jeudi 10 août 2023

La peur - Stefan Zweig

 La peur - Stefan Zweig

Autant sa passion la grisait dans son jeu, autant elle l'inquiétait dans l’intimité physique. Elle avait du mal à se faire à ses étreintes brusques et autoritaires, et elle ne pouvait s’empêcher de comparer sa rudesse délibérée à la tendresse respectueuse et. après toutes ces années, toujours timide de son époux. Mais, une fois tombée dans l’infidélité, elle continuait tout de même de revenir vers lui, encore et encore, sans être ni comblée ni déçue, par un certain sens du devoir et la force de l'habitude. Elle était de ces femmes, moins rares qu’on ne le pense, même parmi les insouciantes ou les cocottes, dont les mœurs bourgeoises étaient si puissamment ancrées qu’elles étaient capables de poursuivre l'adultère avec ordre et de faire rentrer la débauche dans une forme de domesticité, femmes qui, sous un masque impassible de patience, s’efforçaient de ranger les sentiments les plus rares dans la banalité quotidienne. Après seulement quelques semaines, elle avait déjà assigné à ce jeune homme, son amant, une place bien précise dans sa vie, lui réservant, comme à ses beaux-parents, un jour de la semaine. Mais cette relation nouvelle ne la fit renoncer en rien à l’ordre établi de son existence ; elle y avait simplement ajouté quelque chose. Bientôt l’amant fut totalement intégré au mécanisme bien huilé, confortable, de son quotidien, une pièce ajoutée à son bonheur bien tempéré, comme un troisième enfant ou une automobile. Sa liaison ne tarda pas à lui paraître aussi banale que les plaisirs licites.

Mais à présent qu elle risquait de devoir payer son aventure au prix fort, à savoir le danger, elle se mit à en calculer mesquinement la valeur. Gâtée par le sort, dorlotée par sa famille, ne manquant de rien ou presque du fait de son aisance financière, le premier désagrément venu semblait déjà comme un coup trop dur porté à sa nature délicate. Elle refusa aussitôt de renoncer à quoi que ce fût de son confort moral, et sans même y réfléchir, tut prête à sacrifier l’amant sur l’autel de sa tranquillité.


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