : je suis passionnément engagé dans des projets personnels de toutes sortes.
– L’existence humaine est donc ambiguë : à la fois enfermée dans des frontières et pourtant transcendante et exaltante.
– Un existentialiste qui est aussi phénoménologue ne fournit pas de règles simples pour s’adapter à cette condition, mais se consacre plutôt à décrire l’expérience vécue telle qu’elle se présente.
– En décrivant bien l’expérience, il ou elle espère comprendre cette existence et nous éveiller aux façons de mener une vie plus authentique.
Retournons maintenant à 1933, au moment où Sartre partit en Allemagne découvrir ces nouveaux philosophes qui l’invitèrent à prêter attention au cocktail sur la table, et à bien d’autres choses dans la vie – en résumé, aux choses elles-mêmes.
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La philosophie de Husserl devint une discipline aussi épuisante qu’excitante où concentration et effort devaient être sans cesse renouvelés. Pour la pratiquer, une nouvelle façon de voir les choses est nécessaire – une façon qui nous renvoie encore et toujours à notre projet, afin « d’apprendre à voir, à distinguer, à décrire ce qui se trouve sous nos yeux ».
C’était le style naturel de travail de Husserl. C’était aussi une parfaite définition de la phénoménologie.
Qu’est-ce donc exactement que la phénoménologie ? C’est principalement une méthode plus qu’une série de théories, et – au risque de simplifier à l’excès – son approche de base peut se résumer par une formule en trois mots : DÉCRIRE LES PHÉNOMÈNES.
La première partie est simple : le travail du phénoménologue est de décrire. Activité que Husserl ne cessait de rappeler à ses étudiants de pratiquer. Cela voulait dire écarter les distractions, se débarrasser d’habitudes, de clichés, de présomptions et d’idées reçues, afin de reporter son attention sur ce qu’il appelait les « choses elles-mêmes ». Nous devons fixer un regard perçant sur elles et les saisir exactement comme elles apparaissent, plutôt que comme nous pensons qu’elles sont censées être.
Les choses que nous décrivons si attentivement sont appelées phénomènes – second élément de la définition. Le terme phénomène a un sens particulier pour les phénoménologues : il désigne toute chose, objet ou événement tel qu’il se présente à mon expérience, plutôt que ce qu’il peut être ou non en réalité.
Prenez par exemple une tasse de café. (Husserl aimait le café : bien avant qu’Aron n’évoquât la phénoménologie des cocktails à l’abricot, Husserl disait à ses étudiants dans ses séminaires : « Donnez-moi mon café pour que j’en tire de la phénoménologie. »)
Qu’est-ce alors qu’une tasse de café ? Je pourrais la définir en termes de chimie et de botanique du caféier, résumer comment les grains ont été cultivés et exportés, puis moulus, comment l’eau chaude est pressée sur la poudre et s’écoule dans un réceptacle adapté pour être présentée à un membre de l’espèce humaine qui l’ingère par voie buccale. Je pourrais analyser les effets de la caféine dans le corps ou discuter du commerce international du café. Je pourrais remplir une encyclopédie de ces faits, et n’être toujours pas prête à dire ce qu’est cette tasse particulière de café en face de moi. D’autre part, si je procède d’une autre manière et fais apparaître un jeu d’associations purement personnelles et sentimentales – comme le fait Proust quand il trempe une madeleine dans son thé et rédige sept volumes à ce propos –, cela ne me permettra pas non plus de saisir cette tasse de café comme un phénomène donné immédiatement.
De fait, cette tasse de café est dotée d’un riche arôme, à la fois terreux et parfumé ; c’est un lent mouvement de volute de vapeur s’élevant de sa surface. Si je la porte à mes lèvres, c’est un liquide tranquillement mouvant et un poids dans ma main sur une coupe épaisse. C’est une chaleur qui approche, puis une saveur intense aux notes sombres sur ma langue, commençant par une secousse légèrement austère puis se relâchant en une chaleur réconfortante, qui se propage de la tasse à mon corps, apportant une promesse d’éveil permanent et de rafraîchissement. La promesse, les sensations anticipées, l’odeur, la couleur et la saveur font toutes partie du café en tant que phénomène. Toutes apparaissent pour être expérimentées.
Si je traitais comme purement « subjectifs » ces éléments à écarter pour être « objective » à propos de mon café, je m’apercevrais qu’il n’en resterait rien en tant que phénomène – tel qu’il apparaît dans mon expérience de buveuse de café. Cette tasse de café expérientielle est celle dont je peux parler avec certitude, alors que le reste en lien avec la culture et la chimie relève du ouï-dire. Ce ouï-dire peut être intéressant mais il n’est pas pertinent pour un phénoménologue.
Husserl dit par conséquent que, pour décrire de manière phénoménologique une tasse de café, je dois mettre de côté les suppositions abstraites et toutes les associations émotionnelles intrusives. Je peux alors me concentrer sur le phénomène noir, parfumé et riche qui se trouve maintenant devant moi. Husserl appela epokhê la mise de côté ou entre parenthèses de ces options spéculatives – un terme emprunté aux sceptiques de l’Antiquité qui l’utilisaient pour désigner la suspension générale du jugement sur le monde. Husserl parlait parfois plutôt de « réduction » phénoménologique : le processus consistant à faire s’évaporer les théories supplémentaires relatives à ce qu’est « réellement » le café, de sorte que nous n’ayons plus affaire qu’à la saveur intense et immédiate – le phénomène.
Il en résulte une grande libération. La phénoménologie me libère pour parler de mon café expérimenté comme un sujet sérieux d’analyse. Elle me libère aussi pour aborder de nombreux domaines qui ne s’imposent que si on les examine phénoménologiquement. La dégustation du vin est un autre exemple évident proche de celui du café – pratique phénoménologique s’il en est, dans laquelle la capacité de discerner et décrire les qualités expérientielles est également importante.
Il existe de nombreux sujets de ce type. Si je veux vous parler d’un morceau de musique bouleversant, la phénoménologie me permet de le décrire comme un morceau de musique émouvant, au lieu de vibrations de cordes et de rapports de notes mathématiques sur lesquelles j’aurais fixé une émotion personnelle. La musique mélancolique est mélancolie ; un air mélodieux est un air mélodieux ; ces descriptions sont essentielles à ce qu’est la musique. On parle effectivement tout le temps de musique de manière phénoménologique. Même si je décris une suite de notes qui « montent » ou « descendent », c’est moins lié aux effets d’ondes sonores (plus ou moins réguliers, prolongés ou brefs) qu’à ceux que la musique produit dans mon esprit. J’entends les notes grimper une échelle invisible. Je suis presque physiquement soulevée de mon siège quand j’écoute « The Lark Ascending » de Ralph Vaughan Williams ; mon âme même prend son envol. Ce n’est pas seulement moi : c’est la musique
La phénoménologie est utile pour parler d’expériences religieuses ou mystiques : on peut les décrire comme elles se perçoivent de l’intérieur sans avoir à prouver qu’elles représentent le monde fidèlement. Pour des raisons semblables, la phénoménologie aide les médecins. Elle permet de prendre en compte les symptômes médicaux tels qu’ils sont vécus par les patients au lieu de processus exclusivement physiques. Un patient peut décrire une douleur diffuse ou lancinante, une sensation de lourdeur ou d’apathie, ou le vague malaise de troubles gastriques. Des amputés souffrent aussi souvent de sensations « fantômes » dans la région de leur membre perdu ; la phénoménologie permet d’analyser ces sensations. Le neurologue Oliver Sacks aborde ces expériences dans son livre de 1984, Sur une jambe, à propos de sa guérison d’une grave blessure à la jambe. Bien après que ses dommages corporels avaient guéri, il sentait sa jambe séparée de lui, comme un mannequin de cire : il pouvait la bouger mais ne la sentait pas intérieurement comme sienne. Après beaucoup de kinésithérapie, tout revint à la normale mais, s’il n’avait pas pu convaincre ses médecins que cette impression était phénoménologiquement importante et qu’elle relevait de la maladie plus que d’une bizarrerie personnelle, il n’aurait peut-être pas bénéficié de cette thérapie et n’aurait jamais récupéré le contrôle intégral de sa jambe.
Dans tous ces cas, la « mise entre parenthèses » husserlienne ou epokhê permit aux phénoménologues de ne pas tenir compte temporairement de la question « Mais est-ce réel ? » pour s’interroger sur la façon dont une personne expérimente son monde. La phénoménologie donne un mode d’accès formel à l’expérience humaine. Elle autorise les philosophes à parler plus ou moins de la vie en tant que non-philosophes, tout en se disant méthodiques et rigoureux.
L’observation sur la rigueur est capitale : elle nous ramène à la première moitié de la recommandation du décrire les phénomènes. Un phénoménologue ne peut s’en tirer en écoutant un morceau de musique et en disant : « Que c’est beau ! » Il doit s’interroger : est-ce plaintif ? solennel ? colossal et sublime ? Le principe est de revenir sans cesse aux « choses elles-mêmes » – au phénomène dépouillé de son bagage conceptuel – de façon à évacuer le matériau peu résistant et extérieur et aller au cœur de l’expérience. On n’aura sans doute jamais fini de décrire convenablement une tasse de café. C’est pourtant une tâche libératrice : elle nous renvoie au monde dans lequel nous vivons. Elle n’est jamais plus efficace que pour les choses que nous ne tenons généralement pas pour un matériau philosophique : une boisson, un chant mélancolique, une promenade, un coucher de soleil, une atmosphère de malaise, une boîte de photos, un moment d’ennui. Elle rétablit ce monde personnel dans sa richesse, situé à portée de notre regard mais généralement pas mieux perçu que l’air.
Il y a un autre effet secondaire : nous libérer en principe d’idéologies, politiques et autres. En nous obligeant à être fidèle à l’expérience et à contourner les autorités qui tentent d’influencer la manière dont nous interprétons cette expérience, la phénoménologie a la capacité de neutraliser tous les « ismes » autour d’elle, du scientisme au fondamentalisme religieux, en passant par le marxisme et le fascisme. Tous doivent être écartés dans l’epokhê : ils n’ont pas à s’introduire dans les choses elles-mêmes. Cela donne à la phénoménologie un côté étonnamment révolutionnaire, dès lors qu’elle est appliquée correctement.
Il n’est pas surprenant que la phénoménologie ait pu être passionnante. Elle pouvait être aussi embarrassante, et elle fut souvent un peu les deux. Un mélange d’excitation et de perplexité parut évident dans la réponse d’un jeune Allemand qui découvrit la phénoménologie à ses débuts : Karl Jaspers. En 1913, il travaillait comme chercheur à la Clinique psychiatrique de Heidelberg, ayant choisi la psychologie plutôt que la philosophie parce qu’il appréciait son approche concrète et appliquée. La philosophie lui semblait s’égarer, tandis que la psychologie produisait des résultats précis par ses méthodes expérimentales. Mais il trouva ensuite que la psychologie était trop professionnelle : il lui manquait la grande ambition de la philosophie. Jaspers n’était satisfait ni de l’une ni de l’autre. Puis il entendit parler de la phénoménologie qui proposait le meilleur des deux : une méthode appliquée, associée à l’objectif philosophique grandissant de comprendre toute la vie et l’expérience. Il adressa une lettre enthousiaste à Husserl tout en avouant ne pas être tout à fait certain de ce qu’était la phénoménologie. Husserl lui répondit, « vous utilisez la méthode à la perfection. Continuez. Vous n’avez pas besoin de savoir ce qu’elle est. C’est là en effet une question difficile ». Dans une lettre à ses parents, Jaspers spécula que Husserl ne savait pas non plus ce qu’était la phénoménologie.
Pourtant, aucune de ces incertitudes n’altéra son excitation. Comme toute philosophie, la phénoménologie exigeait beaucoup de ses praticiens. Elle réclamait « de penser autrement », écrivit Jaspers, « une façon de penser qui, en sachant, me rappelle, m’éveille, me ramène à moi-même, me transforme ». Elle pouvait faire tout cela et donner également des résultats.
En plus de prétendre transformer la manière dont nous pensons la réalité, les phénoménologues promettaient de changer notre façon de penser. Ils estimaient que nous ne devrions pas essayer de découvrir ce qu’est l’esprit humain, comme si c’était une sorte de substance. En revanche, nous pourrions considérer ce qu’il fait, et comment il saisit ses expériences.
Husserl avait repris cette idée de son vieux professeur Franz Brentano, lors de son séjour à Vienne. Dans un bref paragraphe de son livre Psychologie du point de vue empirique, Brentano nous propose d’approcher l’esprit au niveau de ses « intentions » – un terme trompeur qui peut faire croire à des fins délibérées. Il signifie en fait une accession générale ou une prolongation, de la racine latine in-tend, qui veut dire s’étendre vers ou dans quelque chose. Selon Brentano, ce « tendre vers » les objets est ce que notre esprit fait tout le temps. Nos pensées sont invariablement de ou à propos de quelque chose, écrivit-il : « dans l’amour, [c’est] quelque chose qui est aimé ; dans la haine, quelque chose qui est haï […] ; dans le jugement, quelque chose qui est admis ou rejeté ». Même lorsque j’imagine un objet qui n’est pas présent, ma structure mentale est encore dans l’« à propos » ou l’« appartenance à ». Si je rêve qu’un lapin blanc me dépasse en vérifiant sa montre à gousset, je suis en train de rêver de mon lapin de rêve fantastique. Si je contemple le plafond en tentant de donner du sens à la structure de la conscience, je suis en train de penser à propos de la structure de la conscience. Sauf dans le sommeil le plus profond, mon esprit est toujours impliqué dans cet « à propos » : il possède l’« intentionnalité ». Ayant pris à Brentano le germe de cette idée, Husserl en fit le centre de toute sa philosophie.
Expérimentez simplement ceci : si vous essayez de vous asseoir deux minutes et de ne penser à rien, vous aurez une idée de la raison pour laquelle l’intentionnalité est si importante pour l’existence humaine. L’esprit fonce à toute vitesse tel un écureuil en quête de nourriture dans un parc, s’accrochant à un écran de téléphone, à une marque au loin sur le mur, à un tintement de tasses, un nuage qui ressemble à une baleine, le souvenir de quelque chose que vous a dit un ami hier, un élancement au genou, une échéance serrée, un vague espoir de beau temps plus tard, le tic-tac d’une pendule. Certaines techniques de méditations orientales visent à immobiliser cette créature agitée, mais l’extrême difficulté pour y parvenir montre combien il est peu naturel de demeurer mentalement inerte. Abandonné à lui-même, l’esprit part dans toutes les directions tant qu’il est en éveil – et continue même à le faire en phase de rêve durant son sommeil.
Compris de cette façon, l’esprit n’est presque rien du tout : c’est son à-propos-de. C’est ce qui rend l’esprit humain (et peut-être certains esprits animaux) différent de toute autre entité naturelle. Rien d’autre ne peut être aussi pleinement à propos de ou venant de que l’esprit : même un livre ne révèle son « propos » qu’à celui qui le récupère et le parcourt, sans quoi il n’est qu’un simple dispositif de stockage. Rien ne saurait être plus systématiquement « à propos de » ou « des » choses que l’esprit, mais un esprit qui n’expérimente rien, n’imagine rien, ou ne spécule sur rien peut difficilement être considéré comme un esprit.
Husserl a vu dans l’idée d’intentionnalité le moyen d’esquiver deux grands casse-tête insolubles de l’histoire philosophique : que sont réellement les objets et qu’est réellement l’esprit ? En appliquant l’epokhê et en mettant entre parenthèses toute considération de réalité sur ces deux sujets, on est libéré pour se concentrer sur la relation au milieu. On peut appliquer ses énergies descriptives à la danse sans fin de l’intentionnalité qui occupe nos vies : le tourbillon de nos esprits, quand ils se saisissent de leurs phénomènes visés l’un après l’autre et les emportent rapidement autour de la piste, ne s’arrêtant jamais tant que joue la musique de la vie.
Trois idées simples – description, phénomène, intentionnalité – ont été une source d’inspiration suffisante pour occuper des salles pleines d’assistants husserliens à Fribourg pendant des décennies. Avec toute cette existence humaine qui sollicitait leur attention, comment auraient-ils jamais pu manquer d’occupations ?
La phénoménologie husserlienne n’a jamais connu la foule sous influence de l’existentialisme sartrien, du moins pas directement – mais c’est son travail préparatoire qui libéra Sartre et d’autres existentialistes pour écrire de façon si aventureuse sur n’importe quoi, des serveurs de café aux arbres et aux seins. Lisant les livres de Husserl à Berlin en 1933, Sartre développa son interprétation audacieuse, mettant un accent particulier sur l’intentionnalité et la manière dont elle projette l’esprit dans le monde et ses objets. D’après Sartre, l’esprit y gagne une immense liberté. Si nous ne sommes rien d’autre que ce que nous pensons, alors aucune « nature intérieure » prédéfinie ne pourra nous freiner. Nous sommes protéens. Il donna à cette idée une guise sartrienne dans un court essai qu’il commença à rédiger à Berlin mais ne publia qu’en 1939 : « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité ».
Les philosophes d’antan, écrivit-il, avaient été bloqués par un modèle « digestif » de la conscience : ils pensaient que percevoir quelque chose, c’était l’attirer dans notre substance, comme une araignée enrobe un insecte de sa salive pour le dissoudre à moitié. Avec l’intentionnalité de Husserl, en effet, avoir conscience de quelque chose, c’est « exploser »,
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Alors, quel est l’être dont Heidegger veut dans Être et Temps que nous nous émerveillions, et quels sont les étants qui en sont dotés ?
Le mot sein (être) de Heidegger ne peut être aisément défini, car ce à quoi il se réfère n’est pas comparable à d’autres catégories ou qualités. Ce n’est certainement pas un objet quelconque. Ce n’est pas non plus une caractéristique ordinaire partagée par des objets. On peut apprendre à quelqu’un ce qu’est un « bâtiment » en montrant un grand nombre de constructions différentes, des paillotes aux gratte-ciel ; cela peut prendre un certain temps mais il finira par comprendre. Mais on peut continuer indéfiniment en désignant des cabanes, des repas, des animaux, des sentiers forestiers, des portails d’église, des ambiances festives et des nuages d’orage imminent, en disant à chaque fois, « regardez : être ! », et votre interlocuteur sera de plus en plus dérouté.
Heidegger résume cela en disant que l’être n’est pas lui-même un étant. C’est-à-dire que ce n’est pas une quelconque entité définie ou délimitée. Il distinguait le mot allemand Seiende, qui pouvait se référer à toute entité individuelle, telle qu’une souris ou un portail d’église, de Sein, qui signifie l’être dont tous ces étants particuliers sont dotés. (En anglais, une façon de marquer la distinction entre étant [being] et être [Being] est d’utiliser la capitale « B » dans ce dernier cas). Il l’appelle la « différence ontologique » – de « ontologie », l’étude de ce qui est. Ce n’est pas une distinction facile à garder clairement à l’esprit, mais la différence ontologique entre l’être et les étants est très importante pour Heidegger. Si nous confondons les deux, nous nous égarons – par exemple, en nous fixant sur l’étude d’une science d’entités particulières, telle que la psychologie ou même la cosmologie, tout en croyant étudier l’être lui-même.
Contrairement aux étants, il est difficile de se concentrer sur l’être et il est facile d’oublier d’y penser. Mais il est une entité particulière dotée d’un être plus perceptible que d’autres, c’est moi-même car, contrairement aux nuages ou aux portails, je suis l’entité qui s’interroge sur son être. Il s’avère même que j’ai déjà une compréhension vague, préalable, non philosophique de l’être – autrement, je ne me serais pas posé la question à son sujet. Cela me donne le meilleur point de départ pour une enquête ontologique. Je suis l’étant dont l’être est à la hauteur de la question et l’étant qui en quelque sorte connaît déjà la réponse.
Je serai donc moi-même la voie. Pour autant, Heidegger réaffirme que cela ne veut pas dire qu’il faille s’inscrire à des cours de sciences humaines telles que la biologie, l’anthropologie, la psychologie ou la sociologie. Ces simples recherches « ontiques » n’apportent rien à une recherche ontologique. À l’instar des débris spéculatifs déblayés par l’epokhê de Husserl, ils risqueraient de gêner en obstruant notre enquête d’idées non pertinentes. Si je veux savoir ce qu’est un être humain, il ne sert à rien de brancher un individu à un électroencéphalographe pour mesurer les ondes cérébrales ou d’analyser des exemples de comportement. Tout comme Karl Jaspers était passé de la psychologie à la phénoménologie pour pratiquer « une pensée différente », Heidegger avait le sentiment que la question de l’être devait être réellement philosophique ou qu’elle n’était rien. De plus, elle ne devrait pas être philosophique de façon traditionnelle, étroitement orientée vers des questions sur ce que nous pouvons savoir. Un nouveau nouveau départ était nécessaire.
Pour Heidegger, cela veut dire commencer non seulement avec l’être mais aussi faire montre d’une vigilance et d’une attention constantes en pensant. Il nous aide généreusement à y parvenir en utilisant une forme frustrante de langage.
Comme ses lecteurs le remarquent bientôt, Heidegger tend à rejeter le vocabulaire philosophique habituel au profit de nouveaux termes de son cru. Il laisse plus ou moins tel qu’il est le Sein allemand ou l’être, mais quand il s’agit d’évoquer le questionneur dont l’être est en question (c’est-à-dire moi, un être humain), il évite soigneusement de parler d’humanité, d’homme, d’esprit, d’âme ou de conscience à cause des hypothèses scientifiques, religieuses ou métaphysiques que recouvrent ces mots. Il leur substitue Dasein, un terme qui signifie normalement « existence », mot composé de da (là) et sein (être). Soit, « là-être » ou « être-là ».
L’effet est à la fois déconcertant et intrigant. En lisant Heidegger et en ayant l’impression (comme cela se produit souvent) de reconnaître une expérience qu’il décrit, vous avez envie de dire « Oui, c’est moi ! ». Mais le mot lui-même vous détourne de cette interprétation ; il vous oblige à vous interroger encore. Ne serait-ce que vous habituer à employer Dasein vous conduit à mi-chemin dans le monde de Heidegger. Ce terme est si important que les traducteurs ont tendance à garder l’original allemand ; une première traduction partielle en français par Henry Corbin l’a rendu par « réalité humaine », créant une autre couche de confusion.
Pourquoi, se plaint-on souvent, Heidegger ne peut-il s’exprimer clairement ? Ses mots embrouillés et artificiels prêtent à la parodie – comme dans Les Années de chien, roman de Günter Grass paru en 1963, où un personnage tombe sous l’influence d’un philosophe anonyme et va appeler des pommes de terre mal cuites des « patates oublieuses de leur être », et dégage des rongeurs de tuyaux d’eau dans la cuisine tout en se demandant, « pourquoi des rats d’égout et non des étants analogues ? Pourquoi quelque chose en général et non rien ? ». On pourrait supposer que si Heidegger avait eu à dire des choses qui en valaient la peine, il l’aurait fait en langage courant.
Le fait est qu’il ne veut pas être ordinaire, et qu’il ne veut peut-être même pas communiquer au sens habituel. Il veut rendre le familier obscur, et nous contrarier. George Steiner pense que l’objectif de Heidegger était moins d’être compris que de nous plonger dans une « étrangeté ressentie ». C’est une sorte d’« aliénation » ou d’effet d’éloignement que pratiquait Bertholt Brecht dans son théâtre, conçu pour vous empêcher de vous faire trop prendre par l’histoire et l’illusion de la familiarité. La langue de Heidegger vous laisse en alerte. Elle est dynamique, dérangeante, parfois ridicule et souvent percutante ; dans une page de Heidegger, les choses sont typiquement présentées comme déferlant ou poussant, se projetant en avant, s’illuminant ou s’ouvrant. Heidegger reconnaissait que cette façon d’écrire produisait une certaine « lourdeur », mais il estimait que ce n’était pas cher payer pour renverser l’histoire de la philosophie et nous ramener à l’être.
Pour des lecteurs qui ne sont pas germanophones, doit-on ajouter, une part de l’embarras vient d’un artefact de traduction. L’allemand accepte bien les constructions monumentales de mots, mais en anglais ou en français ils ont tendance à ressortir en longues lignes de traits d’union, défilant comme des wagons ferroviaires mal assortis. La question de l’être, par exemple, est un élégant Seinsfrage en allemand. Mais même l’allemand a du mal avec Sich-vorweg-schon-sein-in-(der-Welt) als Sein-bei (innerweltlich begegnendem Seienden), ou « être-déjà-en-avant-de-soi-dans-(un-monde) comme être-auprès-de (l’étant rencontré à l’intérieur du monde) ».
On peut voir en Heidegger un novateur littéraire, voire un romancier moderniste. J’étais bien engagée dans le travail sur ce livre quand, par le biais de l’étude de Janet Malcolm, Two Lives, j’ai découvert des extraits du roman expérimental de Gertrude Stein, The Making of Americans (La Fabrique des Américains) . Stein démarre comme si elle allait raconter une saga familiale ordinaire, mais quitte les voies conventionnelles de l’écriture pour raconter ce genre de choses sur ses personnages :
Je ressens toujours chacun en son genre comme une substance plus sombre, plus lumineuse, plus fine, plus épaisse, plus crottée, plus pure, plus lisse, plus grumeleuse, plus granuleuse, plus mélangée, plus simple […], et je sens toujours en chacun d’eux son genre d’étoffe, abondant, rare, tout d’un bloc, en morceaux, unis tantôt par des parties du même genre d’étoffe, tantôt par d’autres. […] Certains […] sont faits de petits morceaux d’une sorte d’être unis ou séparés les uns des autres, comme on arrive à le sentir en eux, les morceaux en eux des uns et des autres faits d’un autre type d’être en eux, tantôt d’un autre genre d’être en eux presque à l’opposé des morceaux en eux, certains parce que les morceaux sont toujours mélangés à l’être environnant qui les empêche de se toucher, en d’autres parce que le genre d’être s’étend si finement en eux que tout ce qu’ils ont appris, qu’ils aiment être en vivant, toute réaction à tout ce qui est intéressant, en eux, n’a vraiment rien à voir, en eux, avec la mince couche d’être en eux. […] Certains sont toujours entiers bien que l’être en eux soit une masse pâteuse avec une peau pour les retenir et donc faire un.
L’« être » en eux, explique-t-elle, « peut être visqueux, gélatineux, gluant, une sorte d’opacité blanche et il peut être blanc et vibrant et clair et chauffé et tout cela n’est pas très clair pour moi ».
Heidegger n’aurait pas aimé l’imprécision de Stein, mais il aurait sans doute apprécié le regard d’un écrivain qui étend le langage à son maximum pour éviter l’effet d’atténuation des perceptions ordinaires. Il aurait peut-être reconnu aussi que sa distinction entre des personnages et l’« être » en eux préfigurait sa propre notion de différence ontologique.
Cela peut donc permettre de voir en Heidegger un romancier expérimental ou un poète. Alors même qu’il rejetait la vertu philosophique traditionnelle de la clarté, il affirmait catégoriquement qu’il était philosophe et qu’il n’y avait tout bonnement rien de littéraire ni de frivole dans son langage. Son objectif était de renverser la pensée humaine, de détruire l’histoire de la métaphysique, et de redémarrer la philosophie à zéro. On doit s’attendre à une légère violence faite au langage, compte tenu du but général, si extrême et si violent.
Le plus grand renversement qu’impose Être et Temps à la philosophie de la vieille école est d’aborder la question du Dasein et de son être d’une façon que Husserl avait été censé appliquer mais qu’il n’avait pas rendue très évidente : à travers la vie quotidienne.
Heidegger nous donne du Dasein dans ses vêtements de semaine, pour ainsi dire : pas les plus beaux du dimanche, mais ceux de « la quotidienneté ». D’autres philosophes ont tendance à partir d’un être humain dans un état inhabituel : par exemple, assis seul dans une pièce fixant les braises d’un feu et réfléchissant. Ainsi commença Descartes. Puis ils poursuivent en utilisant des termes simples, quotidiens pour décrire le résultat. Heidegger fait le contraire. Il s’empare du Dasein dans ses moments les plus ordinaires, puis en parle de la façon la plus novatrice possible. Pour lui, l’être quotidien du Dasein est ici : c’est l’être-au-monde ou In-der-Welt-sein.
La principale caractéristique de l’être-au-monde quotidien du Dasein est ici qu’il est habituellement occupé à faire quelque chose. Je ne cherche pas à contempler les choses ; je les prends et agis sur elles. Si je tiens un marteau, ce n’est pas en principe pour regarder « la chose-marteau », comme l’indique Heidegger. (Il utilise le mot charmant das Hammerding.) C’est pour planter des clous.
De plus, je plante en vue de quelque chose : fabriquer une bibliothèque pour mes volumes de philosophie, par exemple. Le marteau dans ma main réunit tout un réseau d’objectifs et de contextes. Il révèle l’implication du Dasein avec les objets : sa « préoccupation ». Heidegger cite des exemples : produire quelque chose, l’utiliser, le chercher et le laisser aller, aussi bien que des implications négatives telles que négliger quelque chose, le laisser inachevé. Ce sont ce qu’il appelle les formes « déficientes » mais elles sont encore des préoccupations. Elles montrent que l’être du Dasein en général est celui de l’« attention ». La distinction entre « attention » et « préoccupation » (Besorgen et Sorge) prête à confusion, mais les deux signifient que le Dasein est dans le monde jusqu’au cou, et qu’il est très affairé. Nous ne sommes pas loin de Kierkegaard et de son point de départ : je n’existe pas simplement, j’ai aussi un intérêt ou un investissement dans mon existence.
Mes implications, poursuit Heidegger, m’amènent à déployer des « choses utiles » ou du « matériel » – des objets tels que le marteau. Ils ont un être particulier que Heidegger appelle Zuhandenheit : un « être-à-portée-de-main » ou une « maniabilité ». Pendant que je tape, le marteau possède une sorte d’être pour moi. Si pour quelque raison je le pose et le regarde comme un Hammerding, il possède alors un être d’une autre sorte : Vorhandenheit ou « être-sous-la-main ».
Selon Heidegger, la seconde très grande erreur des philosophes (après l’oubli de l’être) a été de parler de tout comme si c’était « sous-la-main ». Or, c’est séparer les choses de la « préoccupationnalité » quotidienne dans laquelle nous les rencontrons la plupart du temps. Cela les transforme en objets de contemplation par un sujet insouciant qui n’a rien d’autre à faire de sa journée que regarder les choses. Et nous nous demandons ensuite pourquoi les philosophes semblent détachés de la vie quotidienne !
En commettant cette erreur, les philosophes laissent toute la structure de l’être mondain tomber en morceaux, et ils ont ensuite une immense difficulté à le récupérer entièrement pour qu’il ressemble à quelque chose de la vie quotidienne que nous reconnaissons. Dans l’être-au-monde de Heidegger, à l’inverse, tout est déjà lié. Si la structure tombe en morceaux, c’est un état « déficient » ou secondaire. C’est pourquoi un monde parfaitement intégré peut être révélé par les actions les plus simples. Un stylo fait apparaître un réseau d’encre, de papier, de bureau et de lampe, et en fin de compte aussi un réseau d’autres personnes pour qui ou à qui j’écris, chacun avec ses propres desseins dans le monde. Comme Heidegger l’écrit ailleurs, une table n’est pas qu’une table : c’est une table familiale où « les garçons s’activent », la table où peut-être « a été prise autrefois telle décision avec un ami, c’est là que ce travail a été écrit jadis, que cette fête a été célébrée ». Nous sommes impliqués aussi bien socialement que matériellement. Par conséquent, pour Heidegger, tout l’être-au-monde est aussi un « être-avec » ou Mitsein. Nous cohabitons avec d’autres dans un « monde commun » ou Mitwelt.
Le vieux problème philosophique de la manière de prouver l’existence d’autres esprits a maintenant disparu. Le Dasein baigne dans le « monde commun » bien avant de s’interroger sur d’autres esprits. « Les autres sont bien plutôt ceux dont, le plus souvent, l’on ne se distingue pas soi-même, parmi lesquels l’on est soi-même aussi. » Le Mitsein reste même caractéristique d’un Dasein échoué sur une île déserte ou tentant de fuir tout le monde en vivant au sommet d’une colonne, puisque ces situations sont définies généralement par référence aux autres Dasein manquants. Le Dasein d’un stylite est encore un être-avec, mais il est un mode « déficient » (Heidegger raffole du mot) d’être-avec.
Heidegger donne un exemple qui regroupe tout. Je me promène et trouve un bateau sur le rivage. Quel être possède le bateau pour moi ? Il est improbable qu’il ne soit qu’un objet, un bateau-chose que je contemple d’un point de vue abstrait. Au contraire, je rencontre le bateau (1) comme une chose potentiellement utile, (2) dans un monde qui est un réseau de choses semblables, et (3) dans une situation où ce bateau est visiblement utile à quelqu’un, si ce n’est moi. Le bateau éclaire le matériel, le monde et le Mitsein tout à la fois. Si je veux le considérer comme un simple « objet », je le peux, mais c’est faire violence à l’être quotidien.
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Pour étendre sa recherche dans ces domaines, Sartre décida d’expérimenter personnellement certaines hallucinations. Il demanda donc au médecin Daniel Lagache, ancien camarade d’école, de l’aider à se procurer de la mescaline, une drogue synthétisée pour la première fois en 1919. Les intellectuels au mitan du siècle se bousculaient pour en avoir ; la mode culmina en 1953 avec Les Portes de la perception, célèbre étude phénoménologique d’Aldous Huxley sur ce que l’on ressent en voyant des peintures ou en écoutant de la musique sous l’emprise de la drogue. Un expérimentateur existentialiste des années 1950, Colin Wilson, a décrit sa confrontation à l’être brut : c’était « comme se réveiller dans un train et se retrouver face à un étranger dont le visage est à deux centimètres du sien ». Bien avant cela, Sartre rechercha son face-à-face avec l’être. Le Dr Lagache lui injecta la drogue et le surveilla, pendant que Sartre, toujours en bon phénoménologue, suivait l’expérience de l’intérieur et prenait des notes.
Le résultat fut dramatique. Alors que l’aventure de la drogue chez Huxley devait le plonger dans l’extase et la mystique, et que celle d’un assistant du Dr Lagache l’avait fait gambader dans des prairies imaginaires avec des danseuses exotiques, le cerveau de Sartre le propulsa dans un grouillement infernal de serpents, de poissons, de vautours, de crapauds, de scarabées et de crustacés. Pire, les bestioles refusèrent de s’en aller après. Pendant des mois, des créatures semblables à des homards le suivirent jusqu’à la limite de son champ de vision, et dans la rue les façades des maisons le dévisageaient avec des yeux humains.
Il intégra relativement peu de choses de son expérience de la drogue dans ses études de l’imagination, peut-être parce qu’il craignit un moment de perdre la tête. Mais il s’en servit pour d’autres travaux, dont l’histoire de « La chambre » de 1937 et Les Séquestrés d’Altona, pièce de 1959 – décrivant tous deux des hommes jeunes en proie à des monstres hallucinatoires – ainsi que dans un article à moitié fictionnel de 1938, « Nourritures ». Ce dernier se fonde à la fois sur l’imagerie issue de la mescaline et un voyage de 1936 en Italie. Le narrateur, se promenant seul à Naples par une journée très chaude, voit des choses terrifiantes : un enfant en guenilles ramasse dans une rigole boueuse une tranche de pastèque bourdonnant de mouches et la mange. Par une porte ouverte, il aperçoit un homme agenouillé devant une petite fille. Pendant qu’elle dit « papa, mon papa », il lui soulève la robe et mord « comme du pain ses fesses grises ». Le narrateur de Sartre est submergé par la nausée – mais avec elle vient l’idée que rien dans le monde n’a la moindre nécessité. Tout est « contingent » et aurait pu se produire autrement. La révélation l’horrifie.
L’idée de « contingence » doit être venue plus tôt chez Sartre, car il rassemblait des notes à ce sujet depuis quelque temps, d’abord dans un carnet vierge qu’il dit avoir trouvé opportunément dans le métro et qui affichait en couverture une publicité pour les « suppositoires Midy ». Ces notes débouchèrent à Berlin sur le premier jet d’un roman auquel il donna le titre provisoire de Melancholia et qui allait devenir La Nausée, l’histoire de l’écrivain Antoine Roquentin et de ses dérives à Bouville – le roman que je devais découvrir à seize ans.
Au départ, Roquentin est venu dans cette morne ville côtière sur les traces d’un courtisan du XVIIIe siècle, le marquis de Rollebon, dont les archives se trouvent à la bibliothèque municipale. Sa carrière était une suite de folles aventures et aurait été un cadeau pour n’importe quel biographe, sauf que Roquentin n’arrive plus alors à écrire. Il a découvert que cette vie n’a rien à voir avec ces fanfaronnades et ne veut pas falsifier la réalité. En fait, c’est Roquentin lui-même qui est à la dérive. À défaut de routine ou de famille qui structure la vie de la plupart, il passe ses journées à la bibliothèque, ou déambule, boit de la bière dans un café en écoutant du ragtime sur un phonographe. Il regarde les habitants mener leurs affaires bourgeoises ordinaires. La vie ressemble à un morceau de pâte lisse, caractérisée uniquement par la contingence, non par la nécessité. Cette prise de conscience se fait par étapes régulières, comme des vagues, et submerge à chaque fois Roquentin d’une nausée qui semble s’attacher aux objets eux-mêmes – au monde extérieur. Il ramasse un galet pour le lancer dans la mer, mais sent dans sa main une sorte de masse sphérique répugnante. Il entre dans une chambre mais le loquet de la porte devient un objet froid. Au café, son habituel verre de bière, au bord biseauté et incrusté d’un écusson de brasserie étincelant, devient pour lui horrible et contingent. Il tente de fixer phénoménologiquement ces expériences dans un journal : « Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c’est cela qui a changé. »
Finalement, en regardant le « cuir bouilli » d’un marronnier dans un parc municipal et sentant revenir la nausée, Roquentin se rend compte que ce n’est pas seulement l’arbre mais l’être de l’arbre qui l’inquiète. C’est la façon dont, inexplicablement et sans raison, il se trouve simplement là, refuse de faire sens ou de s’estomper lui-même. C’est cela, la contingence : l’eccéité aléatoire et scandaleuse des choses. Roquentin réalise qu’il ne peut plus voir le monde comme avant et qu’il n’achèvera jamais sa biographie de Rollebon parce qu’il ne peut pas inventer des aventures. Pour le moment, il ne peut plus grand-chose :
Je me laissai aller sur le banc, étourdi, assommé par cette profusion d’êtres sans origine : partout des éclosions, des épanouissements, mes oreilles bourdonnaient d’existence, ma chair elle-même palpitait et s’entrouvrait, s’abandonnait au bourgeonnement universel.
Il a quelques moments de répit, et cela se produit quand il écoute dans son café préféré le disque d’une femme (sans doute Sophie Tucker) chantant du jazz mélancolique, Some of These Days. Il commence par une introduction délicate au piano qui enchaîne sur la voix chaude de la chanteuse ; pendant quelques minutes, tout va bien dans le monde de Roquentin. Une note entraîne l’autre : aucune ne pourrait être différente. La chanson a une nécessité, et elle confère par conséquent aussi une nécessité à l’existence de Roquentin. Tout tient en équilibre et en harmonie : quand il porte le verre à ses lèvres, le « mouvement de [s]on bras [se déploie] comme un thème majestueux » et il le repose sans le renverser. Ses gestes glissent, comme ceux d’un athlète ou d’un musicien, jusqu’à la fin de la chanson, et tout s’effondre.
Quand le roman se termine, Roquentin cherche sa voie dans cette vision de l’art comme source de nécessité. Il décide de partir pour Paris, afin d’écrire – non pas une biographie, mais une autre sorte de livre qui serait « belle et dure comme de l’acier » et « fasse honte aux gens de leur existence ». Sartre se dit plus tard que cette solution était peut-être un peu trop facile ; l’art peut-il vraiment nous préserver du chaos de la vie ? Mais il donne à Roquentin un quelque part pour aller dans ce qui aurait pu être autrement un roman sans fin, inachevé, des « éclosions, des épanouissements » en tous sens. Comme nous le verrons ensuite, tout ce qui permettait à Sartre de finir un livre mérite un coup de chapeau.
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L’Être et le Néant partage autre chose avec Être et Temps : il est inachevé. Les deux œuvres se terminent en faisant miroiter la perspective d’une seconde partie qui complétera le propos du livre. Heidegger promet de démontrer son point ultime, à savoir que le sens de l’être est temps. Sartre promet de donner les fondements d’une éthique existentialiste. Ni l’un ni l’autre ne tient sa promesse. Dans L’Être et le Néant, nous avons un long examen de la liberté humaine, précisément élaboré sur la base d’une vision simple. Sartre prétend que la liberté nous terrifie, mais nous ne pouvons y échapper, parce que nous sommes elle.
Pour arriver là, il commence par tout diviser en deux domaines. L’un est celui du pour-soi, qui se définit uniquement par le fait qu’il est libre. C’est nous : c’est là que nous trouvons la conscience. L’autre domaine est celui de l’en-soi, où nous trouvons tout le reste : cailloux, canifs, balles, voitures, racines. (Sartre ne parle guère des autres animaux, mais eux aussi, des éponges aux chimpanzés, semblent relever pour la plupart de ce groupe.) Ces entités n’ont pas de décisions à prendre : elles n’ont qu’à être elles-mêmes.
Pour Sartre, l’en-soi et le pour-soi sont aussi opposés que la matière et l’antimatière. Au moins Heidegger parle-t-il du Dasein comme d’une sorte d’étant, tandis que pour Sartre le pour-soi n’est pas du tout un étant. D’une formule mémorable, Gabriel Marcel a décrit le néant sartrien comme une « poche d’air au cœur de l’être en soi ». C’est un « néant », un vide dans le monde. Il est cependant un néant actif et spécifique – le genre de néant qui sort et joue au football.
La notion de néant spécifique paraît étrange, mais Sartre l’explique par un épisode de la vie des cafés à Paris. Imaginons, dit-il, que j’aie donné rendez-vous à mon ami Pierre dans un café à seize heures. J’ai quinze minutes de retard. Je regarde autour de moi, inquiet : Pierre est-il encore ici ? Je perçois des tas d’autres choses : consommateurs, tables, glaces et lumières, l’atmosphère enfumée du café, des bruits de vaisselle et le brouhaha général. Mais pas de Pierre. Toutes ces autres choses forment un fond sur quoi se détache un fait clair et net : l’Absence de Pierre. On pense à ces femmes tchèques qui disparurent du Flore : leur absence est bien plus éloquente et flagrante que ne l’a jamais été leur présence habituelle.
Sartre offre un exemple plus léger : je regarde dans mon portefeuille et j’y trouve treize cents francs. Cela paraît bien. Mais si je m’attendais à y trouver quinze cents francs, ce qui surgit de mon portefeuille, c’est le non-être de deux cents francs. Une bonne blague, adaptée du Ninotchka d’Ernst Lubitsch, en est une bonne illustration. (Pardon à l’adaptateur que je n’ai pu identifier.) Jean-Paul Sartre entre dans un café, et le garçon lui demande ce qu’il souhaite : « Un café avec du sucre mais sans crème. » Le garçon s’éloigne, puis revient en s’excusant : « Désolé, monsieur Sartre, nous n’avons plus de crème. Que diriez-vous d’un café sans lait ? » La blague tourne autour de l’idée que l’Absence de crème et l’Absence de lait sont deux négativités définies, de même que la crème et le lait sont deux positivités définies.
C’est une idée singulière, mais ce que vise Sartre, c’est la structure de l’intentionnalité husserlienne, où la conscience n’est qu’un « à-propos-de » sans substance. Ma conscience est spécifiquement mienne, mais elle n’a pas d’être réel : elle n’est que sa tendance à aller vers les choses. Si je m’examine et semble voir une masse de qualités solidifiées, de traits de personnalité, de tendances, de limites, de reliques de blessures passées, etc., qui cernent mon identité, j’oublie qu’aucune ne saurait me définir. Dans un retournement du « je pense, donc je suis » de Descartes, Sartre soutient en fait « Je ne suis rien, donc je suis libre ».
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Certes, Wright cessa d’écrire des romans après cela. (De même qu’Ellison.) En revanche, il écrivit des livres de voyage et de reportage, notamment The Color Curtain (Le Rideau de couleur) à propos de la conférence des pays en voie de développement de Bandung, en avril 1955, et White Man, Listen ! (Écoute, homme blanc !) en 1957, consacré aux individus occidentalisés en Asie, en Afrique et aux Antilles, à « ces transfuges solitaires qui mènent une vie précaire aux marges abruptes de maintes cultures ». Sa sympathie pour les asociaux ne devait jamais décliner : elle migra simplement vers la non-fiction.
Le 19 septembre 1956, Wright prit la parole au 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs qui se déroula à la Sorbonne. Il fut le seul orateur à attirer l’attention sur l’absence presque totale de femmes dans le débat. Il souligna combien les grands thèmes du congrès étaient proches de ceux que Simone de Beauvoir avait explorés dans Le Deuxième Sexe : luttes de pouvoir, regard aliéné, conscience de soi et construction de mythes oppressifs. Les militants féministes et antiracistes partageaient aussi le souci existentialiste de l’action : la conviction que le statu quo pouvait être compris en termes intellectuels, mais qu’il ne devait pas être accepté dans la vie.
Entre-temps, Le Deuxième Sexe avait eu des effets plus puissants que jamais sur les femmes du monde entier. Les auteurs d’une émission télévisée de 1989 et d’un livre intitulé Daughters of de Beauvoir (Les filles de Simone de Beauvoir) ont recueilli les histoires de femmes dont la lecture de son œuvre a transformé la vie dans les années 1950 à 1970. Ainsi d’Angie Pegg, femme au foyer d’une petite ville de l’Essex qui trouva The Second Sex par hasard dans une librairie et le lut jusqu’à quatre heures du matin. Elle se plongea d’abord dans le chapitre qui explique comment les travaux ménagers isolent les femmes du monde, avant de lire le reste. Jusque-là, Pegg avait cru être la seule à se sentir déconnectée de la vie à cause de la façon dont elle occupait ses journées ; Beauvoir lui fit comprendre que tel n’était pas le cas, et lui montra pourquoi elle ressentait cela. Encore un de ces livres dont la découverte change la vie, comme Sartre et Levinas quand ils découvrirent Husserl. Au matin, Pegg décida de changer de cap. Elle abandonna serpillière et plumeau puis entra à l’université pour étudier la philosophie.
Outre Le Deuxième Sexe, beaucoup de femmes puisèrent leur inspiration dans les quatre volumes autobiographiques de Beauvoir inaugurés en 1958 par les Mémoires d’une jeune fille rangée, suivis de Tout compte fait en 1972. Margaret Walters, qui grandit en Australie, fut captivée par le ton confiant et le contenu de ces livres. Ils relataient l’histoire épique d’une femme en quête de liberté – et la trouvant. Les femmes formant des couples traditionnels furent particulièrement intriguées par la façon dont Beauvoir évoquait ses relations avec Sartre et d’autres amants. Kate Millett, qui devint à son tour une féministe en vue, se souvient d’avoir alors pensé : « Elle vit à Paris, menant cette vie. Un esprit courageux et indépendant, elle est en gros ce que je voudrais être, ici à Podunk. » Elle admira aussi l’engagement politique de Beauvoir et Sartre : « Ce que tous deux représentaient, c’était l’aventure consistant à essayer de mener une vie éthique, essayer de vivre en conformité à une politique éthique radicale, laquelle ne se réduit pas à la bible de la gauche : il faut inventer en permanence une éthique de situation. Et c’est une aventure. »
Simone de Beauvoir amena les femmes à opérer dans leurs vies des changements si drastiques au fil de ces décennies que, inévitablement, certaines eurent le sentiment d’avoir jeté trop de choses par-dessus bord. Une des interviewées, Joyce Goodfellow, raconte qu’elle abandonna sa vie de couple pour exercer une activité régulière mais terne. Elle finit par devenir une femme totalement libre – et une mère célibataire, aux prises avec la pauvreté et la solitude des années durant. « Ce que vous lisez influence réellement votre vie », dit-elle avec une ironie désabusée.
Vos lectures influencent votre vie : l’histoire de l’existentialisme tel qu’il se propagea à travers le monde dans les années 1950 et 1960 le confirme plus que toute autre philosophie moderne. En nourrissant le féminisme, les droits des gays, l’abolition des barrières de classe ainsi que les luttes antiracistes et anticoloniales, il contribua à modifier de manière fondamentale la base même de notre existence. Dans le même temps, beaucoup furent invités à se mettre en quête de formes de libération plus personnelles. Sartre avait appelé de ses vœux une nouvelle psychothérapie existentialiste : celle-ci s’imposa dans les années 1950, avec des thérapeutes qui cherchaient à traiter les patients comme des individus aux prises avec des questions de sens et de choix plutôt que de simples ensembles de symptômes. Les psychiatres suisses Medard Boss et Ludwig Binswanger mirent au point la « Daseinsanalyse » en s’inspirant des idées de Heidegger ; par la suite, les idées de Sartre eurent plus d’influence aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Rollo May et Irvin Yalom travaillèrent dans un cadre ouvertement existentialiste tandis que des idées semblables guidèrent des « antipsychiatres » comme R. D. Laing aussi bien que le « logothérapeute » Viktor Frankl, que ses expériences dans un camp de concentration nazi avaient conduit à conclure que le besoin humain de sens était presque aussi vital que le besoin de vivres et de sommeil.
Ces mouvements puisaient leur énergie dans un désir plus général de sens et d’autoréalisation chez les jeunes, surtout en Amérique. Après la guerre, beaucoup avaient choisi une vie aussi paisible que possible, mesurant la valeur d’un travail stable et d’une maison de banlieue avec verdure et bon air. Certains anciens combattants eurent du mal à s’adapter, mais beaucoup souhaitaient seulement jouir de ce que le monde avait de bon. Leurs enfants grandirent avec les avantages de cette vie mais ensuite, entrant dans l’adolescence, se demandèrent s’il n’y avait pas autre chose dans la vie que tondre la pelouse et adresser des signes de la main aux voisins. Ils se révoltèrent contre l’ordre politique étriqué de l’Amérique de la guerre froide, avec son mélange de confort et de paranoïa. Quand ils lurent le roman de J. D. Salinger, L’Attrape-cœurs (The Catcher in the Rye), paru en 1951, ils décidèrent que, comme son héros Holden Caulfield, ils voulaient être tout sauf factices.
Suivit une décennie où la littérature, le théâtre et le cinéma furent envahis par ce qu’on pourrait appeler les « drames de l’authenticité » : des écrivains Beat, avec leurs riffs sur l’agitation ou l’addiction, aux films sur la désaffection d’une génération comme La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause, 1955), ou en France À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard. L’existentialisme était parfois reconnu, ne serait-ce qu’ironiquement. Les Tricheurs de Marcel Carné (1958) est une fable où deux jeunes nihilistes de la Rive Gauche sont tellement bohèmes qu’ils ne remarquent pas qu’ils tombent amoureux et qu’ils auraient dû plutôt contracter un mariage bourgeois. Dans Drôle de frimousse (Funny Face, 1957), le personnage d’Audrey Hepburn entre dans un night-club parisien à la recherche d’un philosophe célèbre, se laisse emporter par la musique et se livre à une danse existentialiste sauvage. Mais elle aussi finit par choisir la sécurité du mariage avec un Fred Astaire vieillissant.
D’autres films et romans suivent une ligne plus dure, refusant de se ranger. L’Homme au complet gris (The Man in the Gray Flannel Suit, 1955), de Sloan Wilson, est un chef-d’œuvre mineur de cette époque. Son héros, ancien combattant, s’efforce de s’intégrer dans le monde de la banlieue et de l’entreprise où il est censé travailler de longues heures à des tâches qui n’ont aucun sens. Il finit par se décider pour un mode de vie plus authentique, rejetant la sécurité. Le titre finit par devenir un genre d’« accroche », surtout après son adaptation au cinéma avec Gregory Peck. Les cadres, devait raconter Sloan Wilson, se mirent à porter au travail des habits de sport (identiques) plutôt que des complets gris à seule fin de prouver qu’eux, à la différence des autres conformistes, étaient des individus libres et authentiques.
1984, le roman de George Orwell paru en 1949, avait établi un lien capital entre la culture conformiste et le contrôle technique ; d’autres auteurs devaient alors reprendre ce thème. One, le roman peu connu de David Karp (1953), a pour cadre une société qui impose une complète uniformité psychologique. Le héros est arrêté parce que l’État détecte en lui des signes d’individualisme si subtils que lui-même ne les avait pas remarqués. Il est rééduqué de force, quoiqu’en douceur par un processus non pas conflictuel, mais apaisant et médicalisé qui n’en est que plus terrifiant.
D’autres drames devaient aussi lier la peur de la technologie à la crainte que les hommes soient réduits à l’état de créatures semblables à des fourmis, sans pouvoir ni valeur. Dans un chapitre antérieur sur Heidegger, j’ai parlé de l’un de mes films préférés, L’homme qui rétrécit (The Incredible Shrinking Man, 1957), lequel relève de l’horreur technologique aussi bien que du drame existentiel. Tout commence quand le héros est exposé en mer à un nuage de retombées radioactives. De retour chez lui, il commence à décroître, perdant taille et dignité jusqu’à ressembler à un grain de poussière. Il n’y peut rien, même s’il utilise tous les outils et instruments à sa disposition pour survivre. À la fin, il n’est qu’un minuscule personnage dans l’herbe, contemplant l’immensité de l’univers. D’autres films des années 1950 relient pareillement les terreurs jumelles heideggériennes : l’authenticité perdue et l’étrangeté de la technique. D’aucuns, comme L’Invasion des profanateurs de sépulture (The Invasion of the Body Snatchers, 1956), sont plus souvent perçus comme de simples expressions de l’anticommunisme de la guerre froide. Dans des films comme Godzilla et Des monstres attaquent la ville (Them !), tous deux de 1954, calamars, sangsues, scorpions, crabes, fourmis radioactives et autres créatures cauchemardesques s’échappent d’une terre dévastée et violée pour se venger. Il est fascinant de lire la conférence de Heidegger, « La question de la technique », où il évoque ce qu’il y a de terrible et de monstrueux chez l’homme, la violation de la terre et l’épuisement des ressources, en songeant que la version publiée est sortie la même année que Godzilla.
Parallèlement aux fictions, apparut un genre de non-fiction inédit d’une nouvelle espèce d’auteur : le sociologue, psychologue ou philosophe comme rebelle existentialiste. David Riesman ouvrit la voie en 1950 avec son étude de l’aliénation moderne, La Foule solitaire (The Lonely Crowd). À la vague de 1956 se rattachent Irving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi (The Presentation of Self in Everyday Life) ; William Whyte, Organization Man, et Paul Goodman, Growing Up Absurd. L’ouvrage de non-fiction existentialiste le plus marquant fut cependant écrit un peu plus tard par un membre de la vieille garde : Hannah Arendt. Paru en 1963, Eichmann à Jérusalem parut d’abord dans le New Yorker sous la forme d’articles : il traite du procès d’Adolf Eichmann, organisateur de l’Holocauste. Ayant suivi le procès et observé ses réponses curieusement creuses, Arendt finit par voir en lui la quintessence de l’Homme en costume gris. Pour elle, il n’était qu’un stupide bureaucrate sous l’emprise du « on » heideggérien au point d’en perdre toute individualité et toute responsabilité humaines : c’est ce phénomène qu’elle définit comme la « banalité du mal ». Son interprétation suscita la controverse, comme d’autres aspects du livre, mais elle fascina un public qui était désormais dans un état de panique morale, non pas à propos des croyances extrémistes, mais de leurs contraires : le conformisme sans visage et stupide. En partie en réponse au travail d’Arendt, des chercheurs comme Stanley Milgram et Phillip Zimbardo mirent au point des expériences pour étudier jusqu’où les gens étaient prêts à obéir aux ordres. Les résultats furent alarmants : apparemment, tout le monde, ou presque, était disposé à infliger des tortures pour peu que l’ordre vînt de quelqu’un qui eût assez d’autorité.
Toutes les polémiques contre l’inauthenticité ne furent pas aussi soigneusement pensées. Le romancier Norman Mailer – le seul grand auteur américain à se réclamer explicitement de l’existentialisme – consacra son essai de 1957, « Le Nègre blanc », à un personnage en qui il louait
l’existentialiste américain, le hipster, celui qui sait que si notre condition collective implique une mort instantanée du fait d’une guerre atomique, ou une mort relativement rapide planifiée par l’État dans l’univers concentrationnaire, ou encore une mort lente par l’effet de ce conformisme qui réprime tout instinct créatif et rebelle […], si le destin de l’homme du XXe siècle est de vivre, de l’adolescence à la sénilité précoce, avec la mort pour compagne, la seule façon de fournir une réponse ne consisterait-elle pas à accepter ses conditions ? Vivre cette mort comme un danger immédiat ? Divorcer d’avec la société ? Exister sans racines et partir pour cette exploration des impératifs indociles du soi ? Bref, peu importe que cette vie soit criminelle, il s’agit d’encourager le psychopathe qui est en soi.
Mailer semble avoir décidé de mettre cela en pratique. Ayant annoncé son projet de se présenter à la mairie de New York en 1960 sur un « ticket » existentialiste, il dut renoncer après avoir poignardé sa femme Adele, sous l’effet de l’alcool, lors de la soirée de lancement de sa campagne. Il se présenta de nouveau à la mairie en 1969, mais pas comme existentialiste. Son intelligence de la théorie philosophique paraît être toujours demeurée superficielle. Quand l’écrivain anglais, Colin Wilson, légèrement mieux informé, lui demanda ce que l’existentialisme signifiait pour lui, il fit un vague geste de la main et répondit : « Oh, une façon d’improviser à l’oreille. » Sa biographe Mary V. Dearborn a suggéré que, contrairement à ce qu’il aimait à dire, sa connaissance du sujet venait non pas de L’Être et le Néant, qui n’avait pas encore été traduit, mais d’une production à Broadway de Huis clos et d’une lecture cursive d’Irrational Man, un bon ouvrage de vulgarisation publié en 1958 par William Barrett – professeur de philosophie qui avait écrit sur Sartre dans la Partisan Review.
Le livre de William Barrett eut une grande influence ; il sortit en librairie peu après un autre best-seller publié en 1956 par Walter Kaufmann, Existentialism from Dostoevsky to Sartre. Il s’agissait de morceaux choisis de Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Jaspers, Heidegger, Sartre et Camus, avec des « paraboles » de Franz Kafka, le tout introduit par le maître d’œuvre qui définissait l’existentialisme comme une série de « révoltes contre la philosophie traditionnelle », œuvre d’auteurs partageant un « individualisme ardent ». Les ouvrages de Kaufmann et de Barrett furent tous deux des succès de librairie et alimentèrent la curiosité pour les textes originaux, qui commencèrent enfin à sortir en traduction. Le Deuxième Sexe de Beauvoir sortit en anglais dès 1953 ; Le Mythe de Sisyphe, en 1955, après d’autres traductions de romans de Camus. Puis, en 1956, ce fut le gros morceau, L’Être et le Néant, traduit par Hazel Barnes et montrant un Sartre monumental au meilleur de lui-même. Barnes enchaîna par des livres comparant la pensée existentialiste à d’autres traditions, dont le bouddhisme zen, autre mode de l’époque. Elle réalisa aussi une série télévisée en 1961, Self-Encounter : a Study in Existentialism, expliquant les thèmes philosophiques par de petits extraits de pièces existentialistes. C’était une magnifique idée, même si, dans ses Mémoires, Barnes rapporte que la série fut marquée par un incident tragique. Dans l’un des drames, un acteur jouait un médecin réfléchissant à la mort. Le lendemain du tournage, l’acteur aperçut un chaton perché au sommet d’un poteau téléphonique et grimpa pour le sauver. Il toucha un fil sous tension et mourut.
Outre-Atlantique, l’existentialisme faisait désormais rage aux États-Unis, alors que la Grande-Bretagne se montrait plus prudente. Les philosophes professionnels des deux pays étaient de longue date dissuadés par le positiviste logique Rudolf Carnap, émigré allemand installé aux États-Unis qui avait écrit en 1932 un article raillant des expressions heideggériennes comme das Nichts nichtet, « le néant néantise ». Son attaque traça une ligne qui continue de départager la « philosophie anglo-américaine » de la « philosophie continentale ». Les lecteurs profanes n’en avaient cure et trouvèrent l’existentialisme stimulant, mais en Angleterre il leur fallut aussi surmonter d’autres obstacles culturels. Comme le fit remarquer Iris Murdoch, première vulgarisatrice de ce courant dans le pays, les Anglais étaient habitués aux idées nées d’un monde « où l’on joue au cricket, où l’on fait des cakes, où les décisions sont simples, où l’on se souvient de son enfance, où l’on va au cirque », alors que les existentialistes venaient d’un monde dans lequel on commet de grands péchés, tombe amoureux ou adhère au Parti communiste. Au fil des années 1950, cependant, les jeunes Anglais s’aperçurent que le péché et la politique pouvaient être plus amusants que les gâteaux.
Iris Murdoch les encouragea. Elle-même avait été ravie par sa première rencontre avec Sartre, en 1945, alors qu’elle travaillait à Bruxelles, s’occupant des réfugiés, pour l’Administration des Nations unies pour les secours et la reconstruction (UNRRA). Elle l’écouta en conférence, lui fit signer un exemplaire de L’Être et le Néant, puis écrivit à un ami : « L’excitation – je n’avais rien connu de tel depuis la découverte de Keats & Shelley & Coleridge, quand j’étais toute jeune. » Si, plus tard, elle devait largement abandonner l’existentialisme, elle fit alors beaucoup pour sa diffusion. Elle donna des conférences, écrivit le premier livre sur Sartre en 1953, introduisit des fioritures existentialistes dans son premier roman Under the Net (Sous le filet), et donna elle-même l’exemple en s’adonnant à l’amour libre et à une vie bisexuelle.
La carrière universitaire d’Iris Murdoch à Oxford et ses tons patriciens (elle prononçait « philosophy » phlossofeh, et « literature » litch-cha) limitèrent son audience à une époque où les structures sociales anglaises traditionnelles étaient minées d’en bas par les Angry Young Men (Jeunes hommes en colère), avec leurs attitudes insolentes et leurs accents régionaux. Pour les Parisiens prétentieux il était difficile de se mesurer à eux avant qu’un existentialiste anglais très différent n’explose littéralement sur scène en 1956, l’année des miracles existentialistes.
Originaire de Leicester, dans les Midlands, il s’appelait Colin Wilson et n’était pas passé par l’université. Son livre s’intitulait The Outsider, en hommage à Camus et entraînait ses lecteurs dans une revue des personnages d’« étrangers » ou de « marginaux » dans la littérature moderne, de Dostoïevski, H. G. Wells, T. E. Lawrence jusqu’au Roquentin de Sartre et au Meursault de Camus en passant par les épanchements du danseur perturbé Vaslav Nijinski. Les sources étaient éclectiques, le ton hardi, les idées audacieuses et le défi à l’académisme évident. Le succès de librairie fut immense.
Que Wilson lui-même fût un rêve de publiciste facilita les choses. À moins de vingt-cinq ans, c’était un beau jeune homme avec une abondante chevelure qui lui couvrait le front, un menton énergique, des lèvres boudeuses et un col roulé existentialiste en grosse laine. Issu d’un milieu déshérité, il avait quitté Leicester pour frayer avec les poètes et les beatniks des années 1950 à Londres. Sans le sou, il passa l’été 1954 sous la tente à Hampstead Heath, avec deux sacs de couchage : tous les jours, il se rendait en vélo à la bibliothèque du British Museum et laissait son sac à dos au vestiaire pour travailler à un roman dans la salle de lecture circulaire. Cet hiver-là, il loua une chambre à New Cross et passa un Noël solitaire en lisant L’Étranger de Camus. Impressionné par la vie de Meursault, « fumant, faisant l’amour et se prélassant au soleil », il décida d’écrire un livre sur les outsiders de la vie moderne, tous ces jeunes hommes qui rêvaient aux marges de la philosophie et des arts, en quête de sens ou trouvant du sens dans l’absurde. Quand le musée rouvrit, Wilson commanda des piles de livres et écrivit son manuscrit dans une fièvre inspirée. Il trouva un éditeur en la personne de Victor Gollancz, qui l’emmena déjeuner pour fêter leur accord et déclara (rapporte Wilson) : « Je crois qu’il est fort possible que vous soyez un homme de génie. » Wilson en était ravi : « C’était une conclusion à laquelle j’étais arrivé des années plus tôt, mais c’était agréable d’en entendre la confirmation. »
Les éditeurs furent encore plus heureux d’entendre l’histoire de Hampstead Heath et de promouvoir l’aventure irrésistible du jeune et beau vagabond couchant la nuit sous un arbre et écrivant de jour sous la coupole vénérable du musée. Quand les journalistes répandirent la légende suivant laquelle Wilson avait écrit ce livre en dormant dans la rue, personne ne les corrigea, alors même qu’il était désormais installé dans un appartement à Notting Hill. Le premier tirage de 5 000 exemplaires fut épuisé en quelques heures. La critique s’extasia. Punch publia une parodie qui, « avec de fréquentes citations de livres que nous avons déjà lus, mais aussi de certains qui n’ont pas encore été écrits », montrait comment l’Alice de Lewis Carroll se transforme d’Outsider en Insider en se glissant dans le monde du miroir. Ce faisant, « l’existentialisme se change en inexistentialisme et, dans les mots du Swami Oompah, le Multiple devient Davantage ».
Puis il y eut un retour de bâton. Un correspondant écrivit au Times Literary Supplement pour signaler vingt-six erreurs graves et deux cent trois erreurs mineures dans les nombreuses citations de Wilson. Puis le Daily Mail réussit à mettre la main sur des extraits de son journal intime, avec des déclarations du genre : « Je suis le grand génie littéraire de notre siècle. » Le public anglais peut bien accueillir dans son sein un intellectuel d’occasion mais il attend en retour un minimum d’autodérision. S’ensuivit alors le spectacle peu édifiant du marginal à qui l’on rappela avec fermeté sa marginalité. Les critiques de l’establishment le renvoyèrent à son trou perdu. Il se réfugia alors à la campagne.
The Outsider est assurément un livre excentrique, qui révèle une lecture hâtive et partielle de ses sources. Il n’en possède pas moins souffle et conviction et a marqué profondément de nombreux lecteurs – surtout ceux qui, comme Wilson lui-même, n’avaient pas eu les privilèges d’une éducation canonique mais étaient intelligents et, forts d’une nouvelle assurance, avides d’explorer les idées culturelles et de questionner le monde. C’était un livre sur les outsiders pour les outsiders. Parmi ces lecteurs, se trouvait mon père, garçon des Midlands né la même année que Wilson et partageant sa curiosité et son optimisme. À l’en croire, The Outsider fut une des rares sources de lumière en Grande-Bretagne durant cette période glauque de l’après-guerre.
Wilson invita ses lecteurs à prendre ses écrits pour eux. Parlant de sa pensée comme du « nouvel existentialisme », il lui donna un tour porteur de vie, voire extatique. Dans son autobiographie, il révèle que, adolescent, il avait été près de se suicider, mais avait renoncé à passer à l’acte. Au moment de choisir de vivre, il avait fait une expérience irrésistible : « J’entrevis la richesse immense et merveilleuse de la réalité, s’étendant aux horizons lointains. » Il essaie de communiquer dans ses livres ce sentiment que la vie en vaut la peine, estimant que les vieux existentialistes avaient commis une erreur en portant un regard trop sombre sur la vie. Dans des livres ultérieurs, cette vision des possibilités humaines l’amena à aborder toute une gamme de sujets essentiellement unis par leur manque total de respectabilité intellectuelle : le meurtre, l’occulte et la sexualité. Cela ne servit pas sa réputation, mais lui apporta des lecteurs. Il écrivit aussi des thrillers et de la science-fiction, même si le plus séduisant de ses romans reste son récit autobiographique, Adrift in Soho (1961) : l’histoire d’un jeune innocent qui entre dans la bohème londonienne et se rend dans ses soirées et tient des propos du genre : « J’ai la flemme d’appeler tout le monde par son nom. Les hommes, ce sera petit père, et les femmes, chérie. »
Wilson eut une vie longue et productive. Jamais il ne renonça même lorsque les éditeurs se joignirent aux critiques et lui retirèrent leurs faveurs. Il se mua en vieil homme courroucé, vitupérant contre quiconque osait douter de lui : par exemple Humphrey Carpenter, qui lui rendit visite alors qu’il préparait un livre sur les Angry Young Men. À Brad Spurgeon, interlocuteur plus bienveillant, Wilson prétendit que Carpenter s’était endormi sur le canapé alors qu’il parlait de phénoménologie. Cela paraît invraisemblable : comment pourrait-on s’assoupir en pleine discussion sur la phénoménologie ?
L’histoire de Colin Wilson est édifiante. Retirez la vanité juvénile et les redoutables talents en société, il reste le triste sort potentiel d’individus que leur passion des idées conduit à écrire frénétiquement sur ce qu’ils aiment. Avec son toupet, sa gaucherie kierkegaardienne et son « individualisme fervent », Colin Wilson résume peut-être mieux que personne l’esprit de la rébellion existentialiste à la fin des années 1950.
Iris Murdoch fut une des rares critiques à lui montrer une certaine sympathie après l’explosion d’Outsider : si elle le tenait pour un âne, elle écrivit dans le Manchester Guardian qu’elle préférait son « impétuosité » à la « sécheresse » pédantesque de philosophes mieux établis. Elle aussi avait tendance à répandre généreusement mots et idées. En 1961, elle écrivit une sorte de manifeste, « Contre la sécheresse », où elle pressait les auteurs d’abandonner les « petits mythes, jouets et cristaux » de la belle écriture, autrefois à la mode, pour renouer avec la tâche du véritable écrivain qui est d’explorer comment on peut être libre et bien se conduire dans un monde compliqué, dans la riche « densité » de la vie.
Même quand les existentialistes allèrent trop loin, écrivirent trop, se relurent trop peu, se répandirent en allégations pompeuses ou se déshonorèrent d’une autre façon, force est de reconnaître qu’ils restèrent en contact avec la densité de la vie et posèrent des questions importantes. Donnez-moi ça chaque jour, et gardez les jolies babioles pour le manteau de cheminée.
Dans les années 1960, les universitaires avaient conscience d’un changement. J. Glenn Gray, heideggérien qui enseignait la philosophie au Colorado College, donna en mai 1965 au Harper’s Magazine un article intitulé, « Salvation on the Campus : why existentialism is capturing the students » (Salut sur le campus : pourquoi l’existentialisme séduit les étudiants). Il avait remarqué que, dernièrement, les étudiants semblaient plus fascinés que jamais par tout philosophe incarnant la rébellion et l’authenticité, tel Socrate, mort pour sa liberté intellectuelle. Ils aimaient les existentialistes et, surtout, l’idée sartrienne de « mauvaise foi ». « J’en ai assez de ma suffisance ! », s’exclama un jour un étudiant. Les meilleurs étaient aussi les plus enclins à abandonner pour disparaître en quête d’un chemin qui eût davantage de sens. Gray s’inquiéta, surtout quand un jeune homme brillant refusa toute aide pour entrer en troisième cycle à l’université et s’en alla à la dérive, vivovant de petits travaux de-ci de-là.
Gray n’avait aucun mal à comprendre le besoin de liberté et de « réel » : c’est lui qui avait prédit, dans son village italien au cours de la guerre, que les vieilles philosophies avaient peu à offrir au monde d’après guerre et que tout était à réinventer. Mais quand près d’une génération plus tard, les gens en tirèrent les conséquences, sa crainte pour leur avenir prima la tentation de s’en réjouir.
Gray fut l’un des premiers à remarquer comment une forme de vulgarisation existentialiste alimentait une contre-culture en plein essor. Elle ajouta sa terminologie et son énergie transformatrice au grand changement social qui s’ensuivit, avec l’essor du gauchisme estudiantin, les hippies itinérants, les réfractaires refusant d’aller combattre au Vietnam et tous ceux qui eurent recours à des drogues hallucinogènes ou s’abandonnèrent aux expériences sexuelles débridées. Un idéalisme sans borne et plein d’espoir imprégnait ses styles de vie : ces gens n’étaient pas « secs », aurait pu dire Iris Murdoch. Qu’ils aient glissé ou non dans leurs poches des volumes de Camus, Beauvoir ou Sartre, ils faisaient leur le double engagement sartrien fait de liberté personnelle et de militantisme politique. Quand les étudiants occupant la Sorbonne acclamèrent Sartre en mai 1968 (avec quelques sifflets effrontés, il est vrai), c’est cela qu’ils saluèrent.
Les manifestations d’étudiants, les grèves, les occupations et la libération sexuelle – les love-ins et les be-ins – des années 1960 constituent un long moment historique que l’on pourrait montrer du doigt en concluant que l’existentialisme avait accompli sa mission. La libération s’était produite ; l’existentialisme pouvait se retirer. En vérité, les nouveaux philosophes étaient déjà en scène, réagissant contre le style de pensée personnalisé de l’existentialisme. Les nouveaux romanciers se retournaient aussi contre son esthétique littéraire : dans son manifeste de 1964, Pour un nouveau roman, Alain Robbe-Grillet s’en prend à Sartre et Camus qui font la part trop belle à « l’humain ». En 1966 Michel Foucault prédit que « l’homme », invention relativement récente, pourrait bien s’effacer « comme à la limite de la mer un visage de sable » – une image qui fait penser à Lévi-Strauss et à son appel à « dissoudre » l’homme. Plus tard, au tournant du XXIe siècle, le postmoderniste Jean Baudrillard rejeta la philosophie sartrienne comme une curiosité historique ; comme les films classiques des années 1950 dont les drames psychologiques surannés et les personnages bien campés « traduisent merveilleusement bien cette agonie post-romantique, déjà banale, de la subjectivité ». Nul n’a plus besoin de cet accoutrement existentiel, écrit Baudrillard.
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