Sur la philosophie de la tragédie / sur les confins de la vie – Léon Chestov
LA PHILOSOPHIE DE LA TRAGEDIE
Il avait lui-même peur des monstres qu’il découvrait, et tendait toutes les forces de son âme pour se les dissimuler d’une façon ou d’une autre, au moyen du premier « ideal » venu. Ainsi furent créés les personnages du prince Muchkine et d’Aliocha Karamazov
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Quoi qu’il en soit, notre tâche est bien définie. Il nous faut accomplir la besogne indiquée, mais non effectuée par Dostoïevsky ! Il nous faut raconter l’histoire de la transformation de la seconde naissance de ses convictions. Je me contenterai d'indiquer ici que cette métamorphose fut vraiment extraordinaire. Il ne resta pas trace en Dostoïevsky de ses anciennes convictions,
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Pour nous, Dostoïevsky est une énigme psychologique. Pour trouver la clef de cette énigme, il n'y a qu’un seul moyen, qui est de suivre d'aussi près que possible la vérité et la réalité. Et s’il a lui-même avoué franchement que ses convictions se sont transformées, toute tentative pour faire le silence autour de ce fait important, de crainte qu'il ne nous impose certaines conclusions inattendues et étranges, cette façon d'agir doit être sévèrement condamnée. La crainte n'est pas de mise ici. Autrement dit, il faut trouver en soi la force d'en triompher.
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Le lecteur, étonné, ne peut s'empêcher de se demander : est-il possible que le bagne n'ait eu aucune influence sur l’esprit de l’auteur ? Se peut-il qu’il y ait des idéalistes tellement incorrigibles que, quoi qu'il leur arrive, ils transportent partout avec eux leurs idéals et parviennent à transformer l'enfer lui-même en paradis?
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« Comment votre main put-elle la tracer ? » Plus tard, la main de Dostoïevsky écrivit des phrases bien plus terribles encore. Mais Dostoïevsky ne soupçonne même pas jusqu'où il ira plus tard. En attendant, il soutient avec conviction les Occidentaux : « Comme si les Occidentaux ne possédaient pas, tout autant que les slavophiles, l’instinct de l'esprit national, le sens du génie russe. Ils les possédaient ; mais les Occidentaux ne voulaient pas se boucher les yeux et les oreilles à la façon des fakirs devant certains phénomènes incompréhensibles ; ils ne voulaient pas les laisser sans solution et les écarter hostilement, ainsi que le faisaient les slavophiles ; ils ne fermaient pas leurs yeux à la lumière et s'efforçaient d'atteindre la vérité par la raison, l’analyse, la compréhension... Les Occidentaux se tournèrent vers le réalisme, tandis que les slavophiles continuent à s'en tenir à leur idéal trouble et imprécis. » Et Dostoïevsky ajoute encore : « L'Occidentalisme s'engagea dans la voie de l'analyse impitoyable et fut suivi par tous ceux qui étaient capables d'activité dans notre société. Les réalistes ne craignent pas les résultats de leur analyse. »
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Cet antagonisme direct entre « la raison et la conscience morale » d'une part, et « la psychologie » d'autre part, — peu de gens consentent à l'admettre ouvertement. On considère possible, généralement, de conserver l'ancienne hiérarchie, où la « psychologie » occupe une situation subalterne. Sa fonction est de faire connaître ce qui se passe dans l’âme humaine ; mais le pouvoir souverain n'appartient comme par le passé qu'à « la raison et à la conscience morale » qui seules décrètent ce qui « doit être », et condamnent.
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Ainsi donc, un des moyens de lutter contre le pessimisme et le scepticisme consiste à créer des jugements « a priori » et des « Ding an sich », bref cet idéalisme que Tolstoï formule ainsi :
« le bien, c'est Dieu ». Mais il ressort en même temps de ce qui précède que l'idéalisme a besoin d'un appui extérieur.
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C’est ici que commence la philosophie de la tragédie. L’espoir s’est évanoui pour toujours, mais il faut vivre, et vivre longtemps encore. Impossible de mourir, même si on le voulait. Il se trompait, l’ancien prince russe qui disait que les morts n’ont pas honte. Demandez à Dostoïevsky ! Il vous parlera tout différemment par la bouche de Dimitri Karamazov : « J’appris bien des choses cette nuit. J’appris qu'il était impossible non seulement de vivre, mais même de mourir comme un lâche et un misérable... » Comprenez-vous cela ? Tous les « a priori » ont disparu ; la philosophie de Kant et de Tolstoï est renversée ; c’est la région du « Ding an sich » qui s’ouvre devant nous. Voulez-vous y pénétrer avec Dostoïevsky et Nietzsche ?
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Le scepticisme et le pessimisme provoquent en l'homme souterrain la même terreur mystique qu'en Tolstoï, mais il ne peut plut rentrer dans l'existence quotidienne, ordinaire, ni même faire semblant de revenir vers elle, devant soi-même et les autres (ïl l'aurait bien voulu, peut-être !). Il sait que le passé est mort, que le granit, l' « aere perennius », l'inaltérable, en un mot tout ce qui servait aux hommes à fonder leurs « a priori » et leur « solidité », — tout cela n'existe plus pour lui. Et avec cette témérité qui n'appartient qu'à ceux qui ont perdu tout espoir, il se décide brusquement a traverser la limite fatale, à accomplir ce saut terrible contre lequel le mettait en garde les traditions du passé et la propre expérience de ses quarante années d'existence. Il ne peut surmonter avec l'aide de l'idéalisme ses doutes et ses malheurs ; tous les efforts qu'il a tentés dans cette voie n'ont abouti à rien : « Le noble et le beau » pesaient déjà bien lourdement sur ma nuque vers mes quarante ans », dit l'homme souterrain de Dostoïevsky.
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Or, toutes les épreuves subies par Dostoïevsky au cours de son séjour en Sibérie, n'étaient pas grand-chose comparativement à cette nécessité où il se trouvait de s’incliner devant la vérité des forçats. « Connais-tu, mon ami, ce mot — le mépris ? Et les souffrances de ta justice qui t'oblige à être juste à l’égard de ceux qui te méprisent ? » demande Nietzsche. Et en effet, il n’y a pas de tortures plus grandes. Or, Dostoïevsky les connut. Les détenus le| « méprisaient », ainsi qu'en témoignent les « Mémoires » presque» à chaque page, mais sa conscience morale, son intelligence ne lui permettaient pas d'opposer son mépris au leur. Il était obligé, tout comme Nietzsche, de prendre le parti de ses ennemis inexorables, et de les considérer (non pas par grandeur d'âme, pour s’abaisser au niveau du « dernier homme », mais en toute conscience) comme ses maîtres, comme des hommes supérieurs, qui par leur existence justifiaient tout ce qu’il y a de bas, de vil, de monstrueux dans la vie, c'est-à-dire tous les Dostoïevsky, les Tourguéniev, les Biélinsky.
Tel est le fardeau terrible que Dostoïevsky emporta avec soi en quittant le bagne ; avec les années, non seulement ce fardeau ne devint pas plus léger, mais il pesa de plus en plus lourdement sur ses épaules ; Dostoïevsky ne put jamais s'en débarrasser. Il dut le porter en le dissimulant aux yeux de tous et, en même temps, il dut enseigner et prêcher. Comment venir à bout de cette tâche?
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La réponse à cette question nous est fournie par toute l'œuvre littéraire de Dostoïevsky. Il ne s’occupe maintenant des humiliés et des offensés que de temps à autre, en passant, par une ancienne habitude. Son thème préféré dorénavant sera le crime et le châtiment. Une question le poursuit incessamment : quels sont donc ces hommes, ces forçats ? Comment se fait-il qu'ils m'ont paru, qu'ils me paraissent encore être dans leur droit en me méprisant, et pourquoi est-ce que je me sens involontairement si faible, si insignifiant, si (c'est affreux à dire) ordinaire en face d’eux ? Ce serait donc ça la vérité ? C’est ça qu'il faut enseigner aux hommes ? On ne peut douter que Dostoïevsky ne se soit posé cette question. L'article de Raskolnikov1 le montre clairement. Raskolnikov partage les hommes non pas en bons et méchants, mais en « ordinaires » et « extraordinaires » ; et dans la première de ces deux catégories il fait rentrer tous les « bons », ceux qui se soumettent dans leur médiocrité spirituelle aux lois morales; les autres, les hommes extraordinaires, se créent eux-mêmes leurs lois, < tout leur est permis ».
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Ainsi donc, la conscience morale oblige Raskolnikov à prendre le parti du meurtrier. La sanction de la conscience, son approbation, sa sympathie vont au | méchant » et non plus au « bon ». Ces termes mêmes, le « bien », le « mal », n'existent déjà plus. Ils sont remplacés par ceux d'« ordinaire » et d'« extraordinaire », le premier étant associé à l’idée de banalité, de platitude, le second devenant le synonyme de grandeur. Autrement dit, Raskolnikov se plaçait | par-delà le bien et le mal », il y a 60 ans de cela, quand Nietzsche était encore étudiant et rêvait d’idéals sublimes.
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A première vue, le problème est simplifié ; mais placez-vous un instant au point de vue de Dostoïevsky, de l'homme souterrain, du Grand Inquisiteur, et vous comprendrez alors le supplice que comporte cette simplification. Se traiter dans le souterrain, se soigner, penser .à soi, quand il est évident que nul traitement n'est plus possible, qu'on ne peut rien imaginer, que tout est fini ! Mais chose étrange ! quand l'homme est sous la menace d'un péril inévitable, quand les derniers espoirs le quittent, il se libère de tous les pénibles devoirs que lui imposent ses rapports avec ses proches, avec l'humanité, l'avenir de la civilisation, le progrès, etc., et il se trouve alors devant une question extrêmement simple, celle de sa propre personnalité, infime et solitaire. Tous les héros tragiques sont des égoïstes. Chacun d'eux, au sujet de ses malheurs, cite en justice l'univers entier.
Ivan Karamazov déclare ouvertement : « Je n’accepte pas l'univers ». Que signifient ces paroles ? Pourquoi donc Karamazov se précipite-t-il lui-même au-devant des problèmes insolubles, tel un ours sur le pieu qui doit l'embrocher, au lieu de les fuir ? Ce n'est pas bêtise de sa part tout de même ! Il sait bien ce que sont ces questions insolubles et combien il est atroce pour l’homme de se heurter les ailes brisées aux murailles de l'éternité ! Et cependant, il ne cède pas. Rien, ni la « Ding an sich », ni la volonté, ni le « deus sive natura » ne peuvent l’amener à composition. Cet homme oublié par le bien, considère toutes les doctrines philosophiques avec un mépris et un dégoût non dissimulé. « Certains moralistes morveux, dit-il, appellent lâche notre soif de vie ».
SUR LES CONFINS DE LA VIE – L’apothéose du déracinement
Les écrivains, surtout les écrivains jeunes et inexpérimentés, s’imaginent qu’ils sont obligés de fournir à leurs lecteurs les réponses les plus complètes à toutes les questions. Et comme l'honnêteté défend d'ordinaire à ces écrivains de fermer les yeux et de passer à côté des doutes les plus torturants, ils se mettent bon gré mal gré à disserter « des premières et des dernières choses ». Mais étant hors d'état de dire quoi que ce soit de bon sur ces sujets — ce n'est pas l'affaire des jeunes gens de se mêler des discussions philosophiques, — ils s'agitent, s’enfièvrent et crient i en perdre la voix. Fatigués enfin, ils se taisent ; et alors, s’ils observent que leurs discours ont eu du succès auprès du public, eux-mêmes s’étonnent de la facilité avec laquelle ils ont été sacrés prophètes. Les esprits médiocres n'ont en ce cas qu’un seul désir : conserver jusqu’à la fin de leurs jours l’influence qu'ils ont acquise sur les hommes. Mais les âmes les plus raffinées, plus richement douées, n'éprouvent plus alors que du mépris aussi bien pour la foule incapable de discerner les braillards des prophètes, que pour eux-mêmes qui se sont laissé entraîner, ne fût-ce qu'une fois, à faire les paillasses des idées nobles et élevées.
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Les possibilités qui s’offrent à l'homme dans la vie sont, en somme, très limitées. On ne peut pas tout voir, on ne peut pas tout comprendre ; impossible de s’élever très haut au-dessus de la terre, ou de descendre profondément sous l'écorce terrestre. Ce qui fut, nous est caché à jamais ; nous sommes incapables de prévoir ce qui sera et nous savons sûrement que nous n'aurons jamais d'ailes. L'ordre naturel, l’ordre immuable des phénomènes trace les limites Je nos aspirations et nous oblige à suivre la route étroite et fixée J'avance de la « quotidienneté ». Mais cette route même, il ne nous est pas donné de la parcourir librement en tous sens. Nous devons attentivement regarder sous nos pieds et nous arrêter à chaque pas. car la moindre imprudence risque de provoquer notre perte. Mais il est possible de se représenter en pensée une existence toute différente. Une existence où le mot périr n’aurait aucun sens, où la responsabilité qui nous incombe pour nos actions, si elle n’est pas abolie complètement, tout au moins ne porterait pas un caractère aussi fatal que chez nous, dont, d’autre part, l’ordre naturel serait absent et où, par conséquent, il y aurait un nombre infini de possibilités. Là, le sentiment de la crainte — le sentiment le plus honteux — disparaîtrait complètement ; les vertus de ce monde seraient toutes différentes de celles qui régnent ici. Le courage devant le danger et la générosité, la prodigalité même, chez tous aussi sont considérés comme des vertus, mais sans motif aucun. Socrate avait tout à fait raison lorsqu'il démontrait que seul se justifie le courage qui calcule d’avance les dangers et les chances de victoire. Ils ont raison également ces gens économes et prévoyants qui condamnent la prodigalité. Le courage et la prodigalité ne sont pas de mise pour les mortels, auxquels, vu leur pauvreté et leur faiblesse, il convient mieux de trembler perpétuellement et de compter leurs sous. C’est pour cela que ces deux venus se rencontrent si rarement parmi les hommes, et que lorsqu'on les rencontre, elles provoquent dans la foule un sentiment de vénération superstitieuse à l’égard de ceux qui s’en parent. « Cet homme n’a peur de rien, et il donne sans compter ; ce n’est certainement pas un homme mais un demi-dieu, peut-être même un dieu. » Socrate ne croyait pas aux dieux ; c’est pour cela qu’il roulait justifier la vertu par le calcul et le raisonnement. Kant non plus ne croyait pas en Dieu, et c’est pour cela qu'il déduisait sa morale de la « loi ». Mais si Dieu existe, si tous les hommes sont les enfants de Dieu, cela signifie qu’on peut ne rien craindre et être prodigue.
Alors celui qui dissipe follement sa vie, sa fortune et celle des autres, et même son talent, son génie — celui-là a raison vis-à-vis des philosophes calculateurs qui s’efforcent en vain d’organiser la vie de l’homme sur la terre.
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Nous avons suffisamment de raisons pour garder une attitude méfiante vis-à-vis de la vie. Elle a trompé tant de fois nos espoirs les plus chers ! Mais nous avons encore plus de motifs de nous méfier de la raison : si la vie a pu nous tromper, c’est uniquement parce que notre raison impuissante s’est laissé tromper. Il se peut même que ce soit elle qui ait imaginé ces mêmes mensonges que son amour-propre lui interdit maintenant d’avouer. Pour finir, s’il faut choisir entre la vie et la raison, on est prêt à donner la préférence à la vie ; alors on ne s'efforce plus de tout prévoir et de tout expliquer, mais on attend ; et l’inévitable devient le désirable.
C'est probablement pour cela que Nietzsche, voyant que tous ses espoirs s'écroulaient et comprenant que ses forces ne pouvaient renaître, que sa situation empirerait de jour en jour, — écrivait (lettre du 28 mai 1883) : « Ich will es so sebwer haben, wie nur irgendein Mensch es hat ; erst unter diesem Drucke gewinne ich das gute Gewissen dafür, etwas zu besitzen das wenige Menschen haben und gehabt haben : Flügel, um im Gleichnisse zu reden. » Ces quelques paroles si simples contiennent la clef de la philosophie de Nietzsche.
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Que l'homme. — tout homme presque, — change de convictions dix fois par jour, c’est parfaitement évident pour tout observateur impartial. On parle souvent de cette versatilité qui a déjà fait l'objet de nombreux écrits satiriques et humoristiques. Mais personne aussi ne doute que cette instabilité dans les jugements ne soit un vice. Notre éducation consiste pour les trois quarts à nous habituer à dissimuler le plus soigneusement possible nos changements d'humeur et de jugement. L’homme incapable de tenir sa parole est considéré comme le dernier des derniers : on ne peut en rien compter sur lui. Il en est de même de celui qui n’a pas de convictions stables : impossible de travailler en commun avec lui. La morale qui s’appuie ici, comme partout ailleurs, sur des modérations utilitaires, pose un « principe éternel » : tu dois demeurer toujours fidèle à tes convictions. Dans les milieux cultivés cette loi est considérée comme tellement inébranlable, que même vis-à-vis d'eux-mêmes les hommes ont peur de découvrir leur insistance. Ils demeurent pétrifies dans leurs convictions, et il n'y a pas pour eux de pire honte que d’avouer qu'ils ont changé d'avis. Et quand des hommes francs, tels que Montaigne, parlent ouvertement de l’inconstance de leurs idées et de leurs aspirations, un tel aveu parait à nombre de gens un mensonge, une calomnie. Il ne faut ni voir, ni entendre, ni comprendre ce qui sc passe autour de toi : une fois que tu t’es formé, tu as perdu le droit de te développer : tu dois rester pareil à une statue, dont tout le monde connait les défauts et les qualités.
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La lumière nous découvre la beauté, mais elle nous fait aussi voir la laideur. Si vous jetez du vitriol au visage d'une jolie femme, sa beauté périra, et il n’existe pas de force au monde qui puisse nous obliger à admirer son visage abîmé : je ne sais si l'amour le plus profond et le plus sincère est capable de résister à une telle métamorphose. Les idéalistes, il est vrai, assurent qu’il y résistera ; les idéalistes en général se hâtent toujours d’assurer car ils craignent, et avec raison que, s’ils bronchent ne fût-ce qu’un instant, et qu’ainsi entre la question qu’on leur pose et leur réponse il s’écoule un intervalle de temps qui nous permette de voir, certaines choses apparaîtront peut-être qui ne doivent pas être éclaircies. C'est pour cela qu'ils tiennent tant à la logique. La logique nous transporte en un clin d'œil jusqu’aux conclusions et aux prédictions les plus lointaines ; nulle réalité ne pourra la rattraper. L'amour est éternel ; par conséquent une femme défigurée nous sera aussi chère que s’il ne lui était rien arrivé. C’est certainement faux, mais grâce à de tels mensonges on peut conserver ses anciens goûts et ne pas voir le danger qui les menace. Les paroles et les théories cependant n'ont jamais pu écarter de nous un danger réel. Malgré les hymnes que Schiller chante à la gloire de l’amour éternel, tôt ou tard le vitriol triomphera et le jeune homme à l’âme si belle, sera obligé d'abandonner la femme qu'il aimait et d'avouer son mensonge. La lumière, cette lumière qui fut la vie, de la source de sa vie, de ses espoirs, détruira maintenant ta vie et ses espoirs. Que faire alors? Il ne te tournera plus vers l'idéalisme; la logique, il la haïra ; la lumière qui lui paraissait si belle, il n'aura plus pour elle que le dégout.. Il se mettra alors à rechercher les ténèbres, car les ténèbres lui donneront la liberté; car dans les ténebres regne non plus la logique qui nous impose ses conclusions, mais la fantaisie et ses caprices. Si la lumière n'avait point existé, nous n'aurions jamais pu savoir que le vitriol détruit la beauté. Sans la lumière, nous aurions pu vaincre la réalité. Nulle science, nul art ne peuvent nous offrir ce que nous octroient les ténèbres. Dans notre jeunesse, il est vrai, quand nous entrions dans la vie, quand nous ne possédions et ne recherchions que les impressions du monde extérieur, la lumière nous donna beaucoup de bonheur et de joie ; souvenons-nous-en donc avec gratitude, mais comme d'un bienfaiteur dont nous n'avons plus besoin aujourd'hui. Et puis d'ailleurs, on peut meme se passer de gratitude : celle-ci, en effet appartient tout de même à ccs vertus bourgeoises qui ne sont fondées que sur le calcul : « do ut des ». Ainsi donc, lumière, la gratitude et les craintes de l'idéalisme impatient, et allons hardiment à la rencontre de la nuit qui descend. Elle nous promet un pouvoir immense sur nous-mêmes et sur la réalité. Vaut-il la peine de renoncer pour cela à nos anciens goûts et à nos convictions élevées? L'amour et la lumière n'ont pu venir à bout du vitriol. Quelle terreur nous envahissait naguère à la pensée que cette courte phrase pouvait balayer tout Schiller. Nous fermions les yeux, nous nous bouchions les oreilles, nous construisions de vastes systèmes philosophiques pour nous protéger contre cette petite vérité. Et maintenant, maintenant il commence à nous sembler que nous ne regrettons plus Schiller et les vastes systèmes, que nous ne regrettons plus notre ancienne foi. Maintenant nous recherchons des sons nouveaux et des paroles pour chanter notre ancien ennemi. La nuit obscure, profonde, opaque, la nuit peuplée de terreurs, ne nous semble-t-elle pas parfois infiniment belle? Et ne nous attire-t-elle pas par sa douce et mystérieuse béauté, par son infini, bien plus que le jour limité et criard Encore un peu, semble-t-il, et l'homme sentira que cette même force incompréhensible, mais pleine de sollicitude qui nous a jetés dans ce monde et nous a appris à nous diriger, telles des plantes, vers la lumière, en nous préparant peu à peu à une vie libre, — nous transporte dans une nouvelle sphère où nous attendent une nouvelle vie et de nouvelles richesses. « Fata volentum ducunt, nolemtum trahunt. » Et le temps est proche peut-être où le poèteinspiré ayant jeté un dernier regard sur son passé, s'écriera hardiment et joyeusement :
<<Que le soleil disparaisse et vivent les ténèbres ! >>
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Quand il est jeune, l'homme écrit parce qu’il s'imagine qu’il a découvert une nouvelle vérité extrêmement importante et qu'il faut au plus vite révéler à la pauvre humanité ignorante. Ensuite, il gagne en expérience et en modestie, et se met à douter de ses vérités ; alors il écrit pour se vérifier. Quelques années se passent encore : il sait déjà qu'il se trompait lourdement et qu'il ne vaut Berne pas la peine de se vérifier. Il continue néanmoins à écrire, car il est incapable de faire autre chose et il a peur d'être pris pour un homme inutile, pour « un homme de trop ».
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Il arrive souvent qu'un homme extrêmement original se trouve être un écrivain fort banal et vice versa. Lorsque nous écrivons,. nous nous efforçons parfois d'exprimer non pas tant ce que nous éprouvons, que nos « pia desideria ». C'est pour cela que les esprits, inquiets qui souffrent d’insomnie se mettent parfois à chanter la quiétude et le repos, qui ont été déjà suffisamment glorifiés et dont tout le monde a assez ; tandis que ceux qui dorment dix heures par jour et mènent une vie réglée, se permettent de rêver d’aventures, de tempêtes, de dangers et glorifient même tout ce pi est problématique.
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Lorsqu’il lit les ouvrages des écrivains morts depuis longtemps, un sentiment étrange nous saisit toujours : ces hommes qui vivait il y a deux ou trois ou dix siècles de cela, sont si loin maintenant — où qu'ils soient — de ce qu’ils écrivaient jadis sur terre; et nous autres, cependant, nous cherchons dans leurs livres des vérités éternelles !
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L’écrivain qui ne sait pas mentir avec inspiration — on ne doit mentir que d’une façon inspirée, et c'est un grand art dont tout le monde n'est pas capable — est enclin à exagérer par bravade sa franchise et son honnêteté. Il ne lui reste rien d'autre à faire.
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Les hommes s'efforcent souvent d’atteindre de grands buts, lorsqu’ils sentent que les petites besognes sont au-dessus de leurs capacités. Et leurs efforts ne demeurent pas toujours vains.
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Conseil pratique. - Les gens instruits et qui ont beaucoup lu, doivent toujours avoir en vue que la littérature est une chose et que la vie en est une autre. Cela ne signifie pas cependant que les écrivains mentent toujours. Je me permets d’affirmer qu il existe des écrivains qui mentent très rarement et à contrecœur. Mais il faut savoir lire, et c’est une science qu'on n’apprend que très difficilement : sur cent personnes qui savent lire et écrire, il n’y en a tout au plus qu'une seule qui comprenne ce qu’elle lit. Il est admis par exemple que l'écrivain qui dans ses livres a su chanter sur un ton inspiré les souffrances humaines, est toujours prêt à accueillir dans ses bras ceux qui viendront lui apporter leurs peines. C’est ce qu’on lit dans ses ouvrages. Et après, lorsque l'on découvre que le chantre des douleurs humaines fuit à toutes jambes les hommes qui souffrent réellement, on s’en étonne beaucoup, on s'en indigne même et l'on parle de la contradiction qui existe entre les paroles et les actions. Or l’énigme se résout très simplement. Le poète a assez de ses propres souffrances ; il en a plus que suffisamment ; et comme il ne peut s’en débarrasser, il lui faut les chanter. « L’ucello canta nella gabbia non di gioia, ma di rabbia », dit un proverbe italien. Aimer ceux qui souffrent, surtout ceux qui ont perdu tout espoir, est absolument impossible, et celui qui affirme le contraire ment sciemment. Il est vrai qu’il a été dit : « Venez à moi vous tous qui souffrez et je vous consolerai. » Mais vous vous rappelez ce que disaient de Lui les Juifs : qui est-il donc, Lui qui parle comme ayant l’autorité ? Et s’il n’avait pas su, s'il n'avait pas eu le droit de répondre à cette question, Il aurait dû renoncer à ses paroles. Mais nous autres, hommes ordinaires qui ne possédons ni Sa puissance, ni Ses droits, nous ne pouvons aimer que ceux qui n’ont pas perdu tout espoir, et si nos prétentions débordent ces limites, ce ne sont que des vantardises qui ne valent même pas la peine qu'on s’y arrête. On ne peut rien exiger d'autre que des chants du poète des souffrances humaines. Il faudrait songer plutôt à alléger son fardeau qu'à obtenir de lui quelque consolation. On ne peut pas pleurer sans cesse et ne rechercher que les larmes. Je terminerai par un second proverbe italien : « Non e un si triste cane, che non meni la coda... »
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