Les cahiers et les poésies d’André Walter – André Gide
PRÉFACE [à I’ « édition définitive » de 1930]
Mon excuse est qu'au temps d'André Walter je n'avais pas encore vingt ans. A cet âge, je ne savais pas écrire et, précisément peut-être parce que je sentais en moi des choses neuves à dire, je tâtonnais. Je cherchais à plier la langue; je n'avais pas encore compris combien on apprend plus en se pliant à elle, et de quelle instruction sont ces règles qui d'abord importunent, contre lesquelles l'esprit regimbe et qu'il souhaite pouvoir rejeter. Ceci n 'est rien.
Ce dont je souffre le plus en relisant mes Cahiers, c'est une complaisance envers moi-même dont chaque phrase reste affadie. Peut-être fut-il bon, après tout, pour prendre nettement conscience de mes défauts, qu'ils m'apparussent projetés dans mon écriture, et, si je n'avais pas écrit ce premier livre, sans doute eussé-je moins bien écrit les suivants. Pour m'opposer à moi, besoin était d'abord de me connaître, et de céder d'abord à un premier entraînement. Mais je pense à d'autres défauts plus secrets : souvent ce que je prenais pour la plus sincère expression de moi-même n 'était dû qu 'à ma formation puritaine qui, comme elle m'enseignait à lutter contre mes penchants, satisfaisait un goût de lutte et de spécieuse austérité. Et ce besoin de lutte et cet effort étaient sincères, mais il m'apparut bientôt que les problèmes où je les appliquais n'étaient peut-être pas d'une capitale importance; ils me semblaient alors les seuls dignes de m'occuper. Aujourd'hui que j'ai porté l'effort de la lutte ailleurs, peu m'importe de savoir si je fus vainqueur ou vaincu.
CAHIER BLANC
Que la nuit est silencieuse. J’ai presque peur à m'endormir. On est seul. La pensée se projette comme sur un fond noir; le temps à venir apparaît sur le sombre comme une bande d’espace. Rien ne distrait de la vision commencée. On n’est plus qu’elle.
Il ne faut pas que l’âme s’alanguisse en ses rêveries mélancoliques, — mais qu’elle se réveille enfin et recommence à vivre.
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Jeudi.
J'ai travaillé pour que l’esprit s’occupe; c’est dans l'effort qu'il se sent vivre. — Sorti toutes les pages écrites qui me rappellent autrefois. Je les veux toutes relire, les ranger, copier, les revivre. J’en écrirai de nouvelles sur des souvenirs anciens.
Je délivrerai ma pensée de ses rêveries antérieures, pour vivre d’une nouvelle vie ; quand les souvenirs seront dits, mon âme en sera plus légère; je les arrêterai dans leur fuite : une chose n’est pas tout à fait morte qui n’est pas encore oubliée. Enfin je ne veux pas m’en aller, sans même détourner la tête, de ce qui m’aura tant charmé durant toute ma jeunesse. — Puis pourquoi chercher après coup les raisons d’une volonté prise, comme pour s’excuser de l’avoir ? J’écris parce que j’ai besoin d’écrire — et voilà tout. La volonté qu’on raisonne en devient plus débile : que l’action soit spontanée.
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Allain ! l’œuvre rêvée ; — d’abord je la voyais mélancolique et romantique, lorsqu’à l’éveil des sens, j’errais dans les bois, cherchant les solitudes, plein d’inquiétudes inconnues; lorsqu’un chant de vent dans les pins balancés me semblait chanter mes langueurs au gré des strophes récitées ; que je pleurais aux feuilles tombantes, aux soleils couchants, à l’eau fuyante des ruisseaux, et qu’au bruit de la mer je restais songeur tout le jour.
Puis métaphysique et profonde, quand l’esprit commença de s’éveiller aux doutes... enfantins peut-être, mais qui déjà me troublaient si fort. Il n’est pas deux façons de douter.
D’abord, je n’y voyais, dans ce livre, qu’un caractère exposé, sans suite, sans intrigue.
Puis, l’idée m’est venue, à contempler notre amour, au lieu d’un vain personnage qui déclamerait sur ces choses, de les faire vivre et s’agiter immédiatement, avec la passion de ce qu’on a vécu.
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Vivre profondément sans plus que le temps vous poursuive. Manger quand j’aurais faim ; dormir n’importe quand, — alors que j'aurais fait ma tâche. Je porterais le manteau blanc, la cuculle et les sandales. Dans ma cellule, une table de chêne, immense, et dessus, tout ouverts, des livres. Un grand lutrin pour travailler debout ; dessus, un livre ouvert. Au-dessus du lit, des livres rangés. Je lirais la Bible, les Védas, Dante, Spinoza. Rabelais, les Stoïques; j’apprendrais le grec, l’hébreu, l’italien: — et ma pensée se sentirait orgueilleusement vivre. Des débauches de science, d’où l’esprit sortirait stupéfié, brisé, comme Jacob de sa lutte avec l’Ange, mais comme lui vainqueur.
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J’espérais qu elle prendrait toutes mes tendresses. J’étais enfant, je ne pensais qu’à l’âme ; déjà je vivais dans le rêve ; mon âme se libérait du corps ; et c’était exquis, ce rêve des choses meilleures. Puis je les ai tant séparés que maintenant je n’en suis plus le maître ; ils vont chacun de leur côté, le corps et l’âme ; elle, rêve des caresses toujours plus chastes; lui, s’abandonne à la dérive.
La sagesse voudrait qu’on les mène ensemble, qu'on fasse converger leurs poursuites, et que l’âme ne cherche pas de trop lointaines amours où le corps ne participe.
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L’esprit change, il s’affaiblit ; il passe, l’âme demeure.
Ils demanderont ce que c’est l' âme ?
L’ÂME, c’est en nous LA VOLONTÉ AIMANTE.
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Mets ta main dans ma main, que nos doigts s’enlacent.
Ton cou sur mon épaulé, et que nos cœurs se sentent battre.
Laisse peser ton front et que nos regards se confondent.
Mais n’allons pas jusqu’au baiser.
De peur que l’amour nous distraie.
Ne parlons pas, restons ainsi, que j’entende chanter ton âme Et que la mienne y réponde au travers des doigts confondus. Des cœurs approchés, des regards qui s’appellent...
Ne parlons pas — silence.
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Penser parfois que c’est une duperie, cette poursuite de l’âme insaisissable, et qu’elle n’est rien autre chose qu’une manifestation plus déliée de l’esprit, d’où la raison conseille de se réjouir.
CAHIER NOIR
Par-dessus les temps, les espaces, je t’adresse ces paroles rêveuses, pour que l’écho lointain t’en parvienne. Le savais-tu, Emmanuèle, le savais-tu que nous nous aimions ? — Ton amour a pris toute mon âme ; vers toi maintenant elle répand son parfum. — Je te rends maintenant ce que tu m’as donné : ta musique et ta poésie. Mon âme chante ; écoute-la : elle dit les choses passées — les choses anciennes, pour que tu saches enfin quel était notre amour vivace ; et, pour que lui aussi ne passe, je jette au vent de l'esprit ces pages folles écrites ; elles consommeront le chaste désir de nos âmes et chanteront la symphonie de leurs éternelles fiançailles.
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12 juillet.
Le meilleur, c’est d’écrire au hasard — mais cela je ne sais plus le faire, car la vision de l’œuvre me poursuit : j’y subordonne toutes choses. Elle est déjà passée, l’heureuse époque où j’écrivais sans autre souci que d’écrire et parce que ma tête se fatiguait de contenir la pensée turbulente. —
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Samedi.
L’ennui d’écrire, car écrire quoi ? Pourquoi plutôt une que l’autre de toutes ces émotions qui reclament leur forme ; et pourtant le besoin d’écrire, car enfin ma tête en éclate de la pression des émotions accumulées.
... Ce qui m’empêche d’écrire, fût-ce des notes très hâtives, c’est la complexité inextricable des émotions plus encore que leur multiplicité ; — car si j’avais des choses fixes à dire, je saurais bien les formuler, mais les moindres perceptions du dehors ébranlent en moi des systèmes compliqués à l’infini de vibrations qui se répondent au physique comme dans l’âme, — qui réveillent des conceptions dormantes, latentes, et dont l’écho longtemps résonne au travers des émotions nouvelles.
... Souvent me prend le désir d’une atmosphère ambiante toute de noir et de silence, de calme muet ; une lampe auprès de moi qui ne ferait pas d’ombres sur les murs ; — le temps, le temps sans sablier ni pendule, le temps, indéfini, pour contempler et transcrire...
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La connaissance intuitive est la seule nécessaire. Par delà les phénomènes aux pluralités contingentes, contempler les vérités ineffables. — La raison devient inutile ; il faut la répudier pour qu’elle ne vienne pas, fallacieuse, devant nos yeux hallucinés, lever ses arguments troubles. Les sciences sont dangereuses, car elles exaltent la raison : après, elle parle haut et se veut autoritaire ; les lectures l’enorgueillissent... et de quoi ? Quand l’esprit lit, le cœur sommeille, — et sa ferveur tiédit sous les poussières érudites.
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6 août.
Le silence plutôt : les mots sont profanes. Pourquoi parler ? Qu’importent les phrases ?
... Puis, en écrivant, je ne serais pas sincère, je grossirais une émotion aux dépens des autres ; ce que j ai senti, ce que je sens encore, ne peut pas se dire. — Je simulerais involontairement des tristesses que je n’ai pas éprouvées. D ne faut pas vouloir écrire quand même... Pourquoi fixer cette tendresse ? Il est beaucoup plus doux que l’émotion divague.
Je suis resté toute la nuit immobile, oublieux de mon corps, je n’étais ni triste ni gai, je ne pensais pas, mais j’avais des aperceptions extraordinaires.
Vers le matin, j’ai lu de ma Bible, je me suis approché du piano, mais je n’ai pas osé jouer : les harmonies sont trop précises.
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La vie n’est qu’un moyen, pas un but : je ne la rechercherai pas pour elle-même.
Nous vivons pour manifester ; mais souvent involontairement, inconsciemment, et pour des vérités que nous ne savons pas, car nous sommes ignorants de notre propre raison d’être.
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Enfant que j’étais, de croire que tout pouvait se dire ! — Mais les mots mêmes n’existeraient pas. Le langage n’est que pour les émotions moyennes; les extrêmes se dérobent à l’effort pour les révéler. Toujours excessif en toutes choses, comment pourrais-je parler ? Lorsque je le pourrais, pourquoi parlerais-je ? ils ne comprendraient pas. — On dirait « il est fou », on rirait, on se détournerait en haussant les épaules...
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Vendredi ( ?)
Etranges songeries :
Ton existence maintenant ? rien qu’en moi : tu vis parce que je te rêve, lorsque je te rêve et seulement alors ; c’est là ton immortalité.
Tu ne vis que dans ma pensée (musique).
LES POESIES D’ANDRE WALTER
Une lampe neuve remplace la vide ;
Une nuit succède à une autre nuit ;
Et l’on entend fuir dans la nuit le bruit
Du sablier triste qui se vide.
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