Critique de la vie quotidienne I – Henri Lefebvre
1. RETROSPECTION
2. Qu’y a-t-il de changé depuis dix ans ?
La remarquable pénétration des techniques modernes dans la vie quotidienne a donc introduit dans ce secteur attardé l'inégalité de développement caractéristique de notre époque à tous points de vue. Les Arts Ménagers, leurs progrès, l'éclat de leurs manifestations, ce sont des faits sociologiques de première importance. Ils ne doivent pas dissimuler, sous l'accumulation des détails technologiques, le caractère contradictoire du processus social réel. Ces progrès, avec leurs conséquences, suscitent de nouveaux conflits de structures dans la vie sociale concrète. La même période qui a vu le stupéfiant développement des techniques appliquées à la vie quotidienne a vu aussi une non moins stupéfiante dégradation de la vie quotidienne pour de grandes masses humaines. Autour de nous, en France, à Paris même, des dizaines et des centaines de milliers d'enfants, de jeunes gens, d'étudiants, de jeunes couples, de célibataires, de familles, vivent dans des conditions insoupçonnées pour qui ne s’y intéresse pas en sociologue (I) : hôtels garnis (de plus en plus chers et malpropres), taudis, logements surpeuplés, chambres de bonnes, etc...
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Loin de supprimer la critique de la vie quotidienne, le progrès technique moderne la réalise. A la critique de la vie par le rêve, ou les idées, la poésie, ou les activités qui émergent au-dessus du quotidien, cette technicité substitue la critique interne de la vie quotidienne : sa critique par elle-même, celle du réel par le possible et d’un aspect de la vie par un autre aspect. Par rapport aux niveaux inférieurs et dégradés, la vie quotidienne supérieurement équipée prend la distance et l’éloignement et l’étrangeté familière du rêve. Comme il se voit dans de nombreux films, généralement médiocres, où le déploiement du luxe prend un caractère presque fascinant, le spectateur est arraché à sa quotidienneté par une quotidienneté autre. L’évasion dans cette quotidienneté illusoire et cependant présente, la fascination d’objets habituels dans lesquels éclatent la richesse, la séduction qu’exerce la vie apparemment profonde et intense des femmes et des hommes qui se meuvent parmi ces objets, expliquent le succès momentané de ces films.
3. Sur Charlie Chaplin, Bertolt Brecht
ET QUELQUES AUTRES
En résumé, plutôt qu’un mythe cette analyse voit en Charlot un type, fondé sur des traits généraux (pauvreté mais vitalité — faiblesse mais force — poursuite acharnée de l’argent, du travail, du prestige, mais recherche de l’amour et du bonheur). Comment appeler mythique une image en laquelle se reconnaît si directement l'homme dit « moderne » dans ce qu’il a de plus significatif ?
L’intéressant, ici, ce n’est d’ailleurs pas de discuter le « mythe » de Chaplin et le caractère mythique de l'image qu’il donne de la vie. C’est précisément que l’on puisse nommer « mythe » et trouver mythique une image qui plonge dans la vie quotidienne.
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Pour bien comprendre, considérons ce qui se passe autour de nous, en nous, chaque jour. Nous vivons familièrement avec des gens de
notre famille, de notre milieu, de notre classe. L'impression constante de familiarité nous donne à penser que nous les connaissons, qu'ils ont pour nous des contours définis, et qu’ils ont pour eur les contours définis qu'ils ont pour nous. Nous les définissons (Pierre est ceci, Paul est cela) et les jugeons. Nous pouvons nous identifier à eux ou les exclure de notre monde. Or, ce qui est familier n’est pas pour cela connu. « Was ist bekannt ist nicht erkannt » a dit Hegel, dans une formule condensée qui pourrait servir d'épigraphe à la Critique de la vie quotidienne. Le familier, la familiarité voilent les êtres humains et les dérobent à la connaissance en posant sur eux un masque de connaissance. Masque qui n’est qu'un manque. Cependant, la familiarité (la mienne avec les autres, et celle des autres avec moi) n’a rien d’une illusion. Elle est réelle, et fait partie de la réalité. Les masques collent au visage, à la peau ; la peau, la chair sont devenues masques. Nos familiers (et nous-mêmes) sont cela que nous reconnaissons. Us jouent le rôle que je leur attribue et qu’ils s’attribuent. Je joue aussi pour et en eux (et pas seulement devant leurs regards) ce rôle d'ami, de mari, d’amant, de père, qu'ils m’attribuent et que je m’attribue. Sans rôle, donc sans familiarité, comment introduire dans la vie l'élément de culture ou l’élément éthique qui doit modifier et humaniser l'émotionnel ou le passionnel ? L'un ne va pas sans l'autre. Le rôle n’est pas un rôle. Il est la vie sociale, il lui est inhérent. Le factice en un sens est en un autre sens l’essentiel, le plus précieux, l’humain. Et le plus dérisoire, le plus nécessaire. Souvent le factice se distingue mal du naturel, voire de la naïveté (il convient de distinguer la nature naïve du naturel, produit d’une haute culture).
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Par une contradiction magnifiquement résolue dans le grand théâtre classique, les personnages n’y sont pas des personnages. Ils sont entièrement sincères, authentiquement sincères, jusque dans la feinte. Ils ne jouent pas, et c'est pourquoi l’acteur peut intégralement les jouer. Le spectateur peut s'identifier avec des « êtres », des « caractères » bien définis. Par contre, autour de nous, dans la vie réelle, les personnages sont vraiment des personnages ; le théâtre qui veut les représenter (c’est-à-dire présenter clairement et à bonne distance ce qui dans la vie reste obscur) doit dépasser le concept classique de personnage. Nous avons affaire à des gens dont on ne peut dire ni ce qu’ils sont, ni ce qu'ils ne sont pas; dont on ne peut dire qu’ils ne sont pas — et seulement paraissent — ce qu'ils sont, ni qu'ils sont ou paraissent ce qu'ils ne sont pas. Ils ne se définissent pas et cependant ils sont, terriblement. La présence-absence ne $e situe pas sur le plan de l'image et de l'imaginaire, mais dans la vie. Et c’est précisément pourquoi la conscience du familier se métamorphose en conscience de l’étrange. Dès que nous approchons véritablement quelqu’un, nous nous exclamons : « C’est un drôle de type... C’est une drôle de fille. » Chaque « type », c’est- à-dire ici chaque individu (le contraire du typique) est un drôle de type (1). Sur chacun peut s’engager un dialogue dans le genre de celui-ci : « — Tu vas chercher trop loin. Je te dis qu’il n’est pas si compliqué. — Oh, mais c’est que tu ne l'as pas suffisamment approché. — Je t’assure qu’il est très gentil. — Pour qui ? pour ses amis. Pour son clan... Mais pour moi... — C’est elle qui est une garce. — Là, je te trouve trop sévère... » Etc...
L’on peut aboutir ainsi au pirandellisme, dont la vogue durable montre qu’il a un sens profond. Pirandello a inauguré un théâtre presque parfaitement statique, qui s’est encore perfectionné (2) récemment. H ne se passe rien que des interprétations, des jeux de lumière, des perspectives sur un événement passé ou absent ou inconnu. Le pirandellisme exprima théâtralement la relativité des personnages et des jugements — la relativité absolue — découverte importante des « temps modernes » dans la société bourgeoise. Il n'y a que des points de vue, des perspectives, des masques et des rôles. La vérité se couvre de voiles ; elle ne peut se définir que par la succession sans fin des points de vue.
Cependant, quelque chose dans la vie déborde le pirandellisme et lui échappe : l’acte, l’événement, la décision, le dénouement et la nécessité d’un dénouement. L’acte, et le jugement sur l’acte, en tant qu’entraînant des décisions. Même au jeu ou surtout au jeu, il faut se décider. Jouer, c’est transformer en décision son point de vue, en l’absence d’informations suffisantes sur le jeu des adversaires, en affrontant le hasard et le déterminisme. Il faut abattre sa carte ou son jeu. Et vite. Il faut se décider. On ne dispose pas d'un temps infini, ni pour battre les cartes, ni pour réfléchir au jeu des partenaires. D’ailleurs un temps infini donnerait-il l’information totale ? épuiserait-il le hasard et les déterminations ? atteindrait-il leur unité ? Quand on ne joue pas (c'est-à-dire quand on vit sérieusement) on se décide aussi en l’absence d’informations suffisantes, en affrontant hasard et déterminisme, donc précisément on joue au sens le plus profond du mot.
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Brecht a magnifiquement discerné le contenu épique de la vie quotidienne : la dureté de l’acte et de l’événement, l'exigence du jugement. Il y a joint une conscience aiguë de l’aliénation, dans cette même vie quotidienne. Pour bien voir les gens, nous avons besoin de les mettre à bonne et juste distance. Comme les objets devant nos yeux. Alors se révèle leur multiple étrangeté : par rapport à nous, mais aussi en eux et par rapport à eux-mêmes. Cette étrangeté contient leur vérité, la vérité de leur aliénation. Alors, la conscience de l’aliénation — cette conscience étrange de l'étrangeté — nous délivre, ou commence à nous délivrer, de l’aliénation. Elle est vraie. Un dépaysement nous saisit devant les autres et devant nous-mêmes, au moment de vérité. Le regard étranger — extérieur, à bonne distance — est le regard vrai. Mais ce regard étrange et étranger, ce regard dépaysé et qui voit vrai, c’est le regard des naïfs, des enfants, des paysans, des femmes du peuple, des gens simples. Et ils ont peur en regardant. Car cette multiple aliénation n'a rien d’une plaisanterie. Nous vivons dans un monde où le meilleur devient le pire ; où rien n’est plus dangereux que le héros et le grand homme ; où chaque chose — y compris la liberté qui pourtant n’est pas une chose —, y compris la révolte, se change en son contraire.
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Le théâtre épique de Brecht plonge dans la vie quotidienne, à son niveau, c'est-à-dire au niveau des masses (non seulement des masses d’individus, mais des masses d’instants ou de moments, d'événements et d’actes). Il apparaît ainsi comme la révolution démocratique dans l’art théâtral. Il rompt avec le théâtre d’illusions comme avec le théâtre d’imitation (naturaliste) de la vie. Il ne purifie pas la quotidienneté ; cependant il élucide ses contradictions. A sa manière propre, il la décante. Il en rejette la part de faiblesse ^ la part magique. L'image dramatique brechtienne diffère ainsi de ce que nous avons nommé chez Chaplin t'image-inverse. Brecht tend (il l'a dit) vers une image qui maîtrise les faits. Il a toutefois utilisé à l'occasion (Mahagonny) le procédé de l’image-inverse.
Ces grandes ambitions de Brecht se justifient-elles ? A-t-il atteint son but ?
Les objections ne manquent pas. En premier lieu son théâtre, qui se voudrait sensible, direct, donc populaire, paraît comporter une part excessive d'intellectualité. Nulle part — même en Allemagne — il ne semble être devenu un théâtre véritablement populaire. Le spectateur oscille entre l’extériorité du jugement — état intellectuel qui suppose une haute culture — et l’immersion dans l’image proposée. Telle est peut-être la dialectique du « Verfremdungs- effekt ». Le spectateur devrait se dêsaliéner dans et par la conscience de l'aliénation. Il ne devrait se sentir arraché à soi que pour mieux rentrer en soi et prendre conscience du réel et des contradictions du réel. Par malheur, l’arrachement risque de prendre une forme inquiétante, pire que l'identification classique : la fascination. Les partisans français de Brecht, presque toujours, soit pour les rapprocher, soit pour les opposer, se réfèrent au théâtre de la cruauté selon Antonin Artaud. La violence de l'effet, des éclairages, des images, s’ajoute à l’impossibilité pour le spectateur de reposer son intelligence et de résoudre momentanément sa tension intérieure en s'identifiant au héros ou en s'évadant dans un demi-rêve. L’unité risque de se rétablir dans un vertige mental de ce spectateur, saisi par l’image ; car la tension réclame des temps d’arrêt ; l’attente exige des satisfactions, au moins momentanées. Faute de les obtenir dans une plénitude « classique », elle risque de les rencontrer dans une sorte d'extase sanglante. L’étrangeté généralisée comporte donc un danger (que Brecht évita, mais point nécessairement ses interprètes et commentateurs). Un art fondé sur l'aliénation doit lutter contre elle ; ou bien il la sanctionne.
4. Travail et loisir dans la vie quotidienne
Une des dernières formes de la critique de la vie quotidienne, de nos jours, ce fut la critique du réel par le surréel. Le surréalisme, en sortant du quotidien pour rencontrer le merveilleux et les surprises (immanentes et transcendantes à la fois au réel), rendit insupportable la platitude (1). Ce fut un mérite, avec un côté négatif : le mépris transcendant pour le réel, par exemple pour le travail (la cassure entre surréalistes et marxistes, inévitable depuis longtemps, s’accomplit lors d’une mémorable séance de l’A.E.A.R. — Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires — à propos du film soviétique : Le Chemin de la Vie).
Cependant, l’homme de nos jours, auteur ou non, poursuit, à sa manière, spontanément, la critique de sa vie quotidienne. Et cette critique de la quotidienneté fait partie intégrante de la quotidienneté ; elle s’accomplit dans et par les loisirs.
Le rapport entre loisir et quotidienneté n’est pas simple : il y a entre ces deux termes à la fois unité et contradiction (donc rapport dialectique). On ne peut le réduire au simple rapport dans le temps entre « dimanche » et « tous les jours », représentés comme extérieurs et seulement différents. Le loisir — admettons ici sans examen le concept — ne se sépare pas du travail. Le même homme se repose ou se détend ou s’occupe à sa manière après le travail. Chaque jour, à la même heure, l’ouvrier sort de l'usine, l'employé du bureau. Chaque semaine, le samedi, le dimanche, appartiennent aux loisirs, avec la régularité du travail quotidien. Il faut donc concevoir une unité « travail-loisirs », parce que cette unité existe, et que chacun tente de programmer sa part de temps disponible en fonction de ce qu’est son travail — et de ce qu’il n'est pas. La sociologie doit donc étudier comment la vie des travailleurs comme tels, leur place dans la division du travail, et dans l’ensemble social, se « reflètent » dans les loisirs, ou du moins dans les exigences concernant les loisirs.
Historiquement, le rapport « travail-loisirs », dans l'individualité réelle et son développement, s’est toujours présenté contradictoirement.
Jusqu’à la société bourgeoise l’individualité ou plutôt la personnalité (1) ne pouvait guère se développer qu'en dehors du travail productif. Dans l’antiquité, au Moyen-Age, et même au moment où les rapports sociaux bourgeois se mêlent aux rapports sociaux venus de la féodalité — au xvn» siècle de « l'honnête homme » — l'homme qui peut se développer ne travaille pas.
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Il s’ensuit une certaine obscurité dans le concept même de vie quotidienne. Où se trouve-t-elle ? dans le travail ou dans le loisir ? dans la vie familiale et dans les moments « vécus » hors de la culture? — Une première réponse à cette question s’impose. La vie quotidienne enveloppe ces trois éléments, ces trois aspects. Elle est leur unité et leur totalité, qui détermine l'individu concret. Cette réponse cependant ne peut entièrement satisfaire. Où s’opère le contact vivant de l’homme individuel concret avec les autres êtres humains ? dans le travail parcellaire ? dans la vie familiale ? dans le loisir ? Où s'accomplit-il de la façon la plus concrète ? Y a-t-il plusieurs modalités de contact ? Aboutissent-elles à des schémas représentés en modèles ? ou bien à des comportements fixes ? Sont- elles complémentaires ou contradictoires ? Quels sont leurs rapports ? Quel est le secteur essentiel décisif ? Où se situent la pauvreté et la richesse de cette vie quotidienne dont nous savons qu'elle est à la fois infiniment riche (virtuellement du moins) et infiniment pauvre, dépouillée, aliénée ; et qu'il faut la révéler à elle-même ; et la transformer pour que sa richesse s'actualise et se développe en une culture renouvelée ?...
L'extériorité des éléments de la quotidienneté (travail — vie familiale et « privée » — loisirs) comporte une aliénation. Et en même temps peut-être une différenciation, des contradictions fécondes. De toute façon il faut étudier un ensemble (une totalité) dans le rapport de ses éléments.
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A un degré plus élevé, le loisir comporte des attitudes passives. Le spectateur devant l'écran du cinéma fournit un exemple et un modèle courant de cette passivité dont le caractère virtuellement « aliénant » apparait aussitôt. L'exploitation commerciale de ces attitudes est aussi particulièrement facile (2). Enfin, au degré le plus élevé, le loisir suscite des attitudes actives, des occupations personnelles très spécialisées, liées à des techniques et comportant par conséquent un élément technique, à condition qu’il soit extérieur à la spécialisation professionnelle (exemple : la photo). C’est le loisir cultivé ou culturel.
Ce bref examen met aussitôt en lumière le caractère contradictoire du loisir, en lui-même, et par rapport à la quotidienneté. Il enveloppe des possibilités et des directions opposées ; les unes vont vers l'appauvrissement, par la voie de la passivité ; les autres vont vers l'enrichissement ; les unes sont indifférenciées (encore que valables à un certain niveau) et les autres très différenciées ; les unes enfin comportent l’évasion dans le vide et les autres retrouvent la « nature », la vie immédiate et sensible, parfois à travers une expérience technique très perfectionnée (le sport qualifié ou le cinéma d'amateurs par exemple).
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L’exigence aujourd’hui la plus frappante — dans la société bourgeoise et capitaliste, qui infléchit à sa manière les besoins résultant d’un certain niveau de civilisation — en ce qui concerne les besoins du loisir chez les masses, est à coup sûr celle de la rupture. Le loisir doit rompre avec la quotidienneté (au moins en apparence) et non seulement avec le travail, mais avec la quotidienneté familiale. Le caractère de divertissement du loisir s'accentue ainsi : le loisir ne doit pas apporter de souci nouveau, pas d’obligation, pas de nécessité, mais libérer des soucis et des nécessités. Délivrance et plaisir, tels sont d’après les intéressés (1) les traits essentiels du loisir. Une réunion de famille n'a pas davantage un sens de véritable « loisir » qu'une séance de jardinage ou de bricolage. Les intéressés donc tendent à rejeter les formes ambiguës du loisir, proches du travail, autant que celles qui comportent une obligation quelconque. L’aspect culturel leur paraît indifférent (ce qui ne veut pas dire qu'il le soit effectivement). Ils se défient de ce qui peut avoir l'air pédagogique et mettent l’accent sur l’aspect distractif du loisir, sur le délassement et la détente, sur la compensation que doit apporter le loisir aux difficultés de la vie quotidienne. Si l’on en croit les témoignages subjectifs apportés par les enquêtes, cela serait aussi vrai, ou même plus vrai, des travailleurs (prolétaires) que des autres classes sociales.
Ce ne serait donc pas l’œuvre d’art, en tant qu’insérée dans la vie quotidienne (le tableau ou la reproduction accrochés au mur de la chambre), qui constituerait un élément de loisir. Ce ne serait même pas le livre lu dans un fauteuil, à moins qu’il n’apporte l'évasion- choc (récit de voyage ou d’exploration, roman policier) ou bien la détente (livre d’images, bandes illustrées, « digests » ressemblant à un aliment prédigéré). Ce serait donc surtout l'image, le film. Et l'image ou le film aussi distants que possible (en apparence au moins) du vécu.
L’homme dit « moderne », autour de nous, attend évidemment du loisir d’abord la fin d’une fatigue et d’une tension, la fin de l’inquiétude, du souci et des préoccupations. Il implore ce qu'une terminologie maintenant répandue dans le grand public nomme la relaxation. Il y a une véritable idéologie, et une technicité, et une technocratie de la relaxation (qui s’obtient par des procédés variés, les uns passifs, par élimination du contenu de la vie, par le vide — et les autres actifs, par contrôle sur les actes et les muscles). L'homme dit « moderne » espère donc trouver dans le loisir ce que son travail et sa vie familiale ou « privée » ne lui apportent pas. Où se situe pour lui le bonheur P 11 ne le sait guère et ne se le demande pas. Ainsi tend à se constituer un « monde des loisirs » qui serait d’une pure facticité proche de l'idéal, entièrement hors de la quotidienneté. Mais comment créer cette pure facticité, sans référence perpétuelle à la vie courante, sans contraste renouvelé qui implique cette référence ?
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L’irruption de la sexualité dans le domaine des images — et plus généralement dans le loisir — réclamerait à elle seule une étude. Notre époque a vu disparaître un certain nombre de tabous ridicules — devenus ridicules après avoir été fort sérieux — qui frappaient d’interdit les questions sexuelles, les vêtements en tant que signes extérieurs de chaque sexe, le corps et la nudité. Et cependant, comme si ces interdits se prolongeaient, leur violation produit encore un choc. Une image à signification érotique (plus ou moins précise) ou simplement la vue d’un corps féminin, attirent violemment. Les abus publicitaires n’ont pas encore épuisé cette efficacité, et l’on peut en conclure qu’elle correspond à quelque chose de profond. La sexualité exhibée et la nudité rompent la vie quotidienne, et donnent cet effet de rupture que l’on recherche dans le loisir : lecture, spectade, etc... (1). La femme déshabillée peuple les affiches, les devantures, les couvertures de magazines, les films. Cette évasion cependant ressemble par certains côtés à une névrose généralisée ; cette sexualité est triste, cet érotisme fatigué et fatigant, mécanique. Il n’y a rien de véritablement sensuel dans ce déchaînement de sexualité, et c'est peut-être là son caractère le plus profond. De ce point de vue, nous ne critiquerions pas l’érotisme parce qu’immoral, ou impudique, ou corrupteur de l’enfance, etc... Nous laisserions ce soin à d’autres. Nous critiquerions dans l’érotisme « moderne » l’absence de sensualité véritable, celle qui suppose beauté ou grâce, ardeur et pudeur, pouvoir sur l'objet du désir, et accomplissement. Dans l’érotisme « moderne », on sort de la quotidienneté, sans en sortir : par un choc et un effet brutal, mais superficiel et purement apparent, qui ramène au contraire vers le secret de la quotidienneté : l’insatisfaction.
Des temps modernes, Chaplin nous a donné une image-inverse vraie : son image à travers un homme vivant, à travers ses souffrances, ses épreuves, ses victoires. Ici nous entrons dans le vaste domaine de l’image-inverse illusoire. Nous découvrons un monde faux : et d’abord parce qu’il n’est pas un monde, et parce qu’il se donne pour vrai, et parce qu’il suit de près le réel en lui substituant son contraire. Par exemple, en remplaçant le malheur réel par des fictions de bonheur, mais qui répondent par une fiction au besoin réel de bonheur. Ou bien en remplaçant le malheur sordide par un malheur dramatique. Et ainsi de suite. C’est le « monde » de la plupart des films, de la plus grande partie de la presse, du théâtre, du music-hall : d’un large secteur des loisirs.
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Le loisir apparaît ainsi comme le non-quotidien dans le quotidien.
On ne peut sortir du quotidien. Le merveilleux ne se maintient que dans la fiction et l’illusion consentie. Il n’y a pas d’évasion. Cependant, l’on désire avoir aussi proche que possible — à portée de la main si possible — l’illusion de l’évasion. Illusion qui ne sera pas entièrement illusoire, mais constituera un « monde » à la fois apparent et réel — réalité de l’apparence et apparence du réel — mais autre que la quotidienneté et cependant aussi largement ouvert et aussi inséré en elle que possible. On travaille ainsi pour gagner des loisirs, et le loisir n’a qu’un sens : sortir du travail. Cercle infernal.
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Le loisir et le travail et la « vie privée » constituent ainsi un ensemble dialectique, une structure globale. A travers cette structure globale se restitue une figure historiquement réelle de l’homme et de l’humain à un certain degré de leur développement : à un certain stade de l'aliénation et de la désaliénation.
Des exemples ? Certains d’entre eux figurent déjà dans ce premier volume. D’autres seront analysés dans le suivant. Enumérons rapidement :
Le café : lieu de réunion généralement extra-familial et extraprofessionnel, où les gens se groupent par affinités personnelles (en principe et du moins en apparence), par rue, par quartier, plutôt que par profession ou par classes (encore qu’il y ait des cafés réservés à une profession ou à telle classe sociale). Lieu où les habitués trouvent un certain luxe, au moins apparent ; où ils parlent librement (de politique, de femmes, etc...) et peut-être de façon superficielle, mais en tenant farouchement à cette liberté ; où ils jouent.
La fête foraine, populaire, dont le maintien et l’industrialisation sont un sujet d’étonnement. Le bruit et la musique énormes apportent la rupture demandée. On y pénètre dans un microcosme humble et agité, extraordinaire et vulgaire. A peu de frais en apparence. De ce microcosme s’exclut seulement ce qui rappelle le travail. On y trouve la connaissance (le musée de la mer, le musée Dupuytren), l’érotisme (les danseuses nues), les voyages, les merveilles, les départs, Je sport, etc...
La radio, et plus encore la télévision, brusque irruption dans la vie familiale et « privée » du monde entier, « présentifié » avec un caractère au moins apparent de saisie directe, de prise immédiate, de vérité et de participation...
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En résumé, le travail, le loisir, la vie familiale et la vie privée forment un tout, que l'on peut nommer « structure globale » ou « totalité » à condition de bien préciser le caractère historique, mouvant, transitoire, de cette structure. La critique de la vie quotidienne, considérée comme aspect d’une sociologie concrète, peut envisager une vaste enquête mettant en regard la vie professionnelle, la vie familiale et les activités de loisir, dans leurs interférences multiples. Avec le souci de dégager le vivant, le neuf, le positif — les besoins et satisfactions valables — des éléments négatifs : des aliénations.
5. Regards sur l'ensemble du « monde moderne »
Marx ne limite donc pas l’aliénation à l'exploitation, au fait qu’une part du produit est enlevée au travailleur individuel ou collectif (la classe des travailleurs) par l'individu et la classe qui détiennent les moyens de production. Il analyse l’aliénation sous plusieurs rubriques :
a) l'aliénation du travailleur comme objet (la puissance étrangère qui fait de lui un objet) ;
b) l’aliénation de l’activité productrice, c’est-à-dire du travail lui- même (qui le divise, le scinde) ;
c) l’aliénation de l’homme en tant qu’être spécifique, membre de l’espèce humaine — en tant qu’ensemble de besoins spécifiques humanisés ;
d) l’aliénation de l’homme en tant qu’être de la nature, en tant qu’ensemble de besoins naturels.
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L'aliénation se définit philosophiquement comme ce mouvement double et un d’objectivation et d’extériorisation — de réalisation et de déréalisation. Mais il faut voir le mouvement dans sa profondeur dialectique. Ce qui réalise est aussi ce qui déréalise. Et réciproquement : ce qui déréalise — ce qui dissout, ce qui détruit, ce qui nie — est aussi ce qui réalise en dépassant. L’obstacle, la difficulté inquiétante, le trouble, le problème en apparence insoluble, la contradiction poussée jusqu’à l'antagonisme marquent le moment du progrès : le pas en avant, la naissance à travers la dissolution de l’existant d'une réalité et d’une conscience réfléchissante plus élevée. Le positif est négatif, mais le plus négatif est aussi le plus positif...
INTRODUCTION
Rimbaud, on l'a dit et redit, pratiquait — comme beaucoup d'enfants — l’hallucination simple. 11 poétise le réel en voyant directement une chose à la place d’une autre. Là où ses yeux perçoivent des visages, des nuages, des paysages, il « voit » des animaux, des anges, des cités incroyables. Il écarte tout intermédiaire entre la chose et l’autre chose (l’image). Il élimine la conjonction « comme » qui introduisait habituellement les métaphores, comparaisons et « images » classiques ou romantiques. Le mot « image » change de sens, prend une signification sensorielle et cependant sur le plan du rêve ou de l’esprit. Dans cette confusion perfectionnée de l’abstrait et du concret, le symbole ne se distingue plus de la sensation, bien qu’il soit d’une intellectualité affinée jusqu'à lui donner une portée métaphysique ; et le poète s'identifie hardiment avec la chose, avec le symbole :
Plus douce qu’aux enfants la chait des pommes sûres,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin...
Et j’ ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir... (1).
C’est ainsi que « le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens... ».
Le poète se dédouble, insupportablement, car « je est un autre »,
et le sait. Mais il retrouve, au niveau de la vie élémentaire, sensible et dans la confusion — dans la névrose entretenue — une sorte d’unité informe. « Ineffable torture », ajoute la lettre bien connue, puisque le poète « cherche lui-même, épuise en lui tous les poisons » et toutes les formes de souffrance et de folie (1).
C'est au niveau du réel quotidien que s’opère l’alchimie qui le transmue en poésie par le moyen des mots. Et dans les Chants de Maldoror, c’est bien du rapprochement imprévu de deux objets familiers — par exemple un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection — que surgit l’effet de surprise, le choc à la fois intellectuel et nerveux, dans lequel Lautréamont découvre ce qu’il nomme encore la beauté.
Le thème moderne du merveilleux a subi par la suite une curieuse et assez confuse dissociation.
Le réalisme magique s’est efforcé d’exprimer, d'exhaler comme un parfum, la signification mystérieuse du monde réel. Ainsi, dans Le Grand Meaulnes, la vie banale en apparence d’un écolier pauvre laisse transparaître peu à peu un mystère, un charme. Le réel se trouve ainsi « transfiguré », ou plus simplement enjolivé, et rendu acceptable au moins littérairement.
Le surréalisme, plus expressément, se proposait de déplacer l’intérêt au réel, et sur la voie ouverte par Rimbaud, de découvrir dans le familier, par un jaillissement brusque, l’autre monde, l’infini imaginaire.
Que le réalisme magique se soit voulu plutôt réactionnaire, et que le surréalisme se soit cru révolutionnaire, mais que tous deux déprécient semblablement le réel au profit du magique ou du merveilleux, cette rencontre, cette collusion est pleine de sens. Il s’agit d’une même entreprise, d’une même attaque contre la vie quotidienne et le réel humain. Réaction littéraire et politique —• et pseudo-révolution —■ se rencontrent.
« Le merveilleux est toujours beau ; n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau », proclamait sur le ton solennel, autoritaire, intimidant pour les adolescents naïfs, qui lui est propre, M. Breton dans le Premier Manifeste du surréalisme. Le dessein des surréalistes fut de ne négliger aucune forme de ce merveilleux. Ecoutez plutôt la préface à sa traduction du Moine de Lewis, par Antonin Artaud :
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Le fond du mépris pour l’homme et sa vie réelle n’a pas été atteint par des poètes et des philosophes distingués, mais par l’abject et en un sens génial Louis-Ferdinand Céline. Remontons cette pente du mépris et de la corruption. Réhabiliter les masses — instants que les philosophes vouent à la « banalité », et peuples que les poètes vouent aux ténèbres — sont des tâches connexes. N’est-ce pas dans la vie quotidienne que l'homme doit réaliser sa vie d'homme ? La théorie des moments surhumains est inhumaine. N'est-ce pas dans la vie de chaque jour (pas cette vie que nous menons mais une vie différente et déjà possible) qu'il faut posséder la vérité en une âme et un corps ? Si la vie supérieure, celle de 1’ « esprit », devait être réalisée en une « autre vie » — arrière-monde mystique et magique — ce serait la fin de l’homme, l'aveu et la proclamation de sa faillite. L’Homme sera quotidien ou ne sera pas.
« Car c’est là l’important, voyez-vous, le renoncement à la magie. Et dans la vie de tout homme vient un moment où cela s’impose à lui, où il faut jeter au fond de l’eau tous instruments et grimoires »,s’écrie un des personnages du roman de Jean Cassou, le Centre du
Monde.
Ce roman pose le problème. Le débat ouvert entre la raison et l’irrationnel s’y élargit en un débat entre le réel et l'irréel, entre l’humain et l’inhumain, entre le mystérieux et la réalité. Le titre lui- même est obscurément cabalistique, prometteur de mystères. Où est le Centre du Monde ? Partout, nulle part, en nous, en chacun de nous peut-être. Ne serait-ce pas le Secret, le fameux secret de l’existence qu’il nous faut, paraît-il, chercher sans dormir, même s'il faut chercher jusqu'à la fin du monde ? Mais dès les premières pages de ce livre, le conflit naît entre l’attirance de la magie, l’attente d’un sens ou d’un aspect magique de la vie, et le désir, la nécessité de rompre le charme.
LA CONNAISSANCE DE LA VIE QUOTIDIENNE
LE
MARXISME COMME CONNAISSANCE CRITIQUE
DE LA VIE QUOTIDIENNE
La foi théologique est morte, la raison métaphysique est morte. Elles se prolongent pourtant et essaient de revivre — follement, absurdement — parce que la situation et les conflits humains qui leur donnèrent naissance n’ont pas été résolus. Or, ces conflits ne sont pas dans la seule pensée, mais dans la vie quotidienne. L’œuvre de Baudelaire, comme celles de Dostoïevski ou de Rimbaud, peuvent prendre un sens révolutionnaire —- à condition d'être comprises et situées par la connaissance, par la critique sociale des idées et des hommes. De même l’œuvre de Kierkegaard, mais comprise et située dans une critique générale de la vie quotidienne. Prises en soi, isolément, ces œuvres suscitent des sentiments absurdes, illusoires ; situées dans l’ensemble des problèmes humains de notre époque, elles changent de caractère. Cette « révision » des significations et des « valeurs » qu’opère la connaissance n'étonnera que ceux dont la pensée se fige en une contemplation des œuvres et des hommes.
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a) Critique de ('individualité (Thème central : la conscience « privée »).
b) Critique des mystifications. (Thème central : la conscience « mystifiée ».)
Bien que les conditions matérielles de la production moderne tendent à former une conscience sociale et humaine dont le premier stade se trouve dans la conscience de classe, cette formation n'a aucun caractère fatal. Elle n’est pas spontanée. (La théorie de la spontanéité prolétarienne fut une théorie d'intellectuels « penchés » sur le prolétariat !) La conscience doit être conquise et toujours reconquise par l'action et la lutte et aussi par des organisations dont le rôle est de pénétrer dans la vie quotidienne, d'y faire entrer un élément nouveau et plus élevé (des syndicats aux organisations sportives et « culturelles »...).
Il n’existe pas dans la vie de lignes absolues de démarcation. Le prolétariat n’a pas plus une essence, une âme ou une conscience toutes faites (et nettement séparées des réalités « bourgeoises ») que l'humain dans son ensemble. D'où le rôle de l’action et celui de la théorie, de la connaissance.
La bourgeoisie peut donc, avec un certain succès, exercer sur le prolétariat une pression constante — une influence qui tend à le disperser en individus (1). L’individualisme n’est pas seulement une théorie, mais un fait et une arme de classe. Ce n’est pas seulement par ses idées, par sa conception du monde que la bourgeoisie exerce cette influence. Certes, son individualisme théorique, son « atomisme social », ne sont pas sans efficacité, mais l’organisation de la vie quotidienne, des loisirs, de la vie familiale, etc..., est infiniment plus importante.
Paradoxalement — en apparence —, la bourgeoisie est une classe d'individualistes. Par son atomisme social elle tend à représenter la société comme une somme d'atomes juxtaposés. Sa théorie réduit le social à ses éléments — à des éléments fictifs, morts, inertes : les « purs » individus. Cette représentation n'est qu’une idéologie, c’est- à-dire un instrument d’action, une illusion efficace à laquelle se laisse prendre la conscience du bourgeois moyen et surtout du petit bourgeois. L’action gouvernementale, politique et policière, de la bourgeoisie ne s’y laisse pas prendre ; sur le plan politique, elle sait très bien comprendre les masses et les classes. La pratique politique et le machiavélisme — la police, à défaut de la philosophie générale — renseignent très bien les hommes qui « représentent » effectivement la bourgeoisie.
D'ailleurs, cette « représentation » n’empêche en rien les groupes sociaux les plus individualistes d’avoir été et d’être en fait, objectivement, historiquement et socialement, des classes, des masses. Pour exprimer cette situation paradoxale, on peut emprunter à Nietzsche une formule remarquable. Ces groupes sociaux individualistes que sont notamment les classes moyennes, forment « le sable humain ». Chaque grain est bien distinct, bien séparable. Et l’ensemble constitue une masse — et même la plus lourde, la plus impénétrable des masses. Un sac de sable arrête les balles !
c) Critique de l’argent. (Thème central : le fétichisme et l’aliénation économique.)
Dans le domaine de l’amour, le terme « posséder » (posséder une femme) entraîne avec lui un long cortège de sentiments, d’aspirations, de préjugés, de mythes et de « moments paroxystiques ». Au mythe de la possession s’oppose encore trop souvent le mythe de la non-possession, d'après lequel l’amour serait une simple fonction, une activité inessentielle n’engageant pas l’être humain dans sa totalité ; de telle sorte que l’absence de jalousie, le libertinage, l’infidélité, seraient les signes de la liberté, du nouvel amour, de la « personnalité féminine » émancipée. Le mythe de la non-possession ne dépasse pas la catégorie abstraite de l’individu « privé », consistant en un « for intérieur » inaccessible et indifférent à ses activités « externes ». La vérité dialectique se formule à peu près comme suit : les rapports d’un homme (ou d’une femme) sont plus humains, plus riches, plus complexes, plus joyeux (mais aussi peuvent être les causes d’une douleur plus profonde) avec un être libre qu’avec un être qui se laisse « posséder ». Des rapports enfin humains mettent fin précisément aux zones d’indifférence que laissaient subsister les mythes de la possession ou de la non-possession (possession acquise et terminée ou possession impossible...). Ces rapports physiologiques, psychologiques, « spirituels », mettant en relation un être complexe et libre avec un être complexe et libre, débordent infiniment le rapport sexuel, sans pour cela le laisser de côté. Ils tendent donc à pénétrer dans la vie quotidienne ; à imprégner de leur présence les autres rapports humains (activité sociale, pensée, etc.), qui s'accomplissent dès lors à travers eux, mais non pas sans eux. Ainsi l’objet (humain) pour moi me rend objet (humain) pour lui ; il me fait entrer dans la sphère de réalisation totale, objective, de mes possibilités humaines. Il accomplit la totalité de ses fonctions d’objet.
.Alors que Proudhon déclare que « la possession est une fonction sociale », la théorie marxiste de l’objet dépasse expressément ce « socialisme », et s’engage dans la voie de l’humanisme concret et total en affirmant avec Marx que : « ce qu’il y a d’intéressant dans une fonction, ce n’est pas d'exclure l'autre, mais d’affirmer et de réaliser les forces de mon propre être », ce qui n’est possible que par l’autre, avec l’autre, en l’autre.
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Un être humain n’est (n’existe) que par ce qu’il a ; mais la forme actuelle de l’ « avoir », la possession et l’argent, n’est qu’une forme inférieure, étroite, limitée.
Réciproquement, un être humain n’a complètement que ce qu’il est. C’est pourquoi le problème se pose d’ « être » un être social, Ou un penseur, ou un poète, etc., et de participer à la réalité humaine, d’être une parcelle aussi étendue que possible de cette réalité et non pas de la contempler, de la concevoir ou de la dominer du dehors.
d) Critique des besoins (Thème central : l'aliénation psychologique et morale).
Plus l’être humain a des besoins, plus il existe. Plus il a de pouvoirs, d’aptitudes à exercer, plus il est libre.
Dans ce domaine, l'économie politique (bourgeoise) n'engendre qu’un seul besoin : le besoin d'argent. Dans la main de l'individu, l'argent est le seul pouvoir qui le mette en rapport avec le monde étranger, hostile, des objets. Plus ce monde des objets devient énorme, plus le besoin d'argent devient grand. Et c’est ainsi que : « la quantité d’argent devient de plus en plus la qualité essentielle de l'homme ». Tous les êtres se réduisent à une abstraction : la valeur marchande ; l’homme lui-même se réduit à cette abstraction. L'argent, essence aliénée de l’homme, projection hors de lui de ses activités et de ses besoins, n’est qu’une essence quantitative. Et rien ne détermine et ne limite qualitativement cette entité. C’est pourquoi l’argent, fonctionnant hors de l’homme dont cependant il est le produit, « fétiche automatique », s’enfle démesurément, en même temps que le besoin fondamental (en régime capitaliste) qui témoigne de sa présence au cœur de l’homme. Et tous les autres besoins sont aménagés, remaniés, en fonction du besoin d’argent. L’être humain, comme ensemble de désirs, n'est pas développé et cultivé pour lui- même, mais de façon à assouvir les exigences de ce monstre théologique. Le besoin d’argent exprime les besoins de l’argent.
D’un côté donc, on s’efforce de créer des besoins fictifs, artificiels, imaginaires. Le producteur capitaliste, au lieu d’exprimer et de satisfaire des désirs réels, et de « transformer le besoin grossier en désir humain », renverse la marche des choses. Il part de l’objet le plus facile à produire ou le plus lucratif, et s’efforce — par la publicité notamment — d’en créer le besoin.
Marx, satiriquement, a montré le caractère « idéaliste » de cette opération, qui part du concept externe et abstrait de l’objet pour en susciter le désir. Cet idéalisme se résout en fantaisies, bizarreries, caprices (pat exemple ceux de l’esthétique décadente !) Semblable auprès du riche à l’eunuque qui flatte les sens de son maître, Ou au prêtre qui profite de chaque imperfection, de chaque point faible du cœur ou de l’esprit humain pour prêcher le ciel, le producteur devient l’entremetteur entre l’individu et lui-même : il « s'adapte à ses -fantaisies les plus perverses, fait naître en lui des désirs pathologiques ; guette chacune de ses faiblesses et exige ensuite sa récompense de l’avoir satisfaite ».
Mais en même temps, chez tous ceux qui ne peuvent payer, les besoins meurent, se simplifient, dégénèrent. 11 arrive que l'ouvrier cesse de sentir les besoins les plus simples, mais aussi les plus difficiles à satisfaire pour lui : besoin d'espace, besoin d’air pur et libre, besoin de solitude ou de recueillement. L’homme, le prolétaire « revient habiter des cavernes, mais empoisonnées par l’haleine pestilentielle de la civilisation ; dans ces cavernes, il ne se sent même plus en sûreté ; elles sont, elles aussi, comme une force étrangère qui peut chaque jour glisser d’entre ses mains ; on peut chaque jour le chasser s’il ne paye pas son loyer. Ces taudis, ces chambres mortuaires, il faut encore les payer ».
Alors l’homme tombe au-dessous de l’animal. Les besoins et les sentiments n’existent plus sous la forme humaine ; ils n’existent même plus sous une forme inhumaine, donc « même pas sous la forme animale ». Non seulement l’homme cesse d’avoir des besoins humains, mais il perd ses besoins animaux : se mouvoir, avoir un commerce avec les êtres de même espèce...
A ce moment, l’économiste bourgeois est pleinement satisfait ; tout est bien dans l’économie capitaliste. L'argent règne ; chacun le sert à sa manière, selon sa participation à la « nature humaine » : le bourgeois en adorateur raffiné et même artiste, l’ouvrier en adorateur humble et austère.
Les besoins, les désirs multiples de l’être humain ont leur fondement dans la vie biologique, dans les instincts ; la vie sociale les transforme ensuite, donne une forme nouvelle à ce contenu biologique. Les besoins sont d’une part assouvis socialement et d’autre part modifiés dans leur contenu comme dans leur forme au cours de l’histoire sociale.
Ainsi « l’œil est devenu l’œil humain » en même temps que ses objets ont cessé d’être des objets bruts et immergés dans la nature, pour devenir des objets sociaux.
Ce que les psychologues appellent « perception » ou « monde sensible » est en réalité le produit de l’action humaine à l'échelle historique et sociale. L’activité qui donne une forme au monde externe, aux « phénomènes », n’est pas une activité de 1' « esprit », une activité théorique et formelle, mais une activité pratique, concrète. Les moyens par lesquels l’homme social a façonné le monde sensible ne sont pas de simples concepts mais des instruments pratiques. Quant aux procédés de connaissance par lesquels nous saisissons le « monde » ainsi formé, arraché à l’immense nature, rendu cohérent et humain, ce ne sont pas des « catégories a priori », ou des « intentions » subjectives ; ce sont nos sens. Mais nos sens se sont transformés par l’action. L’œil humain, capable de saisir et d’organiser certains ensembles, certaines formes, est un autre organe que l’œil naturel d’un vertébré supérieur, d’un solitaire perdu dans la nature, d’un primitif ou d’un enfant.
Le « monde » est ainsi le miroir de l’homme parce qu’il est son œuvre : l’œuvre de sa vie pratique, quotidienne. Mais ce n’est pas « miroir » passif. L’homme s'aperçoit, prend conscience de soi dans son œuvre. Elle vient de lui, mais il vient d’elle ; elle est faite par lui, mais il s’est fait en elle et par elle.
Et c’est ainsi que les sens et les organes, les besoins vitaux et les instincts et les sentiments ont été pénétrés de conscience, de raison humaine, en étant façonnés eux aussi par la vie sociale.
La création de ces sentiments humains, en même temps que l’appropriation de la réalité objective (la constitution d’un « monde » humain) constituent l’accomplissement de la réalité humaine.
e) Critique du travail (Thème central : l’aliénation du travailleur et de l’homme).
f) Critique de la liberté (Thème central : le pouvoir de l’homme sur la nature et sur sa propre nature).
DEVELOPPEMENT DE LA PENSEE MARXISTE
NOTES ECRITES UN DIMANCHE DANS LA CAMPAGNE FRANÇAISE
LES POSSIBLES
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