L’orgasme et l’Occident – Robert Muchembled
Amour et sensualité sont des faits essentiels dans les sociétés humaines. Non seulement ils permettent leur reproduction, mais ils composent également un indispensable «code de communication » culturel. Or ce dernier assure désormais la promotion en Occident d'une «sexualité plastique». Affranchies des obligations de reproduction, les femmes en sont les principales bénéficiaires. car pour elles le plaisir est libéré de toutes les peurs qui l'environnaient. Leurs comportements affectifs et érotiques ont beaucoup plus profondément changé que ceux des mâles de leur âge. en particulier outre-Atlantique, où le contraste est saisissant entre les générations féminines successives.
Nul ne sait encore très bien dans quelle direction évoluera la situation. On peut aussi bien s’inquiéter que se réjouir de voir la sexualité se détacher des « processus cosmiques de la vie et de la mort ». Dans tous les cas, elle conservera assurément sa place primordiale dans notre civilisation. Les discours biologiques eux mêmes ne font-ils pas une place à une sorte de transcendance sous le couvert de la perpétuation de l’espèce ? L’hypothèse émise par Desmond Morris à propos du rôle essentiel de l’orgasme dans la pérennité du couple humain afin de donner les meilleures chances de croissance aux enfants s’inscrit dans une telle perspective Ses conclusions sur l’égalité voluptueuse « naturelle », mise à mal durant la phase récente d’urbanisation puis redécouverte depuis les sixties, se doublent d’une condamnation explicite de l’égoïsme charnel, qui lui semble vide de signification. Au fond, n’en a-t-il pas toujours été ainsi dans nos sociétés ? L’effondrement récent des interdits religieux n’est pas celui de toute morale. De nouveaux systèmes de sens se mettent en place pour dire l’infinie valeur sociale qu’il faut accorder à l’intimité des corps. Certains proposent simplement des moyens de survie à l’individu empêtré dans les contradictions de son univers de référence. Ainsi le narcissisme américain fournit-il une réponse globale à l’insoutenable tension existant entre les normes puritaines considérées comme intangibles et leurs transgressions permanentes, productrices d'une anxiété existentielle à travers un puissant sentiment de culpabilité. D’autres insistent sur la nécessité de gérer l'amour physique de manière à en faire un élément constructif de l’estime de soi et de rapports enrichissants avec ses semblables. L’enquête de 1999 sur les valeurs européennes laisse penser (ou espérer) que le continent est en train de choisir ce type de solution, loin d’une pression schizophrénique à l’américaine. Le repli sur la famille rénovée n’y serait pas un signe de fragilité mais au contraire la marque d’un investissement du Sujet dans un complexe d’émotions et de relations de proximité destinées à compenser la froideur et la dureté de la modernité. Une manière de régler la contradiction issue de la plasticité sexuelle en offrant comme idéal désirable un cocon centré sur un partenariat physique et affectif, enveloppé de «pelures d’oignon» relationnelles, amis, voisins, parents, voire anciens partenaires avec lesquels on a eu des enfants, etc.
La sortie de religion actuelle donne à la femme et à l’homme le choix d’utiliser leur corps à leur gré. Les choses ne sont pourtant pas aussi simples, car leur libre arbitre est limité par des pesanteurs sociales et culturelles. Radicalement différentes du passé, permissives et non plus répressives, celles-ci n’en orientent pas moins le devenir de chaque citoyen. Les lois du marché économique le poussent à une compétition accrue pour affirmer son identité et prendre le plus grand plaisir à tout âge. Les codes de l’égalité amoureuse et érotique lui imposent de donner autant que de recevoir, pour aboutir encore et toujours à l’orgasme. Il lui faut demeurer performant en restant éternellement jeune et désirable pour retenir la seconde moitié d’un couple toujours fondamental mais potentiellement fragilisé par le fait qu’il n’est plus obligatoirement lié à la procréation ni au fait d’élever les enfants. Chacun est désormais beaucoup plus exigeant en matière de sensualité, d’émotions, de passions. Le temps semble venu de l'amour à la carte, d’un contrat sans cesse remis en cause par l’exigence de perfection et de plénitude formulée de manière lancinante par toute notre civilisation. On pourrait certes estimer que la sexualité actuelle conserve l’écho affaibli de la transcendance qui la baignait quand elle assurait la survie de l’espèce, entourant de ce fait la recherche de la volupté physique d’une aura de nostalgie et de désillusion. Mais ce serait admettre que j sa profonde transformation symbolise l’échec d’une civilisation dédiée à la croissance économique et au contrôle technique. Or le constat ne vaut éventuellement que pour les États-Unis. De notre côté de l’Atlantique, si l’on observe aussi des fragilisations de la personnalité parmi les jeunes mâles qui ont perdu les repères machistes de leurs aînés et se trouvent confrontés à des exigences de performance dans tous les domaines par les filles de leur génération, elles n’aboutissent pas à une nette poussée de narcissisme pathologique. On voit au contraire remonter les valeurs de proximité et se définir un code amoureux centré sur la réalisation de soi-même à travers l’autre.
L’attitude face à la jouissance chamelle se révèle très éclairante sur les choix de société. Les héritiers du Nouveau Monde demeurent viscéralement attachés à un modèle occidental répressif où la religion et la famille née du sacrement de mariage sont les deux piliers de la tradition. La montée des revendications secoue cependant durement un univers fracturé. La culture du narcissisme paraît refléter la transcription au niveau intime de cette grande faille collective. Les rapports Kinsey de 1948 et de 1953 montraient déjà que les lois et les règlements, particulièrement sévères en matière de mœurs, faisaient l’objet de transgressions incessantes. Cinquante ans plus tard, la même « double contrainte » continue à produire des effets négatifs, même si des ouvertures libérales ont eu lieu, surtout du côté de la sexualité féminine.
L’Europe hédoniste, elle, a délibérément choisi la voie per- missive. Les excès observables n’empêchent pas les nouvelles valeurs de s’intégrer dans la trame sociale et de produire du liant supplémentaire. Le développement du goût du plaisir y va de pair avec le ravaudage de la toile des relations mise à mal par la modernité. La valorisation récente de structures proches et chaleureuses traduit l’existence de négociations nouvelles entre l’individu assoiffé de sécurité et les entités qui peuvent le mieux la lui fournir, à commencer par le couple, dont la survie semble probable, sous condition de s’adapter à de grandes mutations.
Jamais l’être occidental n’a été aussi puissamment orienté et déterminé par son groupe qu’au début du xxi' siècle. Alors qu’en apparence l’individualisme triomphe, les lois du marché économique et la tyrannie de l’orgasme le condamnent à devenir un athlète de la réussite personnelle, constamment obligé de prouver aux autres qu’il peut mieux faire. Jamais, pourtant, il n’a disposé d’une telle liberté de choix, au moins en Europe, pour s’épanouir, profiter de son corps et vivre pleinement ses désirs dans une égalité érotique devenue possible entre homme et femme ou entre partenaires du même «genre». Ruse d’une culture dynamique et inventive, la perpétuelle renégociation du lien communautaire implique désormais ouvertement la prise en compte par chacun de la chose la mieux cachée depuis les origines de la civilisation chrétienne : ce plaisir qu’on dit charnel...
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