Le culte du Moi - Maurice Barrès
«Qu'importe! ceux-là ont souffert que je raconte, mais ils firent chanter à leur indépendance les chansons qu'ils préféraient; à toute heure ils pouvaient s'isoler dans leur orgueil ou dans le néant: leur vie fut telle qu'ils daignèrent. Et je ne crois pas qu'un homme raisonnable hésite jamais à mener les mêmes expériences.»
Dans l'ombre plus épaisse ils se hâtaient en silence. Lui flattait le garrot de la bourrique et même, s'étant penché, il l'embrassa. La bête approuvait de ses longues oreilles amicales et tous trois ils marchaient sous la lune apaisante.
La vieille domestique (admirable de bon sens, tout à fait dans la tradition), debout sur le chemin, guettait le retour de son maître; elle dit simplement: «Vous n'êtes guère raisonnables, messieurs,» mais l'inquiétude faisait trembler sa voix. Et peu après, ils l'entendirent injurier la bourrique: «Bête d'Allemagne, sac à tristesse,» et des jurons, je crois. Le maître s'interrompit pour sourire, il haussa légèrement les épaules, en levant le bras. Non, vraiment, vieille judicieuse, ces messieurs n'étaient guère raisonnable.
Et soulevant ses paupières, il regarda le jeune homme qui s'était laissé glisser à terre. Peut-être tant de lassitude l'effraya; peut-être dans ces yeux vit-il l'aube des jours nouveaux! il lui frappa l'épaule à petits coups: «Qui sait!—cela du moins nous fit passer une journée.—D'ailleurs, nos idées influent-elles sur nos actes?—Et quand nous savons si peu connaître nos actes, pouvons-nous apprécier nos idées?—Attachons-nous à l'unique réalité, au Moi.—Et moi, alors que j'aurais tort et qu'il serait quelqu'un capable de guérir tous mes mépris, pourquoi l'accueillerai-je? J'en sais qui aiment leurs tortures et leur deuil, qui n'ont que faire des charités de leurs frères et de la paix des religions; leur orgueil se réjouit de reconnaître un monde sans couleurs, sans parfums, sans formes dans les idoles du vulgaire, de repousser comme vaines toutes les dilections qui séduisent les enthousiastes et les faibles; car ils ont la magnificence de leur âme, ce vaste charnier de l'univers.»
C'était une belle attitude, dans le couchant du premier jour de cet adolescent qu'un homme chauve et très renseigné, d'une voix grandie, lui attestant par la poussière des traditions la détresse d'être, et reniant le passé et l'avenir et la Chimère elle-même, à cause de ses ailes décevantes.—Le jeune homme entrevit les luttes, les hauts et les bas qui vacillent, le troupeau des inconséquences; une grande fatigue l'affaissait au départ, devant la prairie des foules. Et son âme demeura parmi tant de débris, solitaire au fossé de son premier chemin.
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Et, riant de la joie d'avoir un thème à méditer, nous courûmes nous installer sur un rocher en face de l'Océan salé. Au bout d'une heure, nous avions abouti aux principes suivants, que je copiai le soir même avant de m'endormir:
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PREMIER PRINCIPE: Nous ne sommes jamais si heureux que dans l'exaltation.
DEUXIÈME PRINCIPE: Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l'exaltation, c'est de l'analyser.
La plus faible sensation atteint à nous fournir une joie considérable, si nous en exposons le détail à quelqu'un qui nous comprend à demi-mot. Et les émotions humiliantes elles-mêmes, ainsi transformées en matière de pensée, peuvent devenir voluptueuses.
CONSÉQUENCE: Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible.
Je remarque que, pour analyser avec conscience et avec joie mes sensations, il me faut à l'ordinaire un compagnon.
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Avant cette journée décisive, déjà la grâce m'avait visité. J'avais déjà entrevu mon Dieu intérieur, mais aussitôt son émouvante image s'emplissait d'ombre. Ces flirts avec le divin me ternissaient le siècle, sans qu'ils modifiassent sérieusement mon ignominie. C'est par le dédain qu'enfin j'atteignis à l'amour. Certes, je comprenais que seul le dégoût préventif à l'égard de la vie nous garantit de toute déception, et que se livrer aux choses qui meurent est toujours une diminution; mais il fallut la révélation de Jersey, pour que je prisse le courage de me conformer à ces vérités soupçonnées, et de conquérir par la culture de mes inquiétudes l'embellissement de l'univers. C'est en m'aimant infiniment, c'est en m'embrassant, que j'embrasserai les choses et les redresserai selon mon rêve.
Oui, déjà j'avais été traversé de ce délire d'animer toutes les minutes de ma vie. Sur les petits carnets où je note les pointes de mes sensations pour la curiosité de les éprouver à nouveau, quand le temps les aura émoussées, je retrouve une matinée de juillet que, malade, vraiment épuisé, tant mon corps était rompu et mon esprit lucide d'insomnie, je m'étais fait conduire à la bibliothèque de Nancy, pour lire les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola. Livre de sécheresse, mais infiniment fécond, dont la mécanique fut toujours pour moi la plus troublante des lectures; livre de dilettante et de fanatique. Il dilate mon scepticisme et mon mépris; il démonte tout ce qu'on respecte, en même temps qu'il réconforte mon désir d'enthousiasme; il saurait me faire homme libre, tout-puissant sur moi-même.
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En un mot, il faut que je campe devant moi, pour m'y conformer, mon rêve fait de tous les soupçons de beauté qui me troublent parfois jusqu'à me faire aimer la mort, parce qu'elle hâte le futur. Je suis un point dans le développement de mon Être; or, jusqu'à cette heure, j'ai regardé derrière moi, désormais je tournerai mes yeux vers l'avenir. Et comme la mère dote son fils de tous les mérites qu'elle imagine confusément, je crée mon idéal de tous les soupirs dont m'emplit la banalité de la vie.
J'étais fort énervé; il me fallut passer à la poste, où l'on me demanda un passeport. Je discutai, m'emportai et, tremblant de colère, molestai de paroles les commis. Puis aussitôt je me pris à rire, comme un malade, en songeant à mes beaux plans d'indulgence universelle....
Qu'importe! il faut que je m'accepte comme j'accepte les autres. Mon indulgence, faite de compréhension, doit s'étendre jusqu'à ma propre faiblesse. Se détacher de soi-même, chose belle et nécessaire! D'ailleurs, mon moi du dehors, que me fait! Les actes ne comptent pas; ce qui importe uniquement, c'est mon moi du dedans! le Dieu que je construis. Mon royaume n'est pas de ce monde; mon royaume est un domaine que j'embellis méthodiquement à l'aide de tous mes pressentiments de la beauté; c'est un rêve plus certain que la réalité, et je m'y réfugie à mes meilleurs moments, insoucieux de mes hontes familières.
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On juge vite à Paris. On se fait une opinion sur une oeuvre d'après quelque formule qu'un homme d'esprit lance et que personne ne contrôle. J'ai publié trois volumes sous ce titre: «Le culte du Moi», ou, comme je disais encore: «La culture du Moi», et qui n'étaient au demeurant que des petits traités d'individualisme. Je crois que M. Doumic m'épargnera et s'épargnera volontiers des plaisanteries et des indignations sur l'égoïsme, sur la contemplation de soi-même, dont j'ai été encombré pendant une dizaine d'années. J'étais un fameux individualiste et j'en disais, sans gêne, les raisons. J'ai «appliqué à mes propres émotions la dialectique morale enseignée par les grands religieux, par les François de Sales et les Ignace de Loyola, et c'est toute la genèse de l'Homme libre» (Bourget); j'ai prêché le développement de la personnalité par une certaine discipline de méditations et d'analyses. Mon sentiment chaque jour plus profond de l'individu me contraignit de connaître comment la société le supporte. Un Napoléon lui-même, qu'est-ce donc, sinon un groupe innombrable d'événements et d'hommes? Et mon grand-père, soldat obscur de la Grande Armée, je sais bien qu'il est une partie constitutive de Napoléon, empereur et roi. Ayant longuement creusé l'idée du «Moi» avec la seule méthode des poètes et des mystiques, par l'observation intérieure, je descendis parmi des sables sans résistance jusqu'à trouver au fond et pour support la collectivité. Les étapes de cet acheminement, je les ai franchies dans la solitude morale. Ici l'école ne m'aida point. Je dois tout à cette logique supérieure d'un arbre cherchant la lumière et cédant avec une sincérité parfaite à sa nécessité intérieure. Donc, je le proclame: si je possède l'élément le plus intime et le plus noble de l'organisation sociale, à savoir le sentiment vivant de l'intérêt général, c'est pour avoir constaté que le «Moi», soumis à l'analyse un peu sérieusement, s'anéantit et ne laisse que la société dont il est l'éphémère produit. Voilà déjà qui nous rabat l'orgueil individuel. Mais le «Moi» s'anéantit d'une manière plus terrifiante encore si nous distinguons notre automatisme. Il est tel que la conscience plus ou moins vague que nous pouvons en prendre n'y change rien. Quelque chose d'éternel gît en nous, dont nous n'avons que l'usufruit, et cette jouissance même, nos morts nous la règlent. Tous les maîtres qui nous ont précédés et que j'ai tant aimés, et non seulement les Hugo, les Michelet, mais ceux qui font transition, les Taine et les Renan, croyaient à une raison indépendante existant en chacun de nous et qui nous permet d'approcher la vérité. L'individu, son intelligence, sa faculté de saisir les lois de l'univers! Il faut en rabattre. Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles sont des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques. Selon le milieu où nous sommes plongés, nous élaborons des jugements et des raisonnements. Il n'y a pas d'idées personnelles; les idées même les plus rares, les jugements même les plus abstraits, les sophismes de la métaphysique la plus infatuée sont des façons de sentir générales et apparaissent nécessairement chez tous les êtres de même organisme assiégés par les mêmes images. Notre raison, cette reine enchaînée, nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédécesseurs.
Dans cet excès d'humiliation, une magnifique douceur nous apaise, nous persuade d'accepter nos esclavages: c'est, si l'on veut bien comprendre, —et non pas seulement dire du bout des lèvres, mais se représenter d'une manière sensible,—que nous sommes le prolongement et la continuité de nos pères et mères.
C'est peu de dire que les morts pensent et parlent par nous; toute la suite des descendants ne fait qu'un même être. Sans doute, celui-ci, sous l'action de la vie ambiante, pourra montrer une plus grande complexité, mais elle ne le dénaturera pas. C'est comme un ordre architectural que l'on perfectionne: c'est toujours le même ordre. C'est comme une maison où l'on introduit d'autres dispositions: non seulement elle repose sur les mêmes assises, mais encore elle est faite des mêmes moellons, et c'est toujours la même maison. Celui qui se laisse pénétrer de ces certitudes abandonne la prétention de sentir mieux, de penser mieux, de vouloir mieux que son père et sa mère; il se dit; «Je suis eux-mêmes.»
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