La fabrique de l’opinion publique – Noam Chomsky / Edward S. Herman
CHAPITRE I
UN MODÈLE DE PROPAGANDE
Les mass media sont un système de communication de symboles et de messages au plus grand nombre. Leur rôle consiste à divertir et informer les individus en leur inculquant les valeurs, les croyances et les codes de conduite qui faciliteront leur intégration sociale. Dans un monde de concentration des richesses et de conflits d’intérêts de classes, cela exige un recours systématique à la propagande.
Dans les pays où les leviers du pouvoir sont aux mains d’une bureaucratie d’État, son monopole contrôle les médias par une censure officielle et il est clair qu’ils sont au service d’une « élite » dominante. Il est bien plus ardu de détecter la présence d’un système ou d’un modèle de propagande dans le cas de médias privés, en l’absence de censure « officielle », et c’est encore plus vrai quand des médias, qui se font une active concurrence, attaquent ou dénoncent périodiquement les méfaits ou les abus du gouvernement et du monde du capital, en se positionnant agressivement comme défenseurs de la liberté d’expression ou en se faisant les porte-parole de l’intérêt général. Ce qui est loin d’être évident (et peu discuté dans les médias), c’est la nature limitée de telles critiques, autant que la criante inégalité qui régit l’accès aux ressources; cela se répercute autant sur l’accès aux systèmes médiatiques privés que sur leurs comportements et leurs performances.
Au cœur d’un modèle de propagande, il y a les conséquences des inégalités de richesse et de pouvoir sur les choix effectués par les médias. Un tel paradigme dessine les voies d’accès par lesquels la fortune et le pouvoir sont capables de filtrer les nouvelles « publiables », de marginaliser la critique et les avis divergents, et de permettre aux gouvernements et aux intérêts privés de faire passer leur message. Ces filtres ont plusieurs formes : (1) la taille, la richesse des propriétaires, la concentration et l’orientation des profits des firmes médiatiques dominantes ; (2) la publicité comme source principale des revenus des grands médias; (3) l’état de dépendance des médias dont l'information provient du gouvernement, du business, et des « experts » financés et approuvés par ces deux sources principales; (4) les « tirs de barrage » comme moyen de rétorsion pour discipliner les médias; (5) l'anticommunisme comme religion nationale et comme mécanisme de contrôle, Tous ces éléments se renforcent mutuellement : le matériau brut des nouvelles doit traverser tous ces filtres pour ne laisser qu’un résidu bien propre et « bon à tirer » ; ils fixent d’entrée de jeu le discours et ses interprétations tout en définissant ce qui vaut d’être « couvert » ; voilà ce qui constitue le fondement et le modus operandi des campagnes de propagande, Le contrôle des médias par « l’élite » au pouvoir - et la marginalisation des dissidents qu'il entraîne - se fait si naturellement que des journalistes généralement intègres et pleins de bonne volonté en arrivent à se persuader qu’ils choisissent et interprètent les nouvelles « objectivement », sur la base de leurs principes professionnels. Dans les limites de ce filtrage, ils sont souvent objectifs, mais les contraintes inhérentes au système sont si fortes que toute autre base de choix d’information est à peine imaginable. En évaluant, par exemple, l’annonce faite en urgence par Washington, le 5 novembre 1984, de la livraison d’un lot de chasseurs MIGs vers le Nicaragua, les médias n’ont pas mis en question l’orientation d’un tel document brut émanant du gouvernement américain; ils ne se sont pas demandé si le gouvernement n’était pas en train de manipuler l’opinion ,I\ d’imposer son ordre du jour ou de détourner l’attention. Une vision macrocosmique des opérations médiatiques (tout autant qu’une approche microscopique, fait par fait) est nécessaire pour détecter de tels schémas manipulateurs ou des déformations systématiques de ce type. Il est temps d’examiner en détail les éléments constitutifs du modèle de propagande qui sera appliqué et testé plus loin.
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1.1.
LE PREMIER FILTRE: DIMENSION ET ORIENTATION FINANCIÈRE DES PROPRIÉTAIRES DES GRANDS MÉDIAS
En plus de toutes ces connexions, les firmes médiatiques font des affaires avec les banques commerciales et les banques d’investissements tout en recevant des crédits ou des prêts, des conseils et des services pour leurs transactions - vente d’actions et d’obligations, opportunités d’achats ou menaces d’O.P.A. Les banques et les autres sociétés d’investissements sont propriétaires de grosses quantités d’actions médiatiques : 44 % de celles des journaux appartenant au public et 35% des compagnies de radio-télédiffusion au début des années 80.
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1.2.
LE POUVOIR DES PUBLICITAIRES: LE SECOND FILTRE
Avant ce phénomène, le prix d’un journal était censé couvrir ses dépenses ; la publicité a permis à la presse de se vendre bien au-dessous du prix de revient de chaque numéro, si bien qu’en son absence, les journaux se sont trouvés handicapés par des prix trop élevés, une baisse de leurs ventes et une diminution du capital à investir pour les relancer, soit par de nouvelles rubriques, une meilleure présentation ou de la promotion, etc.
1.3.
LES SOURCES D’INFORMATION: LE TROISIÈME FILTRE
Pour des raisons économiques et des imbrications d'intérêts, les médias américains sont entraînés dans une relation symbiotique avec de très puissantes sources d’information: les exigences quotidiennes d'un calendrier rigide leur imposent de se procurer un flux sûr et continu de news. Comme ils ne peuvent s’offrir des reporters et des caméras dans tous les points chauds du monde, l’économie les oblige à concentrer leurs ressources là où les événements importants adviennent le plus souvent, où les rumeurs et les fuites sont abondantes et où se tiennent régulièrement des conférences de presse (comme à la Maison-Blanche, au Pentagone ou au Département d’État à Washington).
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Il s’agit de « spécialistes » du terrorisme et des questions militaires aya participé pendant un an à l’émission télévisée « The McNeil News Hour On voit qu’à part les journalistes, une majorité de participants (54%) étaie des officiels gouvernementaux présents ou passés et que la seconde cat gorie venait des think tanks conservateurs (15,7%).
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1.4.
L’ARTILLERIE PROTESTATAIRE: LE QUATRIÈME FILTRE
L’artillerie, c’est le tir de barrage qui s’élève à l’unisson pour répondre à une déclaration, un article ou une émission. Cela peut prendre la forme de lettres, de télégrammes, d’appels téléphoniques, de pétitions, de discours ou de projets de lois présentés au Congrès; on y trouve les plaintes et les menaces de poursuites ou d’actions punitives. Toutes ces salves peuvent être préparées au sommet, au niveau régional ou localement, ou par des actions indépendantes — collectives ou individuelles.
1.5.
L’ANTICOMMUNISME COMME MÉCANISME DE CONTRÔLE
L’anticommunisme est le dernier filtre idéologique.
1 .6
DICHOTOMISATION ET CAMPAGNES DE PROPAGANDE
Ces cinq filtres rétrécissent l’éventail des nouvelles autorisées à passer les portes et réduisent sévèrement ce qui fera la une ou bénéficiera d’une campagne conséquente et durable. Par définition, l’information en provenance de l’establishment traverse le premier filtre. La plupart du temps, les messages divergents ou en provenance des groupes faibles ou peu organisés (américains ou étrangers) sont handicapés au départ, tant en moyens financiers d’accès aux sources qu’en crédibilité : ils ne correspondent ni aux intérêts ni à l’idéologie des gardiens du temple ou des autres responsables du processus de filtrage.
CHAPITRE 2
VICTIMES MÉRITANTES OU NON
Quand le modèle de propagande américain/rcpréscntc des citoyens* maltraités chez ses ennemis, ce sont de « bonnes » Victimes qui méritent la compassion. En revanche, ceux qui subissent les mêmes traitements, ou pire, aux mains des clients et des protégés des États-Unis ne sont pas jugés « dignes » de la même sollicitude. La valeur d’une victime peut donc se définir par la quantité d’attention et d’indignation que lui consacrent les médias. Une telle définition, politique à l’extrême, est typique de ce que l’on peut attendre d’un modèle de propagande efficace ; grâce à lui, les médias, les intellectuels et le public peuvent très bien demeurer inconscients des réalités d’une situation et tenir, face aux différences de traitement et de présentation, un discours moral pharisaique et innocent.
2.3.4.
La responsabilité du crime n’intéresse personne
Dans le cas de Popieluszko, les médias avaient tout tenté pour établir que son assassinat avait été connu (ou préparé) dans les hautes sphères gouvernementales polonaises ou du côté des Soviétiques. Jamais de telles questions n’ont été posées pour Romero.
2. 4. 2.
L’absence d’indignation et d'appels à la justice
Dans le cas Popieluszko, la presse renvoyait l'impression d'un outrage intolérable exigeant réparation immédiate. Au Salvador, si l'assassinat des sœurs est considéré comme un acte brutal et horrible, il n’est pas « intolérable » et justice n’est pas réclamée à grands cris. Les médias résignés se retranchent derrière les déclarations des officiels américains et salvadoriens qui se préparent à laisser le système judiciaire local régler l'affaire. La position médiatique se fait alors philosophique : Time dit qu’elles ont été « victimes d'une violence insensée et grandissante » (15 décembre 1980). En Pologne, les meurtriers étaient des officiels gouvernementaux bien vivants, non des forces obscures (difficiles à faire passer en jugement).
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