Du temps qu’on existait – Marien Defalvard
Toute ma vie, j’ai traversé des paysages intérieurs. Mes sentiments au-dedans moi peignaient d’inlassables tableaux où je vivais, pour lesquels je vivais ; parfois des natures mortes, parfois des portraits, toujours des paysages. Cette longue barrière d’images m’a accompagné ; fil des jours tricoté, fil des heures cousu, fil de mondes traversés ; la mort c’est la fin du voyage. En mon enfance campagnes fraîches et vertes, semant ruisseaux et vaches ; la clé des champs. J’ai traversé des déserts, mortifères, illuminés et libres ; de longs déserts incandescents qui exprimaient un bonheur las, résigné; des étendues de sable illimitées, mon corps cuisant sous les coups appuyés de girandoles éclatantes; mon cœur lourd, engourdi, fiévreux ; c’était à l’époque de mon adolescence, perdue dans des paysages tristes et sublimes ; la plante de mes pieds en serait empreinte, caillouteuse, dure à tout jamais. J’ai traversé des zones industrielles déshéritées, grises ; de longues avenues fleuries, des boulevards piquetés d’arbres, aux architectures classiques ; des montagnes immenses, attaquées par des chemins sablonneux, empierrés, compliqués, parfois je glissais, dérapais et tombais dans le vide, la vallée était accueillante mais j’y mourais un peu ; il y eut des villages endormis, à l’abandon ; des plaines qui chauffaient au soleil, des bocages sous le ciel voilé, des plateaux qui rampaient sous la pluie.
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Chaque fois, cela commençait par ce pouvoir tout à fait étrange et singulier qu’ont nos yeux de nous renseigner sur le monde extérieur, là sur des objets ou des personnes en particulier, ici sur rien ; et, le faisant, nous indiquent quelles formes, quelles couleurs, quel toucher probable sont les leurs, créant par un simple effet de lumière, dissuasif et court, une pulvérisation qui gagnera notre cœur pour un temps. Jamais nous ne saurons si ce renard qui sort du bois voit à travers mon apparence autre chose que mes semblables; qui sait si ce Dieu, là-haut, perçoit d’autres lumières que les miennes, d’autres beautés. Qui sait ? Mais, ce que je sais, c’est que jamais ma perception n’évoluera, les modifications liées à l’âge et les évolutions qu’engendre le remous vital réduites au stade de détails, tout me sera toujours pareil. Je serai toujours moi; après tout, rien d’extraordinaire, mais une mélancolie lourde et inflexible dans le cœur: si on m’avait offert des facultés différentes, j’aurais sans doute fait beaucoup mieux, beaucoup mieux, surtout, que celui qui se débat dedans. Les regrets, ils reviennent souvent à la surface, qui la polluent, qui disparaissent par instants, se contentent de boucher quelques mètres cubes d’eau quelquefois, mais aussi, d’autres fois, au summum de leur étendue et de votre anxiété, parviennent à tapisser l’immensité de votre moi, les longueurs aqueuses ; les regrets, qui sont une des rares choses qui ne se défait que malgré nous, avec le temps, sans notre appui; on se couche mangé aux mites par un remords dévorant, on se lève, un an plus tard, satisfait d’avoir oublié.
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J’avais de plus en plus souvent la sensation d’avoir déjà vécu certains moments que je traversais, et cette sensation me plaisait. Au bout d’un temps, il me sembla même vivre certains moments eux-mêmes répétés. Des échos se répondaient, se croisaient, et le point initial, les premiers moments, dernière, s’éloignait de plus en plus. J’avais volontiers donné dans la nostalgie péremptoire, le péremptoire sanglant la nostalgie. A un moment, il y avait une vulgarité à ne jamais regarder par-derrière. Ils étaient si peu certains de ce qu’ils allaient y trouver ? Ils couraient, essoufflés, poursuivis. Longtemps, j’avais pensé comme cela. « Cours, le vieux monde est derrière toi. » Je le trouvais magnifique.
Mais quand je discutais, lisais les journaux, regardais la télévision qui n’arrivait décidément pas à se séparer de moi, je me rendais compte, avec un certain désespoir, que la nostalgie revenait à la mode; on disait « c’était mieux avant » en riant mais on savait bien que c’était sérieux, on parlait des « années 60 », des « années 70 », des « années 80 » avec un certain regret « Ça me rappelle les années 80 », m’avait dit un vieil ami de l'époque des études. Personnellement je n'avais pas d’opinion ; quand les gens distinguaient « les années 60 », « les années 70 », « les années 80 » comme des blocs temporels clos, avec leurs caractéristiques, leur état d’esprit, je ne comprenais pas trop. Je ne me souvenais pas d’avoir traversé une période distincte qui s’appelait « les années 80 », j’avais des souvenirs de la gare de l’Est dans le soleil d’hiver, de la rade de Brest, de Lyon enneigé, mais j’étais certain que ces endroits n’avaient pas changé, qu’ils étaient les mêmes qu’il y a vingt ou trente ans, et que c’était moi, au vrai, c’était moi qui avais changé ; et encore un peu plus, même.
Je ne voulais pas que la nostalgie se galvaude, c’était mon sentiment unique, le mien propre, et je ne souhaitais pas la prêter. Il y en avait des moments d’intense ; dans la campagne d’hiver, sèche et nue comme un immense cadavre, le soleil haut-pâle, monde sans espoir, aux contours précis, incolore, inodore, peut-être plus beau que la vie. La voie secondaire (une de ces voies fabuleuses limitées à 110 kilomètres-heure, plus rapides qu’une nationale, plus contemplatives qu’une autoroute) était la beauté au cœur des purins, le fantasme des espaces stellaires, l’élévation manquée, dans un monde ravagé où il fallait savoir fleurir de côté. Je n’avais pas à chercher, fouiller dans mes souvenirs, tout me revenait : des images fortes qui remontent, d’or, un mot, un visage. Au creux du tarmac des années écoulées, le cœur, le verbe, je les sentais se réveiller à nouveau, renaître.
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Il y a la fin d’un beau jour, et puis la belle fin d’un jour. La belle fin d’un jour, c’est très différent. Au terme d’une existence sans durée, on ressent fort l’apogée finissant, la courbe du fluide grimpe et s’élance pour gagner une cime terminale. La belle fin d’un jour, c’est une consécration. La fin d’un beau jour n’a rien à voir. Des gens encadrés, balisés, aux existences tragiques, font naître à l’intérieur d’eux des mondes très vastes et reculer très loin les limites de l’ignorance ; ils grattent sans cesse la surface de leur être, déchiquettent les mondes bâtis d’un soupir, et repartent à l’attaque, dans des sommités internes mais immenses, des blocs de pierre que les autres ne cessent de poser à travers eux, afin qu’ils périssent. Ils se débattent, construisent des univers complets, logiques ou obscurs, dont le sublime réside dans l’absurdité, crèvent d’ennui dans une réalité qu’ils voient divaguer devant leurs yeux et se mêler à des embellissements multiples. Les routes claires de leur conscience ne restent jamais bien longtemps lisses, elles sont encombrées de cailloux, de gravats, et des falaises immenses qui accréditeraient à jamais leurs mensonges penchent au-dessus des voies de la vérité. Ce sont des mythomanes. Et des suicidaires potentiels, qui parviennent néanmoins à rester en vie, car les édifices qu’ils ont bâtis à travers eux reviennent à leur conscience lorsqu’ils imaginent la mort, car le vide intérieur qu’oblige le suicide se trouve battu à chaque fois, abattu à perpétuité, par des constructions impeccables qui leur assurent l’instinct d’exister face aux terreurs de la vie. Ils ne se sentent même pas inutiles, pas plus qu’ils ne le disent du monde. Rien ne valait plus que ce qui venait de se dérober sous leurs yeux; que ce qui n’était jamais advenu, en fait. Les promesses et les murmures se turent absolument.
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Ma vie, longtemps bâtie sur quelques points stables, s’effilochait; désormais le monde était trop vaste, trop compliqué, je ne reconnaissais plus rien et les routes s’emmêlaient sans cesse. Je ne trouvais pas la sortie et me disais de plus en plus souvent que la sortie serait la mort. Je mourrais dans le labyrinthe, mon cadavre enfermé.
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