Mesure de nos jours - Charlotte Delbo
Petit à petit, je recouvrais la vue, l’ouïe. Petit à petit, je reconnaissais les couleurs, les sons, les odeurs. Les goûts, beaucoup plus tard. Un jour j’ai vu - oui, vu -les livres sur ma table de nuit, sur une chaise près de mon lit. Tous étaient à ma main. Ma main ne s’avançait pas vers eux. Longtemps je les ai regardés sans avoir l’idée de les toucher, de les prendre. Quand enfin je me suis risquée à en prendre un, à l’ouvrir, à le regarder, il était si pauvre, si à côté que je l’ai remis sur sa pile. À côté. Oui, tout était à côté. De quoi parlait-il, ce livre ? Je ne sais pas. Je sais que c’était à côté. À côté des choses, à côté de la vie, à côté de l’essentiel, à côté de la vérité.
Qu’est-ce qui n’est pas à côté ? Je me posais la question et j’étais désespérée de ne pouvoir y répondre. Je dis désespérée faute d’un mot qui donnerait idée de ce que je veux dire. Je n’étais pas désespérée, j’étais absente.
Mon découragement en face des livres a duré très longtemps. Des années. Je ne pouvais pas lire parce qu’il me semblait savoir d’avance ce qui était écrit dans le livre, et le savoir autrement, d’une connaissance plus sûre et plus profonde, évidente, irréfutable.
De même que je baissais les yeux pour ne pas voir les visages parce que les visages se dénudaient sous mes yeux, parce que je voyais tout des gens au travers de leur visage dès que j’arrêtais mon regard sur eux, et cela me gênait au point d’être obligée de baisser les yeux, de même je m’écartais des livres parce que je voyais au travers des mots. Je voyais la banalité, la convention, le vide. J’y voyais l’habileté. Et que sait-il celui-là qu’il veut me dire ? Et pourquoi ne le dit-il pas ?
Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve, toute perméabilité à l’imagination, à l’explication.Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre. À quoi s’intéresser quand on décèle la fausseté, quand il n’y a plus de clair-obscur, quand il n’y a plus rien à deviner, ni dans les regards ni dans les livres ? Comment vivre dans un monde sans mystère ?
Comment vivre dans un monde où le mensonge se colore en couleur aveuglante et se sépare immédiatement de la vérité, comme dans ces mélanges qui se décomposent, où chaque ingrédient reprend sa couleur et sa densité propres ?
Je me suis interrogée longtemps sans trouver la réponse. Pourquoi vivre si rien n’est vrai ? Pourquoi regretter de ne plus pouvoir être dupe, c’est si confortable ? Je me débattais dans un dilemme insoluble. Je regardais les livres inutiles. Tout m’était inutile. Mais à quoi sert de savoir quand on ne sait plus comment vivre ?
Comment cela s’est-il passé ? Je ne sais pas. Un jour, j’ai pris un livre et je l’ai lu. Je voudrais pouvoir dire comment cela s’est fait. Je ne m’en souviens plus du tout. Je ne me souviens pas non plus du titre. Cela ferait bien si je nommais quelque chef-d’œuvre. Non. C’était un livre parmi tous les autres, celui qui m’a rendu tous les autres. Il faudra que j’essaie de me rappeler. C’est si difficile que j’y renonce pour le moment. Qui songe à jalonner un parcours souterrain où il se perd pendant des années avant d’arriver à une flaque de lumière ? Ce souterrain, il sait qu’il n’y retournera jamais, alors pourquoi chercher ?
J’ai résisté à l’injustice elle m’a prise
et elle m’a remise à la mort j’ai résisté à la mort si fort
qu’elle n’a pas pu m’ôter la vie
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