lundi 7 août 2023

La paix des ruches – Alice Rivaz

La paix des ruches – Alice Rivaz

 

Parfois je me le demande: qu’ avons-nous à faire avec de tels fous ?

Oui, l’homme dans l’exercice de ses pouvoirs terrestres, et le voilà qui devient Attila, Néron, Hitler, Napoléon, et dans l’exercice de son autre puissance il se fait clouer sur des croix, arracher la langue, transpercer de flèches devant les Eves et les Maries consternées qui commencent par se tordre les bras, puis s’affairent pour recueillir les membres épars, ramasser, compter les morts, nettoyer la place.

Non, l’homme en dehors de l’amour ne saurait être notre compagnon. Dès que nous avons cessé de l’aimer, que lui ne nous aime plus, nous n’avons vraiment plus rien à faire ensemble. La forme qu’il délimitait dans cet espace où nous le portions au fond de nous ne recouvre plus qu’un grand vide.

Mais cessons-nous jamais de l’aimer?

 

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Quand nous sommes seuls, tout ce que nous ne savions plus apprivoiser, nous le pouvons à nouveau. Du moins en est-il ainsi de moi. Des pouvoirs me sont rendus quand je suis seule, que j’avais perdus en ne l’étant plus. Il me suffît d’appeler pour que tout revienne, comme s’il n’y avait plus autour de moi qu’un espace libre, sans obstacles, sans murs, dont je deviens alors le centre aimanté et aimantant, ayant recouvré le pouvoir d’attirer à moi ce que je croyais avoir perdu.

 

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Mais qu’avais-je le plus attendu, le plus appelé, si ce n’est l’amour? Vais-je donc appeler un autre, un nouvel amour? Alors que je ne suis plus celle que j’étais? Que tout ce que je croyais pouvoir faire, je ne l'ai pas fait? Même cette beauté que l’on me prêtait, à laquelle je n’attachais guère d’importance autrefois, maintenant qu’elle commence à m’être enlevée, je me surprends à la prendre au sérieux, à trembler de la voir bientôt disparaître, alors que je la portais autrefois comme la couleur de mes cheveux, une fois pour toutes, sans y faire attention. Du reste, quelle est la femme qui croit vraiment à sa beauté, se regarde elle-même sans esprit critique, avec l’indulgence, l’aveuglement qu’on nous prête, que les hommes nous prêtent? Non, au contraire, nul ne sait mieux qu’une femme dont on dit qu’elle est jolie, belle, le mirage que représente sa beauté, à quoi elle tient. A moins qu’à un fil. A un reflet, un éclairage plus ou moins heureux, au sommeil réparateur, à un certain équilibre du corps et de l’esprit que chaque heure menace de détruire. Fragile beauté que les mots ternissent parfois comme un souffle impur, que les baisers même altèrent. Comment nous enorgueillir de ce dont nous avons appris le caractère dérisoirement passager ou hasardeux, puisqu'il suffit d’un rien, d’une robe pas très bien coupée, d’une coiffure plus ou moins réussie, d’une erreur dans le choix d’un tissu ou d’une teinte, pour qu’une jolie femme paraisse laide. Et quand s’est écoulé le temps d’une décennie, de trois lustres, celles qui avaient pris l’habitude de s’entendre répéter qu’elles étaient jolies, «si jolies», ne perçoivent plus que rarement ces paroles sucrées. Ainsi moi, alors que deux ou trois ans auparavant, il ne se passait pas de jour que je ne me l’entende répéter et corner aux oreilles. J’avais fini par ne plus y faire attention, et même cela m’ennuyait ces compliments d’hommes dans la rue, les trams, au concert. Et moi qui aimais déjà tellement me promener seule, comme l’homme aux oiseaux, pas moyen de m’asseoir dans un parc, de ralentir mon pas, de m’engager dans un sentier solitaire, sans qu’aussitôt il arrive, se profile au prochain détour, s’approche et fasse fuir ce que j’étais en train d’apprivoiser avec tant de ferveur et d’attente. Et parfois j’aurais voulu être laide pour que les hommes me fichent la paix.

 

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Les hommes, pendant ce temps, j’imagine, parlent argent, politique, science, affaires, service militaire. Nous, mariage, amour. Mais si souvent ces deux mots s’excluent, et quand il est question de l’un dans nos conversations, c’est que l’autre a cessé d’exister. C’est seulement au temps des fiançailles qu’ils coexistent comme deux parties d’un tout, comme deux mots reliés par un trait d’union. Mais bien vite ils se tournent le dos, perdent le signe de leur jumelage. Et plus le mot mariage s’enfle, se dilate, plus le mot amour s’amenuise, se fait petit, si petit qu’on ne le voit plus, effacé comme les écritures et les photographies rongées par le temps. Il n’y a plus que l’autre mot qui règne.

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Car ce sont les hommes qui font les révolutions, et quand les femmes les aident dans ce grand dessein, ce n’est pas dans leur intérêt qu’elles le font.

Et pourtant, notre travail nous l’aimons. Ce que nous n’aimons pas, c’est l’injustice. Ce qui nous révolte, c’est de n’avoir jamais de moments de loisirs, et cela à cause de lui qui se dit plus fort que nous, plus solide que nous, et prétend nous aimer, vouloir nous protéger! Ce que nous n’aimons pas, c’est cette absence de solidarité entre eux et nous, cette incorrection première dans la distribution des tâches journalières entre eux et nous. Quand donc apprendront-ils le sens de la justice qui pourtant enfle parfois leurs voix dans les parlements, les cathédrales, qui les fait descendre dans la rue et élever des barricades? Il semble qu’ils donneraient parfois leur vie pour ce grand mot, et il leur arrive de le faire, c’est vrai. Ils préfèrent tenir un fusil ou une mitraillette qu’un balai, un beau drapeau qu’une brosse ou un savon, et pourfendre les signes abstraits de l’injustice que de supprimer celle qui est à portée de leurs mains et dont ils sont eux-mêmes les artisans. Mieux vaut pour eux évoquer la justice à venir, comme ils s’attendrissent depuis deux mille ans sur les verts pâturages du futur où loups et brebis paîtront ensemble.

 

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Et que la présence d’un homme dans notre vie, d’un homme aimé, agit sur nous comme le liquide révélateur chargé de mettre à jour les blancs et les noirs des clichés photographiques? Et nous aimerions-nous à ce point, serions-nous à ce point fascinées par nos propres gouffres pour suivre, comme un chien à la laisse suit son maître, celui-là seul qui, sans le vouloir et sans le savoir, nous en rend conscientes?

 

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Mais nous ne sommes pas des abeilles. Nous regardons les hommes agir, essayant de capter leur attention, de les flatter pour mieux les retenir auprès de nous. Nous n’essayons même pas de les sevrer de notre amour, à l’exemple des femmes d’une des comédies d’Aristophane. Je crois, du reste, que cela ne servirait de rien. Déjà les Grecques n’y ont rien pu et elles étaient plus belles que nous. Non, je ne crois pas que ce soit tant d’amour qu’il faudrait les sevrer, mais de soins domestiques. Nous ne leur ferions plus à manger, nous ne prendrions plus soin d’eux. Ils feraient leurs lits eux-mêmes, leurs popotes eux-mêmes, leurs petites lessives et leurs repassages eux-mêmes. Nous les laisserions même repriser leurs chaussettes et en tricoter de nouvelles. Le monde entier en serait changé et l’Histoire, certes, prendrait un nouveau cours.

 

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Et surtout nous ne les écouterions plus ! Nous ne serions plus ce vase qui se fait vicie pour mieux se remplir de ce qui est eux. Nous ne serions plus ces manieuses d’éponges sur le tableau noir de leurs fautes, nous ne serions plus ce chœur laudatif de servantes.

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